Service de la reine

Chapitre 17Le jeune Rupert et le Comédien

Souvent je me représente le jeune Rupertdebout où Rischenheim l’avait laissé, attendant le retour de sonmessager et guettant quelque signe qui apprît à Strelsau la mort duRoi que sa propre main avait tué. Son image est une de celles quela mémoire retient claire et distincte, tandis que le temps effacecelle d’autres hommes meilleurs et plus grands. La situation danslaquelle il se trouvait ce matin-là était vraiment de nature àexercer l’imagination. Si l’on en excepte Rischenheim, un roseausans résistance, et Bauer parti on ne savait où, il était seulcontre tout un royaume qu’il venait de décapiter et contre ungroupe d’hommes résolus qui ne connaîtraient ni repos, ni sécuritétant qu’il vivrait. Pour se protéger, il n’avait que sa viveintelligence, son courage et son secret. Cependant, il ne pouvaitpas fuir, n’ayant aucune ressource, jusqu’à ce que son cousin luien fournît, et à tout instant ses adversaires pouvaient être ensituation de déclarer la mort du Roi et de soulever la populationcontre lui. De tels hommes ne se repentent pas, mais peut-êtreregrettait-il l’entreprise qui l’avait amené où il était et luiavait imposé un acte si terrible. Cependant, ceux qui leconnaissaient bien sont autorisés à croire que le sourires’accentua sur ses lèvres fermes et charnues, à mesure qu’ilcontemplait la ville inconsciente. J’aurais voulu le voir là, maisj’imagine que, de son côté, il eût beaucoup préféré se trouver enface de Rodolphe, car il ne désirait rien tant que de croiserl’épée avec lui et de décider ainsi de sa destinée.

À l’étage inférieur, la vieille femme faisaitcuire un ragoût pour son dîner, maugréant de la longue absence ducomte Rischenheim et de celle de ce coquin de Bauer, ivre sansdoute dans quelque cabaret. Par la porte ouverte de la cuisine, onpouvait voir Rosa frottant ferme le carreau du corridor. Ses jouesétaient colorées et ses yeux brillants ; de temps en temps,elle interrompait sa tâche, levait la tête et semblait écouter.L’heure à laquelle le Roi devait avoir besoin d’elle, était passéeet le Roi n’était pas venu. La vieille femme était bien loin de sedouter pourquoi elle écoutait. Elle n’avait parlé que de Bauer.Pourquoi Bauer ne venait-il pas et qu’est-ce qui pouvait leretenir ? C’était une grande chose de garder le secret du Roiet elle mourrait plutôt que de le trahir ; car il avait étébon et gracieux pour elle et elle ne voyait pas dans Strelsau unhomme qui lui fût comparable. Le comte de Hentzau était beau, beaucomme le démon, mais elle lui préférait infiniment le Roi et le Rois’était confié à elle ; elle le défendrait de tout danger aupéril de sa propre vie.

Un bruit de roues dans la rue ! Lavoiture s’arrêta quelques portes plus loin, puis repassa devant lamaison. La jeune fille leva la tête. La vieille femme absorbée danssa besogne, ne prêta aucune attention. L’oreille fine et aux aguetsde la jeune fille entendit un pas rapide au dehors. Enfin, onfrappa ! Un coup sec, puis cinq autres très légers. Cettefois, la vieille femme entendit, laissa tomber sa cuiller dans lacasserole, enleva son ragoût du feu et se retourna endisant :

« Voilà enfin le coquin ! Ouvre-lui,Rosa. »

Avant qu’elle eût parlé, Rosa s’était élancéedans le corridor. Elle ouvrit et referma la porte. La vieille vintà celle de la cuisine. Le corridor et la boutique étaient sombres,les volets étant restés fermés, mais elle vit que l’homme, marchantprès de Rosa, était plus grand que Bauer.

« Qui est là ? cria la mère Holfd’une voix aigre. La boutique est fermée aujourd’hui, vous nepouvez pas entrer.

– Mais je suis entré, » répondit-on,et Rodolphe s’avança vers elle. La jeune fille le suivait ;les mains crispées et les yeux pleins d’ardeur.

