Souvenirs de la maison des morts

Chapitre 1La maison des morts

Notre maison de force se trouvait à l’extrémité de la citadelle,derrière le rempart. Si l’on regarde par les fentes de lapalissade, espérant voir quelque chose, — on n’aperçoit qu’un petitcoin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandesherbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles s’y promènent enlong et en large ; on se dit alors que des années entièress’écouleront et que l’on verra, par la même fente de palissade,toujours le même rempart, toujours les mêmes sentinelles et le mêmepetit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de laprison, mais d’un autre ciel, lointain et libre. Représentez-vousune grande cour, longue de deux cents pas et large de centcinquante, enceinte d’une palissade hexagonale irrégulière, forméede pieux étançonnés et profondément enfoncés en terre : voilàl’enceinte extérieure de la maison de force. D’un côté de lapalissade est construite une grande porte, solide et toujoursfermée, que gardent constamment des factionnaires, et qui nes’ouvre que quand les condamnés vont au travail. Derrière cetteporte se trouvaient la lumière, la liberté ; là vivaient desgens libres. En deçà de lapalissade on se représentait ce mondemerveilleux, fantastique comme un conte de fées : il n’en était pasde même du nôtre, — tout particulier, car il ne ressemblait àrien ; il avait ses mœurs, son costume, ses lois spéciales :c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et deshommes à part. C’est ce coin que j’entreprends de décrire.

Quand on pénètre dans l’enceinte, on voit quelques bâtiments. Dechaque côté d’une cour très-vaste s’étendent deux constructions debois, faites de troncs équarris et à un seul étage : ce sont lescasernes des forçats. On y parque les détenus, divisés en plusieurscatégories. Au fond de l’enceinte on aperçoit encore une maison, lacuisine, divisée en deux chambrées (artel[1]) ;plus loin encore se trouve une autre construction qui sert tout àla fois de cave, de hangar et de grenier. Le centre de l’enceinte,complètement nu, forme une place assez vaste. C’est là que lesdétenus se mettent en rang. On y fait la vérification et l’appeltrois fois par jour : le matin, à midi et le soir, et plusieursfois encore dans la journée, si les soldats de garde sont défiantset habiles à compter. Tout autour, entre la palissade et lesconstructions, il reste une assez grande surface libre où quelquesdétenus misanthropes ou de caractère sombre aiment à se promener,quand on ne travaille pas : ils ruminent là, à l’abri de tous lesregards, leurs pensées favorites. Lorsque je les rencontraispendant ces promenades, j’aimais à regarder leurs visages tristeset stigmatisés, et à deviner leurs pensées. Un des forçats avaitpour occupation favorite, dans les moments de liberté que nouslaissaient les travaux, de compter les pieux de la palissade. Il yen avait quinze cents, il les avait tous comptés et les connaissaitmême par cœur. Chacun d’eux représentait un jour de réclusion : ildécomptait quotidiennement un pieu et pouvait, de cette façon,connaître exactement le nombre de jours qu’il devait encore passerdans la maison de force. Il était sincèrement heureux quand ilavait achevé un des côtés de l’hexagone : et pourtant, il devaitattendre sa libération pendant de longues années ; mais onapprend la patience à la maison de force. Je vis un jour un détenuqui avait subi sa condamnation et que l’on mettait en liberté,prendra congé de ses camarades. Il avait été vingt ans aux travauxforcés. Plus d’un forçat se souvenait de l’avoir vu arriver jeune,insouciant, ne pensant ni à son crime ni au châtiment : c’étaitmaintenant un vieillard à cheveux gris, au visage triste et morose.Il fit en silence le tour de nos six casernes. En entrant danschacune d’elles, il priait devant l’image sainte, saluaitprofondément ses camarades, en les priant de ne pas garder unmauvais souvenir de lui. Je me rappelle aussi qu’un soir on appelavers la porte d’entrée un détenu qui avait été dans le temps unpaysan sibérien fort aisé. Six mois auparavant, il avait reçu lanouvelle que sa femme s’était remariée, ce qui l’avait fortattristé. Ce soir-là, elle était venue à la prison, l’avait faitappeler pour lui donner une aumône. Ils s’entretinrent