Service de la reine

Chapitre 10Le Roi à Strelsau.

M. Rassendyll arriva de Zenda à Strelsauvers neuf heures du soir, le jour qui fut témoin du drame duRendez-vous de chasse. Il aurait pu arriver plus tôt ; mais laprudence ne lui permit pas d’entrer dans les faubourgs populeuxavant que l’obscurité le protégeât contre les regards. On nefermait plus les portes de la ville au coucher du soleil, comme àl’époque où Michel le Noir en était gouverneur, et Rodolphe passasans être remarqué. Heureusement, la nuit, belle où nous étions,était pluvieuse et tempétueuse à Strelsau ; en conséquence, ily avait peu de monde dans les rues, et il put gagner la porte de mamaison sans être remarqué. Là, se présentait un danger. Aucun denos domestiques n’était dans le secret. Seule, ma femme, à qui laReine s’était confiée, connaissait Rodolphe et elle ne s’attendaitpas à le voir, puisqu’elle ignorait les derniers événements.Rodolphe se rendait bien compte du péril et regrettait l’absence deson fidèle serviteur qui aurait pu lui préparer les voies. L’averselui fournissait un prétexte pour enrouler un cache-nez autour deson visage et relever le col de son habit jusqu’à ses oreilles, enmême temps que les coups de vent lui imposaient la nécessitéd’enfoncer son chapeau jusque sur ses yeux, s’il voulait ne pas leperdre. Ainsi dérobé aux regards des curieux, il arrêta son chevalà ma porte et sonna après avoir mis pied à terre. Lorsque le maîtred’hôtel ouvrit, une étrange voix enrouée demanda la comtesse,prétextant un message envoyé par moi. Le serviteur hésitanaturellement à laisser cet inconnu seul à la porte ouverte, toutce que contenait le vestibule se trouvant ainsi à sa disposition.Balbutiant une excuse, dans le cas où l’étranger serait ungentleman, il ferma la porte et alla prévenir sa maîtresse. Ladescription du visiteur intempestif éveilla aussitôt le vif espritde ma femme. Elle savait par moi comment Rodolphe s’était rendu àcheval au Pavillon de chasse, le visage enveloppé d’une écharpe etle chapeau sur les yeux. Un homme très grand, dont le visage sedissimulait de même et qui disait apporter un message de ma part,lui suggéra aussitôt la pensée que M. Rassendyll pouvait êtrearrivé. Helga ne veut jamais convenir qu’elle est trèsintelligente ; cependant, je m’aperçois qu’elle devinetoujours ce qu’elle veut savoir de moi, et j’ai idée qu’elleréussit fort bien à me cacher les petites choses que sa sagesseconjugale juge bon de me laisser ignorer. Il ne devait donc pas luiêtre plus difficile de se tirer d’affaire avec le maître d’hôtelqu’avec moi. Posant très tranquillement sa broderie, elle luidit :

« Ah ! oui, je connais ce monsieur.Est-ce que vous l’auriez laissé dans la rue par lapluie ? »

Elle s’inquiétait dans l’hypothèse que lafigure de Rodolphe fût restée si longtemps exposée aux lumières duvestibule.

Le maître d’hôtel murmura une excuse, expliquases craintes et l’impossibilité de distinguer le rang social del’étranger par une nuit si noire.

Helga l’arrêta court en s’écriant :« Vous êtes stupide. » Puis elle descendit l’escalier encourant pour aller ouvrir la porte elle-même, non pas toute grande,pourtant. À première vue, elle reconnut M. Rassendyll, sesyeux surtout ; dit-elle.

« C’est donc vous ! s’écria-t-elle.Et mon absurde domestique vous laisse à la pluie ! Entrez, jevous prie. Oh ! Et votre cheval ? »

Se tournant alors vers le maître d’hôtelcontrit, elle lui dit :

« Conduisez donc le cheval de M. lebaron aux écuries.