« Ne me reconnaissez-vouspas ? » demanda Rodolphe planté en face de la vieillefemme et lui souriant. Dans cette demi obscurité du corridor auplafond bas, la mère Holf était fort intriguée. Elle connaissaitl’histoire de Rodolphe Rassendyll, elle savait qu’il était denouveau en Ruritanie ; elle ne s’étonnait pas qu’il fût àStrelsau ; mais elle ignorait que Rupert eût tué le Roi etelle n’avait pas revu le Roi depuis que sa maladie, jointe au portde la barbe, avait altéré sa ressemblance absolue avecM. Rassendyll. Bref, elle ne pouvait pas dire si c’étaitvraiment le Roi ou son Sosie qui lui parlait.

« Qui êtes-vous ? »demanda-t-elle d’un ton bref et dur.

La jeune fille dit avec un joyeuxrire :

« Mais, c’est le… »

Elle s’arrêta : peut-être le Roivoulait-il garder le secret sur son identité.

Rodolphe lui fit un signe de tête.

« Dites-lui qui je suis.

– Mais, ma mère, c’est le Roi, murmuraRosa riant, et rougissant ; le Roi, mère !

– Oui, si le Roi vit, je suis leRoi, » répondit Rodolphe.

Je suppose qu’il désirait découvrir jusqu’àquel point la vieille femme était informée.

Sans répondre, elle le dévisagea. Dans sontrouble, elle oublia de lui demander comment il avait appris lesignal qui devait le faire admettre.

« Je suis venu pour voir le comte deHentzau, poursuivit Rodolphe : conduisez-moi vers luiimmédiatement. »

En un instant, la vieille femme lui barra lepassage, les poings sur les hanches et d’un air de défi.

« Personne ne peut voir le comte,dit-elle brusquement ; il n’est pas ici.

– Comment le Roi ne peut pas le voir. Pasmême le Roi ?

– Le Roi ? dit-elle, en le regardantfixement : êtes-vous le Roi ? »

Rosa éclata de rire.

« Mère, dit-elle, vous avez dû voir leRoi cent fois.

– Le Roi ou son fantôme,qu’importe, » reprit Rodolphe légèrement.

La vieille femme se recula avec une frayeursoudaine.

« Son fantôme ? Est-il…

– Son fantôme ! s’écria Rosa enriant : mais c’est le Roi lui-même, mère. Vous ne ressemblezguère à un fantôme, Sire. »

La mère Holf était devenue livide et ses yeuxgrands ouverts, restaient fixés sur Rodolphe. Peut-êtresoupçonna-t-elle que quelque chose était arrivé au Roi et que cethomme était venu à cause de cela, cet homme qui était vraimentl’image du Roi et aurait pu être son ombre. Elle s’appuya sur lechambranle de la porte, les soubresauts de sa vaste poitrinesoulevant l’étoffe de sa robe brune. Après tout, c’était peut-êtrele Roi !

« Que Dieu nous vienne en aide !murmura-t-elle, pleine de crainte et de perplexité.

– Il nous aide, rassurez-vous. Où est lecomte de Hentzau ? »

La jeune fille s’était alarmée à la vue del’agitation de sa mère.

« Il est là-haut, dans la mansarde, touten haut de la maison, Sire, » dit-elle tout bas avec frayeur,pendant que son regard se portait rapidement du visage terrifié desa mère, aux yeux résolus et au sourire immuable de Rodolphe.

Ce qu’elle venait de dire lui suffit ; ilpassa rapidement à côté de la vieille femme et se mit à gravirl’escalier.

Les deux femmes le suivaient des yeux, la mèreHolf comme fascinée, Rosa alarmée, mais triomphante, carn’avait-elle pas fait ce que le Roi lui avait ordonné ?

Rodolphe tourna le coin du premier palier etdisparut de leurs regards. La vieille femme marmottant et jurant,rentra en trébuchant dans sa cuisine, remit son ragoût sur le feuet le tourna sans y prendre garde. Sa fille la guettait sanscomprendre qu’elle pût s’occuper de cuisine en pareil moment etsoupçonnant bien que sa pensée devait être ailleurs. Bientôt ;elle gravit, silencieusement et d’un pas furtif, l’escalier sur lestraces de Rodolphe. Une fois, elle se retourna : sa mèrecontinuait à agiter machinalement son ragoût. Rosa, courbée endeux, avança jusqu’à ce qu’elle aperçût le Roi qu’elle était sifière de servir. Il était arrivé à la porte de la grande mansardeoù logeait Rupert de Hentzau. Elle le vit mettre une main sur laserrure ; l’autre main était dans la poche de son habit. Aucunbruit ne venait de la chambre. Rupert avait entendu des pas audehors et restait debout, écoutant. Rodolphe ouvrit la porte etentra. Rosa s’élança, gravit les dernières marches et arriva à laporte juste comme elle se refermait : elle s’accroupit, écoutace qui se passait à l’intérieur et vit les ombres des deux hommess’agiter, à travers les fentes des panneaux.