deuxminutes, pleurèrent tous deux et se séparèrent pour ne plus serevoir. Je vis l’expression du visage de ce détenu quand il rentradans la caserne… Là, en vérité, on peut apprendre à tout supporter.Quand le crépuscule commençait, on nous faisait rentrer dans lacaserne, où l’on nous enfermait pour toute la nuit. Il m’étaittoujours pénible de quitter la cour pour la caserne. Qu’on sefigure une longue chambre, basse et étouffante, éclairée à peinepar des chandelles et dans laquelle traînait une odeur lourde etnauséabonde. Je ne puis comprendre maintenant comment j’y ai vécudix ans entiers. Mon lit de camp se composait de trois planches :c’était toute la place dont je pouvais disposer. Dans une seulechambre on parquait plus de trente hommes. C’était surtout en hiverqu’on nous enfermait de bonne heure ; il fallait attendrequatre heures au moins avant que tout le monde fût endormi, aussiétait-ce un tumulte, un vacarme de rires, de jurons, de chaînes quisonnaient, une vapeur infecte, une fumée épaisse, un brouhaha detêtes rasées, de fronts stigmatisés, d’habits en lambeaux, toutcela encanaillé, dégoûtant ; oui, l’homme est un animalvivace ! on pourrait le définir : un être qui s’habitue àtout, et ce serait peut-être là la meilleure définition qu’on enait donnée. Nous étions en tout deux cent cinquante dans la maisonde force. Ce nombre était presque invariable, car lorsque les unsavaient subi leur peine, d’autres criminels arrivaient, il enmourait aussi. Et il y avait là toute sorte de gens. Je crois quechaque gouvernement, chaque contrée de la Russie avait fourni sonreprésentant. Il y avait des étrangers et même des montagnards duCaucase. Tout ce monde se divisait en catégories différentes,suivant l’importance du crime et par conséquent la durée duchâtiment. Chaque crime, quel qu’il soit, y était représenté. Lapopulation de la maison de force était composée en majeure partiede déportés aux travaux forcés de la catégorie civile (fortementcondamnés, comme disaient les détenus). C’étaient des criminelsprivés de tous leurs droits civils, membres réprouvés de lasociété, vomis par elle, et dont le visage marqué au fer devaitéternellement témoigner de leur opprobre. Ils étaient incarcérésdans la maison de force pour un laps de temps qui variait de huit àdouze ans ; à l’expiration de leur peine, on les envoyait dansun canton sibérien en qualité de colons. Quant aux criminels de lasection militaire, ils n’étaient pas privés de leurs droits civils,— c’est ce qui a lieu d’ordinaire dans les compagnies de disciplinerusses, — et n’étaient envoyés que pour un temps relativementcourt. Une fois leur condamnation purgée, ils retournaient àl’endroit d’où ils étaient venus, et entraient comme soldats dansles bataillons de ligne sibériens[2]. Beaucoupd’entre eux nous revenaient bientôt pour des crimes graves,seulement ce n’était plus pour un petit nombre d’années, mais pourvingt ans au moins ; ils faisaient alors partie d’une sectionqui se nommait « à perpétuité ». Néanmoins, les perpétuelsn’étaient pas privés de leurs droits. Il existait encore unesection assez nombreuse, composée des pires malfaiteurs, presquetous vétérans du crime, et qu’on appelait la « section particulière». On envoyait là des condamnés de toutes les Russies. Ils seregardaient à bon droit comme détenus à perpétuité, car le terme deleur réclusion n’avait pas été indiqué. La loi exigeait qu’on leurdonnât des tâches doubles et triples. Ils restèrent dans la prisonjusqu’à ce qu’on entreprit en Sibérie les travaux de force les pluspénibles. « Vous n’êtes ici que pour un temps fixe, disaient-ilsaux autres forçats ; nous, au contraire, nous y sommes pourtoute notre vie. » J’ai entendu dire plus tard que cette section aété abolie. On a éloigné en même temps les condamnés civils, pourne conserver que les condamnés militaires que l’on organisa encompagnie de discipline unique. L’administration a naturellementété changée. Je décris, par conséquent, les pratiques d’un autretemps et des choses abolies depuis longtemps… Oui, il y a longtempsde cela ; il me semble même que c’est un rêve, Je me souviensde mon entrée à la maison de force, un soir de décembre, à la nuittombante. Les forçats revenaient des travaux : on se préparait à lavérification. Un sous-officier moustachu m’ouvrit la