Service de la reine

Chapitre 6La tâche des serviteurs de la Reine.

Le médecin qui m’avait soigné à Wintenbergétait non seulement discret, mais indulgent ; peut-être eut-ille bon sens de comprendre que cela ne ferait aucun bien à un maladede rester sur son dos à se ronger d’impatience, quand il nedésirait qu’une chose : être sur pied. Quoiqu’il en fût, jelui arrachai un consentement et fus en route environ douze heuresaprès que Rodolphe m’eut quitté. De la sorte, j’arrivai chez moi, àStrelsau, le matin même où le comte de Luzau-Rischenheim avait sesdeux entrevues avec le Roi au château de Zenda. Aussitôt arrivé,j’envoyai James, dont le secours m’avait été et continua de m’êtreinfiniment précieux sous tous les rapports, expédier au connétableune dépêche le mettant au courant de la situation et me plaçant àses ordres.

Sapt reçut cette dépêche pendant que se tenaitun conseil de guerre, et les renseignements qu’elle apportaitn’aidèrent pas peu le connétable et Rodolphe Rassendyll à prendreleurs mesures. Ce qu’elles furent, il faut maintenant que je lerapporte, quitte à être accusé de quelque lenteur.

Ce conseil de guerre tenu à Zenda, le fut dansdes circonstances peu ordinaires. Si intimidé que parût êtreRischenheim, on n’osait pas le perdre de vue. Rodolphe ne pouvaitpas quitter la pièce où Sapt l’avait enfermé ; l’absence duRoi devait être courte et il fallait que Rodolphe fût parti avantson retour, qu’on eût disposé de Rischenheim en toute sûreté etqu’on eût pris toutes les mesures pour empêcher la lettre dont onavait intercepté la copie, de tomber dans les mains auxquelles elleétait destinée. La chambre était vaste ; dans le coin le pluséloigné de la porte, Rischenheim était assis, désarmé, abattu, enapparence tout prêt à renoncer à ce jeu dangereux et à acceptertelles conditions qu’on lui offrirait. Tout près de la porte,résolus s’il le fallait, à la défendre jusqu’à la mort, se tenaientles trois autres hommes, Bernenstein triomphant et gai, Sapt rudeet de sang-froid, Rodolphe calme et perspicace. La Reine attendait,dans ses appartements, le résultat de leurs délibérations, prête àagir sous leur direction, mais résolue à voir Rodolphe avant qu’ilsortît du château.

Ils causaient à voix basse. Tout à coup, Saptprit un papier et écrivit. Ce premier message était pour moi et mepriait de venir à Zenda dans l’après-midi ; on avait grandbesoin d’une autre tête et de deux autres mains.

Ensuite, la délibération reprit. Rodolpheparlait, car maintenant c’était son plan hardi que l’on discutait.Sapt tortillait sa moustache en souriant d’un air de doute.

« Oui, oui, murmura le jeune Bernenstein,les yeux brillants de surexcitation.

– C’est dangereux, mais c’est ce qu’il ya de mieux, dit Rodolphe en baissant encore la voix de peur que leprisonnier ne saisît une seule de ses paroles. Cela nécessite maprésence ici jusqu’à ce soir ; est-ce possible ?

– Non, mais vous pouvez vous cacher dansla forêt jusqu’à Ce que je vous y rejoigne, répondit Sapt.

– Jusqu’à ce que nous vous y rejoignions,s’empressa de dire Bernenstein, corrigeant Sapt.

– Non, répliqua le connétable ; ilfaut que vous restiez ici pour surveiller notre ami. Allons,lieutenant, c’est pour le service de la Reine.

– En outre, ajouta Rodolphe avec unsourire, ni le colonel ni moi ne vous permettrions de mettre lamain sur Rupert ; il est notre gibier, n’est-ce pas,Sapt ? »

Le colonel approuva d’un signe. Rodolphe, àson tour, prit du papier et écrivit le message suivant :

« Holf, 19 ; Königstrasse.Strelsau.

« Tout va bien. Il a ce que j’avais, maisdésire voir ce que vous avez. Lui et moi serons au Rendez-vous dechasse ce soir à dix heures. Apportez-le, et venez nous rejoindre.On ne soupçonne rien. L. R. »

Rodolphe jeta le papier à Sapt. Bernenstein lelut avidement en se penchant par-dessus l’épaule du connétable.

« Je ne sais trop si cela me feraitvenir, dit le vieux Sapt en ricanant.