Rupert de Hentzau ne croyait pas auxrevenants ; les hommes qu’il tuait dormaient immobiles où ilsétaient enterrés. Il en conclut que Rischenheim avait échoué danssa mission, ce qui ne le surprit pas, et que son ancien ennemientrait de nouveau en scène, ce dont je crois vraiment qu’il seréjouissait plutôt qu’il n’en était fâché. Quand Rodolphe entra, ilétait à mi-chemin entre la fenêtre et la table ; il s’avançajusqu’à la table et y appuya le bout de deux doigts.

« Ah ! le comédien ! »dit-il, montrant ses dents blanches et secouant sa tête frisée,tandis que son autre main restait, comme celle deM. Rassendyll, dans la poche de son habit.

M. Rassendyll lui-même avait avouéautrefois qu’il lui déplaisait de s’entendre appeler comédien parRupert. Il était maintenant un peu moins jeune et moinssusceptible.

« Oui, le comédien, répliqua-t-il ensouriant, mais son rôle sera plus court cette fois.

– Quel rôle ? N’est-ce pas, commeautrefois, celui d’un roi avec une couronne en carton ?demanda Rupert en s’asseyant sur la table. Sur ma foi, nous jouonsune belle comédie à Strelsau ! Vous avez une couronne encarton et moi, humble mortel, j’ai donné à l’autre une couronnecéleste. Mais peut-être ce que je dis ne vous apprendrien ?

– Non : je sais ce que vous avezfait.

– Je ne m’en vante pas. C’est plutôtl’acte du chien que le mien, répondit Rupert avec indifférence.Toutefois, c’est fait ! Il est mort, n’en parlons plus… Que mevoulez-vous, comédien ?

À la répétition de ce mot, pour elle simystérieux, la jeune fille regarda et écouta avec un redoublementd’attention. Que voulait dire le comte par ces mots :l’autre et une couronne céleste ?

« Pourquoi ne pas m’appeler roi ?dit Rodolphe.

– On vous appelle ainsi àStrelsau ?

– Ceux qui savent que je suis roi.

– Et ils sont…

– Quelque vingtaine.

– Et ainsi, répliqua Rupert, la ville esttranquille et les drapeaux flottent encore sur le Palais ?

– Vous vous attendiez à les voirabaisser ?

– On aime que ce qu’on a fait soitremarqué, dit Rupert d’un ton de reproche. Mais je pourrai lesfaire abaisser quand il me plaira.

– En contant vos nouvelles ? Celaserait-il bon pour vous ?

– Pardon ! Puisque le Roi a deuxvies, il est naturel qu’il y ait deux morts.

– Et après la seconde ?

– Je vivrai en paix, mon ami, grâce àcertaine source de revenu que je possède. Il frappa la poche de sonhabit avec un rire de défi. Par le temps qui court, les reineselles-mêmes doivent être prudentes lorsqu’il s’agit de leurslettres. Nous vivons dans un siècle moral.

– Vous n’en êtes pas responsable, ditRodolphe toujours souriant.

– Je fais ma petite protestation, maisque me voulez-vous, comédien ? car je commence à vous trouverun peu ennuyeux. »

Rodolphe devint grave. Il se rapprocha de latable et dit d’une voix basse et sérieuse :

« Monsieur le comte, vous êtes seulmaintenant en cette affaire. Rischenheim est prisonnier. Quant àvotre coquin de Bauer, je l’ai rencontré hier soir et je lui aicassé la tête.

– En vérité ?

– Vous tenez, vous savez quoi, dans vosmains. Si vous cédez, sur mon honneur, je sauverai votre vie.

– Alors, vous ne désirez pas mon sang.Certes, vous êtes le plus miséricordieux des comédiens !

– Je n’oserais même pas omettre de vousoffrir la vie. Allons, monsieur, vous avez échoué : rendez lalettre.

– Vous me ferez partir sain et sauf, sije vous la donne ?

– J’empêcherai votre mort, oui ; etje vous verrai partir sain et sauf.

– Où ?

– Pour une forteresse où un fidèlegentilhomme vous gardera.

– Pour combien de temps, mon cherami ?

– Pour beaucoup d’années, j’espère, moncher comte.

– Pour aussi longtemps, je suppose…

– Que le Ciel vous conservera en cemonde, comte. Il est impossible de vous laisser libre.