– Je vais envoyer quelqu’unimmédiatement, madame la comtesse.

– Non, conduisez-le vous-même desuite ; je ferai entrer le baron. »

D’assez mauvaise humeur, le corpulent maîtred’hôtel sortit sons l’averse. Rodolphe se recula pour le laisserpasser, puis entra vivement dans le vestibule, où il se trouva seulavec Helga. Posant un doigt sur ses lèvres, elle le conduisit dansune petite pièce du rez-de-chaussée dont je faisais une sorte debureau.

Elle donnait sur la rue et l’on entendait lapluie battre les larges vitres de la fenêtre. Rodolphe se tournavers Helga avec un sourire et s’inclinant, lui baisa la main.

Le baron de quoi ? chère comtesse,demanda-t-il.

– Il ne s’en informera pas, répondit-elleen levant légèrement les épaules. Dites-moi vite ce qui vous amèneici et ce qui est arrivé. »

Il lui conta brièvement tout ce qu’il savait.Elle cacha bravement ses craintes en apprenant que je pourraisrencontrer Rupert au Pavillon et, de suite, écouta ce que Rodolpheavait à lui demander.

« Puis-je sortir de la maison et aubesoin y rentrer sans être vu, dit-il.

– La porte est fermée la nuit et mon mariainsi que le maître d’hôtel en ont seuls les clés. »

Les yeux de M. Rassendyll se portèrentvers fenêtre.

« Je n’ai pas assez engraissé pour ne paspouvoir passer par là, répondit-il ; donc mieux vaut n’avoirpas recours au maître d’hôtel ; il jaserait.

– Je passerai la nuit ici et ne laisseraientrer personne.

– Il se pourrait que je revinsse,poursuivit-il, si je manquais mon coup, et si l’on jetaitl’alarme.

– Votre coup ? dit-elle eu sereculant un peu.

– Oui, répondit-il ; ne me demandezpas de quoi il s’agit ; c’est pour le service de la Reine.

– Pour la Reine, je ferais tout et Fritzaussi. »

Il lui serra la main affectueusement, commepour l’encourager.

– Alors, je peux donner mes ordres ?dit-il en souriant.

– Ils seront obéis.

– Eh bien ? Un manteau sec, un petitsouper et cette pièce pour moi seul et vous. »

Comme il parlait, le maître d’hôtel tourna lebouton de la serrure. Ma femme s’élança vers la porte, l’ouvrit et,Rodolphe lui tournant le dos, dit au domestique d’apporter de laviande froide et ce qu’il pourrait trouver dans la maison, aussivite que possible.

« Maintenant, venez avec moi, dit-elle àRodolphe, dès que le maître d’hôtel fut parti. »

Elle le conduisit à mon cabinet de toilette oùil mit des vêtements secs, puis elle s’occupa du souper, ordonnaqu’on préparât une chambre à coucher, dit au maître d’hôtel qu’elleavait à parler d’affaires avec le baron, qu’il ne veillât pas plustard qu’onze heures, le renvoya et alla dire à Rodolphe que la voieétait libre.

À son retour, il exprima son admiration pourle courage et la présence d’esprit dont elle faisait preuve, et jeme permets de penser qu’elle méritait ses compliments. Il soupa entoute hâte, puis ils s’entretinrent, Rodolphe fumant un cigare avecla permission d’Helga. Onze heures étaient sonnées. Ma femme ouvritla porte et regarda au dehors. Le vestibule était sombre, la ported’entrée verrouillée, la clé dans les mains du maître d’hôtel.Helga referma la porte et tourna doucement la clé dans la serrure.À minuit, Rodolphe se leva et baissa la lampe aussi bas quepossible. Ensuite, il ouvrit les volets, puis la fenêtre et regardadans la rue.

« Refermez tout quand je serai parti,murmura-t-il. Si je reviens ; je frapperai ainsi et vousouvrirez.

– Pour l’amour du Ciel ! Soyezprudent, » dit tout bas Helga en saisissant sa main.