– Cela fera venir Rupert de Hentzau.Pourquoi pas ? Il comprendra que le Roi désire le voir àl’insu de la Reine et aussi à votre insu, Sapt, puisque vous êtesmon ami. Quel endroit le Roi choisirait-il plus probablement queson Rendez-vous de chasse, où il a l’habitude d’aller quand il veutêtre seul ? Ce message le fera venir, n’en doutez pas. Mais,mon ami, Rupert viendrait même s’il avait des soupçons, et pourquoien aurait-il ?

– Ils peuvent avoir un chiffre, lui etRischenheim, objecta Sapt.

– Non, répliqua vivement, Rodolphe, cardans ce cas il s’en serait servi pour envoyer l’adresse.

– Et… quand il viendra ? demandaBernenstein.

– Il trouvera le Roi qu’a trouvéRischenheim et Sapt que voici, à son côté.

– Mais il vous reconnaîtra, objectaBernenstein.

– Oui, je crois qu’il me reconnaîtra,répondit Rodolphe en souriant. En attendant envoyons chercher Fritzpour qu’il surveille le Roi.

– Et Rischenheim ?

– Cela, c’est, votre affaire, lieutenant.Sapt, y a-t-il quelqu’un à Tarlenheim ?

– Non, le comte Stanislas l’a mis à ladisposition de Fritz.

– Très bien ! Alors, les deux amisde Fritz, le comte de Luzau-Rischenheim et le lieutenantBernenstein s’y rendront à cheval aujourd’hui. Le connétable deZenda accordera au lieutenant un congé de vingt-quatre heures, etles deux gentilshommes passeront la journée et la nuit au château.Le lieutenant et Fritz ne perdront pas de vue un seul instantRischenheim, et passeront la nuit dans la même chambre ; etl’un d’eux ne fermera pas les yeux et gardera toujours la main surson revolver.

– Très bien, monsieur, dit le jeuneBernenstein.

– S’il essaye de s’échapper ou de donnerl’alarme, envoyez-lui une balle dans la tête, gagnez la frontière,mettez-vous en lieu de sûreté et donnez-nous de vos nouvelles, sicela vous est possible.

– Oui, monsieur, » réponditBernenstein simplement.

Sapt avait fait un bon choix. Le jeuneofficier ne tenait aucun compte du péril et de la ruine auxquels ils’exposait pour servir la Reine.

Un mouvement d’impatience et un soupir defatigue poussé par Rischenheim, attirèrent leur attention. Il avaittendu l’oreille pour saisir quelques mots, de telle sorte qu’ilavait un grand mal de tête, mais les trois interlocuteurs avaientété prudents et il n’avait rien entendu qui pût l’éclairer surleurs délibérations. Après y avoir renoncé, il était tombé dans unesorte d’apathie.

« Je ne crois pas qu’il vous donnegrand’peine, murmura Sapt à Bernenstein, en désignant du doigt leprisonnier.

– Néanmoins, agissez comme s’il devaitvous en donner beaucoup, reprit Rodolphe, en touchant le bras dulieutenant.

– Oui, c’est un sage conseil, répliqua leconnétable. Nous étions bien gouvernés, lieutenant, quand ceRodolphe-ci était roi !

– N’étais-je pas aussi son fidèlesujet ? demanda Bernenstein.

– Oui, et blessé à mon service, »ajouta Rodolphe, car il se rappelait qu’on avait tiré surl’adolescent, encore presque un enfant, dans le parc, deTarlenheim, en le prenant pour M. Rassendyll lui-même.

Leurs plans étaient donc arrêtés. S’ilspouvaient vaincre Rupert, Rischenheim serait à leur merci. S’ils letenaient, loin du lieu de l’action, tout en se servant de son nomau profit de leur supercherie, ils avaient grand’chance de tromperet de tuer Rupert. Oui, de, le tuer, car tel était leur but commele connétable de Zenda me l’avait dit.

« Nous n’aurions pas hésité, m’avait-ildéclaré : l’honneur de la Reine était en jeu, et le misérableun assassin. »

Bernenstein se leva et sortit. Son absencedura environ une demi-heure, pendant laquelle il envoya lesdépêches à Strelsau. Durant ce temps, Rodolphe et Sapt expliquèrentà Rischenheim ce qu’ils se proposaient de faire de lui. Ils nedemandèrent pas d’engagement et n’en prirent pas davantage. Il lesécouta d’un air indifférent et ennuyé. Quand ils lui demandèrents’il essaierait de résister, il rit d’un rire amer.

