Service de la reine

Chapitre 4Un remous dans la douve.

Le soir du jeudi 16 octobre, le connétable deZenda était de très mauvaise humeur. Il en est convenu depuis.Risquer le repos d’un palais pour recevoir le message d’unamoureux, ne lui avait jamais paru fort sage et il n’avait pu voirsans impatience le pèlerinage annuel de « cet absurdeFritz ». La lettre d’adieu avait été une folie de plus, avecdes probabilités de catastrophe. Or, la catastrophe ou tout aumoins sa possibilité se produisait. Le court et mystérieuxtélégramme de Wintenberg, qui disait si peu, disait au moins cela.Il lui ordonnait, et il ne savait même pas de qui venait l’ordre,de différer l’audience de Rischenheim et, s’il ne le pouvait,d’éloigner le Roi de Zenda ; on ne lui révélait pas pourquoiil devait agir de la sorte, mais il savait aussi bien que moi queRischenheim était entièrement dans les mains de Rupert, et il nepouvait manquer de deviner que quelque mésaventure avait eu lieu àWintenberg, et que Rischenheim venait pour dire au Roi quelquechose que le Roi ne devait pas savoir. La tâche n’était pas aussisimple et facile qu’elle en avait l’air, car il ignorait où étaitRischenheim et, par conséquent, ne pouvait l’empêcher de venir.

En outre, le Roi, avait été très contentd’apprendre la prochaine visite du comte, car il désirait luiparler au sujet d’une certaine race canine que le comte élevaitavec grand succès, tandis que Sa Majesté n’y pouvait réussir ;il avait donc déclaré que rien n’empêcherait la réception deRischenheim. En vain, Sapt lui disait qu’on avait vu un grossanglier dans la forêt, et qu’il pourrait compter sur une bellejournée de chasse le lendemain.

« Je ne pourrai pas être de retour àtemps pour recevoir Rischenheim, répondait le Roi.

– Votre Majesté serait rentrée aucrépuscule, répliquait Sapt.

– Je serais trop fatigué pour causer etj’ai beaucoup à lui dire.

– Vous pourriez coucher au Rendez-vous dechasse, sire, et revenir le lendemain matin pour recevoir lecomte.

– Je désire le voir aussitôt quepossible. » Puis jetant à Sapt son regard de soupçon maladif,il ajouta :

« Pourquoi ne le verrais-jepas ?

– C’est dommage de manquer le sanglier,Sire, » fut tout ce que Sapt trouva comme argument.

Le Roi se montra indifférent.

« Au diable le sanglier !s’écria-t-il. Je veux savoir comment Rischenheim s’y prend pour quela robe de ses chiens soit si belle. »

À ce moment, son domestique entra et tendit àSapt un télégramme qu’il prit et mit dans sa poche.

« Lisez-le, » dit le Roi.

Il était près de dix heures ; il avaitdîné et se préparait à s’aller coucher.

« Rien ne presse, Sire, répondit Sapt,craignant qu’il ne vînt de Wintenberg.

– Lisez-le, répéta le Roi avec humeur.C’est peut-être de Rischenheim. Peut-être annonce-t-il qu’ilviendra plus tôt. Lisez, je vous prie. »

Sapt ne pouvait faire autrement ! Depuisquelque temps, il se servait de lunettes. Il fut long à lesajuster, se demandant ce qu’il ferait si le télégramme n’était pasde nature à être montré au Roi.

« Dépêchez-vous, dépêchez-vous, »reprit l’irritable souverain.

Sapt avait enfin ouvert l’enveloppe ; sonvisage exprimait à la fois le soulagement et la perplexité.

« Votre Majesté a devinémerveilleusement, dit-il en levant les yeux. Rischenheim sera icidemain matin à huit heures.

– Parfait ! s’écria le Roi. Ildéjeunera avec moi à neuf et je monterai à cheval pour chasser lesanglier quand nous aurons terminé notre affaire.

– Très bien, Sire, » dit Sapt enmordant sa moustache.

Le Roi se leva en bâillant, souhaita lebonsoir au colonel et sortit sur ces mots : « Il doitavoir quelque secret pour ses chiens. »

« Que le diable emporte leschiens ! » s’écria Sapt dès que la porte se fut referméesur Sa Majesté.