porte de cettemaison étrange où je devais rester tant d’années, endurer tantd’émotions dont je ne pourrais me faire une idée même approximativesi je ne les avais pas ressenties. Ainsi, par exemple, aurais-jejamais pu m’imaginer la souffrance poignante et terrible qu’il y aà ne jamais être seul même une minute pendant dix ans ? Autravail sous escorte, à la caserne en compagnie de deux centscamarades, jamais seul, jamais ! Du reste, il fallait que jem’y fisse. Il y avait là des meurtriers par imprudence, desmeurtriers de métier, des brigands et des chefs de brigands, desimples filous, maîtres dans l’industrie de trouver de l’argentdans la poche des passants ou d’enlever n’importe quoi sur unetable. Il aurait pourtant été difficile de dire pourquoi et commentcertains détenus se trouvaient à la maison de force. Chacun d’euxavait son histoire, confuse et lourde, pénible comme un lendemaind’ivresse. Les forçats parlaient généralement fort peu de leurpassé, qu’ils n’aimaient pas à raconter ; ils s’efforçaientmême de n’y plus penser. Parmi mes camarades de chaîne j’ai connudes meurtriers qui étaient si gais et si insouciants qu’on pouvaitparier à coup sûr que jamais leur conscience ne leur avait fait lemoindre-reproche ; mais il y avait aussi des visages sombres,presque toujours silencieux. Il était bien rare que quelqu’unracontât son histoire, car cette curiosité-là n’était pas à lamode, n’était pas d’usage ; disons d’un seul mot que celan’était pas reçu. Il arrivait pourtant de loin en loin que pardésœuvrement un détenu racontât sa vie à un autre forçat quil’écoutait froidement. Personne, à vrai dire, n’aurait pu étonnerson voisin. « Nous ne sommes pas des ignorants, nous autres !» disaient-ils souvent avec une suffisance cynique. Je me souviensqu’un jour un brigand ivre (on pouvait s’enivrer quelquefois auxtravaux forcés) raconta comment il avait tué et tailladé un enfantde cinq ans : il l’avait d’abord attiré avec un joujou, puis ill’avait emmené dans un hangar où il l’avait dépecé. La caserne toutentière, qui, d’ordinaire, riait de ses plaisanteries, poussa uncri unanime ; le brigand fut obligé de se taire. Si lesforçats l’avaient interrompu, ce n’était nullement parce que sonrécit avait excité leur indignation, mais parce qu’il n’était pasreçu de parler de cela. Je dois dire ici que les détenus avaient uncertain degré d’instruction. La moitié d’entre eux, — si ce n’estplus, — savaient lire et écrire. Où trouvera-t-on, en Russie, dansn’importe quel groupe populaire, deux cent cinquante hommes sachantlire et écrire ? Plus tard, j’ai entendu dire et mêmeconclure, grâce à ces données, que l’instruction démoralisait lepeuple. C’est une erreur : l’instruction est tout à fait étrangèreà cette décadence morale. Il faut néanmoins convenir qu’elledéveloppa l’esprit de résolution dans le peuple, mais c’est loind’être un défaut. — Chaque section avait un costume différent :l’une portait une veste de drap moitié brune, moitié grise, et unpantalon dont un canon était brun, l’autre gris. Un jour, commenous étions au travail, une petite fille qui vendait des navettesde pain blanc (kalatchi) s’approcha des forçats ; elle meregarda longtemps, puis éclata de rire : — « Fi ! comme ilssont laids ! s’écria-t-elle. Ils n’ont pas même eu assez dedrap gris ou de drap brun pour faire leurs habits. » D’autresforçats portaient une veste de drap gris uni, mais dont les manchesétaient brunes. On rasait aussi les têtes de différentesfaçons ; le crâne était mis à nu tantôt en long, tantôt enlarge, de la nuque au front ou d’une oreille à l’autre. Cetteétrange famille avait un air de ressemblance prononcé que l’ondistinguait du premier coup d’œil ; même les personnalités lesplus saillantes, celles qui dominaient involontairement les autresforçats, s’efforçaient de prendre le ton général de la maison. Tousles détenus, — à l’exception de quelques-uns qui jouissaient d’unegaieté inépuisable et qui, par cela même, s’attiraient le méprisgénéral, — tous les détenus étaient moroses, envieux,effroyablement vaniteux, présomptueux, susceptibles et formalistesà l’excès. Ne s’étonner de rien était à leurs yeux une qualitéprimordiale, aussi se préoccupaient-ils fort d’avoir de la tenue.Mais souvent l’apparence la plus hautaine faisait place, avec larapidité de