Souvenirs de la maison des morts

Chapitre 3L’hôpital (Suite)

J’ai parlé ici des punitions et de ceux qui les administraient,parce que j’eus une première idée bien nette de ces choses-làpendant mon séjour à l’hôpital. Jusqu’alors, je ne les connaissaisque par ouï-dire. Dans notre salle étaient internés tous lescondamnés des bataillons qui devaient recevoir lesschpizruten[28], ainsi que les détenus des sectionsmilitaires établies dans notre ville et dans l’arrondissement quien dépendait. Pendant les premiers jours, je regardais ce qui sefaisait autour de moi avec tant d’avidité, que ces mœurs étranges,ces prisonniers fouettés ou qui allaient l’être me laissaient uneimpression terrible. J’étais ému, épouvanté. En entendant lesconversations ou les récits des autres détenus sur ce sujet, je meposais des questions, que je cherchais à résoudre. Je voulaisabsolument connaître tous les degrés des condamnations et desexécutions, toutes leurs nuances, et apprendre l’opinion desforçats eux-mêmes : je tâchai de me représenter l’étatpsychologique des fustigés. J’ai déjà dit qu’il était bien rarequ’un détenu fût de sang-froid avant le moment fatal, même s’ilavait été battu à plusieurs reprises. Le condamné éprouve une peurhorrible, mais purement physique, une peur inconsciente quiétourdit son moral. Durant mes quelques années de séjour à lamaison de force, je pus étudier à loisir les détenus quidemandaient leur sortie de l’hôpital, où ils étaient restés quelquetemps pour soigner leurs échines endommagées par la première moitiéde leur punition ; le lendemain ils devaient recevoir l’autremoitié. Cette interruption dans le châtiment est toujours provoquéepar le médecin qui assiste aux exécutions. Si le nombre des coups àrecevoir est trop grand pour qu’on puisse les administrer en unefois au détenu, on partage le nombre en deux ou en trois, suivantl’avis formulé par le docteur pendant l’exécution elle-même ;il dit si le condamné est en état de subir toute sa punition, ou sisa vie est en danger. Cinq cents, mille et même quinze centsbaguettes sont administrées en une seule fois ; mais s’ils’agit de deux ou trois mille verges, on, divise la condamnation endeux ou en trois. Ceux dont le dos était guéri et qui devaientsubir le reste de leur punition étaient tristes, sombres,taciturnes, la veille et le jour de leur sortie. On remarquait eneux une sorte d’abrutissement, de distraction affectée. Ces gens-làn’entamaient aucune conversation et demeuraient presque toujourssilencieux : trait singulier, les détenus évitent d’adresser laparole à ceux qui doivent être punis et ne font surtout pasallusion à leur châtiment. Ni consolations, ni paroles superflues :on ne fait même pas attention à eux, ce qui certainement estpréférable pour le condamné. Il y avait pourtant des exceptions,par exemple le forçat Orlof, dont j’ai déjà parlé. Il était fâchéque son dos ne guérit pas plus vite, car il lui tardait de demandersa sortie, d’en finir avec les verges, et d’être versé dans unconvoi de condamnés, pour s’enfuir pendant le voyage. C’était unenature passionnée et ardente, occupée uniquement du but à atteindre: un rusé compère ! Il semblait très-content lors de sonarrivée et dans un état d’excitation anormale ; bien qu’ildissimulât ses impressions, il craignait de rester sur place et demourir sous les verges avant même la première moitié de sapunition. Il avait entendu parler des mesures prises à son égardpar l’administration, alors qu’il était encore en jugement ;aussi se préparait-il à mourir. Une fois qu’il eut reçu sespremières verges, il reprit courage. Quand il arriva à l’hôpital,je n’avais jamais vu encore de plaies semblables, mais il étaittout joyeux : il espérait maintenant rester en vie, les bruitsqu’on lui avait rapportés étaient mensongers, puisque on avaitinterrompu l’exécution ; après sa longue réclusion préventive,il commençait à rêver du voyage, de son évasion future, de laliberté, des champs, de la forêt… Deux jours après sa sortie del’hôpital, il y revint pour mourir sur la même couchette qu’ilavait occupée pendant son séjour ; il n’avait pu supporter laseconde moitié. Mais j’ai déjà parlé de cet homme. Tous les détenussans exception, même les plus pusillanimes, ceux que tourmentaitnuit et jour l’attente de leur châtiment, supportaientcourageusement leur peine. Il était bien rare que j’entendisse desgémissements pendant la nuit qui suivait l’exécution ; engénéral, le peuple sait endurer la douleur. Je questionnai beaucoupmes camarades au sujet de cette douleur, afin de la déterminerexactement et de savoir à quelle souffrance on pouvait la comparer.Ce n’était pas une vaine curiosité qui me poussait. Je le répète,j’étais ému et épouvanté. Mais j’eus beau interroger, je ne pustirer de personne une réponse satisfaisante. Ça