Souvenirs de la maison des morts

Chapitre 7Nouvelles connaissances. Pétrof

Mais le temps s’écoulait, et peu à peu je m’habituais à manouvelle vie ; les scènes que j’avais journellement devant lesyeux ne m’affligeaient plus autant ; en un mot, la maison deforce, ses habitants, ses mœurs, me laissaient indifférent. Seréconcilier avec cette vie était impossible, mais je devaisl’accepter comme un fait inévitable. J’avais repoussé au plusprofond de mon être toutes les inquiétudes qui me troublaient. Jen’errais plus dans la maison de force comme un perdu, et ne melaissais plus dominer par mon angoisse. La curiosité sauvage desforçats s’était émoussée : on ne me regardait plus avec uneinsolence aussi affectée qu’auparavant : j’étais devenu pour eux unindifférent, et j’en étais très-satisfait. Je me promenais dans lacaserne comme chez moi, je connaissais ma place pour la nuit ;je m’habituai même à des choses dont l’idée seule m’eût paru jadisinacceptable. J’allais chaque semaine, régulièrement, me faireraser la tête. On nous appelait le samedi les uns après les autresau corps de garde ; les barbiers de bataillon nous lavaientimpitoyablement le crâne avec de l’eau de savon froide et leraclaient ensuite de leurs rasoirs ébréchés : rien que de penser àcette torture, un frisson me court sur la peau. J’y trouvai bientôtun remède ; Akim Akimytch m’indiqua un détenu de la sectionmilitaire qui, pour un kopek, rasait les amateurs avec son proprerasoir ; c’était là son gagne-pain. Beaucoup de déportésétaient ses pratiques, à la seule fin d’éviter les barbiersmilitaires, et pourtant ces gens-là n’étaient pas douillets. Onappelait notre barbier le « major » ; pourquoi, — je n’en saisrien ; je serais même embarrassé de dire quels points deressemblance il avait avec le major. En écrivant ces lignes, jerevois nettement le « major » et sa figure maigre ; c’était ungarçon de haute taille, silencieux, assez bête, toujours absorbépar son métier ; on ne le voyait jamais sans une courroie à lamain sur laquelle il affilait nuit et jour un rasoir admirablementtranchant ; il avait certainement pris ce travail pour le butsuprême de sa vie. Il était en effet heureux au possible quand sonrasoir était bien affilé et que quelqu’un sollicitait sesservices ; son savon était toujours chaud ; il avait lamain très-légère, un vrai velours. Il s’enorgueillissait de sonadresse, et prenait d’un air détaché le kopek qu’il venait degagner ; on eût pu croire qu’il travaillait pour l’amour del’art et non pour recevoir cette monnaie. A—f fut corrigéd’importance par le major de place, un jour qu’il eut le malheur dedire : « le major », en parlant du barbier qui nous rasait. Le vraimajor tomba dans un accès de fureur.

— Sais-tu, canaille, ce que c’est qu’un major ? criait-il,l’écume à la bouche, en secouant A—f selon son habitude ;comprends-tu ce qu’est un major ? Et dire qu’on ose appeler «major » une canaille de forçat, devant moi, en maprésence !

Seul A—f pouvait s’entendre avec un pareil homme.