« Comment résisterais-je ? dit-il.J’aurais une balle dans la tête.

– Assurément, répliqua Sapt, monsieur lecomte, vous êtes très sage.

– Permettez-moi, monsieur le comte, devous conseiller, dit Rodolphe en le regardant avec quelque bonté,si vous sortez sain et sauf de cette affaire, d’ajouter l’honneur àvotre prudence et la chevalerie à l’honneur. Vous avez encore letemps de devenir un gentilhomme. »Il se détourna, suivi par unregard furieux de la part du comte et un sourire malin duconnétable.

Quelques instants après, Bernenstein revint.Les chevaux étaient à la grille du château pour lui et pourRischenheim. Après avoir échangé une poignée de mains et quelquesdernières paroles avec Rodolphe, il fit signe à son prisonnier dele suivre, et ils sortirent ensemble, en apparence les meilleurscamarades du monde.

La Reine les vit partir de sa fenêtre etremarqua que Bernenstein restait un pas en arrière, la main sur lacrosse de son pistolet.

La matinée s’avançait et de minute en minuteil devenait plus dangereux pour Rodolphe de rester au château.Néanmoins, il était bien décidé à voir la Reine avant de partir.Cette entrevue ne présentait pas de grandes difficultés, la Reineayant l’habitude de venir dans cette pièce, pour conférer sur sesaffaires avec le connétable. Le plus périlleux serait ensuite defaire sortir Rodolphe incognito. Pour parer à celle éventualité, leconnétable ordonna que la compagnie des gardes en garnison auchâteau, ferait l’exercice à une heure dans le parc, et que tousles serviteurs seraient autorisés à assister aux manœuvres. Ilespérait écarter ainsi les yeux curieux et donner à Rodolphe lapossibilité de gagner la forêt sans être aperçu.

Ils lui indiquèrent un rendez-vous dans unlieu commode et bien abrité. Pour le reste, il leur fallait espéreren un hasard heureux, afin que M. Rassendyll réussît à évitertoute rencontre pendant qu’il attendrait. Quant à lui, il se disaitcertain de dissimuler sa présence, ou tout au moins son visage, detelle sorte que l’on ne pût faire courir quelque bruit étrange auchâteau ou à la ville, sur la présence du Roi dans la forêt, seulet… sans barbe !

Tandis que Sapt prenait ses mesures, la Reinese rendit dans la pièce où se trouvait Rodolphe Rassendyll. Midiapprochait et le jeune Bernenstein était parti depuis unedemi-heure. Sapt l’accompagna jusqu’à la porte au bout du corridor.Il avait donné l’ordre que Sa Majesté ne fût dérangée sous aucunprétexte ; il lui dit de manière à être entendu, qu’ilreviendrait le plus tôt possible et, respectueusement, ferma laporte dès qu’elle fut entrée.

Je ne sais de ce qui se passa pendant cetteentrevue, que ce que Sa Majesté me dit elle-même ou, plutôt, cequ’elle dit à ma femme, car bien que cela fut destiné à m’êtrerépété, à moi homme, elle ne voulut pas le révéler directement.Elle apprit d’abord de M. Rassendyll les plans arrêtés etquoiqu’elle tremblât à la pensée du danger qu’il courrait enrencontrant Rupert de Hentzau, elle l’aimait tant et avait unetelle confiance en sa supériorité qu’elle semblait ne pas douter desa victoire. Mais comme elle s’adressait des reproches pour l’avoirexposé à ce danger en lui écrivant, il tira de sa poche la copie desa lettre prise à Rischenheim. Il avait eu le temps de la lire etsous ses yeux, il la baisa.

« Si j’avais autant de vies qu’il y a icide mots, dit-il, je serais heureux d’en donner une pour chacun.

– Mais Rodolphe, vous n’avez qu’une vieet elle m’appartient plus qu’à vous. Aviez-vous pensé que nous nousreverrions jamais ?

– Je l’ignorais, » dit-il.

Ils étaient debout, en face l’un del’autre.

« Mais moi, je le savais reprit-elle lesyeux brillants. J’ai toujours su que nous nous reverrions une foisencore. Où et comment, je l’ignorais, mais cela je le savais, riende plus. Et pour cela, j’ai vécu, Rodolphe.