Mais le colonel n’était pas homme à accepterla défaite facilement. L’audience qu’il devait faire remettre étaitrapprochée. Le Roi qu’on lui avait enjoint d’éloigner de Zenda, nevoulait pas bouger avant d’avoir vu Rischenheim. Cependant, il y abien des manières d’empêcher une entrevue. Il y a la fraude, et cen’est pas faire injure à Sapt que d’avancer qu’il en avaitessayé ; il y avait aussi la force, et le colonel sentaitqu’il serait contraint d’employer l’une ou l’autre.

Et cependant, pensait-il avec un petitricanement, le Roi sera furieux si quelque chose arrive àRischenheim avant qu’il l’ait entretenu des chiens. »

Il se mit à se creuser la cervelle pourdécouvrir le moyen d’empêcher le comte d’obtenir l’audience qu’ildésirait tant et de rendre au Roi le service que celui-ci désiraitsi fort. L’assassinat se présentait seul à son esprit, car unequerelle et un duel ne le rassuraient pas, mais Sapt n’était pasMichel le Noir et n’avait pas à ses ordres une troupe de banditsprêts à enlever, sans provocation apparente, un gentilhomme dedistinction.

« Je ne trouve rien, » murmura Sapt,quittant son fauteuil pour se rapprocher de la fenêtre, espérantpeut-être, comme il arrive souvent, puiser des inspirations dans lafraîcheur de l’air.

Il était dans son appartement, dans cettechambre du nouveau château qui donne sur le fossé à la droite dupont-levis quand on fait face au vieux château ; c’était cellequ’avait occupée le duc Michel. Elle se trouvait presque en face del’endroit où le grand conduit avait fait communiquer la fenêtre ducachot du Roi avec les eaux de la douve. Le pont était baissé, carla paix était revenue à Zenda ; le conduit avait disparu, etla fenêtre du cachot, quoique toujours grillée, était découverte.La nuit était claire et belle et l’eau tranquille brillaitcapricieusement selon que la lune à demi pleine émergeait desnuages ou en était cachée. Sapt regardait d’un air sombre, frappantde ses doigts la pierre du rebord. L’air frais était bien là, maisil n’apportait pas la moindre idée. Tout à coup, le connétable sepencha au dehors avançant la tête à droite et à gauche aussi loinque possible vers la douve. Ce qu’il avait vu ou cru voir, estchose fort ordinaire à la surface de l’eau : de larges remouscirculaires comme en peuvent produire une pierre qu’on jette ou unpoisson qui saute. Mais Sapt n’avait pas jeté de pierre et lesrares poissons des douves ne sautaient pas à cette heure. Lalumière étant derrière Sapt, dessinait sa forme en hardi relief.Les appartements royaux donnaient de l’autre côté. Il n’y avait pasde lumières aux fenêtres du côté le plus proche du pont, on envoyait encore quelques-unes au delà, dans les logis des gardes etdans les offices. Sapt attendit que le remous cessât. Puis ilentendit un bruit des plus faibles, comme si un grand corps selaissait tomber très doucement dans l’eau. Un instant après, droitdevant lui, la tête d’un homme apparut.

« Sapt ! » dit une voix basse,mais distincte.

Le vieux colonel tressaillit et posant sesdeux mains sur le rebord de la fenêtre, se pencha de telle sortequ’il semblait en danger de perdre l’équilibre.

« Vite ! au rebord de pierre, del’autre côté, vous savez bien, » dit la voix ; et la têtese détourna.

En quelques brassées vives et silencieuses,l’homme traversa la douve et se trouva caché dans le triangled’ombre formé par la muraille du vieux château.

Sapt le suivait du regard, à moitié paralysépar l’étonnement subit d’entendre cette voix parvenir jusqu’à lui,au milieu du profond silence de la nuit. Car le Roi était couché,et qui possédait cette voix, excepté le Roi et un autre ?