Dès le premier jour de ma détention, je commençai de rêver à malibération. Mon occupation favorite était de compter mille et millefois, de mille façons différentes, le nombre de jours que je devaispasser en prison. Je ne pouvais penser à autre chose, et toutprisonnier privé de sa liberté pour un temps fixe n’agit pasautrement que moi, j’en suis certain. Je ne puis dire si lesforçats comptaient de même, mais l’étourderie de leurs espérancesm’étonnait étrangement. L’espérance d’un prisonnier diffèreessentiellement de celle que nourrit l’homme libre. Celui-ci peutespérer une amélioration dans sa destinée, ou bien la réalisationd’une entreprise quelconque, mais en attendant il vit, il agit : lavie réelle l’entraîne dans son tourbillon. Rien de semblable pourle forçat. Il vit aussi, si l’on veut ; mais il n’est pas uncondamné à un nombre quelconque d’années de travaux forcés quiadmette son sort comme quelque chose de positif, de définitif,comme une partie de sa vie véritable. C’est instinctif, il sentqu’il n’est pas chez lui, il se croit pour ainsi dire en visite. Ilenvisage les vingt années de sa condamnation comme deux ans, toutau plus. Il est sur qu’à cinquante ans, quand il aura subi sapeine, il sera aussi frais, aussi gaillard qu’à trente-cinq. « Nousavons encore du temps à vivre », pense-t-il, et il chasseopiniâtrement les pensées décourageantes et les doutes quil’assaillent. Le condamné à perpétuité lui-même compte qu’un beaujour un ordre arrivera de Pétersbourg : « Transportez un tel auxmines à Nertchinsk, et fixez un terme à sa détention. » Ce seraitfameux ! d’abord parce qu’il faut près de six mois pour allerà Nertchinsk et que la vie d’un convoi est cent fois préférable àcelle de la maison de force ! Il finirait son temps àNertchinsk, et alors… Plus d’un vieillard à cheveux gris raisonnede la sorte.

J’ai vu à Tobolsk des hommes enchaînés à la muraille ; leurchaîne a deux mètres de long ; à côté d’eux se trouve unecouchette. On les enchaîne pour quelque crime terrible, commisaprès leur déportation en Sibérie. Ils restent ainsi cinq ans, dixans. Presque tous sont des brigands. Je n’en vis qu’un seul qui eûtl’air d’un homme de condition ; il avait servi autrefois dansun département quelconque, et parlait d’un ton mielleux, ensifflant. Son sourire était doucereux. Il nous montra sa chaîne, etnous indiqua la manière la plus commode de se coucher. Ce devaitêtre une jolie espèce ! — Tous ces malheureux ont une conduiteparfaite ; chacun d’eux semble content, et pourtant le désirde finir son temps de chaîne le ronge. Pourquoi ? dira-t-on.Parce qu’il sortira alors de sa cellule basse, étouffante, humide,aux arceaux de briques, pour aller dans la cour de la maison deforce, et… Et c’est tout. On ne le laissera jamais sortir de cettedernière ; il n’ignore pas que ceux qui ont été enchaînés nequittent jamais le bagne, et que lui il y finira ses jours, il ymourra dans les fers. Il sait tout cela, et pourtant il voudrait enfinir avec sa chaîne. Sans ce désir, pourrait-il rester cinq ou sixans attaché à un mur, et ne pas mourir ou devenir fou ?Pourrait-il y résister ?

Je compris vite que, seul, le travail pouvait me sauver,fortifier ma santé et mon corps, tandis que l’inquiétude moraleincessante, l’irritation nerveuse et l’air renfermé de la caserneles ruineraient complètement. Le grand air, la fatigue quotidienne,l’habitude de porter des fardeaux, devaient me fortifier,pensais-je ; grâce à eux, je sortirais vigoureux, bien portantet plein de sève. Je ne me trompais pas : le travail et lemouvement me furent très-utiles.