Il lui fit un signe rassurant, enjamba lerebord de la fenêtre et attendit un instant en écoutant. La tempêtene s’apaisait pas et la rue était déserte. Il se laissa tomber surle trottoir, le visage de nouveau enveloppé. Elle guetta sa hautesilhouette qui s’éloignait à longues enjambées, jusqu’à ce qu’undétour du chemin le lui cachât. Alors, ayant refermé la fenêtre etles volets, elle commença sa veillée, priant pour lui, pour moi etpour sa chère maîtresse la Reine, car elle savait qu’une tâchepérilleuse était entreprise cette nuit-là, et elle ignorait quipouvait être menacé ou frappé.

Depuis le moment où M. Rassendyll quittama maison à minuit pour aller à la recherche de Rupert de Hentzau,chaque heure, presque chaque moment amena un incident du dramerapide qui décida de notre sort. J’ai dit ce que nous étions entrain de faire. Rupert revenait alors vers la ville, et la Reineméditait, dans son insomnie agitée, la résolution qui allait laramener, elle aussi, à Strelsau. Même au milieu de la nuit, lesdeux partis agissaient. Car si prévoyant et si habile qu’il fût,Rodolphe combattait un antagoniste qui ne négligeait aucune chanceet qui avait trouvé un instrument capable et utile dans ce Bauer,un coquin rusé, s’il en fût jamais. Du commencement jusqu’à la fin,notre grande erreur fut de ne pas compter assez avec ce gredin, etil nous en coûta cher !

Ma femme et Rodolphe lui-même avaient cru larue absolument déserte, quand elle avait ouvert la fenêtre et qu’ilétait parti. Cependant, tout avait été vu depuis son arrivéejusqu’au moment où elle avait refermé la fenêtre. Aux deuxextrémités de ma maison, deux saillies sont formées par lesfenêtres du grand salon et de la salle à manger. Elles projettentune ombre, et dans l’ombre de l’une d’elles, je ne sais delaquelle, un homme surveillait tout ce qui se passait. Partoutailleurs, Rodolphe l’aurait vu. Si nous avions été moins absorbéspar notre propre jeu, il nous eût paru très probable que Rupertchargerait Rischenheim et Bauer de surveiller ma maison pendant monabsence, car c’était là que chacun de nous, arrivant en ville,irait tout d’abord. Il n’avait pas négligé cette précaution. Lanuit était si sombre que l’espion, qui n’avait vu le Roi qu’unefois et ne connaissait pas M. Rassendyll, ne le reconnutpas ; mais il comprit qu’il servirait son maître en suivantles pas de l’homme qui entrait et sortait si mystérieusement de lamaison suspecte. En conséquence, comme Rodolphe tournait le coin etHelga refermait la fenêtre, une ombre courte et épaisse quittaprudemment l’angle de la fenêtre en saillie et suivit Rodolphe àtravers la tempête. Ils ne rencontrèrent personne si ce n’est, çàet là, un agent de police faisant son service bien à contrecœur.Tous étaient plus préoccupés de chercher l’abri de quelquemuraille, que de surveiller les rares passants.

Les deux hommes avançaient. Rodolphe entradans la Königstrasse. À cet instant, Bauer qui était à une distanced’environ cent mètres (il n’avait pu se mettre en marche qu’aprèsavoir vu refermer la fenêtre), hâta le pas et réduisit la distanceà environ soixante-dix mètres. Cela pouvait lui paraître suffisantpar cette nuit où le vent et la pluie s’unissaient pour assourdirle bruit de ses pas.

Mais Bauer raisonnait en citadin, tandis queRodolphe Rassendyll avait l’oreille fine d’un homme élevé à lacampagne et dans les bois. Tout à coup, il dressa la tête d’unmouvement qui lui était habituel quand il survenait quelque chosed’imprévu. (Comme je me le rappelle bien, ce mouvement qui marquaitl’éveil de son attention !)