Alors, maudissant sa lenteur, il sedétourna : il se hâta de traverser la chambre. En un instant,il fut dans le corridor ; mais, là il tomba dans les bras dujeune Bernenstein, l’officier des gardes qui faisait sa ronde. Saptle connaissait et avait confiance en lui, car il avait été avecnous pendant le siège de Zenda, lorsque Michel le Noir tenait leRoi captif, et il portait sur lui des marques laissées par lesbandits de Rupert de Hentzau. Il était à ce moment lieutenant descuirassiers de la garde royale. Il remarqua l’aspect de Sapt, caril s’écria :

« Quelque accident, monsieur ?

– Bernenstein, mon enfant, tout va biendans cette partie du château. Allez sur le devant et, par lediable ! restez-y ! »

Assez naturellement, l’officier ouvrit degrands yeux. Sapt lui saisit le bras.

« Non ! Restez ici. Placez-vous à laporte qui conduit aux appartements royaux. Restez-y et ne laissezpasser personne. Vous comprenez ?

– Oui, monsieur.

– Et quoi que vous entendiez, ne vousretournez pas. »

L’ahurissement de Bernenstein augmentait, maisSapt était connétable et sur lui reposait l’entière responsabilitéde Zenda et de tout ce que Zenda renfermait.

« Très bien, monsieur, » dit-il.

Avec un geste de soumission et tirant sonépée, il resta debout devant la porte ; s’il ne pouvait pascomprendre, il pouvait obéir.

Sapt courut à la grille qui conduisait au pontet le traversa rapidement. Puis se détournant et le visage au mur,il descendit les marches qui aboutissaient à une dalle en saillie àsix ou huit pouces au-dessous de l’eau. Lui aussi était alors dansl’ombre, mais il savait qu’un homme de haute taille, plus grand quelui, était là, debout, et il sentit tout à coup qu’on luisaisissait la main. Rodolphe Rassendyll était là en caleçon etchaussettes mouillés.

« Est-ce vous ! murmura Sapt.

– Oui, répondit Rodolphe. J’ai nagédepuis l’autre côté jusqu’ici, puis j’ai jeté une pierre, mais jen’étais pas sûr que vous m’eussiez entendu et comme je n’osais pasappeler, j’ai suivi la pierre. Tenez-moi un instant pendant que jemets ma culotte. Je ne voulais pas mouiller mes vêtements et je lesai portés en un paquet. Tenez-moi ferme, ça glisse.

– Au nom du Ciel ! Qu’est-ce quivous amène ici ? demanda Sapt tout bas, en le tenant par lebras.

– Le service de la Reine. QuandRischenheim doit-il venir ?

– Demain matin, à huit heures.

– Diable ! c’est plus tôt que je nepensais. Et le Roi ?

– Est ici et bien décidé à le voir.Impossible de le faire changer d’idée. »

Il y eut un moment de silence. Rassendyllpassait sa chemise.

« Donnez-moi la jaquette et le gilet,dit-il. Je me sens diablement humide là‑dessous.

– Vous vous sécherez bien vite, grognaSapt. Le mouvement ne vous manquera pas.

– J’ai perdu mon chapeau.

– Il me semble que vous avez perdu latête aussi.

– Vous me retrouverez l’un et l’autre,n’est-ce pas, Sapt ?

– En tout cas, je voudrais bien voustrouver une tête mieux équilibrée que la vôtre, gronda leconnétable.

– Mes bottes, maintenant, et je suisprêt. » Il ajouta vivement : « Le Roi a-t-il vuRischenheim, ou reçu de ses nouvelles ?

– Ni l’un ni l’autre, si ce n’est par monentremise.

– Alors, pourquoi désire-t-il tant levoir ?

– Pour découvrir le secret de donner auxchiens un poil soyeux.

– Êtes-vous sérieux ? Je ne peux pasvoir si vous plaisantez.

– Absolument sérieux.

– Tout va bien alors. Porte-t-il sabarbe, maintenant ?

– Oui.

– Le diable l’emporte ! Nepouvez-vous me conduire quelque part pour causer ?

– Mais enfin, pourquoi êtes-vousici ?

– Pour rencontrez Rischenheim.

– Pour rencontrer…

– Oui, Sapt. Il a une copie de la lettrede la Reine. »

Sapt tourmenta sa moustache.