Je voyais avec effroi un de mes camarades (un gentilhomme)fondre comme un morceau de cire. Et pourtant, quand il était arrivéavec moi à la maison de force, il était jeune, beau,vigoureux ; quand il en sortit, sa santé était ruinée, sesjambes ne le portaient plus, l’asthme oppressait sa poitrine. Non,me disais-je en le regardant, je veux vivre et je vivrai. Mon amourpour le travail me valut tout d’abord le mépris et les moqueriesacérées de mes camarades. Mais je n’y faisais pas attention et jem’en allais allègrement où l’on m’envoyait, brûler et concasser del’albâtre, par exemple. Ce travail, un des premiers que l’on medonna, est facile. Les ingénieurs faisaient leur possible pouralléger la corvée des nobles ; ce n’était pas de l’indulgence,mais bien de la justice. N’eût-il pas été étrange d’exiger le mêmetravail d’un manœuvre et d’un homme dont les forces sont moitiémoindres, qui n’a jamais travaillé de ses mains ? Mais cette «gâterie » n’était pas permanente ; elle se faisait même encachette, car on nous surveillait sévèrement. Comme les travauxpénibles n’étaient pas rares, il arrivait souvent que la tâcheétait au-dessus de la force des nobles, qui souffraient ainsi deuxfois plus que leurs camarades. On envoyait d’ordinaire trois,quatre hommes concasser l’albâtre ; presque toujours c’étaientdes vieillards ou des individus faibles : — nous étionsnaturellement de ce nombre ; — on nous adjoignait en outre unvéritable ouvrier, connaissant ce métier. Pendant plusieurs années,ce fut toujours le même, Almazof ; il était sévère, déjà âgé,hâlé et fort maigre, du reste peu communicatif, et difficile. Ilnous méprisait profondément, mais il était si peu expansif, qu’ilne se donnait même pas la peine de nous injurier. Le hangar souslequel nous calcinions l’albâtre était construit sur la bergeescarpée et déserte de la rivière. En hiver, par un jour debrouillard, la vue était triste sur la rivière et la rive opposée,lointaine. Il y avait quelque chose de déchirant dans ce paysagemorne et nu. Mais on se sentait encore plus triste quand un soleiléclatant brillait au-dessus de cette plaine blanche, infinie ;on aurait voulu pouvoir s’envoler au loin dans cette steppe quicommençait à l’autre bord et s’étendait à plus de quinze centsverstes au sud, unie comme une nappe immense. Almazof se mettait autravail en silence, d’un air rébarbatif ; nous avions honte dene pouvoir l’aider efficacement, mais il venait à bout de sontravail tout seul, sans exiger notre secours, comme s’il eût voulunous faire comprendre tous nos torts envers lui, et nous fairerepentir de notre inutilité. Ce travail consistait à chauffer lefour, pour calciner l’albâtre que nous y entassions.

Le jour suivant, quand l’albâtre était entièrement calciné, nousle déchargions. Chacun prenait un lourd pilon et remplissait unecaisse d’albâtre qu’il se mettait à concasser. Cette besogne étaitagréable. L’albâtre fragile se changeait bientôt en une poussièreblanche et brillante, qui s’émiettait vite et aisément. Nousbrandissions nos lourds marteaux et nous assénions des coupsformidables que nous admirions nous-mêmes. Quand nous étionsfatigués, nous nous sentions plus légers : nos joues étaientrouges, le sang circulait plus rapidement dans nos veines. Almazofnous regardait alors avec condescendance, comme il aurait regardéde petits enfants ; il fumait sa pipe d’un air indulgent, sanstoutefois pouvoir s’empêcher de grommeler dès qu’il ouvrait labouche. Il était toujours ainsi, d’ailleurs, et avec tout lemonde ; je crois qu’au fond c’était un brave homme.

On me donnait aussi un autre travail qui consistait à mettre enmouvement la roue du tour. Cette roue était haute et lourde ;il me fallait de grands efforts pour la faire tourner, surtoutquand l’ouvrier (des ateliers du génie) devait faire un balustred’escalier ou le pied d’une grande table, ce qui exigeait un troncpresque entier. Comme un seul homme n’aurait pu en venir à bout, onenvoyait deux forçats, —B…, un des ex-gentilshommes, et moi. Cetravail nous revint presque toujours pendant quelques années, quandil y avait quelque chose à tourner. B… était faible, vaniteux,encore jeune, et souffrait de la poitrine. On l’avait enfermé uneannée avant moi, avec deux autres camarades, des nobles également.— L’un d’eux, un vieillard, priait Dieu nuit et jour (les détenusle respectaient fort à cause de cela), il mourut durant maréclusion. L’autre était un tout jeune homme, frais et vermeil,fort et courageux, qui avait porté son camarade B…, pendant septcents verstes, ce dernier tombant de fatigue au bout d’unedemi-étape. Aussi fallait-il voir leur amitié. B… était un hommeparfaitement bien élevé, d’un caractère noble et généreux, maisgâté et irrité par la maladie. Nous tournions donc la roue à nousdeux, et cette besogne nous intéressait. Quant à moi, je trouvaiscet exercice excellent.