– Alors, c’est là votre offre ?

– L’extrême limite del’indulgence, » répondit Rodolphe.

Rupert éclata de rire. Sans doute, il y avaitdans son rire de la gaieté réelle. Il alluma une cigarette et semit à fumer en souriant.

« Je vous ferais tort en exigeant autantde votre bonté, » dit-il, et par pure insolence, cherchantencore à montrer à M. Rassendyll en quelle piètre estime il letenait et la lassitude que lui causait sa présence, il leva lesdeux bras au-dessus de sa tête et bâilla comme un homme accablé defatigue et d’ennui.

Cette fois, il avait dépassé le but. D’unbond, Rodolphe fut sur lui ; de ses mains, il lui saisit lespoignets et grâce à sa force supérieure, il ploya le corps souplede Rupert jusqu’à ce que sa tête et son buste fussent à plat sur latable. Ni l’un ni l’autre ne parla ; leurs yeux serencontrèrent ; ils entendirent leur respiration et sentirentleur haleine sur leur visage. La jeune fille avait vu le mouvementde Rodolphe, mais la fente ne lui permettait pas de voir les deuxhommes placés comme ils l’étaient alors. Elle resta à genoux etattendit. Lentement et avec une force patiente, Rodolphe commença àrapprocher les bras de son ennemi l’un près de l’autre.

Rupert avait lu son dessein dans ses yeux etrésistait de tous ses muscles tendus. Il semblait que ses brasdussent se briser ; mais petit à petit, ils furent rapprochésl’un de l’autre, les coudes se touchaient presque, puis lespoignets s’unirent involontairement. La sueur perlait sur le frontdu comte ; elle coulait en larges gouttes sur celui deRodolphe. Les deux poignets étaient l’un contre l’autre ; leslongs doigts vigoureux de la main droite de Rodolphe ;laquelle tenait déjà un des poignets se glissèrent graduellementautour de l’autre. La pression semblait avoir engourdi les bras deRupert et il se débattait plus faiblement. Les longs doigts étaientenroulés autour des deux poignets, peu à peu et timidement, lapression de l’autre main se détendit ; puis cessa. Une seulemain pourrait-elle tenir les deux poignets ? Rupert fit uneffort désespéré. Le sourire de M. Rassendyll lui répondit. Ilpouvait tenir les deux poignets d’une main, pas pour longtemps,non, mais pour un instant et, pendant cet instant, la main gauchede Rodolphe, libre enfin, se posa avec précipitation sur lapoitrine du comte. Il portait le même habit qu’avait déchiré lechien au Pavillon de chasse. Rodolphe l’ouvrit violemment et yintroduisit sa main.

« Que Dieu vous maudisse ! »gronda Rupert de Hentzau.

Mais M. Rassendyll souriait toujours. Ilprit la lettre et reconnut aussitôt le cachet de la Reine. Rupertfit un nouvel effort. La main gauche de Rodolphe céda et il n’eutque le temps de sauter de côté, tenant sa proie. En un clin d’œil,il eut son revolver en main. Pas trop tôt, car celui de Rupertétait en face de lui ; trois ou quatre pieds seulementséparaient les deux pistolets.

Certes, il y a beaucoup à dire contre Rupertde Hentzau et il est presque impossible de lui appliquer les loisde la mansuétude chrétienne, mais aucun de ceux qui l’ont connu, nepeut l’accuser d’avoir jamais reculé devant le danger ou la craintede la mort. Ce ne fut pas un sentiment de cette nature, mais unefroide considération du pour et du contre qui arrêta sa main à cemoment. Même en supposant qu’il sortît victorieux du duel et quetous deux ne mourussent pas, le bruit des armes à feu diminueraitbeaucoup ses chances de salut. De plus, il était célèbre commehomme d’épée et se croyait très supérieur à Rodolphe sous cerapport. Le fer lui donnait plus d’espoir d’être victorieux et depouvoir fuir sans danger. Il ne tira donc pas, mais dit, sansabaisser son arme.

« Je ne suis pas un bravache des rues etn’excelle pas aux combats de portefaix. Voulez-vous, maintenant,vous battre comme un gentilhomme ? Il y a une paire d’épéesdans la boîte que vous voyez là-bas ? »

M. Rassendyll, de son côté, ne perdaitpas un instant de vue le péril qui menaçait toujours la Reine.

Tuer Rupert ne la sauverait pas si lui-mêmesuccombait sans avoir eu le temps de détruire la lettre. Or, lerevolver de Rupert visant son cœur, il ne pouvait ni la déchirer nila jeter dans le feu qui brûlait de l’autre côté de la chambre.D’autre part, il ne redoutait pas un combat à l’épée, car iln’avait jamais cessé de pratiquer l’escrime et avait acquisbeaucoup plus d’habileté qu’à l’époque de son premier voyage àStrelsau.