Il ne s’arrêta pas ; c’eût été révélerson soupçon, mais il traversa la rue et passa du côté opposé aun° 19 et ralentit un peu son pas. L’homme qui marchaitderrière lui fit de même ; celui qui le poursuivait ne voulaitpas le rejoindre. Or, un homme qui s’attarde par une tellenuit ; simplement pour imiter un autre homme assez absurdepour s’attarder lui aussi, doit avoir une raison qu’on ne peutdiscerner immédiatement. Rodolphe Rassendyll se mit à lachercher.

Alors, une idée lui vint, et oubliant lesprécautions qui l’avaient jusque-là si bien servi, il s’arrêta,plongé dans de profondes réflexions. Celui qui le suivait était-ilRupert lui-même ? Ce serait digne de Rupert de le poursuivre,de préméditer une attaque, soit bravement et de front, soithonteusement par derrière, et d’être tout à fait indifférent auchoix que lui offrirait le hasard. M. Rassendyll ne demandaitpas mieux que de rencontrer son ennemi en plein air. Il lecombattrait loyalement et s’il tombait, Sapt ou moi leremplacerions. S’il restait vainqueur, la lettre luiappartiendrait, il la détruirait aussitôt et rendrait ainsi lerepos à la Reine.

Je ne pense pas qu’il perdit son temps àconsidérer comment il éviterait d’être arrêté par la police, que lebruit attirerait sans doute ; peut-être en ce cas, sedéciderait-il à déclarer son identité et à rire de la surprise desgens de la police à la vue d’une ressemblance fortuite, puis à sefier à nous pour le soustraire à l’autorité de la loi. Que luiimportait tout cela, pourvu qu’il eût un instant pour détruire lalettre. Quoiqu’il en fût, il se détourna et marcha droit versBauer, la main sur le revolver qu’il portait dans la pocheintérieure de sont habit. Bauer le vit venir et dut comprendrequ’il était soupçonné ou découvert. Aussitôt, le rusé compèreenfonça sa tête dans ses épaules et avança d’un pas traînant, maisvif et en sifflotant. Rodolphe resta immobile au milieu de la rue,se demandant qui pouvait être cet homme, si c’était Rupertdéguisant son allure ou l’un de ses complices ou, après tout, unindividu ignorant nos secrets et indifférent à nos affaires.

Bauer s’avançait, sifflant doucement ettraînant les pieds dans la boue liquide. Il arrivait en face deM. Rassendyll. Celui-ci, à peu près convaincu que cet hommel’avait suivi, voulut s’en assurer. Le jeu le plus hardi avaittoujours sa préférence ; il partageait ce goût avec Rupert deHentzau, et de là peut-être lui venait un secret penchant pour sonpeu scrupuleux adversaire.

Il s’approcha subitement de Bauer et lui parlasans déguiser sa voix, écartant en partie l’écharpe qui lui cachaitle visage.

« Vous êtes dehors bien tard, mon ami,par une nuit comme celle-ci. »

Bauer, bien que saisi par ce défi subit, neperdit pas la tête. Devina-t-il que c’était Rodolphe, je l’ignore,mais il dut soupçonner la vérité.

« Quand on n’a pas d’asile, il faut bienêtre dehors à toute heure, » répondit-il, en s’arrêtant etassumant cet air honnête et lourdaud qui m’avait si bien abusé.

Je l’avais décrit très minutieusement àM. Rassendyll : si Bauer savait ou devinait qui était sonadversaire, M. Rassendyll n’était pas moins bien informé.

« Pas d’asile ! s’écria Rodolphed’un ton de compassion. Comment cela se fait-il ? Par leCiel ? Ni vous, ni aucun homme ne doit en être réduit à la ruepour tout refuge par un temps pareil. Venez avec moi ; je vousdonnerai un abri et un lit pour cette nuit. »

Bauer recula. Il ne voyait pas où Rodolphevoulait en venir et le regard qu’il jeta sur la rue, indiquait sondésir de fuir. Rodolphe ne lui en donna pas le temps. Conservantson air de sincère compassion, il passa son bras gauche sous lebras droit de Bauer, et lui dit en lui faisant traverser larue :

« Je suis chrétien et sur ma vie, mongarçon, j’entends que vous ayez un lit cette nuit. Venez avec moi.Par le diable ! Ce n’est pas un temps à resterdehors. »

Il était défendu à Strelsau de porter desarmes. Bauer ne désirait pas avoir maille à partir avec lapolice ; en outre, il n’avait voulu que faire unereconnaissance et n’était pas armé. Enfin, il se sentait faiblecomme un enfant dans les mains de Rodolphe. Il n’avait donc d’autrealternative que de suivre M. Rassendyll, et ils se remirenttous deux en marche le long de la Königstrasse. Bauer ne sifflaitplus, mais de temps à autre, Rodolphe fredonnait doucement un gairefrain en battant la mesure sur le bras captif de Bauer. Bientôt,ils retraversèrent la rue ; le pas traînant de Bauer prouvaitclairement qu’il ne prenait aucun plaisir à changer de côté, maisil ne pouvait résister.

« Oui, il faut venir avec moi, mongarçon, » dit Rodolphe en riant et abaissant son regard surson compagnon.

Ils approchaient des petits numéros près de lagare. Rodolphe se mit à examiner les fenêtres des boutiques.

« Comme il fait noir ! dit-il. Mongarçon, pouvez-vous voir où est le n° 19. »

Son sourire s’accentua. Le coup avait porté.Bauer était un intelligent coquin, mais il n’était pas parfaitementmaître de ses nerfs, et son bras avait tressailli sous celui deRodolphe. Il balbutia :

« Le numéro 19, monsieur ?

– Oui, 19. C’est là que nous allons, vouset moi. J’espère que là nous trouverons… ce qu’il nous faut.

Bauer semblait ahuri. Évidemment, il ne savaitcomment expliquer ou parer ce coup hardi.

« Ah ! je crois que nous y sommes,reprit Rodolphe, d’un ton très satisfait, au moment où ilsarrivaient devant la maison de la mère Holf. N’est-ce pas un 1 etun 9 que je vois au-dessus de la porte ? Ah ! EtHolf ! Oui, c’est le nom ; sonnez, je vous prie ;mes mains ne sont pas libres.

Elles étaient en effet fort occupées ;l’une tenait le bras de Bauer, non plus de façon amicale, maiscomme dans un étau de fer. Dans l’autre, le prisonnier voyait unrevolver qui lui avait été caché jusque-là. Un mouvement du canonindiquait à Bauer la direction que prendrait la balle.

« Il n’y a pas de sonnette, dit-il avechumeur.

– Alors, frappez ?

– Ce sera probablement peine perdue.

– Frappez, et d’une manière particulière,mon ami.

– Je n’en connais pas, grogna Bauer.

– Ni moi. Ne pouvez-vous deviner lamanière de se faire ouvrir cette porte ?

– Non. J’en suis incapable.

– Il faut pourtant essayer. Frappez et…écoutez-moi, mon garçon ! Il faut que vous deviniez juste.Vous comprenez ?

– Comment le puis-je ? répliquaBauer affectant un air fanfaron.

– En vérité, je l’ignore, dit Rodolphesouriant, mais je déteste attendre, et si la porte n’est pasouverte dans deux minutes, j’éveillerai les bonnes gens de lamaison par un coup de pistolet. Vous comprenez bien, n’est-cepas ? »

Et la direction de l’arme expliqua clairementle sens des paroles de M. Rassendyll.

