Service de la reine

Chapitre 8L’humeur de Boris le chien de chasse.

Regardant en arrière, éclairé par tous lesrenseignements que j’ai réunis, je peux suivre très clairement,heure par heure, les événements jusqu’à ce jour, et comprendrecomment le hasard s’emparant de nos habiles plans et se moquant denotre finesse, amena nos projets, par des voies détournées, à uneissue étrange, mais prédestinée, dont nous étions parfaitementinnocents de pensée et d’intention. Si le Roi n’était pas allé auPavillon de chasse, il serait advenu ce que nous avions envue ; si Rischenheim avait réussi à prévenir Rupert deHentzau, rien n’aurait été changé ; le sort en décidaautrement. Le Roi fatigué alla au Pavillon et Rischenheim ne putprévenir son cousin. Il en fut pourtant bien près, car Rupert,comme son rire m’en informa, était dans la maison de laKönigstrasse quand je partis de Strelsau et Rischenheim y arriva àquatre heures et demie. Ayant pris le train à une petite station,il avait facilement dépassé M. Rassendyll qui, n’osant pasmontrer son visage, fut forcé de faire toute la route à cheval etde ne pénétrer dans la ville qu’à la nuit.

Mais Rischenheim ne s’était pas hasardé àenvoyer un avertissement, car il savait que nous avions l’adressede son cousin, et il ignorait quelles mesures nous avions puprendre pour intercepter les dépêches. Il fut donc obligéd’apporter ses nouvelles lui-même et, quand il arriva, son hommeétait parti. Par le fait, Rupert dut quitter la maison presqueaussitôt après mon départ de la ville. Il avait résolu d’être exactau rendez-vous. Ses seuls ennemis n’étaient pas à Strelsau ;il n’y avait pas de mandat d’amener contre lui et, quoique sacomplicité dans l’affaire de Michel le Noir fût comme de tout lemonde, il ne craignait pas d’être arrêté, grâce au secret qui leprotégeait. En conséquence, il sortit de la maison, alla à la gare,prit son billet pour Hofbau pour le train de quatre heures etarriva vers cinq heures et demie. Il dut croiser le train parlequel voyageait Rischenheim. Celui-ci n’apprit son départ que parun employé du chemin de fer qui, ayant reconnu le comte de Hentzau,avait pris la liberté de complimenter Rischenheim sur le retour deson cousin.

Rischenheim ne répondit rien, mais se hâta,très agité, de se rendre à la maison de la Königstrasse où lavieille mère Holf lui confirma la nouvelle. Il subit alors un accèsde grande irrésolution. La fidélité à Rupert lui inspirait le désirde le suivre et de partager les périls vers lesquels il courait.D’autre part, la prudence lui murmurait à l’oreille qu’il n’étaitpas engagé irrévocablement, que rien, jusque-là, ne lecompromettait ouvertement en qualité de complice de Rupert ;et que nous, qui connaissions la vérité, serions très satisfaitsd’acheter son silence quant au tour que nous lui avions joué, enlui accordant l’impunité. Ses craintes l’emportèrent et en hommeirrésolu qu’il était, il décida d’attendre à Strelsau le résultatde la rencontre au Pavillon de chasse. Si l’on s’y débarrassait deRupert, il avait quelque chose à nous offrir en échange de lapaix ; si son cousin s’échappait, il serait, lui, à laKönigstrasse, prêt à seconder les nouveaux projets de l’aventurieraux abois. De toute façon, sa vie était, sauve, et je me permets depenser que ceci avait quelque importance à ses yeux. Pour excuse,il avait la blessure reçue de Bernenstein et qui le privaitabsolument de l’usage d’un bras. Eût-il suivi Rupert, il eût été,pour le moment, un allié fort inutile.

De tout cela, nous ne savions rien enchevauchant par la forêt. Nous pouvions deviner, conjecturer,espérer ou craindre, mais nous n’avions la certitude que de deuxchoses : le départ de Rischenheim pour la capitale et laprésence de Rupert dans cette ville à cinq heures. Les deux cousinspouvaient s’être rencontrés ou manqués. Nous devions agir commes’ils s’étaient manqués et que Rupert fût allé à la rencontre duRoi. Nous étions en retard et ce fait nous poussait en avant,quoique nous évitassions de le rappeler ; cela nous faisaitéperonner et presser nos chevaux plus que la prudence ne l’eûtvoulu. Une fois, le cheval de James buta dans l’obscurité etdésarçonna son cavalier ; plus d’une fois, une branche basse,obstruant le chemin, me cingla le visage et faillit me jeter mortou étourdi à bas de ma monture.

Sapt ne fit aucune attention à ces aventures.Il avait pris la tête et, ferme en selle, il allait droit devantlui sans jamais tourner la tête à droite ni à gauche, sans jamaisralentir son allure, n’épargnant ni lui-même, ni sa bête. James etmoi le suivions côte à côte. Nous galopions en silence, ne trouvantrien à nous dire. Un seul tableau absorbait ma pensée ; et cetableau me représentait Rupert tendant au Roi, avec son sourireassuré, la lettre de la Reine ! Car l’heure du rendez-vousétait passée. Si cette image s’était changée en réalité, queferions-nous ? Tuer Rupert satisferait notre désir devengeance, mais à quoi cela servirait-il si le Roi avait lu lalettre de la Reine ? J’avoue que je me surpris raillantM. Rassendyll pour avoir conçu un plan qui, au lieu d’être unpiège tendu à Rupert de Hentzau, en devenait un pour nous.

Tout à coup, Sapt tournant la tête pour lapremière fois, me désigna quelque chose. Le Pavillon était devantnous à un quart de mille environ et à peine visible. Sapt arrêtason cheval, nous suivîmes son exemple, tous trois, nous mîmes piedà terre et, ayant attaché nos montures à des arbres, nous avançâmesà pas rapides, mais silencieux. Il était convenu que Sapt entreraitle premier et prétendrait avoir été envoyé par la Reine pourprendre soin du Roi et veiller à ce qu’il pût revenir le lendemainsans fatigue nouvelle. Si Rupert était venu ou reparti, l’attitudedu Roi le révélerait probablement. S’il n’était pas encore arrivé,James et moi ferions sentinelle au dehors pour lui barrer lepassage. Il y avait encore une troisième hypothèse : ilpouvait être en ce moment même avec le Roi. Ce que nous ferions ence cas, nous l’ignorions. Quant à moi, mon plan, si j’en avais un,était de tuer Rupert et d’essayer de persuader au Roi que la lettreétait fausse, espoir de dernière extrémité dont nous détournionsles yeux comme d’une impossibilité.

Nous étions maintenant près du Pavillon, àenviron quarante mètres de l’entrée. Tout à coup, Sapt se jeta parterre à plat ventre et murmura :

« Donnez-moi une allumette. »

James en alluma une et la nuit étant calme, lalumière brilla aussitôt ; elle nous montra les marques despieds d`un cheval, toutes fraîches et s’éloignant du Pavillon. Nousnous relevâmes et suivîmes les traces jusqu’à un arbre situé àvingt mètres de la porte. Là, elles cessaient, mais au delà, onvoyait celles en double de deux pieds d’homme dans la terre molleet noire ; un homme était allé de là à la maison et étaitrevenu de la maison à l’arbre. À la droite de celui-ci, il y avaitd’autres marques de sabots de cheval y conduisant, puis cessant. Unhomme était arrivé par la droite, avait mis pied à terre, s’étaitrendu au Pavillon à pied, était revenu à l’arbre pour remonter àcheval et s’éloigner par le sentier que nous venions de suivre.

« Ce peut être une autre personne, »dis-je, mais je crois que pas un de nous ne doutait que les tracesne fussent celles de Hentzau. Donc, le Roi avait la lettre, le malétait fait, nous arrivions trop tard !

Cependant, nous n’hésitâmes pas. Le désastreaccompli, il fallait y faire face. Le valet de chambre deM. Rassendyll et moi suivîmes le connétable jusqu’à quelquespieds de la porte. Là, Sapt, qui était en uniforme, fit jouer sonépée dans le fourreau. James et moi jetâmes un regard sur nosrevolvers. On ne voyait aucune lumière dans le Pavillon ; laporte était fermée, on n’entendait rien. Sapt frappa doucement dela main, rien ne répondit de l’intérieur ; il saisit le boutonde la serrure, le tourna et la porte s’ouvrit, le corridor étaitsombre, personne ne se montrait.

« Restez ici comme il a été convenu, medit tout bas le colonel. Donnez-moi les allumettes etj’entrerai. » James lui tendit la boîte d’allumettes et ilfranchit le seuil. Nous le vîmes distinctement d’abord, puis à ladistance de deux ou trois mètres, sa forme devint vague ; jen’entendis plus rien que ma propre respiration haletante. Mais uninstant après, il y eut un autre bruit léger, une exclamationétouffée, le bruit d’un faux pas, puis d’une épée frappant lesdalles du corridor. Nous nous regardâmes ; aucun mouvementdans la maison ne répondit à ce bruit, une allumette fut frottéesur la boîte et Sapt se releva, le fourreau de son épée traînantsur le sol ; ses pas revinrent vers nous et une seconde après,il reparut à la porte.

« Que s’est-il passé ?demandai-je.

– Je suis tombé, me répondit Sapt.

– Sur quoi ?

– Venez voir. James, restezici. »

Je suivis le connétable sur une longueur dehuit à dix pieds, dans le corridor.

« N’y a-t-il de lampe nulle part ?lui dis-je.

– Une allumette nous suffira. Tenez,voici sur quoi je suis tombé. »

Avant même que l’allumette fût allumée, je visun corps sombre étendu en travers du corridor.

« Un homme mort ! m’écriai-jeaussitôt.

– Non, répliqua Sapt, frottant uneallumette, un chien mort, Fritz. »

Une exclamation de surprise m’échappa comme jetombais sur mes genoux : À ce moment, Sapt murmura :

« Mais si, il y a une lampe, » et ilétendit la main vers une petite lampe à huile posée sur uneencoignure ; il la prit, l’alluma et la tint au-dessus ducorps. Elle éclairait assez pour nous permettre de distinguer lecorps qui barrait le passage.

« C’est Boris, le lévrier du Roi, »dis-je tout bas, quoiqu’il n’y eût personne pour m’écouter.

Je connaissais bien ce chien. C’était lefavori du Roi, qu’il suivait toujours dans ses chasses à courre. Ilobéissait au moindre mot de Sa Majesté, mais il témoignait d’unehumeur incertaine envers le reste des mortels. Sapt mit la main surla tête de l’animal ; il y avait un trou de balle juste aumilieu du front. De mon côté, je montrai à Sapt l’épaule gauchefracassée par une autre balle.

« Et voyez ! dit leconnétable ; tirez là-dessus. »

Je regardai où il avait posé sa main. Dans lagueule du chien était un morceau de drap gris et sur ce morceau unbouton d’habit en corne.

Je tirai le morceau de drap, mais Boris tenaitferme jusque dans la mort. Sapt tira son épée et en passant lapointe entre les dents du chien, il les sépara suffisamment pourque je pusse enlever l’étoffe.

« Vous ferez bien de mettre cela dansvotre poche, me dit le connétable. Maintenant, venez. » Ettenant la lampe d’une main et son épée nue de l’autre, il enjambale corps du lévrier et je le suivis.

Nous étions alors devant la porte de lachambre où Rodolphe Rassendyll avait soupé avec nous le jour de sapremière arrivée en Ruritanie et d’où il était parti pour êtrecouronné roi à Strelsau. Sur la droite ; était la chambre oùle Roi couchait, et plus loin, dans la même direction, la cuisineet les celliers. Le ou les officiers de service couchaient del’autre côté de la salle à manger.

« Je suppose qu’il nous faut faire unevisite domiciliaire, » dit Sapt ; et malgré son calmeapparent, je perçus dans sa voix l’écho d’une surexcitation malréprimée. À cet instant, nous entendîmes venant du corridor à notregauche, un sourd gémissement et un bruit semblable à celui queferait un homme se traînant péniblement sur le parquet. Sapt tournasa lampe dans cette direction, et nous vîmes Herbert, le gardeforestier, pâle et les yeux dilatés, se soulevant par terre, surses deux mains, les jambes étendues derrière lui et la poitrineappuyée sur le sol.

« Qui est là ? demanda-t-il d’unevoix faible.

– Mais, mon garçon, vous nous connaissezbien, lui dit Sapt en s’approchant de lui. Que s’est-il donc passéici ? »

Le pauvre homme, très affaibli, avait, jecrois, un peu de délire.

« J’ai mon compte, monsieur,murmura-t-il, je l’ai bien et complet. Plus de chasse pour moi,monsieur. Je l’ai là, dans le ventre. Oh ! monDieu ! »

Sa tête retomba sur le parquet avec un bruitsourd.

Je courus à lui, le soulevai et mettant ungenou en terre, j’appuyai sa tête sur ma jambe.

« Dites-moi ce qui s’est passé, »ordonna Sapt d’une voix brève, tandis que je m’efforçais de placerle pauvre garçon de la manière la plus commode possible pourlui.

Lentement et à mots entrecoupés, il commençason récit, tantôt se répétant, tantôt oubliant une parole ouconfondant l’ordre des faits, plus souvent encore, s’arrêtant pourreprendre haleine. Cependant, nous n’étions pas impatients et nousécoutions sans penser au temps qui s’écoulait. À un certain moment,un léger bruit me fit tourner la tête. James inquiet de notreabsence prolongée, nous avait rejoints. Sapt ne s’occupa ni de lui,ni de rien autre, que des paroles tombant irrégulièrement deslèvres de l’homme frappé à mort. Voici son récit, étrange exemplede l’effet d’une petite cause sur un grand événement.

Le Roi, après avoir mangé un léger souper,était rentré dans sa chambre et s’était jeté sur son lit, où lesommeil l’avait saisi tout habillé. Herbert enlevait le couvert ets’occupait à divers autres détails du service, quant tout à coup,il vit un homme à son côté. Étant depuis peu au service du Roi, ilne connaissait pas l’étranger. Il était, dit-il, de taille moyenne,brun, beau, un vrai gentilhomme des pieds à la tête. Il portait unetunique de chasse et un revolver à sa ceinture. Une de ses mainsétait posée dessus ; de l’autre, il tenait une petite boîtecarrée.

« Dites au Roi que je suis ici ; ilm’attend, » dit l’étranger.

Herbert, alarmé de l’apparition subite etsilencieuse de l’inconnu, recula, se reprochant de n’avoir pasfermé la porte d’entrée. Il n’était pas armé, mais se sachant trèsfort, il se préparait à défendre son maître de son mieux. Rupert,car c’était lui, à n’en pas douter, rit légèrement etrépéta :

« Mon garçon, il m’attend, allezm’annoncer. » Herbert, impressionné par l’air impérieux del’étranger, se dirigea vers la chambre du Roi, mais à reculons,sans détourner son visage de Rupert.

« Si le Roi veut en savoir davantage,dites-lui que j’ai le paquet et la lettre, » ajoutaRupert.

Herbert s’inclina et passa dans la chambre àcoucher. Le Roi dormait. Quand Herbert l’éveilla, il parut ne riensavoir du paquet, de la lettre, ni de la visite attendue. Lescraintes d’Herbert se réveillèrent. Il dit tout bas que l’étrangerportait un revolver. Quels que fussent les défauts du Roi (Dieu megarde de mal parler de celui pour qui le sort fut si dur !),il n’était pas lâche. Il sauta de son lit, et au même instant, legrand lévrier s’étira et vint à lui pour le caresser. Mais alors,il sentit l’étranger, ses oreilles se dressèrent, et il fitentendre un sourd grognement en regardant le visage de son maître.Alors Rupert, peut-être fatigué d’attendre, peut-être doutant queson message eût été bien transmis, parut à la porte.

Le Roi n’était pas plus armé qu’Herbert ;leurs armes de chasse étaient dans la pièce voisine, et Rupertsemblait barrer le chemin. J’ai dit que le Roi était brave, mais jecrois que la vue de Rupert l’impressionna, en lui rappelant lestortures endurées dans son cachot, car il recula ens’écriant : « Vous ! » Le lévrierinterprétant subtilement le mouvement de son maître, grogna aveccolère.

« Vous m’attendiez, Sire ? »demanda Rupert en saluant, mais avec un sourire.

Je suis sûr que l’alarme du Roi lui faisaitplaisir. Inspirer la terreur le ravissait et il n’arrive pas tousles jours de l’inspirer à un roi : et ce roi, un Elphsberg.C’était arrivé plus d’une fois à Rupert de Hentzau.

« Non, balbutia le Roi. Puis, seremettant un peu, il dit avec colère : Comment osez-vous venirici.

– Vous ne m’attendiez pas ? »s’écria Rupert. Et aussitôt, l’idée qu’on lui avait tendu un piège,traversa son esprit alerte.

Il tira en partie le revolver de sa ceinture,sans doute inconsciemment et pour s’assurer de sa présence. Avec uncri de terreur, Herbert se jeta devant le Roi qui retomba sur lelit. Rupert, perplexe, vexé et cependant souriant encore, commes’il voyait là quelque chose d’amusant, dit Herbert, fit un pas enavant, criant quelques mots au sujet de Rischenheim, mots que legarde ne saisit pas.

« Arrière ! Arrière ! »cria le Roi.

Rupert s’arrêta, puis comme saisi d’une penséesubite, il leva la boîte qu’il tenait dans sa main endisant :

« Eh bien ! Regardez ceci, Sire, etnous causerons après, » et il tendit la main qui tenait lecoffret.

Le dénouement ne tenait plus qu’à un fil, carle Roi murmurait à l’oreille d’Herbert :

« Qu’est-ce donc ? Qu’est-cedonc ? Allez le prendre. » Mais Herbert hésita. Ilcraignait de quitter le Roi, que son corps protégeait comme unbouclier. Alors, l’impatience de Rupert l’emporta ; si on luiavait tendu un piège, chaque minute de retard pouvait doubler sondanger. Avec un rire méprisant, il s’écria :

« Attrapez-le donc, si vous avez peur devenir le prendre ! » et il lança le paquet soit àHerbert, soit au Roi, ou à celui des deux qui aurait la chance dele saisir.

Cette insolence eut un étrange résultat. En unclin d’œil, avec un grognement furieux, Boris bondit à la gorge del’étranger. Rupert, jusqu’alors, n’avait pas fait attention auchien. Surpris, il laissa échapper un juron, saisit son revolver etfit feu sur son assaillant. Le coup dut briser l’épaule de la bête,mais n’arrêta qu’à moitié son élan. Son grand poids fit tomberRupert sur un genou. On ne prêta aucune attention au paquet qu’ilavait lancé. Le Roi, fou de terreur et furieux du sort de sonfavori, sauta sur ses pieds et courut dans la pièce voisine enpassant devant Rupert. Herbert le suivit. Rupert repoussa le chienblessé et affaibli et se précipita vers la porte. Il se trouva enface d’Herbert portant un épieu à sanglier, et du Roi armé d’unfusil de chasse à deux coups. Il leva sa main gauche, dit Herbert,comme s’il voulait se faire entendre, mais le Roi le mit en joue.D’un bond, Rupert s’abrita derrière la porte ; la balle passadevant lui et s’enfonça dans le mur. Puis Herbert s’élança sur luiavec son épieu. Il ne s’agissait plus d’explications, mais de vieou de mort ; sans hésiter, Rupert tira sur Herbert qui tombablessé mortellement. Le Roi épaula de nouveau son fusil.

« Maudit fou ! hurla Rupert, si vousen voulez, en voilà ! » Le fusil et le revolver partirenten même temps. Rupert, toujours maître de ses nerfs, atteignit leRoi ; celui-ci le manqua. Herbert vit le comte, son armefumante à la main, regarder un instant le Roi étendu sur leparquet. Puis il se dirigea vers la porte. J’aurais voulu voir sonvisage à ce moment. Souriait-il, ou fronçait-il le sourcil ?Exprimait-il le regret ou le triomphe ? Le remords ? Ilen était incapable.

Il franchit la porte et Herbert ne le vitplus, mais le quatrième acteur, celui qui, bien que muet, avaitjoué un rôle si important, reparut sur la scène. Boitant, tantôtgémissant de douleur, tantôt grondant de colère, Boris se traîna àtravers la chambre, à la poursuite de Rupert. Herbert souleva latête et écouta. Il entendit un grognement, un juron, le bruit d’unelutte. Probablement Rupert se retourna juste à temps pour recevoirle choc du chien. L’animal, désemparé par sa blessure, ne putatteindre le visage de son ennemi, mais ses crocs arrachèrent lemorceau de drap que nous trouvâmes, serré comme dans un étau, entreses mâchoires. Puis un nouveau coup de feu retentit : Herbertentendit un éclat de rire, une porte fermée violemment et des pasqui s’éloignaient. Il comprit que le comte s’échappait. Avec unpénible effort, il se traîna dans le corridor.

Dans la pensée qu’il pourrait le poursuivre,s’il buvait un peu d’eau-de-vie, il se dirigea du côté de la cave.Mais la force lui manqua et il tomba où nous le trouvâmes, nesachant pas si le Roi était mort ou vivant, et hors d’état deretourner dans la chambre où son maître gisait étendu surle,parquet.

J’avais écouté le récit comme pétrifié. Versle milieu, la main de James s’était glissée jusqu’à mon bras et yétait restée. Quand Herbert eut fini, je vis le petit homme passerplusieurs fois sa langue sur ses lèvres sèches. Puis je regardaiSapt. Il était pâle comme un fantôme et les rides de son visagesemblaient s’être creusées. Il leva les yeux et rencontra lesmiens. Sans mot dire, nous échangeâmes nos pensées par nos regards.Nous nous disions : « Ceci est notre œuvre ! »Nous avions tendu le piège et nos victimes étaient devant nous. Jene peux, même encore aujourd’hui, songer à ce moment, car, grâce ànous, le Roi était mort !

Mais était-il mort ? Je saisis le bras deSapt. Son regard m’interrogea.

« Le Roi ? murmurai-je d’une voixrauque.

– Oui, le Roi ? »répliqua-t-il.

Nous nous dirigeâmes vers la porte de la salleà manger. Là, je me sentis tout à coup défaillir et je saisis lebras de Sapt. Il me soutint et ouvrit la porte toute grande. Lapièce était pleine d’odeur de poudre, et la fumée s’enroulaitautour du lustre dont elle tamisait la lumière. James nous suivitavec la lampe. Le Roi n’était pas là. Je ressentis un espoirsoudain. Le Roi n’avait donc pas été tué ! Cela me rendit mesforces et je m’élançai vers la pièce intérieure. Sapt et James mesuivirent et regardèrent à la porte, par-dessus mon épaule.

Le Roi était étendu par terre, le visagecontre le parquet, près du lit. Nous supposâmes qu’il s’étaittraîné là, dans l’espoir de se reposer quelque part. Il ne remuaitpas. Nous le regardâmes un moment dans un silence qui semblait plusprofond que nature.

Enfin, d’un commun accord, nous nousapprochâmes craintivement, comme si nous nous approchions du trônede la Mort même. Le premier, je m’agenouillai et soulevai la têtedu Roi. Le sang avait coulé de ses lèvres, mais il ne coulait plus.Le Roi était mort !

Je sentis la main de Sapt sur mon épaule.Levant les yeux, je vis son autre main tendue vers le sol ettournai mon regard de ce côté. Dans la main du Roi teinte de sonsang, était le coffret que j’avais porté à Wintenberg et que Rupertde Hentzau avait rapporté ce jour même au Pavillon. Ce n’était pasle repos, mais le coffret que le Roi mourant avait cherché à sesderniers moments. Je me baissai, soulevai sa main et détachai lesdoigts encore mous et chauds.

Sapt s’inclina avec un empressement subit etmurmura :

« Est-il ouvert ? »

La corde n’était pas défaite ; le cachetn’était pas rompu. Le secret avait survécu au Roi et il était mortsans savoir. Tout à coup, je ne sais pourquoi, je passai ma mainsur mes yeux, les cils en étaient mouillés.

« Est-il ouvert ? me demanda Sapt denouveau, car la lumière incertaine l’empêchait de voir.

– Non, répondis-je.

– Dieu soit loué ! »s’écria-t-il ; et pour Sapt ; la voix étaitdouce !

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