– Que la bénédiction de Dieu soit survous, dit-il.

– Oui, j’ai vécu, malgrétout. »

Il lui pressa la main. Il savait ce quesignifiaient ces paroles, pour elle surtout.

« Cela durera-t-il toujours ?demanda-t-elle, en lui étreignant tout à coup les mains ! Maisun instant après, elle ajouta : Non ! Non ! Je nedois pas vous faire du chagrin, Rodolphe. Je suis à demi contented’avoir écrit cette lettre et qu’ils l’aient volée. Il m’est sidoux de savoir que vous luttez pour moi, pour moi seule, cettefois, Rodolphe : pas pour le Roi, pour moi !

– C’est doux, en effet, ma douce bien-aimée.Ne craignez rien, nous vaincrons.

– Vous vaincrez, oui ! Et puis vouspartirez. Et laissant retomber les mains de Rodolphe, elle secouvrit le visage des siennes.

– Je ne dois pas baiser votre visage,dit-il, mais je peux baiser vos mains, et, il les baisa tandisqu’elle les pressait contre sa figure.

– Vous portez ma bague ?Toujours ? murmura-t-elle à travers ses doigts.

– Mais sans doute, répondit-il avec unpetit rire d’étonnement à cette question.

– Et il n’y a… personne…d’autre ?

– Ma Reine ! s’écria-t-il en riantde nouveau.

– Je le savais ! Oui, Rodolphe,vraiment je le savais, et ses mains se tendirent vers lui,implorant son pardon. Pais elle se mit à parler rapidement.

– Rodolphe, la nuit dernière, j’ai rêvéde vous. Un rêve étrange. J’étais à Strelsau, et tout le mondeparlait du Roi. Le Roi c’était vous. Vous étiez le Roi, enfin, etj’étais votre Reine. Mais je ne pouvais vous voir que trèsindistinctement. De temps en temps, je voyais votre visage. Alors,j’essayais de vous dire que vous étiez le Roi. Oui ; et lecolonel Sapt et Fritz essayaient aussi de vous le dire et le peupledisait que vous étiez le Roi. Qu’est-ce que cela signifiait ?Mais votre visage, quand je le vis, était rigide et très pâle, vousne paraissiez pas entendre ce qu’on disait, pas même ce que jedisais. On aurait presque cru que vous étiez mort et pourtant roi.Ah ! il ne faut pas mourir, même pour être roi, ajouta-t-ellelui posant une main sur l’épaule.

– Bien-aimée, dit-il doucement, dans lesrêves, les désirs et les craintes se mêlent d’une étrangefaçon ; ainsi vous croyiez me voir roi et mort. Mais je nesuis pas roi et je suis un homme très bien portant. Cependant,mille fois merci à ma bien-aimée Reine pour avoir rêvé de moi.

– Mais, demanda-t-elle de nouveau,qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

– Qu’est-ce que cela signifie quand jerêve sans cesse de vous, si ce n’est que je vous aime ?

– N’était-ce que cela ? »dit-elle peu convaincue.

J’ignore ce qui se passa ensuite entre eux. Jecrois que la Reine ne dit plus rien à ma femme, mais les femmesgardent parfois leurs secrets entre elles et les cachent même àleurs maris tout en les aimant, car nous sommes toujours, enquelque sorte, l’ennemi commun contre qui elles s’unissent. Je nevoudrais pas trop sonder de tels secrets, car on peut, en sachanttout, avoir à blâmer quelque chose ; et qui est assezimpeccable pour condamner en pareil cas ?

En réalité, il ne put se passer que bien peude chose, car le rêve à peine raconté, le colonel Sapt entra,disant que les gardes étaient à la parade et que toutes les femmess’empressaient d’aller les admirer, suivies de tous les hommes quiredoutaient le prestige de l’uniforme. D’une voix brève, leconnétable pria Rodolphe de venir aux écuries pour monter àcheval.

« Il n’y a pas de temps à perdre, »dit-il, et son regard semblait reprocher à la Reine chacune desparoles qu’elle adressait à celui qu’elle aimait.

Mais Rodolphe n’entendait pas être contraintde la quitter si précipitamment. Il frappa doucement sur l’épauledu connétable et le pria en riant de penser pendant quelquesinstants à ce que bon lui semblait, puis il revint vers la Reine etvoulut s’agenouiller devant elle, mais elle ne le lui permit pas etils restèrent face à face, les mains enlacées ; puis tout àcoup, elle l’attira vers elle et le baisa au front endisant :

« Que Dieu soit avec vous, Rodolphe, monchevalier. »

Ensuite, elle se détourna et laissa retomberses mains.