J’aimais particulièrement pelleter la neige, ce que nousfaisions après les tourbillons assez fréquents en hiver. Quand letourbillon avait fait rage tout un jour, plus d’une maison étaitensevelie jusqu’aux fenêtres, quand elle n’était pas entièrementrecouverte. L’ouragan cessait, le soleil reparaissait, et on nousordonnait de dégager les constructions barricadées par des tas deneige. On nous y envoyait par grandes bandes, et quelquefois mêmetous les forçats ensemble. Chacun de nous recevait une pelle etdevait exécuter une tâche, dont il semblait souvent impossible devenir à bout ; tous se mettaient allègrement au travail. Laneige friable ne s’était pas encore tassée et n’était gelée qu’a lasurface ; on en prenait d’énormes pelletées, que l’ondispersait autour de soi. Elle se transformait dans l’air en unepoudre brillante. La pelle s’enfonçait facilement dans la masseblanche, étincelante au soleil. Les forçats exécutaient presquetoujours ce travail avec gaieté : l’air froid de l’hiver, lemouvement les animaient. Chacun se sentait plus joyeux : onentendait des rires, des cris, des plaisanteries. On se jetait desboules de neige, ce qui excitait au bout d’un instant l’indignationdes gens raisonnables, qui n’aimaient ni le rire ni lagaieté ; aussi l’entrain général finissait-il presque toujourspar des injures.

Peu à peu le cercle de mes connaissances s’étendit, quoique jene songeasse nullement à en faire : j’étais toujours inquiet,morose et défiant. Ces connaissances se firent d’elles-mêmes. Lepremier de tous, le déporté Pétrof me vint visiter. Je dis visiter,et j’appuie sur ce mot. Il demeurait dans la division particulière,qui se trouvait être la caserne la plus éloignée de la mienne. Enapparence, il ne pouvait exister entre nous aucune relation, nousn’avions et ne pouvions avoir aucun lien qui nous rapprochât.Cependant, durant la première période de mon séjour, Pétrof crut deson devoir de venir vers moi presque chaque jour dans notrecaserne, ou au moins de m’arrêter pendant le temps du repos, quandj’allais derrière les casernes, le plus loin possible de tous lesregards. Cette persistance me parut d’abord désagréable, mais ilsut si bien faire que ses visites devinrent pour moi unedistraction, bien que son caractère fût loin d’être communicatif.Il était de petite taille, solidement bâti, agile et adroit. Sonvisage assez agréable était pâle avec des pommettes saillantes, unregard hardi, des dents blanches, menues et serrées. Il avaittoujours une chique de tabac râpé entre la gencive et la lèvreinférieure (beaucoup de forçats avaient l’habitude de chiquer). Ilparaissait plus jeune qu’il ne l’était en réalité, car on ne luiaurait pas donné, à le voir, plus de trente ans, et il en avaitbien quarante. Il me parlait sans aucune gêne et se maintenaitvis-à-vis de moi sur un pied d’égalité, avec beaucoup de convenanceet de délicatesse. Si, par exemple, il remarquait que je cherchaisla solitude, il s’entretenait avec moi pendant deux minutes et mequittait aussitôt ; il me remerciait chaque fois pour labienveillance que je lui témoignais, ce qu’il ne faisait jamais àpersonne. J’ajoute que ces relations ne changèrent pas,non-seulement pendant les premiers temps de mon séjour, maispendant plusieurs années, et qu’elles ne devinrent presque jamaisplus intimes, bien qu’il me fut vraiment dévoué. Je ne pouvaisdéfinir exactement ce qu’il recherchait dans ma société, etpourquoi il venait chaque jour auprès de moi. Il me volaquelquefois, mais ce fut toujours involontairement ; il nevenait presque jamais m’emprunter : donc ce qui l’attirait n’étaitnullement l’argent ou quelque autre intérêt.