l’éclair, à une plate lâcheté. Pourtant il y avaitquelques hommes vraiment forts : ceux-là étaient naturels etsincères, mais, chose étrange ! ils étaient le plus souventd’une vanité excessive et maladive. C’était toujours la vanité quiétait au premier plan. La majorité des détenus était dépravée etpervertie, aussi les calomnies et les commérages pleuvaient-ilscomme grêle. C’était un enfer, une damnation que notre vie, maispersonne n’aurait osé s’élever contre les règlements intérieurs dela prison et contre les habitudes reçues ; aussi s’ysoumettait-on bon gré, mal gré. Certains caractères intraitables nepliaient que difficilement, mais pliaient tout de même. Des détenusqui, encore libres, avaient dépassé toute mesure, qui, souventpoussés par leur vanité surexcitée, avaient commis des crimesaffreux, inconsciemment, comme dans un délire, et qui avaient étél’effroi de villes entières, étaient matés en peu de temps par lerégime de notre prison. Le nouveau qui cherchait à s’orienterremarquait bien vite qu’ici il n’étonnerait personne ;insensiblement il se soumettait, prenait le ton général, une sortede dignité personnelle dont presque chaque détenu était pénétré,absolument comme si la dénomination de forçat eût été un titrehonorable. Pas le moindre signe de honte ou de repentir, du reste,mais une sorte de soumission extérieure, en quelque sorteofficielle, qui raisonnait paisiblement la conduite à tenir. « Noussommes des gens perdus, disaient-ils, nous n’avons pas su vivre enliberté, maintenant nous devons parcourir de toutes nos forces larue verte[3], et nous faire compter et recompter commedes bêtes. » « Tu n’as pas voulu obéir à ton père et à ta mère,obéis maintenant à la peau d’âne ! » « Qui n’a pas voulubroder, casse des pierres à l’heure qu’il est. » Tout cela sedisait et se répétait souvent en guise de morale, comme dessentences et des proverbes, sans qu’on les prît toutefois ausérieux. Ce n’étaient que des mots en l’air. Y en avait-il un seulqui s’avouât son iniquité ? Qu’un étranger, — pas un forçat, —essaye de reprocher à un détenu son crime ou de l’insulter, lesinjures de part et d’autre n’auront pas de fin. Et quels raffinésque les forçats en ce qui concerne les injures ! Ils insultentfinement, en artistes. L’injure était une vraie science ; ilsne s’efforçaient pas tant d’offenser par l’expression que par lesens, l’esprit d’une phrase envenimée. Leurs querelles incessantescontribuaient beaucoup au développement de cet art spécial. Commeils ne travaillaient que sous la menace du bâton, ils étaientparesseux et dépravés. Ceux qui n’étaient pas encore corrompus enarrivant à la maison de force, s’y pervertissaient bientôt. Réunismalgré eux, ils étaient parfaitement étrangers les uns aux autres.— « Le diable a usé trois paires de lapti[4] avant denous rassembler », disaient-ils. Les intrigues, les calomnies, lescommérages, l’envie, les querelles, tenaient le haut bout danscette vie d’enfer. Pas une méchante langue n’aurait été en état detenir tête à ces meurtriers, toujours l’injure à la bouche. Commeje l’ai dit plus haut, parmi eux se trouvaient des hommes aucaractère de fer, endurcis et intrépides, habitués à se commander.Ceux-là, on les estimait involontairement ; bien qu’ilsfussent fort jaloux de leur renommée, ils s’efforçaient den’obséder personne, et ne s’insultaient jamais sans motif ;leur conduite était en tous points pleine de dignité ; ilsétaient raisonnables et presque toujours obéissants, non parprincipe ou par conscience de leurs devoirs, mais comme par uneconvention mutuelle entre eux et l’administration, convention dontils reconnaissaient tous les avantages. On agissait du resteprudemment avec eux. Je me rappelle qu’un détenu, intrépide etrésolu, connu pour ses penchants de bête fauve, fut appelé un jourpour être fouetté. C’était pendant l’été ; on ne travaillaitpas. L’adjudant, chef direct et immédiat de la maison de force,était arrivé au corps de garde, qui se trouvait à côté de la grandeporte, pour assister à la punition. (Ce major était un être fatalpour les détenus, qu’il avait réduits à trembler devant lui. Sévèreà en devenir insensé, il se « jetait » sur eux, disaient-ils ;mais c’était surtout son regard, aussi pénétrant que celui du lynx,que l’on craignait. Il était impossible de rien lui