« Comme il vous plaira, dit-il. Pourvuque nous vidions le différend ici et tout de suite, peu m’importede quelle manière.

– Alors, mettez votre revolver sur latable et je déposerai le mien à côté.

– Je vous demande pardon, répliquaRodolphe en souriant, mais il faut que vous déposiez le vôtre lepremier.

– Il paraît que je dois me fier à vous,mais que vous ne voulez pas vous fier à moi !

– Précisément. Vous savez que vous pouvezvous fier à moi et vous savez aussi bien que je ne peux pas me fierà vous. »

Une rougeur subite couvrit le visage deRupert. Il voyait, par moments, comme en un miroir, d’après leurphysionomie, le cas que les honnêtes gens faisaient de lui ;et je crois qu’il haïssait M. Rassendyll, moins parce qu’il sejetait à la traverse de son entreprise que parce qu’il pouvaitmieux que personne lui montrer la façon dont on le jugeait. Ilfronça les sourcils et serra les lèvres.

« Oui, dit-il d’un ton sardonique, mais,si vous ne tirez pas, vous détruirez la lettre ; je connaisvos fines distinctions.

– De nouveau, je vous demande pardon.Vous savez très bien que, lors même que tout Strelsau serait à laporte, je ne toucherais pas à la lettre. »

Furieux, Rupert jeta, en jurant, son revolversur la table. Rodolphe s’avança et déposa le sien à côté, puis illes prit tous deux et traversa la chambre pour aller les mettre surla cheminée ; entre les deux, il plaça la lettre. Un grand feubrillait dans la grille ; du moindre geste, il pouvait y jeterla lettre, mais il la déposa soigneusement sur la cheminée et setournant vers Rupert avec un léger sourire, lui dit :

« Maintenant, si vous le voulez bien,nous allons reprendre l’assaut que Fritz de Tarlenheim interrompitun jour dans la forêt de Zenda. »

Pendant tout ce temps, ils avaient parlé àvoix presque basse, l’un résolu ; l’autre furieux, et la jeunefille n’avait pu saisir qu’un mot ça et là. Mais tout à coup, ellevit luire l’acier à travers la fente de la porte. Haletante, ellepressa son visage contre le panneau, s’efforçant de mieux voir etde mieux entendre. Car Rupert de Hentzau avait sorti les épées deleur boîte et les avait mises sur la table. Avec un léger salut,Rodolphe en prit une et tous deux se mirent en position. Tout àcoup, Rupert abaissa son arme. Le froncement de ses sourcilsdisparut et il parla de son ton railleur habituel.

« À propos, dit-il, nous nous laissonspeut-être emporter par nos sentiments. Avez-vous plus enviemaintenant, qu’autrefois d’être roi de Ruritanie ? Parce que,dans ce cas, je serais le plus fidèle de vos sujets.

– Vous me faites trop d’honneur,comte.

– À condition, bien entendu, que jeserais un des plus favorisés d’entre vos sujets et le plus riche.Allons, allons, l’imbécile est mort maintenant ; il a vécucomme un niais et il est mort de même. La place est vide. Un mortn’a pas de droits et on ne lui fait pas tort. Que diable !C’est une bonne loi, n’est-ce pas ? Prenez sa place et safemme. Vous pourrez me payer mon prix, alors. Ou bien êtes-voustoujours aussi vertueux ? Par ma foi ! comme certainshommes apprennent peu du monde dans lequel ils vivent ! Sij’avais votre chance…

– Allons donc, comte, vous seriez ledernier à vous fier au comte Rupert de Hentzau !

– Si je m’arrangeais pour qu’il trouvâtle marché avantageux ?

– Mais c’est un homme qui prendrait lesalaire et trahirait son associé. »

Une fois encore, Rupert rougit. Quand il parlade nouveau, sa voix était dure, froide et basse.

« Par Dieu ! Rodolphe Rassendyll, jevais vous tuer ici et tout de suite.

– Essayez : je ne demande pas mieuxque de vous voir essayer.

– Et puis, je proclamerai dans toutStrelsau ce qu’est cette femme ! »

Il sourit en guettant le visage deRodolphe.