Il se dirigeait vers la porte, quand un bruitl’arrêta au milieu de la chambre. Sapt se précipita vers le seuil,l’épée à moitié hors du fourreau. Un pas rapide traversait lecorridor et s’arrêta à la porte.

« Est-ce le Roi ? murmuraRodolphe.

– Je ne sais pas, dit Sapt.

– Non, ce n’est pas le Roi, »affirma la Reine avec certitude.

Ils attendirent. Un coup discret fut frappé àla porte. Ils attendirent encore. Un second coup plus accentué lesdécida.

Il faut ouvrir, dit Sapt. Vite, Rodolphe,derrière le rideau. »

La Reine s’assit et Sapt empila devant elleune quantité de papiers, comme s’ils étaient tous deux occupés àexaminer des affaires. Mais ces préparatifs furent interrompus parun cri étouffé et impatient.

« Vite ! vite ! au nom duCiel ! »

Ils reconnurent la voix de Bernenstein. LaReine se leva, anxieuse, Rodolphe sortit de sa cachette, Sapttourna la clé. Le lieutenant entra pâle, hors d’haleine.

« Eh bien ? dit Sapt.

– Il s’est évadé ! s’écria Rodolphe,devinant aussitôt le malheur qui ramenait Bernenstein.

– Oui, il s’est évadé ! Juste commenous quittions la ville et prenions la route de Tarlenheim, il medit ; « Irons-nous au pas tout le long du chemin. »Je ne demandais pas mieux que de marcher plus vite et je pris letrot. Mais moi… Ah ! quel damné imbécile je suis !

– Peu importe ! continuez.

– Je pensais à lui, à ma mission, à laballe que je tenais prête…

– À tout, excepté à votre cheval,répliqua Sapt, avec un sourire ironique.

– Oui, et le cheval butta et je tombai enavant sur son cou. Alors, je tendis le bras pour me retenir et monrevolver tomba par terre.

– Et il le vit ?

– Il le vit ! Malédiction surlui ! Il hésita une seconde, puis il sourit, enfonça seséperons dans les flancs de son cheval et prit à travers champs dansla direction de Strelsau. En un clin d’œil, j’avais mis pied àterre et je tirai trois fois.

– L’avez-vous atteint, demandaRodolphe.

– Je le crois. Il changea ses rênes demain et se tordit le bras. Je remontai a cheval et courus après luimais son cheval était meilleur que le mien et il gagna du terrain.Et puis, nous commencions à rencontrer du monde et je n’osai pastirer de nouveau. Je le laissai donc pour venir vous prévenir. Nem’employez plus jamais, » ajouta le jeune homme.

Le visage contracté par la douleur et la honteet oubliant la présence de la Reine, il tomba désespéré sur unsiège.

Sapt ne fit aucune attention aux reprochesqu’il s’adressait, mais Rodolphe s’approcha et lui mettant la mainsur l’épaule :

« Ç’a été un accident, dit-il ; vousn’êtes pas coupable. »

La Reine se leva et se dirigea vers lui.Bernenstein sauta sur ses pieds.

« Monsieur, dit la Reine, ce n’est pas lesuccès, mais l’effort qui mérite les remerciements. » Et ellelui tendit la main.

Il était jeune. Je ne saurais donc rire dusanglot qui lui échappa quand il détourna la tête.

« Permettez-moi d’essayer autre chose,supplia-t-il.

– M. Rassendyll, reprit la Reine,vous me ferez plaisir en employant de nouveau monsieur à monservice. Je lui dois déjà beaucoup et souhaite lui devoirdavantage. » Il y eut un moment de silence.

« Eh bien ? que faut-il faire ?demanda le colonel Sapt. Il est allé à Strelsau.

– Il empêchera Rupert de venir aurendez-vous indiqué, dit Rassendyll.

– Peut-être que oui, peut-être quenon.

– Il y a à parier que ce sera oui.

– Il nous faut prévoir les deuxcas. »

Sapt et Rodolphe se regardèrent.

« Il faut que vous restiezici ! » demanda Rodolphe au connétable. Eh bien !J’irai à Strelsau. Un sourire éclaira son visage : du moins siBernenstein veut bien me prêter un chapeau. »

La Reine n’articula pas un mot, mais elle vintà lui et lui posa sa main sur le bras. Il la regarda, toujourssouriant.