dissimuler. Ilvoyait, pour ainsi dire, sans même regarder. En entrant dans laprison, il savait déjà ce qui se faisait à l’autre bout del’enceinte ; aussi les forçats l’appelaient-ils « l’homme auxhuit yeux ». Son système était mauvais, car il ne parvenait qu’àirriter des gens déjà irascibles ; sans le commandant, hommebien élevé et raisonnable, qui modérait les sorties sauvages dumajor, celui-ci aurait causé de grands malheurs par sa mauvaiseadministration. Je ne comprends pas comment il put prendre saretraite sain et sauf ; il est vrai qu’il quitta le serviceaprès qu’il eut été mis en jugement.) Le détenu blêmit quand onl’appela. D’ordinaire, il se couchait courageusement et sansproférer un mot, pour recevoir les terribles verges, après quoi, ilse relevait en se secouant. Il supportait ce malheur froidement, enphilosophe. Il est vrai qu’on ne le punissait qu’à bon escient, etavec toutes sortes de précautions. Mais cette fois, il s’estimaitinnocent. Il blêmit, et tout en s’approchant doucement de l’escortede soldats, il réussit à cacher dans sa manche un tranchet decordonnier. Il était pourtant sévèrement défendu aux détenusd’avoir des instruments tranchants, des couteaux, etc. Lesperquisitions étaient fréquentes, inattendues et des plusminutieuses ; toutes les infractions à cette règle étaientsévèrement punies ; mais comme il est difficile d’enlever à uncriminel ce qu’il veut cacher, et que, du reste, des instrumentstranchants se trouvaient nécessairement dans la prison, ilsn’étaient jamais détruits. Si l’on parvenait à les ravir auxforçats, ceux-ci s’en procuraient bien vite de nouveaux. Tous lesdétenus se jetèrent contre la palissade, le cœur palpitant, pourregarder à travers les fentes. On savait que cette fois-ci, Pétrofrefuserait de se laisser fustiger et que la fin du major étaitvenue. Mais au moment décisif, ce dernier monta dans sa voiture etpartit, confiant le commandement de l’exécution à un officiersubalterne : « Dieu l’a sauvé ! » dirent plus tard lesforçats. Quant à Pétrof, il subit tranquillement sa punition ;une fois le major parti, sa colère était tombée. Le détenu estsoumis et obéissant jusqu’à un certain point, mais il y a unelimite qu’il ne faut pas dépasser. Rien n’est plus curieux que cesétranges boutades d’emportement et de désobéissance. Souvent unhomme qui supporte pendant plusieurs années les châtiments les pluscruels, se révolte pour une bagatelle, pour un rien. On pourraitmême dire que c’est un fou… C’est du reste ce que l’on fait. J’aidéjà dit que pendant plusieurs années je n’ai pas remarqué lemoindre signe de repentance, pas le plus petit malaise du crimecommis, et que la plupart des forçats s’estimaient dans leur forintérieur en droit d’agir comme bon leur semblait. Certainement lavanité, les mauvais exemples, la vantardise ou la fausse honte yétaient pour beaucoup. D’autre part, qui peut dire avoir sondé laprofondeur de ces cœurs livrés à la perdition et les avoir trouvésfermés à toute lumière ? Enfin il semble que durant tantd’années, j’eusse dû saisir quelque indice, fût-ce le plus fugitif,d’un regret, d’une souffrance morale. Je n’ai positivement rienaperçu. On ne saurait juger le crime avec des opinions toutesfaites, et sa philosophie est un peu plus compliquée qu’on ne lecroit. Il est avéré que ni les maisons de force, ni les bagnes, nile système des travaux forcés, ne corrigent le criminel ; ceschâtiments ne peuvent que le punir et rassurer la société contreles attentats qu’il pourrait commettre. La réclusion et les travauxexcessifs ne font que développer chez ces hommes une haineprofonde, la soif des jouissances défendues et une effroyableinsouciance. D’autre part, je suis certain que le célèbre systèmecellulaire n’atteint qu’un but apparent et trompeur. Il soutire ducriminel toute sa force et son énergie, énerve son âme qu’ilaffaiblit et effraye, et montre enfin une momie desséchée et àmoitié folle comme un modèle d’amendement et de repentir. Lecriminel qui s’est révolté contre la société, la hait et s’estimetoujours dans son droit : la société a tort, lui non. N’a-t-il pasdu reste subi sa condamnation ? aussi est-il absous, acquittéà ses propres yeux. Malgré les opinions diverses, chacunreconnaîtra qu’il y a des crimes qui partout et toujours, sousn’importe quelle législation, seront indiscutablement crimes et quel’on regardera comme tels tant que l’homme sera homme. Ce n’estqu’à la maison de force que j’ai entendu raconter, avec un rireenfantin à peine contenu, les forfaits les plus étranges, les plusatroces. Je n’oublierai jamais un parricide, — ci-devant noble etfonctionnaire. Il avait fait le malheur de son père. Un vrai filsprodigue. Le vieillard essayait en vain de le retenir par desremontrances sur la pente fatale où il glissait. Comme il étaitcriblé de dettes et qu’on soupçonnait son père d’avoir, — outre uneferme, — de l’argent caché, il le tua pour entrer plus vite enpossession de son héritage. Ce crime ne fut découvert qu’au boutd’un mois. Pendant tout ce temps, le meurtrier, qui du reste avaitinformé la justice de la disparition de son père, continua sesdébauches. Enfin, pendant son absence, la police découvrit lecadavre du vieillard dans un canal d’égout recouvert de planches.La tête grise était séparée du tronc et appuyée contre le corps,entièrement habillé ; sous la tête, comme par dérision,l’assassin avait glissé un coussin. Le jeune homme n’avoua rien :il fut dégradé, dépouillé de ses privilèges de noblesse et envoyéaux travaux forcés pour vingt ans. Aussi longtemps que je l’aiconnu, je l’ai toujours vu d’humeur très-insouciante. C’étaitl’homme le plus étourdi et le plus inconsidéré que j’aie rencontré,quoiqu’il fût loin d’être sot. Je ne remarquai jamais en lui unecruauté excessive. Les autres détenus le méprisaient, non pas àcause de son crime, dont il n’était jamais question, mais parcequ’il manquait de tenue. Il parlait quelquefois de son père. Ainsiun jour, en vantant la robuste complexion héréditaire dans safamille, il ajouta : « — Tenez, mon père, par exemple, jusqu’à samort, n’a jamais été malade. » Une insensibilité animale portée àun aussi haut degré semble impossible : elle est par tropphénoménale. Il devait y avoir là un défaut organique, unemonstruosité physique et morale inconnue jusqu’à présent à lascience, et non un simple délit. Je ne croyais naturellement pas àun crime aussi atroce, mais des gens de la même ville que lui, quiconnaissaient tous les détails de son histoire, me la racontèrent.Les faits étaient si clairs, qu’il aurait été insensé de ne pas serendre à l’évidence. Les détenus l’avaient entendu crier une fois,pendant son sommeil : « Tiens-le ! tiens-le ! coupe-luila tête ! la tête ! la tête ! » Presque tous lesforçats rêvaient à haute voix ou déliraient pendant leursommeil ; les injures, les mots d’argot, les couteaux, leshaches revenaient le plus souvent dans leurs songes. « Nous sommesdes gens broyés, disaient-ils, nous n’avons plus d’entrailles,c’est pourquoi nous crions la nuit. » Les travaux forcés dans notreforteresse n’étaient pas une occupation, mais une obligation : lesdétenus accomplissaient leur tâche ou travaillaient le nombred’heures fixé par la loi, puis retournaient à la maison de force.Ils avaient du reste ce labeur en haine. Si le détenu n’avait pasun travail personnel auquel il se livre volontairement avec touteson intelligence, il lui serait impossible de supporter saréclusion. De quelle façon ces gens, tous d’une nature fortementtrempée, qui avaient largement vécu et désiraient vivre encore, quiavaient été réunis contre leur volonté, après que la société lesavait rejetés, auraient-ils pu vivre d’une façon normale etnaturelle ? Grâce à la seule paresse, les instincts les pluscriminels, dont le détenu n’aurait jamais même conscience, sedévelopperaient en lui. L’homme ne peut exister sans travail, sanspropriété légale et normale ; hors de ces conditions il sepervertit et se change en bête fauve. Aussi chaque forçat, par uneexigence toute naturelle et par instinct de conservation, avait-ilchez nous un métier, une occupation quelconque. Les longuesjournées d’été étaient prises presque tout entières par les travauxforcés ; la nuit était si courte qu’on avait juste le temps dedormir. Il n’en était pas de même en hiver ; suivant lerèglement, les détenus devaient être renfermés dans la caserne, àla tombée de la nuit. Que faire pendant les longues et tristessoirées, sinon travailler ? Aussi chaque caserne, bien quefermée aux verrous, prenait-elle l’apparence d’un vaste atelier. Àvrai dire, le travail n’était pas défendu, mais il était interditd’avoir des outils, sans lesquels il est tout à fait impossible. Ontravaillait en cachette, et l’administration, semble-t-il, fermaitles yeux. Beaucoup de détenus arrivaient à la maison de force sansrien savoir faire de leurs dix doigts, ils apprenaient un métierquelconque de leurs camarades, et, une fois libérés, devenaientd’excellents ouvriers. Il y avait là des cordonniers, des bottiers,des tailleurs, des sculpteurs, des serruriers et des doreurs. UnJuif même, Içaï Boumstein, était en même temps bijoutier etusurier. Tout le monde travaillait et gagnait ainsi quelques sous,car il venait beaucoup de commandes de la ville. L’argent est uneliberté sonnante et trébuchante, inestimable pour un hommeentièrement privé de la vraie liberté. S’il se sent quelque monnaieen poche, il se console de sa position, même quand il ne pourraitpas la dépenser. (Mais on peut partout et toujours dépenser sonargent, d’autant plus que le fruit défendu est doublementsavoureux. On peut se procurer de l’eau-de-vie même dans la maisonde force.) Bien que les pipes fussent sévèrement prohibées, tout lemonde fumait. L’argent et le tabac préservaient les forçats duscorbut, comme le travail les sauvait du crime : sans lui, ils seseraient mutuellement détruits, comme des araignées enfermées dansun bocal de verre. Le travail et l’argent n’en étaient pas moinsinterdits : on pratiquait fréquemment pendant la nuit de sévèresperquisitions, durant lesquelles on confisquait tout ce qui n’étaitpas légalement autorisé. Si adroitement que fussent cachés lespécules, il arrivait cependant qu’on les découvrait. C’était là unedes raisons pour lesquelles on ne les conservait pas longtemps : onles échangeait bientôt contre de l’eau-de-vie ; ce quiexplique comment celle-ci avait du s’introduire dans la maison deforce. Le délinquant était non-seulement privé de son pécule, maisencore cruellement fustigé ! Peu de temps après chaqueperquisition, les forçats se procuraient de nouveau les objets quiavaient été confisqués, et tout marchait comme ci-devant.L’administration le savait, et bien que la condition des détenusfût assez semblable à celle des habitants du Vésuve, ils nemurmuraient jamais contre les punitions infligées pour cespeccadilles. Qui n’avait pas d’industrie manuelle, commerçait d’unemanière quelconque. Les procédés d’achat et de vente étaient assezoriginaux. Les uns s’occupaient de brocantage et revendaientparfois des objets que personne autre qu’un forçat n’aurait jamaiseu l’idée de vendre ou d’acheter, voire même de regarder commeayant une valeur quelconque. Le moindre chiffon avait pourtant sonprix et pouvait servir. Par suite de la pauvreté même des forçats,l’argent acquérait un prix supérieur à celui qu’il a en réalité. Delongs et pénibles travaux, quelquefois fort compliqués, ne sepayaient que quelques kopeks. Plusieurs prisonniers prêtaient à lapetite semaine et y trouvaient leur compte. Le détenu, panier percéou ruiné, portait à l’usurier les rares objets qui luiappartenaient et les engageait pour quelques liards qu’on luiprêtait à un taux fabuleux. S’il ne les rachetait pas au termefixé, l’usurier les vendait impitoyablement aux enchères, et celasans retard, L’usure florissait si bien dans notre maison de forcequ’on prêtait même sur des objets appartenant à l’État : linge,bottes, etc., choses à chaque instant indispensables. Lorsque leprêteur sur gages acceptait de semblables dépôts, l’affaire prenaitsouvent une tournure inattendue : le propriétaire allait trouver,aussitôt après avoir reçu son argent, le sous-officier (surveillanten chef de la maison de force) et lui dénonçait le recel d’objetsappartenant à l’État, que l’on enlevait à l’usurier, sans mêmejuger le fait digne d’être rapporté à l’administration supérieure.Mais jamais aucune querelle, — c’est ce qu’il y a de plus curieux,— ne s’élevait entre l’usurier et le propriétaire ; le premierrendait silencieusement, d’un air morose, les effets qu’on luiréclamait, comme s’il s’y attendait depuis longtemps. Peut-êtres’avouait-il qu’à la place du nantisseur, il n’aurait pas agiautrement. Aussi, si l’on s’insultait après cette perquisition,c’était moins par haine que par simple acquit de conscience. Lesforçats se volaient mutuellement sans pudeur. Chaque détenu avaitson petit coffre, muni