« J’ai toujours dit que celaarriverait, » dit-il d’un ton satisfait.

Il était inutile de le dire, mais il eût étéplus qu’humain s’il ne l’avait pas pensé.

« Où pouvez-vous me conduire ?demanda Rodolphe avec impatience.

– Dans toute chambre ayant une porte etune serrure, répliqua le vieux Sapt. Je commande ici et quand jedis : on n’entre pas… on reste dehors, voilà tout.

– Pas le Roi.

– Le Roi est couché. Venez. » Et leconnétable mit le pied sur la plus basse marche.

« Y a-t-il encore ici quelqu’undebout ? demanda Rodolphe en lui prenant le bras.

– Bernenstein ; mais il noustournera le dos.

– Votre discipline est toujours bonne,colonel ?

– Assez bonne par le temps qui court,Majesté, » grogna Sapt, comme il atteignait le niveau dupont.

Ils le traversèrent, et entrèrent au château.Il n’y avait dans le corridor que Bernenstein dont le large dosdéfendait l’entrée des appartements royaux.

« Entrez là, murmura Sapt, en désignantla porte de la chambre d’où il était sorti.

– Parfait, » dit Rodolphe.

La main de Bernenstein se crispa, mais il nedétourna pas les yeux. La discipline régnait au château deZenda.

Mais juste au moment où Sapt mettait le piedsur le seuil, la porte que gardait Bernenstein s’ouvrit vivement,quoique sans bruit. Aussitôt, l’épée de Bernenstein fut levée. Unjuron étouffé de Sapt, un sursaut de Rodolphe, l’épée deBernenstein retomba. À la porte paraissait la reine Flavie tout enblanc. Son visage devint aussi pâle que sa robe, car son regardétait tombé sur Rassendyll. Tous quatre restèrent un instantimmobiles, puis Rodolphe, près de Sapt, repoussa le robusteBernenstein (qui n’avait toujours pas tourné la tête) et, tombant àgenoux, il prit la main de la Reine et la baisa. Bernensteinpouvait voir maintenant sans tourner la tête, et si la surprisetuait, il fût mort sur le coup. Les lèvres entr’ouvertes, ilchancela et dut s’appuyer au mur, car le Roi était couché etportait sa barbe, et pourtant le Roi était là, le visage rasé, touthabillé et baisait la main de la Reine qui le contemplait avec unmélange de stupéfaction, de crainte et de joie. Un soldat doit êtreprêt à tout, mais en vérité, l’ahurissement du jeune Bernensteinavait droit à l’indulgence.

Par le fait, il n’y avait rien d’étrange à ceque la Reine désirât voir le vieux Sapt ce soir-là et eût deviné oùelle le trouverait probablement, car elle lui avait demandé troisfois s’il avait reçu des nouvelles de Wintenberg et trois fois illui avait répondu évasivement.

Prompte à prévenir le mal et ayant consciencedu défi jeté au hasard par sa lettre, elle avait résolu de savoirsi vraiment il y avait des raisons de s’alarmer et avait quitté sesappartements pour venir trouver le connétable. Ce qui laremplissait à la fois d’une terreur et d’une joie presqueintolérables, c’était l’apparition de Rodolphe en chair et en os,et non plus en de tristes rêves pleins de désirs déçus ;c’était de sentir ses lèvres sur sa main.

Les amoureux ne se soucient ni du temps, ni dudanger, mais Sapt n’oubliait ni l’un ni l’autre et, sans tarder, illeur montra d’un geste impérieux la porte de sa chambre. La Reineobéit et Rodolphe la suivit.

« Ne laissez entrer personne et pas unmot à qui que ce soit, » dit tout bas Sapt à Bernenstein quiresta dehors. Le jeune homme encore assez effaré, sut néanmoinscomprendre l’expression des yeux du connétable et y lire qu’ildevait sacrifier sa vie plutôt que de laisser ouvrir cetteporte ; donc, l’épée haute, il se mit en sentinelle.