Bauer céda à cette puissante persuasion. Illeva la main et frappa à la porte, d’abord très fort, puis trèsdoucement cinq fois, les coups se succédant rapidement. Évidemment,on l’attendait, car sans aucun bruit de pas la chaîne fut tirée àl’intérieur avec précaution. Ensuite, ce fut le tour du verrou, etla porte s’entr’ouvrit. Au même instant ; la main de Rodolpheglissa hors du bras de Bauer. D’un mouvement subit, il le saisitpar la nuque et le jeta violemment dans la rue, où il tomba levisage contre terre dans la boue. Rodolphe se jeta contre laporte : elle céda ; aussitôt, il entra et tira de nouveaule verrou, laissant Bauer dans le ruisseau. Alors, il se retourna,la main sur la détente de son revolver, espérant, j’en suiscertain, trouver Rupert de Hentzau en face de lui.

Il ne vit ni Rupert, ni Rischenheim, ni mêmela vieille femme, mais une grande, belle et brave jeune filletenant une lampe à huile dans sa main.

Il ne la connaissait pas, mais j’aurais pu luidire qu’elle était la plus jeune des enfants de la mère Holf, Rosa,que j’avais souvent vue en traversant la ville de Zenda avec leRoi, avant que sa mère vînt s’établir à Strelsau. Par le fait, lajeune fille s’était attachée aux pas du Roi, et celui-ci avaitsouvent plaisanté de ses efforts pour attirer son attention par lesregards langoureux de ses grands yeux noirs. Mais il est dans ladestinée de ces grands personnages, d’inspirer ces étrangespassions, et le Roi n’avait pas prêté plus d’attention à Rosa qu’àd’autres romanesques jeunes filles qui trouvaient une joie mauvaiseà lui témoigner leur dévouement dont, par une ironie du sort, ilétait redevable à sa belle prestance le jour du couronnement et àson courage chevaleresque dans sa lutte contre Michel le Noir. Sesadoratrices ne l’approchaient jamais assez pour s’apercevoir dumoindre changement dans l’idole de leur culte, laquelle avait été,en réalité, Rodolphe Rassendyll.

Une moitié du moins de l’attachement de Rosaétait donc due à l’homme qui la regardait en cet instant avecsurprise à la lueur de sa lampe fumeuse. Elle la laissa presquetomber quand elle l’aperçut, car l’écharpe avait glissé et lestraits de Rodolphe n’étaient plus cachés. La crainte, la joie et lasurexcitation se peignirent tour à tour dans ses yeux.

« Le Roi ! murmura-t-elle,stupéfaite. Non, mais… et elle l’examina curieusement.

– Est-ce la barbe que vous cherchez,demanda-t-il en se caressant le menton. Les rois n’ont-ils pas ledroit de se raser comme le commun des mortels ? »

Son visage exprimait encore de la stupéfactionet quelque doute. Il se pencha vers elle et ajouta tout bas« Peut-être ne désiré-je pas beaucoup être reconnu desuite. »

Elle rougit de plaisir à l’idée qu’il se fiaità elle.

« Je vous reconnaîtrais n’importe où,répondit-elle avec un regard de ses grands yeux noirs ;n’importe où, Votre Majesté.

– Alors, vous consentirez peut-être àm’aider ?

– Jusqu’à la mort !

– Non, non, ma chère demoiselle. Je nevous demande qu’un petit renseignement. À qui appartient cettemaison ?

– À ma mère.

– Ah ! Elle prend deslocataires ? »

La jeune fille parut contrariée de cespréliminaires prudents.

« Dites-moi ce que vous désirez savoir,répondit-elle simplement.

– Eh bien ! qui est ici ?

– M. le comte deLuzau-Rischenheim.

– Et que fait-il ?

– Il est étendu sur son lit où il seplaint et jure parce qu’il souffre de son bras blessé.

– Et il n’y a personne d’autreici ? »

Elle regarda autour d’elle avec précaution etbaissa beaucoup la voix pour répondre :

« Non, pas maintenant. Personne.

– Je cherchais un de mes amis, ditRodolphe. J’ai besoin de le voir seul. Ce n’est pas facile pour unroi de voir les gens seul à seul.