brûle comme le feu,— me disait-on généralement : ils répondaient tous la même chose.Tout d’abord, j’essayai de questionner M—tski : « — Cela brûlecomme du feu, comme un enfer ; il semble qu’on ait le dosau-dessus d’une fournaise ardente. » Ils exprimaient tout par cemot. Je fis un jour une étrange remarque, dont je ne garantis pasle bien fondé, quoique l’opinion des forçats eux-mêmes confirme monsentiment, c’est que les verges sont le plus terrible des supplicesen usage chez nous. Il semble tout d’abord que ce soit absurde,impossible, et pourtant cinq cents verges, quatre cents même,suffisent pour tuer un homme ; au dessus de cinq cents la mortest presque certaine. L’homme le plus robuste ne sera pas en étatde supporter mille verges tandis qu’on endure cinq cents-baguettessans en être trop incommodé et sans risquer le moins du monde deperdre la vie. Un homme de complexion ordinaire supporte millebaguettes sans danger ; deux mille baguettes ne peuvent tuerun homme de force moyenne, bien constitué. Tous les détenusassuraient que les verges étaient pires que les baguettes. « Lesverges cuisent plus et tourmentent davantage », disaient-ils. Ellestorturent beaucoup plus que les baguettes, cela est évident, carelles irritent et agissent fortement sur le système nerveuxqu’elles surexcitent outre mesure. Je ne sais s’il existe encore deces seigneurs, — mais il n’y a pas longtemps il y en avait encore —auxquels fouetter une victime procurait une jouissance quirappelait le marquis de Sade et la Brinvilliers. Je crois que cettejouissance consiste dans une défaillance de cœur, et que cesseigneurs doivent jouir et souffrir en même temps. Il y a des gensqui sont comme des tigres, avides du sang qu’ils peuvent lécher.Ceux qui ont possédé cette puissance illimitée sur la chair, lesang et l’âme de leur semblable, de leur frère selon la loi duChrist, ceux qui ont éprouvé cette puissance et qui ont eu lafaculté d’avilir par l’avilissement suprême un autre être, fait àl’image de Dieu, ceux-là sont incapables de résister à leursdésirs, à leur soif de sensations. La tyrannie est une habitude,capable de se développer, et qui devient à la longue une maladie.J’affirme que le meilleur homme du monde peut s’endurcir ets’abrutir à tel point que rien ne le distinguera d’une bête fauve.Le sang et la puissance enivrent : ils aident au développement dela dureté et de la débauche ; l’esprit et la raison deviennentalors accessibles aux phénomènes les plus anormaux, qui leursemblent des jouissances. L’homme et le citoyen disparaissent pourtoujours dans le tyran, et alors le retour à la dignité humaine, lerepentir, la résurrection morale deviennent presque irréalisables.Ajoutons que la possibilité d’une pareille licence agitcontagieusement sur la société tout entière : un tel pouvoir estséduisant. La société qui regarde ces choses d’un œil indifférentest déjà infectée jusqu’à la moelle. En un mot le droit accordé àun homme de punir corporellement ses semblables est une des plaiesde notre société, c’est le plus sûr moyen pour anéantir en ellel’esprit de civisme, et ce droit contient en germe les élémentsd’une décomposition inévitable, imminente. La société méprise lebourreau de métier, mais non le bourreau-seigneur. Chaquefabricant, chaque entrepreneur doit ressentir un plaisir irritanten pensant que l’ouvrier qu’il a sous ses ordres dépend de lui avecsa famille tout entière. J’en suis sûr, une génération n’extirpepas si vite ce qui est héréditaire en elle ; l’homme ne peutpas renoncer à ce qu’il a dans le sang, à ce qui lui a été transmisavec le lait. Ces révolutions ne s’accomplissent pas si vite. Cen’est pas tout que de confesser sa faute, son péché originel, c’estpeu, très-peu, il faut encore l’arracher, le déraciner, et cela nese fait pas vite. J’ai parlé du bourreau. Les instincts d’unbourreau sont en germe presque dans chacun de noscontemporains ; mais les instincts animaux de l’homme ne sedéveloppent pas uniformément. Quand ils étouffent toutes les autresfacultés, l’homme devient un monstre hideux. Il y a deux espèces debourreaux : les bourreaux de bonne volonté et les bourreaux pardevoir, par fonction. Le bourreau de bonne volonté est, sous tousles rapports, au-dessous du bourreau payé, qui répugne pourtant sifort au peuple, et qui lui inspire un dégoût, une peur irréfléchie,presque mystique. D’où provient cette horreur quasi superstitieusepour le dernier, tandis qu’on n’a que de l’indifférence et del’indulgence pour les premiers ? Je connais des exemplesétranges de gens honnêtes, bons, estimés dans leur société ;ils trouvaient nécessaire qu’un condamné aux verges hurlât,suppliât et demandât grâce. C’était pour eux une chose admise, etreconnue inévitable ; si la victime ne se décidait pas àcrier, l’exécuteur, que je tenais en toute autre occasion pour unbon homme, regardait cela comme une offense personnelle. Il nevoulait tout d’abord qu’une punition légère, mais du moment qu’iln’entendait pas les supplications habituelles, « VotreNoblesse ! ayez pitié ! soyez un père pour moi !faites que je remercie Dieu toute ma vie, etc. », il devenaitfurieux et ordonnait d’administrer cinquante coups en plus,espérant arriver ainsi à entendre les cris et les supplications, etil y arrivait, « Impossible autrement ; il est trop insolent», me disait-il très-sérieusement. Quant au bourreau par devoir,c’est un déporté que l’on désigne pour cette fonction ; ilfait son apprentissage auprès d’un ancien, et une fois qu’il saitson métier, il reste toujours dans la maison de force, où il estlogé à part ; il a une chambre qu’il ne partage avec personne,quelquefois même il a son ménage particulier, mais il se trouvepresque toujours sous escorte. Un homme n’est pas unemachine ; bien qu’il fouette par devoir, il entre quelquefoisen fureur et rosse avec un certain plaisir ; néanmoins, il n’aaucune haine pour sa victime. Le désir de montrer son adresse, sascience dans l’art de fouetter, aiguillonnent son amour-propre. Iltravaille pour l’art. Il sait très-bien qu’il est un réprouvé,qu’il excite partout un effroi superstitieux ; il estimpossible que cette condition n’exerce pas une influence sur lui,qu’elle n’irrite pas ses instincts bestiaux. Les enfants eux-mêmessavent que cet homme n’a ni père ni mère. Chose étrange ! tousles bourreaux que j’ai connus étaient des gens développés,intelligents, doués d’un amour-propre excessif. L’orgueil sedéveloppait en eux par suite du mépris qu’ils rencontraientpartout, et se fortifiait peut-être par la conscience qu’ilsavaient de la crainte inspirée à leurs victimes ou par le sentimentde leur pouvoir sur les malheureux. La mise en scène et l’appareilthéâtral de leurs fonctions publiques contribuent peut-être à leurdonner une certaine présomption. J’eus pendant quelque tempsl’occasion de rencontrer et d’observer de près un bourreau detaille ordinaire ; c’était un homme d’une quarantained’années, musculeux, sec, avec un visage agréable et intelligent,chargé de cheveux bouclés ; son allure était grave, paisible,son extérieur convenable ; il répondait aux questions qu’onlui posait, avec bon sens et netteté, avec une sorte decondescendance, comme s’il se prévalait de quelque chose devantmoi. Les officiers de garde lui adressaient la parole avec uncertain respect dont il avait parfaitement conscience ; aussi,devant ses chefs, redoublait-il de politesse, de sécheresse et dedignité. Plus ceux-ci étaient aimables, plus il semblaitinabordable, sans pourtant se départir de sa politesseraffinée ; je suis sûr qu’à ce moment il s’estimaitincomparablement supérieur à son interlocuteur : cela se lisait surson visage. On l’envoyait quelquefois sous escorte, en été, quandil faisait très-chaud, tuer les chiens de la ville avec une longueperche très-mince ; ces chiens errants se multipliaient avecune rapidité prodigieuse, et devenaient dangereux pendant lacanicule ; par décision des autorités, le bourreau étaitchargé de leur destruction. Cette fonction avilissante nel’humiliait nullement ; il fallait voir avec quelle gravité ilparcourait les rues de la ville, accompagné de son soldat d’escortefatigué et épuisé, comment d’un seul regard il épouvantait lesfemmes et les enfants, et comment il regardait les passants du hautde sa grandeur. Les bourreaux vivent à leur aise ; ils ont del’argent, voyagent confortablement, boivent de l’eau-de-vie. Ilstirent leurs revenus des pots-de-vin que les condamnés civils leurglissent dans la main avant l’exécution. Quand ils ont affaire àdes condamnés à leur aise, ils fixent eux-mêmes une sommeproportionnelle aux moyens du patient ; ils exigent jusqu’àtrente roubles, quelquefois plus. Le bourreau n’a pas le droitd’épargner sa victime, sa propre échine répond de lui ; mais,pour un pot-de-vin convenable, il s’engage à ne pas frapper tropfort. On consent presque toujours à ses exigences, car, si l’onrefuse de s’y prêter, il frappe en vrai barbare, ce qui est en sonpouvoir. Il arrive même qu’il exige une forte somme d’un condamnétrès-pauvre ; alors toute la parenté de ce dernier, se met enmouvement ; ils marchandent, quémandent, supplient ;malheur à eux, s’ils ne parviennent pas à le satisfaire : enpareille occurrence, la crainte superstitieuse qu’inspirent lesbourreaux leur est d’un puissant secours. On me raconta d’eux destraits de sauvagerie. Les forçats m’affirmèrent que d’un seul couple bourreau peut tuer son homme. Est-ce un fait d’expérience ?Peut-être ! qui sait ? leur ton était trop affirmatifpour que cela ne fût pas vrai. Le bourreau lui-même m’assura qu’ilpouvait le faire. On me raconta aussi qu’il peut frapper à tour debras l’échine du criminel, sans que celui-ci ressente la moindredouleur et sans laisser de balafre. Même dans le cas où le bourreaureçoit un pot-de-vin pour ne pas châtier trop sévèrement, il donnele premier coup de toutes ses forces, à bras raccourci. C’estl’usage ; puis il administre les autres coups avec moins dedureté, surtout si on l’a bien payé. Je ne sais pourquoi ilsagissent ainsi : est-ce pour habituer tout d’abord le patient auxcoups suivants, qui paraîtront beaucoup moins douloureux si lepremier a été cruel, ou bien désirent-ils effrayer le condamné,afin qu’il sache à qui il a affaire ? Veulent-ils faire montreet tirer vanité de leur vigueur ? En tout cas, le bourreau estlégèrement excité avant l’exécution, il a conscience de sa force,de sa puissance : il est acteur à ce moment-là, le public l’admireet ressent de l’effroi ; aussi n’est-ce pas sans satisfactionqu’il crie à sa victime : « Gare ! il va t’en cuire ! »paroles habituelles et fatales qui précèdent le premier coup. On sereprésente difficilement jusqu’à quel point un être humain peut sedénaturer. Les premiers temps de mon séjour à l’hôpital, j’écoutaisattentivement ces récits des forçats, qui rompaient la monotoniedes longues journées de lit, si uniformes, si semblables les unesaux autres. Le matin, la tournée des docteurs nous donnait unedistraction, puis venait le dîner. Comme on pense, le manger étaitune affaire capitale dans notre vie monotone. Les portions étaientdifférentes, suivant la nature des maladies : certains détenus nerecevaient que du bouillon au gruau ; d’autres, dugruau ; d’autres, enfin, de la semoule, pour laquelle il yavait beaucoup d’amateurs. Les détenus s’amollissaient à la longueet devenaient gourmets. Les convalescents recevaient un morceau debouilli, « du bœuf », comme disaient mes camarades. La meilleurenourriture était réservée aux scorbutiques : on leur donnait delàviande rôtie avec de l’oignon, du raifort et quelquefois même unpeu d’eau-de-vie. Le pain était, suivant la maladie, noir ou bis.L’exactitude observée dans la distribution des rations faisait rireles malades. Il y en avait qui ne prenaient absolument rien : ontroquait les portions, si bien que très-souvent la nourrituredestinée à un malade était mangée par un autre. Ceux qui étaient àla diète ou qui n’avaient qu’une petite ration achetaient celled’un scorbutique, d’autres se procuraient de la viande à prixd’argent ; il y en avait qui mangeaient deux portionsentières, ce qui leur revenait assez cher, car on les vendaitd’ordinaire cinq kopeks. Si personne n’avait de viande à vendredans notre salle, on envoyait le gardien dans l’autre section, ets’il n’en trouvait pas, on le priait d’en aller chercher dans lesinfirmeries militaires « libres », comme nous disions. Il y avaittoujours des malades qui consentaient à vendre leur ration. Lapauvreté était générale, mais ceux qui possédaient quelques sousenvoyaient acheter des miches de pain blanc ou des friandises, aumarché. Nos gardiens exécutaient toutes ces commissions d’une façondésintéressée. Le moment le plus pénible était celui qui suivait ledîner : les uns dormaient s’ils ne savaient que faire, les autresbavardaient, se chamaillaient, ou faisaient des récits à hautevoix. Si l’on n’amenait pas de nouveaux malades, l’ennui étaitinsupportable. L’entrée d’un nouveau faisait toujours un certainremue-ménage, surtout quand personne ne le connaissait. Onl’examinait, on s’informait de son histoire. Les plus intéressantsétaient les malades de passage ; ceux-là avaient toujoursquelque chose à raconter ; bien entendu, ils ne parlaientjamais de leurs petites affaires ; si le détenu n’entamait pasce sujet lui-même, personne ne l’interrogeait. On lui demandaitseulement d’où il venait, avec qui il avait fait la route, dansquel état était celle-ci, où on le menait, etc. Piqués au jeu parles récits des nouveaux, nos camarades racontaient à leur tour cequ’ils avaient vu et fait ; on parlait surtout des convois,des exécuteurs, des chefs de convois. À ce moment aussi, vers lesoir, apparaissaient les forçats qui avaient été fouettés : ilsproduisaient toujours une certaine impression, comme je l’aidit ; mais on n’en amenait pas tous les jours, et l’ons’ennuyait à mort quand rien ne venait stimuler la mollesse etl’indolence générales ; il semblait alors que les maladesfussent exaspérés de voir leurs voisins : parfois on se querellait.— Nos forçats se réjouissaient quand on amenait un fou à l’examenmédical ; quelquefois les condamnés aux verges feignaientd’avoir perdu l’esprit, afin d’être graciés. On les démasquait, oubien ils se décidaient eux-mêmes à renoncer à leursubterfuge ; des détenus qui, pendant deux ou trois jours,avaient fait des extravagances, redevenaient subitement des genstrès-sensés, se calmaient et demandaient d’un air sombre à sortirde l’hôpital. Ni les forçats, ni les docteurs ne leur reprochaientleur ruse ou ne leur rappelaient leurs folies : on les inscrivaiten silence, on les reconduisait en silence ; après quelquesjours, ils nous revenaient le dos ensanglanté. En revanche,l’arrivée d’un véritable aliéné était un malheur pour toute lasalle. Ceux qui étaient gais, vifs, qui criaient, dansaient,chantaient, étaient accueillis d’abord avec enthousiasme par lesforçats. « Ça va être amusant ! » disaient-ils en regardantces infortunés grimacer et faire des contorsions. Mais le spectacleétait horriblement pénible et triste. Je n’ai jamais pu regarderles fous de sang-froid. On en garda un trois semaines dans notresalle : nous ne savions plus où nous cacher. Juste à ce moment onen amena un second. Celui-là me fit une impression profonde. Lapremière année, ou plus exactement les premiers mois de mon exil,j’allais au travail, avec une bande de poêliers, à la tuilerie quise trouvait à deux verstes de notre prison : nous travaillions àréparer les poêles dans lesquels on cuisait des briques pendantl’été. Ce matin-là, M—tski et B. me firent faire la connaissance dusous-officier surveillant la fabrique, Ostrojski. C’était unPolonais déjà âgé — il avait soixante ans au moins, — de hautetaille, maigre, d’un extérieur convenable et même imposant. Ilétait depuis longtemps au service en Sibérie, et bien qu’ilappartint au bas peuple — c’était un soldat de l’insurrection de1830 — M—tski et B. l’aimaient et l’estimaient. Il lisait toujoursla Vulgate. Je lui parlai : sa conversation était aimable etsensée ; il avait une façon de raconter très-intéressante, etil était honnête et débonnaire. Je ne le revis plus pendant deuxans, j’appris seulement qu’il se trouvait sous le coup d’uneenquête, un beau jour on l’amena dans notre salle : il était devenufou. Il entra en glapissant, en éclatant de rire, et se mit àdanser au milieu de la chambre, avec des gestes indécents et quirappelaient la danse dite Kamarinskaïa… Les forçats étaiententhousiasmés, mais je ne sais pourquoi, je me sentis très-triste…Trois jours après, nous ne savions que devenir ; il sequerellait, se battait, gémissait, chantait au beau milieu de lanuit ; à chaque instant ses incartades dégoûtantes nousdonnaient la nausée. Il ne craignait personne : on lui mit lacamisole de force, mais notre position ne s’améliora pas, car ilcontinua à se quereller et à se battre avec tout le monde. Au boutde trois semaines, la chambrée fut unanime pour prier le docteur enchef de le transférer dans l’autre salle destinée aux forçats. Maisaprès deux jours, sur la demande des malades qui occupaient cettesalle, on le ramena dans notre infirmerie. Comme nous avions deuxfous à la fois, tous deux querelleurs et inquiétants, les deuxsalles ne faisaient que se les renvoyer mutuellement et finirentpar changer de fou. Tout le monde respira plus librement quand onles emmena loin de nous, quelque part… Je me souviens encore d’unaliéné très-étrange. On avait amené un jour, pendant l’été, uncondamné qui avait l’air d’un solide et vigoureux gaillard, âgé dequarante-cinq ans environ ; son visage était sombre et triste,défiguré par la petite vérole, avec de petits yeux rouges toutgonflés. Il se plaça à côté de moi : il était excessivementpaisible, ne parlait à personne et réfléchissait sans cesse àquelque chose qui le préoccupait. La nuit tombait : il s’adressa àmoi sans préambule, il me raconta à brûle-pourpoint, en ayant l’airde me confier un grand secret, qu’il devait recevoir deux millebaguettes, mais qu’il n’avait rien à craindre, parce que la filledu colonel G. faisait des démarches en sa faveur. Je le regardaiavec surprise et lui répondis qu’en pareil cas, à mon avis, lafille d’un colonel ne pouvait rien. Je n’avais pas encore deviné àqui j’avais affaire, car on l’avait amené à l’hôpital comme maladede corps et non d’esprit. Je lui demandai alors de quelle maladieil souffrait ; il me répondit qu’il n’en savait rien, qu’onl’avait envoyé chez nous pour certaine affaire, mais qu’il était enbonne santé, et que la fille du colonel était tombée amoureuse delui : deux semaines avant, elle avait passé en voiture devant lecorps de garde au moment où il regardait par sa lucarne grillée, etelle s’était amourachée de lui rien qu’à le voir. Depuis cemoment-là, elle était venue trois fois au corps de garde sousdifférents prétextes : la première fois avec son père, soi-disantpour voir son frère, qui était officier de service ; laseconde, avec sa mère, pour distribuer des aumônes auxprisonniers ; en passant devant lui, elle lui avait chuchotéqu’elle l’aimait et qu’elle le ferait sortir de prison. Il meracontait avec des détails exacts et minutieux cette absurdité, néede pied en cap dans sa pauvre tête dérangée. Il croyaitreligieusement qu’on lui ferait grâce de sa punition. Il parlaitfort tranquillement et avec assurance de l’amour passionné qu’ilavait inspiré à cette demoiselle. Cette invention étrange etromanesque, l’amour d’une jeune fille bien élevée pour un homme deprès de cinquante ans, affligé d’un visage aussi triste, aussimonstrueux, indiquait bien ce que l’effroi du châtiment avait pusur cette timide créature. Peut-être avait-il vraiment vu quelqu’unde sa lucarne, et la folie, que la peur grandissante avait faitgermer en lui, avait trouvé sa forme. Ce malheureux soldat, quisans doute n’avait jamais pensé aux demoiselles, avait inventé toutà coup son roman, et s’était cramponné à cette espérance. Jel’écoutai en silence et racontai ensuite l’histoire aux autresforçats. Quand ceux-ci le questionnèrent curieusement, il garda unchaste silence. Le lendemain, le docteur l’interrogea ; commele fou affirma qu’il n’était pas malade, on l’inscrivit bon pour lasortie. Nous apprîmes que le médecin avait griffonné « Sanat est »sur sa feuille, quand il était déjà trop tard pour l’avertir. Nousaussi, du reste, nous ne savions pas au juste ce qu’il avait. Lafaute en était à l’administration, qui nous l’avait envoyé sansindiquer pour quelle cause elle jugeait nécessaire de le faireentrer à l’hôpital : il y avait là une négligence impardonnable.Quoi qu’il en soit, deux jours plus tard, on mena ce malheureuxsous les verges. Il fut, paraît-il, abasourdi par cette punitioninattendue ; jusqu’au dernier moment il crut qu’on legracierait ; quand on le conduisit devant le front dubataillon, il se mit à crier au secours. Comme la place et lescouchettes manquaient dans notre salle, on l’envoya àl’infirmerie ; j’appris que pendant huit jours entiers il nedit pas un mot et qu’il demeura confus, très-triste… Quand son dosfut guéri, on l’emmena… Je n’entendis plus jamais parler de lui. Ence qui concerne les remèdes et le traitement des malades, ceux quiétaient légèrement indisposés n’observaient jamais lesprescriptions des docteurs et ne prenaient point de médicaments,tandis qu’en général les malades exécutaient ponctuellement lesordonnances ; ils prenaient leurs mixtures, leurspoudres ; en un mot, ils aimaient à se soigner, mais ilspréféraient les remèdes externes ; les ventouses, lessangsues, les cataplasmes, les saignées, pour lesquelles le peuplenourrit une confiance si aveugle, étaient en grand honneur dansnotre hôpital : on les endurait même avec plaisir. Un fait étrangem’intéressait fort : des gens qui supportaient sans se plaindre leshorribles douleurs causées par les baguettes et les verges, selamentaient, grimaçaient et gémissaient pour le moindre bobo, uneventouse qu’on leur appliquait. Je ne puis dire s’ils jouaient lacomédie. Nous avions des ventouses d’une espèce particulière. Commela machine avec laquelle on pratique des incisions instantanéesdans la peau était gâtée, on devait se servir de la lancette. Pourune ventouse, il faut faire douze incisions, qui ne sont nullementdouloureuses si l’on emploie une machine, car elle les pratiqueinstantanément ; avec la lancette, c’est une tout autreaffaire, elle ne coupe que lentement et fait souffrir lepatient ; si l’on doit poser dix ventouses, cela fait centvingt piqûres qui sont très-douloureuses. Je l’ai éprouvémoi-même ; outre le mal, cela irritait et agaçait ; maisla souffrance n’était pas si grande qu’on ne pût contenir sesgémissements. C’était risible de voir de solides gaillards secrisper et hurler. Ou aurait pu les comparer à certains hommes quisont fermes et calmes quand il s’agit d’une affaire importante,mais qui, à la maison, deviennent capricieux et montrent del’humeur pour un rien, parce qu’on ne sert pas leur dîner ;ils récriminent et jurent : rien ne leur va, tout le monde lesfâche, les offense ; — en un mot, le bien-être les rendinquiets et taquins ; de pareils caractères, assez communsdans le menu peuple, n’étaient que trop nombreux dans notre prison,à cause de la cohabitation forcée. Parfois, les détenus raillaientou insultaient ces douillets, qui se taisaient aussitôt ; oneût dit qu’ils n’attendaient que des injures pour se taire.Oustiantsef n’aimait pas ce genre de pose, et ne laissait jamaispasser l’occasion de remettre à l’ordre un délinquant. Du reste, ilaimait à réprimander : c’était un besoin engendré par la maladie etaussi par sa stupidité. Il vous regardait d’abord fixement et semettait à vous faire une longue admonestation d’un ton calme etconvaincu. On eût dit qu’il avait mission de veiller à l’ordre et àla moralité générale. — Il faut qu’il se mêle de tout, disaient lesdétenus en riant, car ils avaient pitié de lui et évitaient lesquerelles. — A-t-il assez bavardé ? trois voitures ne seraientpas de trop pour charrier tout ce qu’il a dit. — Qu’as-tu àparler ? on ne se met pas en frais pour un imbécile. Qu’a-t-ilà crier pour un coup de lancette ? — Qu’est-ce que ça peutbien te faire ? — Non ! camarades, interrompt undétenu ; les ventouses, ce n’est rien ; j’en ai goûté,mais le mal le plus ennuyeux, c’est quand on vous tire longtempsl’oreille, il n’y a pas à dire. Tous les détenus partent d’un éclatde rire. — Est-ce qu’on te les a tirées ? — Parbleu !c’est connu. — Voilà pourquoi elles se tiennent droites comme desperches. Ce forçat, Chapkine, avait en effet de très-longuesoreilles toutes droites. Ancien vagabond, encore jeune, intelligentet paisible, il parlait avec une bonne humeur cachée sous uneapparence sérieuse, ce qui donnait beaucoup de comique à sesrécits. — Comment pourrais-je savoir qu’on t’a tiré l’oreille,cerveau borné ? recommençait Oustiantsef en s’adressant avecindignation à Chapkine. Chapkine ne prêtait aucune attention àl’aigre interpellation de son camarade. — Qui donc t’a tiré lesoreilles ? demanda quelqu’un. — Le maître de police,parbleu ! pour cause de vagabondage, camarades. Nous étionsarrivés à K… moi et un autre vagabond, Ephime. (Il n’avait pas denom de famille, celui-là.) En route, nous nous étions refaits unpeu dans le hameau de Tolmina ; oui, il y a un hameau quis’appelle comme ça : Tolmina. Nous arrivons dans la ville et nousregardons autour de nous, pour voir s’il n’y aurait pas un bon coupà faire, et puis filer ensuite. Vous savez, en plein champ on estlibre comme l’air, tandis que ce n’est pas la même chose en ville.Nous entrons tout d’abord dans un cabaret : nous jetons un coupd’œil en ouvrant la porte. Voilà un gaillard tout hâlé, avec descoudes troués à son habit allemand, qui s’approche de nous. Onparle de choses et d’autres. — Permettez-moi, qu’il nous dit, devous demander si vous avez un document[29]. —Non ! nous n’en avons pas. — Tiens, et nous non plus. J’aiencore avec moi deux camarades qui sont au service du généralCoucou[30]. Nous avons un peu fait la vie, et pourle moment nous sommes sans le sou : oserai-je vous prier de bienvouloir commander un litre d’eau-de-vie ? — Avec grandplaisir, que nous lui disons. — Nous buvons ensemble. Ils nousindiquent alors un endroit où l’on pourrait faire un bon coup.C’était dans une maison à l’extrémité de la ville, qui appartenaità un riche bourgeois. Il y avait là un tas de bonnes choses, aussinous décidons de tenter l’affaire pendant la nuit. Dès que nousessayons de faire notre coup à nous cinq, voilà qu’on nous attrapeet qu’on nous mène au poste, puis chez le maître de police. — Jeles interrogerai moi-même, qu’il dit. Il sort avec sa pipe, on luiapporte une tasse de thé : c’était un solide gaillard, avec desfavoris. En plus de nous cinq, il y avait encore là trois vagabondsqu’on venait d’amener. Vous savez, camarades, qu’il n’y a rien deplus comique qu’un vagabond, parce qu’il oublie tout ce qu’ilfait ; on lui taperait sur la tête avec un gourdin, qu’ilrépondrait tout de même qu’il ne sait rien, qu’il a tout oublié. —Le maître de police se tourne de mon côté et me demande carrément :— Qui es-tu ? Je réponds ce que tous les autres disent : — Jene me souviens de rien, Votre Haute Noblesse. — Attends, j’aiencore à causer avec toi : je connais ton museau. Et le voilà quime regarde bien fixement. Je ne l’avais pourtant vu nulle part. Ildemande au second : Qui es-tu ? — File-d’ici, Votre HauteNoblesse ! — On t’appelle File-d’ici ? — On m’appellecomme ça, Votre Haute Noblesse. — Bien, tu es File-d’ici ! ettoi ? fait-il au troisième. — Avec-lui, Votre HauteNoblesse ! — Mais comment t’appelle-t-on ? — Moi ?je m’appelle « Avec-lui », Votre Haute Noblesse. — Qui t’a donné cenom-là, canaille ? — De braves gens, Votre HauteNoblesse ! ce ne sont pas les braves gens qui manquent sur laterre, Votre Haute Noblesse le sait bien. — Mais qui sont cesbraves gens ? — Je l’ai un peu oublié, Votre Haute Noblesse,pardonnez-moi cela généreusement ! — Ainsi tu les as tousoubliés, ces braves gens ? — Tous oubliés, Votre HauteNoblesse. — Mais tu avais pourtant des parents, un père, une mère.Te souviens-tu d’eux ? — Il faut croire que j’en ai eu, desparents, Votre Haute Noblesse, mais cela aussi, je l’ai un peuoublié… peut-être bien que j’en ai eu, Votre Haute Noblesse. — Maisoù as-tu vécu jusqu’à présent ? — Dans la forêt, Votre HauteNoblesse. — Toujours dans la forêt ? — Toujours dans laforêt ! — Et en hiver ? — Je n’ai point vu d’hiver, VotreHaute Noblesse. — Allons ! et toi, commentt’appelle-t-on ? — Des Haches (Toporof), Votre Haute Noblesse.