Il était onze heures lors de l’arrivée de laReine. Minuit sonnait à la grosse horloge du château, lorsque Saptreparut. Il n’avait pas tiré son épée, mais il tenait un revolver.Après avoir fermé la porte, il se mit à parler à Bernenstein à voixbasse et à mots pressés. Le jeune homme l’écoutait avec uneattention profonde. Au bout de huit ou dix minutes, Sapt s’arrêta,puis ajouta : Vous comprenez maintenant ?

– Oui, c’est merveilleux, répondit lelieutenant oppressé.

– Bah ! fit Sapt ; rien n’estmerveilleux ; certaines choses sont singulières. »

Bernenstein peu convaincu, protesta d’unhaussement d’épaules.

« Eh bien ? demanda Sapt, en leregardant fixement.

– Je mourrais pour la Reine, monsieur,répondit-il en rapprochant ses talons comme pour la parade.

– Très bien ! dit Sapt. Alorsécoutez-moi ; et il reprit son discours. Bernenstein luiadressait de temps en temps un signe d’intelligence.

« Vous le trouverez à la grille et vousl’amènerez ici tout droit. Il ne doit pas aller ailleurs, vous mecomprenez ?

– Parfaitement, colonel, répliquaBernenstein en souriant.

– Le Roi sera dans cette pièce… le Roi…vous savez qui est le Roi ?

– Parfaitement, colonel.

– Et quand l’entrevue sera terminée etque nous irons déjeuner…

– Oui, colonel, je sais qui sera le Roialors.

– Bien. Mais nous ne lui ferons aucun malà moins que…

– Ce ne soit nécessaire.

– Précisément. »

Sapt se détourna en poussant un léger soupir.Bernenstein était un élève fort intelligent, mais toutes cesexplications avaient épuisé le colonel. Il frappa doucement à laporte. La voix de la Reine le pria d’entrer. De nouveau,Bernenstein se trouva seul dans le corridor, réfléchissant à toutce qu’il venait d’entendre et au rôle qu’il aurait à jouer. Ilreleva la tête fièrement et non sans cause. Le service demandéparaissait si important et l’honneur si grand, qu’il auraitvolontiers donné sa vie pour faire ce qu’on attendait de lui. Ceserait une mort plus belle que celle de ses rêves de soldat.

À une heure, Sapt sortit.

« Allez vous coucher jusqu’à six heures,dit-il à Bernenstein.

– Je n’ai pas envie de dormir.

– Non, mais vous en aurez envie à huitheures, si vous ne dormez pas maintenant.

– La Reine va-t-elle sortir,colonel ?

– Dans une minute, lieutenant.

– Je serais heureux de lui baiser lamain.

– S’il vous convient d’attendre un quartd’heure ? répliqua Sapt avec un sourire.

– Vous aviez dit une minute, monsieur. Etla Reine aussi, » répondit le connétable.

Néanmoins, le quart d’heure s’écoula avant queRodolphe ouvrît la porte et que la Reine parût sur le seuil. Elleétait très pâle et l’on voyait qu’elle avait pleuré, mais il yavait du bonheur dans ses yeux et son maintien était ferme.Aussitôt qu’il l’aperçut, Bernenstein ploya le genou, prit sa mainet la porta à ses lèvres.

« Jusqu’à la mort, Madame, dit-il d’unevoix tremblante.

– Je le savais, monsieur, »répondit-elle gracieusement. Puis les regardant tous trois :« Messieurs, reprit-elle, mes serviteurs et chers amis, survous et sur Fritz, blessé à Wintenberg, reposent mon honneur et mavie, car je ne vivrai pas si ma lettre arrive jusqu’au Roi.

– Le Roi ne la verra pas, Madame, »répondit le colonel Sapt.

Il lui prit la main et la caressa avec unegaucherie douce. Elle la tendit de nouveau au jeune Bernenstein ensigne de faveur. Alors, tous deux saluèrent militairement, et ellepassa, suivie de Rodolphe qui l’accompagna jusqu’au bout ducorridor. Là, ils s’arrêtèrent un instant. Les autres sedétournèrent et ne la virent pas saisir la main de Rassendyll et lacouvrir de baisers. Il essaya de la retirer, car il ne jugeait pasconvenable qu’elle lui baisât la main, mais il semblait qu’elle nepût s’en détacher. Enfin, les yeux toujours fixés sur ceux deRodolphe, elle rentra chez elle à reculons et il ferma la portederrière elle.

« Maintenant, aux affairessérieuses, » dit Sapt, et Rodolphe sourit. Il rentra chez lecolonel, qui se rendit chez le Roi pour demander au médecin deservice si Sa Majesté dormait bien. Rassuré sur ce point, il passachez le serviteur de la chambre et, sans égard pour son sommeil,commanda le déjeuner de Sa Majesté et du comte de Luzau-Rischenheimpour neuf heures précises, dans la pièce qui donne sur l’avenueconduisant à l’entrée du nouveau château. Cela fait, il retournadans la chambre où était Rodolphe, porta une chaise dans lecorridor, s’y assit le revolver à la main et s’endormit. Le jeuneBernenstein, subitement indisposé, s’était couché et le connétablele remplaçait. Telle serait la légende, s’il en était besoin. Ainsis’écoulèrent les heures de deux à six, ce matin-là, au château deZenda. À six heures, le connétable s’éveilla et frappa à la porte.Rodolphe Rassendyll l’ouvrit.

« Bien dormi ? demanda Sapt.

– Pas une seconde, répliqua Rodolphegaiement.

– Je vous aurais cru plus énergique.

– Ce n’est pas le manque d’énergie quim’a tenu éveillé, » répondit Rodolphe.

Sapt haussa les épaules d’un air de pitié etregarda autour de lui. Les rideaux de la fenêtre étaient à moitiétirés, la table rapprochée du mur et le fauteuil placé dansl’ombre, tout près des rideaux.

« Il y a amplement de la place pour vousderrière, dit Rodolphe, et quand Rischenheim sera assis en face demoi, vous pourrez mettre le canon de votre pistolet près de satête, rien qu’en étendant la main. Et naturellement, je pourrai enfaire autant.

– Oui, cela paraît bien arrangé, réponditSapt avec un signe d’approbation.

– Et la barbe ?

– Bernenstein doit lui dire que vous vousêtes fait raser ce matin.

– Le croira-t-il ?

– Pourquoi pas ? Dans son propreintérêt il fera bien de croire tout.

– Et s’il nous faut le tuer ?

– Nous n’aurions qu’à nous enfuir. Le Roiserait furieux.

– A-t-il donc de l’amitié pourlui ?

– Vous oubliez ! Il veut s’éclairerau sujet des chiens.

– C’est vrai ! Vous serez à votreplace à l’heure dite ?

– Bien entendu. »

Rodolphe Rassendyll fit un tour dans lachambre.

Il était facile de voir que les événements dela nuit l’avaient troublé. Les pensées de Sapt suivaient unedirection différente.

« Quand nous en aurons fini avec cetindividu, dit-il, il nous faudra trouver Rupert. »

Rodolphe tressaillit.

« Rupert ? Rupert ? C’est vrai.J’oubliais. Naturellement il nous faudra le trouver, »répondit-il d’un air distrait.

Le visage de Sapt exprimait le dédain. Ilsavait que Rodolphe n’avait pensé qu’à la Reine ; mais saréponse, si toutefois il songeait à en formuler une, fut arrêtéepar l’horloge qui sonnait sept heures.

« Il sera ici dans une heure, dit-il.

– Nous sommes prêts à le recevoir, »répondit Rodolphe.

À l’idée d’agir, son front se rassérénait etses yeux redevenaient brillants. Lui et le vieux Sapt seregardèrent et sourirent.

« Comme autrefois, n’est-ce pas,Sapt ?

« Oui, Sire, comme sous le règne du bonroi Rodolphe. »

C’est ainsi qu’ils se préparaient à recevoirle comte de Luzau-Rischenheim, pendant que ma maudite blessure meretenait prisonnier à Wintenberg. C’est encore un chagrin pour moide n’avoir su que par leur récit ce qui se passa ce matin-là et den’avoir pas eu l’honneur d’y prendre part. Pourtant, Sa Majesté laReine ne m’oublia pas et se rappela que je n’aurais pas étéinactif, si la fortune l’eût permis. En vérité, j’aurais agi, etavec ardeur.

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