d’un cadenas, dans lequel il serrait leseffets confiés par l’administration. Quoiqu’on eût autorisé cescoffres, cela n’empêchait nullement les vols. Le lecteur peuts’imaginer aisément quels habiles voleurs se trouvaient parmi nous.Un détenu qui m’était sincèrement dévoué, —je le dis sansprétention, — me vola ma Bible, le seul livre qui fût permis dansla maison de force ; le même jour, il me l’avoua, non parrepentir, mais parce qu’il eut pitié de me voir la chercherlongtemps. Nous avions au nombre de nos camarades de chaîneplusieurs forçats, dits « cabaretiers », qui vendaient del’eau-de-vie, et s’enrichissaient relativement à ce métier-là. J’enparlerai plus loin, car ce trafic est assez curieux, pour que jem’y arrête. Un grand nombre de détenus étaient déportés pourcontrebande, ce qui explique comment on pouvait apporterclandestinement de l’eau-de-vie dans la maison de force, sous unesurveillance aussi sévère qu’était la nôtre, et malgré les escortesinévitables. Pour le dire en passant, la contrebande constitue uncrime à part. Se figurerait-on que l’argent, le bénéfice réel del’affaire, n’a souvent qu’une importance secondaire pour lecontrebandier ? C’est pourtant un fait authentique. Iltravaille par vocation : dans son genre, c’est un poète. Il risquetout ce qu’il possède, s’expose à des dangers terribles, ruse,invente, se dégage, se débrouille, agit même quelquefois avec unesorte d’inspiration. Cette passion est aussi violente que celle dujeu. J’ai connu un détenu de stature colossale, qui était bienl’homme le plus doux, le plus paisible et le plus soumis qu’il fûtpossible de voir. On se demandait comment il avait pu être déporté: son caractère était si doux, si sociable, que pendant tout letemps qu’il passa à la maison de force, il n’eut jamais de querelleavec personne. Originaire de la Russie occidentale, dont ilhabitait la frontière, il avait été envoyé aux travaux forcés pourcontrebande. Comme de juste, il ne résista pas au désir detransporter de l’eau-de-vie dans la prison. Que de fois ne fut-ilpas puni j pour cela, et Dieu sait quelle peur il avait desverges ! Ce métier si dangereux ne lui rapportait qu’unbénéfice dérisoire : c’était l’entrepreneur qui s’enrichissait àses dépens. Chaque fois qu’il avait été puni, il pleurait comme unevieille femme et jurait ses grands dieux qu’on ne l’y reprendraitplus. Il tenait bon pendant tout un mois, mais il finissait parcéder de nouveau à sa passion… Grâce à ces amateurs de contrebande,l’eau-de-vie ne manquait jamais dans la maison de force. Un autregenre de revenu, qui, sans enrichir les détenus, n’en était pasmoins constant et bienfaisant, c’était l’aumône. Les classesélevées de notre société russe ne savent pas combien les marchands,les bourgeois et tout notre peuple en général a de soins pour les «malheureux[5] ». L’aumône ne faisait jamais défaut etconsistait toujours en petits pains blancs, quelquefois en argent,— mais très-rarement. — Sans les aumônes, l’existence des forçats,et surtout celle des prévenus, qui sont fort mal nourris, seraitpar trop pénible. L’aumône se partage également entra tous lesdétenus. Si l’aumône ne suffit pas, on divise les petits pains parla moitié et quelquefois même en six morceaux, afin que chaqueforçat en ait sa part. Je me souviens de la première aumône, — unepetite pièce de monnaie, — que je reçus. Peu de temps après monarrivée, un matin, en revenant du travail seul avec un soldatd’escorte, je croisai une mère et sa fille, une enfant de dix ans,jolie comme un ange. Je les avais déjà vues une fois. (La mèreétait veuve d’un pauvre soldat qui, jeune encore, avait passé auconseil de guerre et était mort dans l’infirmerie de la maison deforce, alors que je m’y trouvais. Elles pleuraient à chaudes larmesquand elles étaient venues toutes deux lui faire leurs adieux.) Enme voyant, la petite fille rougit et murmura quelques mots àl’oreille de sa mère, qui s’arrêta et prit dans un panier un quartde kopek qu’elle remit à la petite fille. Celle-ci courut après moi: — « Tiens, malheureux, me dit-elle, prends ce kopek au nom duChrist ! » — Je pris la monnaie qu’elle me glissait dans lamain ; la petite fille retourna tout heureuse vers sa mère. Jel’ai conservé longtemps, ce kopek-là !

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