Je ne sais trop pourquoi, il me semblait que cet homme ne vivaitpas dans la même prison que moi, mais dans une autre maison, enville, fort loin ; on eût dit qu’il visitait le bagne parhasard, pour apprendre des nouvelles, s’enquérir de moi, en un mot,pour voir comment nous vivions. Il était toujours pressé, commes’il eût laissé quelqu’un pour un instant et qu’on l’attendit, ouqu’il eût abandonné quelque affaire en suspens. Et pourtant, il nese hâtait pas. Son regard avait une fixité étrange, avec une légèrenuance de hardiesse et d’ironie ; il regardait dans lelointain, par-dessus les objets, comme s’il s’efforçait dedistinguer quelque chose derrière la personne qui était devant lui.Il paraissait toujours distrait ; quelquefois je me demandaisoù allait Pétrof en me quittant. Où l’attendait-on siimpatiemment ? Il se rendait d’un pas léger dans une caserne,ou dans la cuisine, et s’asseyait à côté des causeurs ; ilécoutait attentivement la conversation, à laquelle il prenait partavec vivacité, puis se taisait brusquement. Mais qu’il parlât ouqu’il gardât le silence, on lisait toujours sur son visage qu’ilavait affaire ailleurs et qu’on l’attendait là-bas, plus loin. Leplus étonnant, c’est qu’il n’avait jamais aucune affaire ; àpart les travaux forcés qu’il exécutait, bien entendu, il demeuraittoujours oisif. Il ne connaissait aucun métier, et n’avait presquejamais d’argent, mais cela ne l’affligeait nullement. — De quoi meparlait-il ? Sa conversation était aussi étrange qu’il étaitsingulier lui-même. Quand il remarquait que j’allais seul derrièreles casernes, il faisait un brusque demi-tour de mon côté. Ilmarchait toujours vite et tournait court. Il venait au pas etpourtant il semblait qu’il fut accouru.

— Bonjour !

— Bonjour !

— Je ne vous dérange pas ?

— Non.

— Je voulais vous demander quelque chose sur Napoléon. Jevoulais vous demander s’il n’est pas parent de celui qui est venuchez nous en l’année douze,

Pétrof était fils de soldat et savait lire et écrire.

— Parfaitement.

— Et l’on dit qu’il est président ? quel président ?de quoi ? Ses questions étaient toujours rapides, saccadées,comme s’il voulait savoir le plus vite possible ce qu’ildemandait.

Je lui expliquai comment et de quoi Napoléon était président, etj’ajoutai que peut-être il deviendrait empereur.

— Comment cela ?

Je le renseignai autant que cela m’était possible, Pétrofm’écouta avec attention ; il comprit parfaitement tout ce queje lui dis, et ajouta en inclinant l’oreille de mon côté :

— Hem !… Ah ! je voulais encore vous demander,Alexandre Pétrovitch, s’il y a vraiment des singes qui ont desmains aux pieds et qui sont aussi grands qu’un homme.

— Oui.

— Comment sont-ils ?

Je les lui décrivis et lui dis tout ce que je savais sur cesujet.

— Et où vivent-ils ?

— Dans les pays chauds. On en trouve dans l’île Sumatra.

— Est-ce que c’est en Amérique ? On dit que là-bas, lesgens marchent la tête en bas ?