— Et toi ? — Aiguise-sans-bâiller, Votre Haute Noblesse. — Ettoi ? — Affile-sans-peur, Votre Haute Noblesse. — Et tous,vous ne vous rappelez rien du tout ? — Nous ne nous souvenonsde rien du tout. Il reste debout à rire ; les autres semettent aussi à rire, rien qu’à le voir. Ça ne se passe pastoujours comme ça ; quelquefois ils vous assènent des coups depoing à vous casser toutes les dents. Ils sont tous joliment fortset joliment gros, ces gens-là ! « Conduisez-les à la maison deforce, dit-il ; je m’occuperai d’eux plus tard. Toi,reste ! » qu’il me fait. — « Va-t’en là, assieds-toi ! »Je regarde, je vois du papier, une plume, de l’encre. Je pense :Que veut-il encore faire ? » Assieds-toi, qu’il me répète,prends la plume et écris ! » Et le voilà qui m’empoignel’oreille et qui me la tire. Je le regarde du même air que lediable regarde un pope : « Je ne sais pas écrire, Votre HauteNoblesse ! » — « Écris ! » « — Ayez pitié de moi, VotreHaute Noblesse ! » — « Écris comme tu pourras, écrisdonc ! » Et il me tire toujours l’oreille ; il me la tireet me la tord. Oh ! camarades, j’aurais mieux aimé recevoirtrois cents verges, un mal d’enfer ; mais non : « Écris !» et voilà tout. — Était-il devenu fou ? quoi ?… — Mafoi, non ! Peu de temps avant, un secrétaire avait fait uncoup à Tobolsk : il avait volé la caisse du gouvernement, ets’était enfui avec l’argent : il avait aussi de grandes oreilles.Alors, vous comprenez, on a fait savoir ça partout. Je répondais ausignalement ; voilà pourquoi il me tourmentait avec son «Écris ! » Il voulait savoir si je savais écrire et commentj’écrivais. — Un vrai finaud ! Et ça faisait mal ? — Nem’en parlez pas ! Un éclat de rire unanime retentit. — Ehbien ! tu as écrit ?… — Qu’est-ce que j’auraisécrit ? j’ai promené ma plume sur le papier, je l’ai tantpromenée qu’il a cessé de me tourmenter. Il m’a allongé unedouzaine de gifles, comme de juste, et puis m’a laissé aller… enprison, bien entendu. — Est-ce que tu sais vraiment écrire ? —Oui, je savais écrire, comment donc ? mais depuis qu’on acommencé à se servir de plumes, j’ai tout à fait oublié !…Grâce aux bavardages des forçats qui peuplaient l’hôpital, le tempss’écoulait. Mon Dieu ! quel ennui ! Les jours étaientlongs, étouffants et monotones, tant ils se ressemblaient. Siseulement j’avais eu un livre ! Et pourtant, j’allais souventà l’infirmerie, surtout au commencement de mon exil, soit parce quej’étais malade, soit pour me reposer, pour sortir de la maison deforce. La vie était pénible là-bas, encore plus pénible qu’àl’hôpital, surtout au point de vue moral. Toujours cette envie,cette hostilité querelleuse, ces chicanes continuelles qu’on nouscherchait, à nous autres gentilshommes, toujours ces visagesmenaçants, haineux ! Ici, à l’ambulance, on vivait au moinssur un pied d’égalité, en camarades. Le moment le plus triste detoute la journée, c’était la soirée et le commencement de la nuit.On se couchait de bonne heure… Une veilleuse fumeuse scintille aufond de la salle, près de la porte, comme un point brillant. Dansnotre coin, nous sommes dans une obscurité presque complète. L’airest infect et étouffant. Certains malades ne peuvent pass’endormir, ils se lèvent et restent assis une heure entière surleurs lits, la tête penchée, ils ont l’air de réfléchir à quelquechose, Je les regarde, je cherche à deviner ce qu’ils pensent, afinde tuer le temps. Et je me mets à songer, je rêve au passé, qui seprésente en tableaux puissants et larges à mon imagination ;je me rappelle des détails qu’en tout autre temps j’aurais oubliéet qui ne m’auraient jamais fait une impression aussi profonde quemaintenant. Et je rêve de l’avenir : Quand sortirai-je de la maisonde force ? où irai-je ? que m’arrivera-t-il alors ?reviendrai-je dans mon pays natal ?… Je pense, je pense, etl’espérance renaît dans mon âme… Une autre fois, je me mets àcompter : un, deux, trois, etc., afin de m’endormir en comptant.J’arrivais quelquefois jusqu’à trois mille, sans pouvoirm’assoupir. Quelqu’un se retourne sur son lit. Oustiantsef tousse,de sa toux de poitrinaire pourri, puis gémit faiblement, etbalbutie chaque fois : « Mon Dieu, j’ai péché ! » Qu’elle esteffrayante à entendre, cette voix malade, défaillante et brisée, aumilieu du calme général ! Dans un coin, des malades qui nedorment pas encore causent à voix basse, étendus sur leurscouchettes. L’un d’eux raconte son passé, des choses lointaines,enfuies ; il parle de son vagabondage, de ses enfants, de safemme, de ses anciennes habitudes. Et l’on devine à l’accent de cethomme que rien de tout cela ne reviendra plus, n’existera jamaispour lui, et que c’est un membre coupé, rejeté ; un autrel’écoute. On perçoit un chuchotement très-faible, comme de l’eauqui murmure quelque part, là-bas, bien loin… Je me souviens qu’unefois, pendant une interminable nuit d’hiver, j’entendis un récitqui, au premier abord, me parut un songe balbutié dans uncauchemar, rêvé dans un trouble fiévreux, dans un délire…

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