– Vous voulez dire ?…

– Vous savez bien qui je veux dire.

– Non… Ah ! Oui. Il est parti pourvous chercher.

– Pour me chercher ! Quediable ! comment savez-vous cela, ma joliedemoiselle ?

– Bauer me l’a dit.

– Ah ! Bauer ! Et qui estBauer ?

– L’homme qui a frappé. Pourquoil’avez-vous empêché d’entrer ?

– Pour être seul avec vous,naturellement. Ainsi donc, Bauer vous confie les secrets de sonmaître ? »

Elle accueillit cette plaisanterie avec unsourire coquet. Il ne lui déplaisait pas que le Roi sût qu’elleavait des admirateurs.

– Et où est allé cet absurde comte pourme chercher ? demanda Rodolphe d’un ton léger.

– Vous ne l’avez pas vu ?

– Non ; j’arrive tout droit duchâteau de Zenda.

– Mais, s’écria-t-elle, il comptait voustrouver au Rendez-vous de chasse. Ah ! Je me rappelle !Le comte de Rischenheim a été très contrarié en arrivant,d’apprendre que son cousin était parti.

– Ah ! il était parti !Maintenant, je comprends. Rischenheim apportait au comte un messagede moi.

– Et ils se sont manqués, VotreMajesté ?

– Parfaitement, ma chère demoiselle.C’est très contrariant, sur ma parole. En parlant ainsi, du moins,Rodolphe n’exprimait que sa vraie pensée. Et quand attendez-vous lecomte de Hentzau ? demanda-t-il.

– Demain matin de bonne heure,Majesté ; entre sept et huit. »

Rodolphe s’approcha d’elle et tira deux piècesd’or de sa poche.

« Je ne veux pas d’argent, Majesté ;murmura-t-elle.

– Eh bien ! Percez-les et portez-lesen souvenir à votre cou.

– Oh ! oui, oui ! Donnez-lesmoi, s’écria-t-elle, eu tendant la main avec empressement.

– Vous les gagnerez ? demanda-t-ilen plaisantant et les tenant hors de sa portée.

– Comment ?

– En étant prête à m’ouvrir quand jeviendrai à onze heures et frapperai comme Bauer a frappé tout àl’heure.

– Oui, je serai là.

– Et en ne disant à personne que je suisvenu ce me le promettez-vous ?

– Pas même à ma mère ?

– Non.

– Ni au comte deLuzau-Rischenheim ?

– À lui moins qu’à personne. Il ne fautle dire à personne. Mon affaire est très secrète et Rischenheiml’ignore.

– Je ferai tout ce que vous me dites.Mais… mais Bauer sait.

– C’est vrai. Bauer sait. Eh bien !Nous verrons à disposer de Bauer. »

À ces mots, il se tourna vers la porte. Tout àcoup, la jeune fille se baissa, lui saisit la main et la baisa.

« Je mourrais pour vous,murmura-t-elle.

– Pauvre enfant ! » dit-il avecdouceur.

Je crois qu’il se reprochait de profiter, mêmedans l’intérêt de la Reine, de ce pauvre amour naïf. Il mit la mainsur la porte et dit, avant de l’ouvrir :

« Si Bauer vient, rappelez-vous que vousne m’avez rien dit, rien, entendez-vous. Je vous ai menacée, maisvous ne m’avez rien dit.

– Il dira aux autres que vous êtesvenu.

– Nous ne pouvons pas empêcher cela. Dumoins, ils ne sauront pas quand je reviendrai. Bonsoir. »

Rodolphe ouvrit la porte, se glissa dehors etla referma vivement. Si Bauer revenait, sa visite seraitnécessairement connue ; s’il pouvait empêcher le retour deBauer, on ne saurait rien par la jeune fille. Il s’arrêta une foissorti, écoutant de toutes ses oreilles et sondant attentivement lesténèbres.

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