— Mais non. Vous voulez parler des antipodes.

Je lui expliquai de mon mieux ce que c’était que l’Amérique etles antipodes. Il m’écouta aussi attentivement que si la questiondes antipodes l’eût fait seule accourir vers moi.

— Ah ! ah ! j’ai lu, l’année dernière, une histoire dela comtesse de La Vallière : — Aréfief avait apporté ce livre dechez l’adjudant, — Est-ce la vérité, ou bien une invention ?L’ouvrage est de Dumas.

— Certainement, c’est une histoire inventée.

— Allons ! adieu. Je vous remercie.

Et Pétrof disparut ; en vérité, nous ne parlions presquejamais autrement.

Je me renseignai sur son compte. M— crut devoir me prévenir,quand il eut connaissance de cette liaison. Il me dit que beaucoupde forçats avaient excité son horreur dès son arrivée, mais que pasun, pas même Gazine, n’avait produit sur lui une impression aussiépouvantable que ce Pétrof.

— C’est le plus résolu, le plus redoutable de tous les détenus,me dit M—. Il est capable de tout ; rien ne l’arrête, s’il aun caprice ; il vous assassinera, s’il lui en prend lafantaisie, tout simplement, sans hésiter et sans le moindrerepentir. Je crois même qu’il n’est pas dans son bon sens.

Cette déclaration m’intéressa extrêmement, mais M— ne put medire pourquoi il avait une semblable opinion sur Pétrof. Choseétrange ! pendant plusieurs années, je vis cet homme, jecausais avec lui presque tous les jours ; il me fut toujourssincèrement dévoué (bien que je n’en devinasse pas la cause), etpendant tout ce temps, quoiqu’il vécût très-sagement et ne fit riend’extraordinaire, je me convainquis de plus en plus que M— avaitraison, que c’était peut-être l’homme le plus intrépide et le plusdifficile à contenir de tout le bagne. Et pourquoi ? je nesaurais l’expliquer.

Ce Pétrof était précisément le forçat qui, lorsqu’on l’avaitappelé pour subir sa punition, avait voulu tuer le major ;j’ai dit comment ce dernier, « sauvé par un miracle », était partiune minute avant l’exécution. Une fois, quand il était encoresoldat, — avant son arrivée à la maison de force, — son colonell’avait frappé pendant la manœuvre. On l’avait souvent battuauparavant, je suppose ; mais ce jour-là, il ne se trouvaitpas d’humeur à endurer une offense : en plein jour, devant lebataillon déployé, il égorgea son colonel. Je ne connais pas tousles détails de cette histoire, car il ne me la raconta jamais. Bienentendu, ces explosions ne se manifestaient que quand la natureparlait trop haut en lui, elles étaient très-rares. Il étaithabituellement raisonnable et même tranquille. Ses passions, forteset ardentes, étaient cachées ; — elles couvaient doucementcomme des charbons sous la cendre.

Je ne remarquai jamais qu’il fût ni fanfaron ni vaniteux, commetant d’autres forçats.

Il se querellait rarement, il n’était en relations amicales avecpersonne, sauf peut-être avec Sirotkine, et seulement quand ilavait besoin de ce dernier. Je le vis pourtant un jour sérieusementirrité. On l’avait offensé en lui refusant un objet qu’ilréclamait. Il se disputait à ce sujet avec un forçat de hautetaille, vigoureux comme un athlète, nommé Vassili Antonof et connupour son caractère méchant, chicaneur ; cet homme, quiappartenait à la catégorie des condamnés civils, était loin d’êtreun lâche. Ils crièrent longtemps, et je pensais que cette querellefinirait comme presque toutes celles du même genre, par de simpleshorions ; mais l’affaire prit un tour inattendu : Pétrof pâlittout à coup ; ses lèvres tremblèrent et bleuirent : sarespiration devint difficile. Il se leva, et lentement,très-lentement, à pas imperceptibles (il aimait aller pieds nus enété), il s’approcha d’Antonof. Instantanément, le vacarme et lescris firent place à un silence de mort dans la caserne ; onaurait entendu voler une mouche. Chacun attendait l’événement.Antonof bondit au-devant de son adversaire : il n’avait plus figurehumaine… Je ne pus supporter cette scène et je sortis de lacaserne. J’étais certain qu’avant d’être sur l’escalier,j’entendrais les cris d’un homme qu’on égorge, mais il n’en fûtrien. Avant que Pétrof eût réussi à s’approcher d’Antonof, celui-cilui avait jeté l’objet en litige (un misérable chiffon, unemauvaise doublure). Au bout de deux minutes, Antonof ne manqua pasd’injurier quelque peu Pétrof, par acquit de conscience et parsentiment des convenances, pour montrer qu’il n’avait pas eu troppeur. Mais Pétrof n’accorda aucune attention à ses injures ;il ne répondit même pas. Tout s’était terminé à son avantage, — lesinjures le touchaient peu, — il était satisfait d’avoir sonchiffon. Un quart d’heure plus tard il rôdait dans la caserne,parfaitement désœuvré, cherchant une compagnie où il pourraitentendre quelque chose de curieux. Il semblait que toutl’intéressât, et, pourtant, il restait presque toujours indifférentà ce qu’il entendait, il errait oisif, sans but, dans les cours. Onaurait pu le comparer à un ouvrier, à un vigoureux ouvrier, devantlequel le travail « tremble », mais qui pour l’instant n’a rien àfaire et condescend, en attendant l’occasion de déployer sesforces, à jouer avec de petits enfants. Je ne comprenais paspourquoi il restait en prison, pourquoi il ne s’évadait pas. Iln’aurait nullement hésité à s’enfuir, si seulement il l’avaitvoulu. Le raisonnement n’a de pouvoir, sur des gens comme Pétrof,qu’autant qu’ils ne veulent rien. Quand ils désirent quelque chose,il n’existe pas d’obstacles à leur volonté. Je suis certain qu’ilaurait su habilement s’évader, qu’il aurait trompé tout le monde,et qu’il serait resté des semaines entières sans manger, caché dansune forêt ou dans les roseaux d’une rivière. Mais cette idée ne luiétait pas encore venue. Je ne remarquai en lui ni jugement, ni bonsens. Ces gens-là naissent avec une idée, qui toute leur vie lesroule inconsciemment à droite et à gauche : ils errent ainsijusqu’à ce qu’ils aient rencontré un objet qui éveille violemmentleur désir ; alors ils ne marchandent pas leur tête. Jem’étonnais quelquefois qu’un homme qui avait assassiné son colonelpour avoir été battu, se couchât sans contestation sous les verges.Car on le fouettait quand on le surprenait à introduire del’eau-de-vie dans la prison : comme tous ceux qui n’avaient pas demétier déterminé, il faisait la contrebande de l’eau-de-vie. Il selaissait alors fouetter comme s’il consentait à cette punition etqu’il s’avouât en faute, autrement on l’aurait tué plutôt que de lefaire se coucher. Plus d’une fois, je m’étonnai de voir qu’il mevolait, malgré son affection pour moi. Cela lui arrivait parboutades. Il me vola ainsi ma Bible, que je lui avais dit dereporter à ma place. Il n’avait que quelques pas à faire, maischemin faisant, il trouva un acheteur auquel il vendit le livre, etil dépensa aussitôt en eau-de-vie l’argent reçu. Probablement ilressentait ce jour-là un violent désir de boire, et quand ildésirait quelque chose, il fallait que cela se fît. Un individucomme Pétrof assassinera un homme pour vingt-cinq kopeks,uniquement pour avoir de quoi boire un demi-litre ; en touteautre occasion, il dédaignera des centaines de mille roubles. Ilm’avoua le soir même ce vol, mais sans aucun signe de repentir oude confusion, d’un ton parfaitement indifférent, comme s’il se futagi d’un incident ordinaire. J’essayai de le tancer comme il leméritait, car je regrettais ma Bible. Il m’écouta sans irritation,très-paisiblement ; il convint avec moi que la Bible est unlivre très-utile, et regretta sincèrement que je ne l’eusse plus,mais il ne se repentit pas un instant de me l’avoir volée ; ilme regardait avec une telle assurance que je cessai aussitôt de legronder. Il supportait mes reproches, parce qu’il jugeait que celane pouvait se passer autrement, qu’il méritait d’être tancé pourune pareille action, et que par conséquent je devais l’injurierpour me soulager et me consoler de cette perte ; mais dans sonfor intérieur, il estimait que c’étaient des bêtises, des bêtisesdont un homme sérieux aurait eu honte de parler. Je crois mêmequ’il me tenait pour un enfant, pour un gamin qui ne comprend pasencore les choses les plus simples du monde. Si je lui parlaisd’autres sujets que de livres ou de sciences, il me répondait, maispar pure politesse, et en termes laconiques. Je me demandais ce quile poussait à m’interroger précisément sur les livres. Je leregardais à la dérobée pendant ces conversations, comme pourm’assurer s’il ne se moquait pas de moi. Mais non, il m’écoutaitsérieusement, avec attention, bien que souvent elle ne fût pastrès-soutenue ; cette dernière circonstance m’irritaitquelquefois. Les questions qu’il me posait étaient toujours netteset précises, il ne paraissait jamais étonné de la réponse qu’ellesexigeaient… Il avait sans doute décidé une fois pour toutes qu’onne pouvait me parler comme à tout le monde, et qu’en dehors deslivres je ne comprenais rien.

Je suis certain qu’il m’aimait, ce qui m’étonnait fort. Metenait-il pour un enfant, pour un homme incomplet ?ressentait-il pour moi cette espèce de compassion qu’éprouve toutêtre fort pour un plus faible que lui ? me prenait-il pour… jen’en sais rien. Quoique cette compassion ne l’empêchât pas de mevoler, je suis certain qu’en me dérobant, il avait pitié de moi. —« Eh ! quel drôle de particulier ! pensait-il assurémenten faisant main basse sur mon bien, il ne sait pas même veiller surce qu’il possède ! » Il m’aimait à cause de cela, je crois. Ilme dit un jour, comme involontairement :

— Vous êtes trop brave homme, vous êtes si simple, si simple,que cela fait vraiment pitié : ne prenez pas ce que je vous dis enmauvaise part, Alexandre Pétrovitch, — ajouta-t-il au bout d’uneminute ; — je vous le dis sans mauvaise intention.

On voit quelquefois dans la vie des gens comme Pétrof semanifester et s’affirmer dans un instant de trouble ou derévolution ; ils trouvent alors l’activité qui leur convient.Ce ne sont pas des hommes de parole, ils ne sauraient être lesinstigateurs et les chefs des insurrections, mais ce sont eux quiexécutent et agissent. Ils agissent simplement, sans bruit, seportent les premiers sur l’obstacle, ou se jettent en avant lapoitrine découverte, sans réflexion ni crainte ; tout le mondeles suit, les suit aveuglément, jusqu’au pied de la muraille, oùils laissent d’ordinaire leur vie. Je ne crois pas que Pétrof aitbien fini : il était marqué pour une fin violente, et s’il n’estpas mort jusqu’à ce jour, c’est que l’occasion ne s’est pas encoreprésentée. Qui sait, du reste ? Il atteindra peut-être uneextrême vieillesse et mourra très-tranquillement, après avoir errésans but de çà et de là. Mais je crois que M— avait raison, et quece Pétrof était l’homme le plus déterminé de toute la maison deforce.

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