« Oui, j’irai à Strelsau et je trouveraiRupert ; oui, et Rischenheim aussi, s’ils sont dans laville.

– Emmenez-moi ! » s’écriaBernenstein avec ardeur.

Rodolphe regarda Sapt.

Le connétable secoua la tête. Le visage deBernenstein s’assombrit.

« Il ne s’agit pas de cela, enfant, ditSapt avec bonté et impatience à la fois. Nous avons besoin de vousici. Supposez que Rupert vienne ici avecRischenheim ? »

L’idée était nouvelle, mais l’événementn’était nullement improbable.

« Mais vous serez ici, connétable,répondit Bernenstein, et Fritz de Tarlenheim arrivera ici dans uneheure.

– Oui, jeune homme, répliqua Sapt d’unsigne de tête, mais quand je lutte contre Rupert de Hentzau, je nesuis pas fâché d’avoir un homme de rechange ; et il accompagnaces paroles d’un large sourire, fort peu préoccupé de ce queBernenstein pourrait penser de son courage. Maintenant,ajouta-t-il, allez lui chercher un chapeau. »

Le lieutenant sortit en courant.

La Reine s’écria :

« Allez-vous donc alors envoyer Rodolpheseul contre deux ?

– Oui, Madame, si je peux commander lacampagne. M’est avis que la tâche ne dépasse pas sesforces. »

Il ne pouvait pas lire dans le cœur de laReine.

Elle passa vivement la main sur ses yeux ettourna vers Rodolphe un regard suppliant.

« Il faut que j’y aille, dit-il avecdouceur. Il ne peut pas se passer de Bernenstein, et je ne peux pasrester ici. »

Elle se tut. Rodolphe se rapprocha deSapt.

« Conduisez-moi aux écuries. Le, chevalest-il bon ? Je n’ose pas prendre le train. Ah ! voici lelieutenant et le chapeau !

– Le cheval vous mènera à Strelsau cesoir, dit Sapt. Venez ; Bernenstein, restez avec laReine. »

Sur le seuil, Rodolphe se retourna et jeta unregard sur la Reine qui se tenait immobile comme une statue, leregardant partir ; puis il suivit le connétable qui leconduisit à l’endroit où se trouvait le cheval. Les mesures prisespar Sapt avaient parfaitement réussi, et Rodolphe put monter àcheval sans encombre.

« Ce chapeau ne me va pas très bien,dit-il.

– Vous préféreriez unecouronne ? » suggéra le colonel.

Rodolphe se mit à rire et demanda :« Eh bien ? Quels sont vos ordres ?

– Faites le tour par le fossé, jusqu’à laroute derrière le château, puis prenez à travers la forêt jusqu’àHofbau ; après cela, vous connaissez votre chemin. Il ne fautpas que vous arriviez à Strelsau avant la nuit. Ensuite, si vousavez besoin d’un abri…

– J’irai chez Fritz de Tarlenheim, oui.De là, j’irai droit à l’adresse.

– Oui. Et… Rupert…

– Quoi ?

– Finissez-en avec lui, cette fois.

– Plaise à Dieu ! Mais s’il va auRendez-vous de chasse. Il ira à moins que Rischenheim nel’arrête.

– J’y serai en ce cas. Mais je crois queRischenheim l’arrêtera.

– S’il vient ici ?

– Le jeune Bernenstein mourra plutôt quede le laisser arriver jusqu’au Roi.

– Sapt !

– Eh bien ?

– Soyez bon pour Elle !

– Parbleu ! Soyez tranquille.

– Adieu.

– Bonne chance. »

Rodolphe s’éloigna au galop de chasse, par lechemin qui partait des écuries, contournait les douves etrejoignait la vieille route de la forêt. Au bout de cinq minutes ilfut abrité par les arbres et il chevaucha avec confiance sansrencontrer personne, si ce n’est, ça et là, un paysan qui, voyantun homme galoper sans se tourner vers lui, ne lui accorda aucuneattention. Ce fut ainsi que Rodolphe Rassendyll partit une secondefois pour gagner les murs de Strelsau par la forêt de Zenda. Avecune heure d’avance sur lui, galopait le comte de Luzau-Rischenheim,le cœur plein de résolution, de ressentiment et de désir devengeance.

La partie était engagée désormais. Qui eût puen prédire l’issue ?

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