« En garde, monsieur, dit celui-ci.

– Voilà, monsieur ; je suisprêt. »

L’épée de Rodolphe avait touché la sienne.

La figure pâle de Rosa se pressait contre lafente. Elle entendait le bruit des épées qui se croisaient. Detemps à autre, elle entrevoyait une forme qui se jetait vivement enavant ou reculait avec prudence. Son cerveau était presqueparalysé. Ne connaissant ni l’esprit ni le cœur de Rupert, elle nepouvait croire qu’il voulût tuer le Roi. Cependant, les parolesqu’elle avait saisies, étaient celles d’hommes qui se querellent etelle n’arrivait pas à se persuader que ce fût là une simple partied’escrime. Ils ne parlaient plus maintenant, mais elle entendaitleur respiration haletante et les mouvements incessants de leurspieds sur le parquet. Puis un cri retentit, sonore et joyeux,ressemblant à un cri de triomphe.

« Presque !Presque ! »

Elle reconnut la voix de Rupert de Hentzau, etce fut le Roi qui répondit avec calme.

« Presque n’est pas tout àfait. »

De nouveau, elle écouta. Ils parurents’arrêter un moment, car elle n’entendit plus que les respirationsprofondes d’hommes qui se reposent un instant au milieu d’unexercice violent. Puis le cliquetis recommença, et l’un des deuxadversaires passa dans son rayon visuel. Elle reconnut la hautetaille et les cheveux roux du Roi. Il semblait être poussé pas àpas en arrière et s’approcher de plus en plus de la porte. Enfin,il n’y eut plus qu’un pied entre lui et cette porte. – Rupertpoussa un nouveau cri de joie.

« Je vous tiens à présent. Dites vosprières, roi Rodolphe. »

Dites vos prières ! Donc c’étaitsérieux ; ils se battaient et ne s’amusaient pas. Et son Roi,son cher Roi dont la vie était en danger. Elle ne regarda plusqu’un instant. Avec un cri étouffé de terreur, elle se précipitadans l’escalier. Elle ne savait ce qu’il fallait faire, mais soncœur lui criait de faire quelque chose pour sauver le Roi. Arrivéeau rez-de-chaussée, elle courut, les yeux hagards, à lacuisine.

Le ragoût était encore sur le feu et lavieille femme tenait toujours sa cuiller, mais elle ne la tournaitplus dans le ragoût et s’était assise sur une chaise.

« Il tue le Roi ! Il tue leRoi ! » criait Rosa ; et elle saisit sa mère par lebras. « Mère, que faire ? Il tue le Roi ! » Lavieille la regarda de ses yeux ternes, et avec un sourire à la foisstupide et rusé.

« Laisse-les tranquilles, dit-elle ;il n’y a pas de Roi là !

– Si, si ! Il est là-haut avec lecomte de Hentzau. Ils se battent. Mère, le comte Rupert letuera.

– Laisse-les tranquilles. Lui, leRoi ! » marmotta de nouveau la vieille.

Pendant un instant, Rosa la regarda désespéréede son impuissance. Mais tout à coup, ses yeux brillèrent.« Je vais appeler du secours, » dit-elle.

La vieille femme sortit tout à coup de satorpeur. Elle bondit et saisit sa fille par les épaules.

« Non, non, murmura-t-elle ; tu… tune sais pas. Laisse-les tranquilles, sotte ! Ce n’est pasnotre affaire ; laisse-les en repos.

– Lâchez-moi, mère ; lâchez-moi. Ilfaut que j’aide le Roi.

– Je ne te lâcherai pas ; »répondit la mère Holf.

Mais Rosa était jeune et forte et son cœurétait en émoi.

« Il faut que j’obtienne dusecours ; » cria-t-elle, et elle échappa à l’étreinte desa mère qu’elle envoya retomber sur sa chaise. Ensuite, Rosas’enfuit le long du corridor et dans la boutique. Les verrousarrêtèrent un instant ses doigts tremblants, puis elle ouvritviolemment la porte. Elle fut saisie d’une nouvelle stupéfaction àla vue de la foule émue qui stationnait devant la maison. Ses yeuxtombèrent sur l’endroit où je me trouvais avec Bernenstein etRischenheim, et elle poussa son cri désespéré.

« Au secours ! Le Roi ! LeRoi ! »

D’un bond, je fus près d’elle et dans lamaison, tandis que Bernenstein criait derrière moi :

« Vite ! plus vite ! »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer