Souvenirs de la maison des morts

Chapitre 9Isaï Fomitch. Le bain. Le récit de Baklouchine

Les fêtes de Noël approchaient. Les forçats les attendaient avecune sorte de solennité, et rien qu’à les voir, j’étais moi-mêmedans l’expectative de quelque chose d’extraordinaire. Quatre joursavant les fêtes, on devait nous mener au bain (de vapeur[16]). Tout le monde se réjouissait et sepréparait ; nous devions nous y rendre après le dîner ; àcette occasion, il n’y avait pas de travail dans l’après-midi. Detous les forçats, celui qui se réjouissait et se démenait le plusétait bien certainement Isaï Fomitch Bumstein, le Juif, dont j’aidéjà parlé au chapitre IV de mon récit. Il aimait à s’étuver,jusqu’à en perdre connaissance ; chaque fois qu’en fouillantle tas de mes vieux souvenirs, je me souviens du bain de la prison(qui vaut la peine qu’on ne l’oublie pas), la première figure quise présente à ma mémoire est celle du très-glorieux et inoubliableIsaï Fomitch, mon camarade de bagne. Seigneur ! quel drôled’homme c’était ! J’ai déjà dit quelques mots de sa figure :cinquante ans, vaniteux, ridé, avec d’affreux stigmates sur lesjoues et au front, maigre, faible, un corps de poulet, tout blanc.Son visage exprimait une suffisance perpétuelle et inébranlable,j’ajouterai presque : la félicité. Je crois qu’il ne regrettaitnullement d’avoir été envoyé aux travaux forcés. Comme il étaitbijoutier de son métier et qu’il n’en existait pas d’autre dans laville, il avait toujours du travail qu’on lui payait tant bien quemal. Il n’avait besoin de rien, il vivait même richement, sansdépenser tout son gain néanmoins, car il faisait des économies etprêtait sur gages à toute la maison de force. Il possédait unsamovar, un bon matelas, des tasses, un couvert. Les Juifs de laville ne lui ménageaient pas leur protection. Chaque samedi, ilallait sous escorte à la synagogue (ce qui était autorisé par laloi). Il vivait comme un coq en pâte ; pourtant il attendaitavec impatience l’expiration de sa peine pour « se marier ».C’était un mélange comique de naïveté, de bêtise, de ruse,d’impertinence, de simplicité, de timidité, de vantardise etd’impudence. Le plus étrange pour moi, c’est que les déportés ne semoquaient nullement de lui ; s’ils le taquinaient, c’étaitpour rire. Isaï Fomitch était évidemment un sujet de distraction etde continuelle réjouissance pour tout le monde : « Nous n’avonsqu’un seul Isaï Fomitch, n’y touchez pas ! » disaient lesforçats ; et bien qu’il comprit lui-même ce qu’il en était, ils’enorgueillissait de son importance ; cela divertissaitbeaucoup les détenus. Il avait fait son entrée au bagne de la façonla plus risible (elle avait eu lieu avant mon arrivée, mais on mela raconta). Soudain, un soir, le bruit se répandit dans la maisonde force qu’on avait amené un Juif que l’on rasait en ce moment aucorps de garde, et qu’il allait entrer immédiatement dans lacaserne. Comme il n’y avait pas un seul Juif dans toute la prison,les détenus l’attendirent avec impatience, et l’entourèrent dèsqu’il eut franchi la grande porte. Le sous-officier de service leconduisit à la prison civile et lui indiqua sa place sur lesplanches. Isaï Fomitch tenait un sac contenant les effets qui luiavaient été délivrés et ceux qui lui appartenaient. Il posa sonsac, prit place sur le lit de camp et s’assit, les jambes croiséessous lui, sans oser lever les yeux. On se pâmait de rire autour delui, les forçats l’assaillaient de plaisanteries sur son origineisraélite. Soudain un jeune déporté écarta la foule et s’approchade lui, portant à la main son vieux pantalon d’été, sale etdéchiré, rapiécé de vieux chiffons. Il s’assit à côté d’IsaïFomitch et lui frappa sur l’épaule. — Eh ! cher ami, voilà sixans que je t’attends. Regarde un peu, me donneras-tu beaucoup decette marchandise ? Et il étala devant lui ses haillons. IsaïFomitch était d’une timidité si grande, qu’il n’osait pas regardercette foule railleuse, aux visages mutilés et effrayants, groupéeen cercle compacte autour de lui. Il n’avait pu encore prononcerune parole, tant il avait peur. Quand il vit le gage qu’on luiprésentait, il tressaillit et il se mit hardiment à palper leshaillons. Il s’approcha même de la lumière. Chacun attendait cequ’il allait dire. — Eh bien ! est-ce que tu ne veux pas medonner un rouble d’argent ? Ça vaut cela pourtant !continua l’emprunteur, en clignant de l’œil du côté d’Isaï Fomitch.— Un rouble d’argent, non ! mais bien sept kopeks ! Cefurent les premiers mots prononcés par Isaï Fomitch à la maison deforce. Un rire homérique s’éleva parmi les assistants. — Septkopeks ! Eh bien, donne-les : tu as du bonheur, ma foi. Faisattention au moins à mon gage, tu m’en réponds sur ta tête ! —Avec trois kopeks d’intérêt, cela fera dix kopeks à me payer, ditle Juif d’une voix saccadée et tremblante, en glissant sa main danssa poche pour en tirer la somme convenue et en scrutant les forçatsd’un regard craintif. Il avait horriblement peur, mais l’envie deconclure une bonne affaire l’emporta. — Hein, trois kopeksd’intérêt… par an ? — Non ! pas par an… par mois. — Tu esdiablement chiche ! Comme t’appelle-t-on ? — IsaïFomitz[17]. — Eh bien ! Isaï Fomitch, tu irasloin ! Adieu. Le Juif examina encore une fois les guenillessur lesquelles il venait de prêter sept kopeks, les plia et lesfourra soigneusement dans son sac. Les forçats continuaient à sepâmer de rire. En réalité, tout le monde l’aimait, et bien quepresque chaque détenu fût son débiteur, personne ne l’offensait. Iln’avait, du reste, pas plus de fiel qu’une poule ; quand ilvit que tout le monde était bien disposé à son égard, il se donnade grands airs, mais si comiques qu’on les lui pardonna aussitôt,Louka, qui avait connu beaucoup de Juifs quand il était en liberté,le taquinait souvent, moins par méchanceté que par amusement, commeon joue avec un chien, un perroquet ou des bêtes savantes. IsaïFomitch ne l’ignorait pas, aussi ne s’offensait-il nullement, etdonnait-il prestement la réplique. — Tu vas voir, Juif ! je terouerai de coups. — Si tu me donnes un coup, je t’en rendrai dix,répondait crânement Isaï Fomitch. — Maudit galeux ! — Que zesois galeux tant que tu voudras. — Juif rogneux. — Que ze soisrogneux tant qu’il te plaira : galeux, mais risse. Z’ai del’arzent ! — Tu as vendu le Christ. — Tant que tu voudras. —Fameux, notre Isaï Fomitch ! un vrai crâne ! N’y touchezpas, nous n’en avons qu’un. — Eh ! Juif, empoigne un fouet, tuiras en Sibérie ! — Z’y suis dézà, en Sibérie ! — Ont’enverra encore plus loin. — Le Seigneur Dieu y est-il,là-bas ? — Parbleu, ça va sans dire. — Alors comme vousvoudrez ! tant qu’il y aura le Seigneur Dieu et de l’arzent, —tout va bien. — Un crâne, notre Isaï Fomitch ! un crâne, on levoit ! crie-t-on autour de lui. Le Juif voit bien qu’on semoque de lui, mais il ne perd pas courage, il fait lebravache ; les louanges dont on le comble lui causent un vifplaisir, et d’une voix grêle d’alto qui grince dans toute lacaserne, il commence à chanter : La, la, la, la, la ! sur unmotif idiot et risible, le seul chant qu’on lui ait entendu chanterpendant tout son séjour à la maison de force. Quand il eut fait maconnaissance, il m’assura en jurant ses grands dieux que c’était lechant et le motif que chantaient six cent mille Juifs, du pluspetit au plus grand, en traversant la mer Rouge, et qu’il estordonné à chaque Israélite de le chanter après une victoireremportée sur l’ennemi. La veille de chaque samedi, les forçatsvenaient exprès des autres casernes dans la nôtre pour voir IsaïFomitch célébrer le sabbat. Il était d’une vanité et d’une jactancesi innocentes que cette curiosité générale le flattait doucement.Il couvrait sa petite table dans un coin avec un air d’importancepédantesque et outrée, ouvrait un livre, allumait deux bougies,marmottait quelques mots mystérieux et revêtait son espèce dechasuble, bariolée, sans manches, et qu’il conservait précieusementau fond de son coffre. Il attachait sur ses mains des bracelets decuir ; enfin, il se fixait sur le front, au moyen d’un ruban,une petite boîte[18] ;on eût dit une corne qui lui sortait de la tête. Il commençaitalors à prier. Il lisait en traînant, criait, crachait, se démenaitavec des gestes sauvages et comiques. Tout cela était prescrit parles cérémonies de son culte ; il n’y avait là rien de risibleou d’étrange, si ce n’est les airs que se donnait Isaï Fomitchdevant nous, en faisant parade de ces cérémonies. Ainsi, ilcouvrait brusquement sa tête de ses deux mains et commençait à lireen sanglotant… Ses pleurs augmentaient, et dans sa douleur ilcouchait presque sur le livre sa tête coiffée de l’arche, enhurlant ; mais tout à coup, au milieu de ces sanglotsdésespérés, il éclatait de rire et récitait en nasillant un hymned’une voix triomphante, comme attendrie et affaiblie par unesurabondance de bonheur… — « On n’y comprend rien », se disaientparfois les détenus. Je demandai un jour à Isaï Fomitch ce quesignifiaient ces sanglots et pourquoi il passait brusquement de ladésolation au triomphe du bonheur et de la félicité. Isaï Fomitchaimait fort ces questions venant de moi. Il m’expliquaimmédiatement que les pleurs et les sanglots sont provoqués par laperte de Jérusalem, et que la loi ordonne de gémir en se frappantlà poitrine. Mais, au moment de la désolation la plus aiguë, ildoit, tout à coup, lui, Isaï Fomitch, se souvenir, comme par hasard(ce « tout à coup » est prescrit par la loi), qu’une prophétie apromis aux Juifs le retour à Jérusalem ; il doit manifesteraussitôt une joie débordante, chanter, rire et réciter ses prièresen donnant à sa voix une expression de bonheur, à son visage leplus de solennité et de noblesse possible. Ce passage soudain,l’obligation absolue de l’observer, plaisaient excessivement à IsaïFomitch, il m’expliquait avec une satisfaction non déguisée cetteingénieuse règle de la loi. Un soir, au plus fort de la prière, lemajor entra, suivi de l’officier de garde et d’une escorte desoldats. Tous les détenus s’alignèrent aussitôt devant leurs litsde camp ; seul, Isaï Fomitch continua à crier et à gesticuler.Il savait que son culte était autorisé, que personne ne pouvaitl’interrompre, et qu’en hurlant devant le major, il ne risquaitabsolument rien. Il lui plaisait fort de se démener sous les yeuxdu chef. Le major s’approcha à un pas de distance : Isaï Fomitchtourna le dos à sa table et, droit devant l’officier, commença àchanter son hymne de triomphe, en gesticulant et en traînant surcertaines syllabes. Quand il dut donner à son visage une expressionde bonheur et de noblesse, il le fit aussitôt en clignotant desyeux, avec des rires et un hochement de tête du côté du major.Celui-ci s’étonna tout d’abord, puis pouffa de rire, l’appela «benêt » et s’en alla, tandis que le Juif continuait à crier. Uneheure plus tard, comme il était en train de souper, je lui demandaice qu’il aurait fait si le major avait eu la mauvaise idée et labêtise de se fâcher. — Quel major ? — Comment ?N’avez-vous pas vu le major ? — Non. — Il était pourtant àdeux pieds de vous, à vous regarder. Mais Isaï Fomitch m’assura leplus sérieusement du monde qu’il n’avait pas vu le major, car à cemoment de la prière, il était dans une telle extase qu’il ne voyaitet n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui. Je voismaintenant Isaï Fomitch baguenauder le samedi dans toute la prison,et chercher à ne rien faire, comme la loi le prescrit à tout Juif.Quelles anecdotes invraisemblables ne me racontait-il pas !Chaque fois qu’il revenait de la synagogue, il m’apportait toujoursdes nouvelles de Pétersbourg et des bruits absurdes qu’ilm’assurait tenir de ses coreligionnaires de la ville, qui lestenaient eux-mêmes de première main. Mais j’ai déjà trop parléd’Isaï Fomitch. Dans toute la ville, il n’y avait que deux bainspublics. Le premier, tenu par un Juif, était divisé encompartiments pour lesquels on payait cinquante kopeks ;l’aristocratie de la ville le fréquentait. L’autre bain, vieux,sale, étroit, était destiné au peuple ; c’était là qu’onmenait les forçats. Il faisait froid et clair : les détenus seréjouissaient de sortir de la forteresse et de parcourir la ville.Pendant toute la route, les rires et les plaisanteries nediscontinuèrent pas. Un peloton de soldats, le fusil chargé, nousaccompagnait ; c’était un spectacle pour la ville. Une foisarrivés, vu l’exiguïté du bain, qui ne permettait pas à tout lemonde d’entrer à la fois, on nous divisa en deux bandes, dont l’uneattendait dans le cabinet froid qui se trouve avant l’étuve, tandisque l’autre se lavait. Malgré cela, la salle était si étroite qu’ilétait difficile de se figurer comment la moitié des forçatspourrait y tenir, Pétrof ne me quitta pas d’une semelle ; ils’empressa auprès de moi sans que je l’eusse prié de venir m’aideret m’offrit même de me laver. En même temps que Pétrof,Baklouchine, forçat de la section particulière, me proposa sesservices. Je me souviens de ce détenu, qu’on appelait « pionnier »,comme du plus gai et du plus avenant de tous mes camarades ;ce qu’il était réellement. Nous nous étions liés d’amitié. Pétrofm’aida à me déshabiller, parce que je mettais beaucoup de temps àcette opération, à laquelle je n’étais pas encore habitué ; dureste, il faisait presque aussi froid dans le cabinet que dehors.Il est très-difficile pour un détenu novice de se déshabiller, caril faut savoir adroitement détacher les courroies qui soutiennentles chaînes. Ces courroies de cuir ont dix-sept centimètres delongueur et se bouclent par-dessus le linge, juste sous l’anneauqui enserre la jambe. Une paire de courroies coûte soixantekopeks ; chaque forçat doit s’en procurer, car il seraitimpossible de marcher sans leur secours. L’anneau n’embrasse pasexactement la jambe, on peut passer le doigt entre le fer et lachair ; aussi cet anneau bat et frotte contre le mollet, sibien qu’en un seul jour le détenu qui marche sans courroies se faitdes plaies vives. Enlever les courroies ne présente aucunedifficulté : il n’en est pas de même du linge ; pour leretirer, il faut un prodige d’adresse. Une fois qu’on a enlevé lecanon gauche du pantalon, il faut le faire passer tout entier entrel’anneau et la jambe elle-même, et le faire repasser en senscontraire sous l’anneau ; la jambe gauche est alors tout àfait libre ; le canon gauche du pantalon doit être ensuiteglissé sous l’anneau de la jambe droite et repassé encore une foisen arrière avec le canon de la jambe droite. La même manœuvre alieu quand on met du linge propre. Le premier qui nous l’enseignafut Korenef, à Tobolsk, un ancien chef de brigands, condamné à cinqans de chaîne. Les forçats sont habitués à cet exercice et s’entirent lestement. Je donnai quelques kopeks à Pétrof, pour acheterdu savon et un torchon de tille dont on se frotte dans l’étuve. Ondonnait bien aux forçats un morceau de savon, mais il était grandcomme une pièce de deux kopeks et n’était pas plus épais que lesmorceaux de fromage que l’on sert comme entrée dans les soirées desgens de seconde main. Le savon se vendait dans le cabinet même,avec du sbitène (boisson faite de miel, d’épices et d’eau chaude),des miches de pain blanc et de l’eau bouillante, car chaque forçatn’en recevait qu’un baquet, selon la convention faite entre lepropriétaire du bain et l’administration de la prison. Les détenusqui désiraient se nettoyer à fond pouvaient acheter pour deuxkopeks un second baquet, que leur remettait le propriétaire par unefenêtre percée dans la muraille à cet effet. Dès que je fusdéshabillé, Pétrof me prit le bras, en me faisant remarquer quej’aurais de la peine à marcher avec mes chaînes. « Tirez-les enhaut, sur vos mollets, me dit-il en me soutenant par-dessous lesaisselles comme si j’étais un vieillard. Faites attention ici, ilfaut franchir le seuil de la porte. » J’eus honte de sesprévenances, je l’assurai que je saurais bien marcher seul, mais ilne voulut pas me croire. Il avait pour moi les égards qu’on a pourun petit enfant maladroit, que chacun doit aider. Pétrof n’étaitnullement un serviteur ; ce n’était surtout pas un domestique.Si je l’avais offensé, il aurait su comment agir avec moi. Je nelui avais rien promis pour ses services, et lui-même ne m’avaitrien demandé. Qu’est-ce qui lui inspirait cette sollicitude pourmoi ? Quand nous ouvrîmes la porte de l’étuve, je crus quenous entrions en enfer[19].Représentez-vous une salle de douze pas de long sur autant de largedans laquelle on empilerait cent hommes à la fois, ou tout au moinsquatre-vingts, car nous étions en tout deux cents, divisés en deuxsections. La vapeur nous aveuglait ; la suie, la saleté et lemanque de place étaient tels que nous ne savions où mettre le pied.Je m’effrayai et je voulus sortir : Pétrof me rassura aussitôt. Àgrand’peine, tant bien que mal, nous nous hissâmes jusqu’aux bancsen enjambant les têtes des forçats que nous priions de se pencherafin de nous laisser passer. Mais tous les bancs étaient déjàoccupés. Pétrof m’annonça que je devais acheter une place et entraimmédiatement en pourparlers avec un forçat, qui se trouvait à côtéde la fenêtre. Pour un kopek celui-ci consentit à me céder saplace, après avoir reçu de Pétrof la monnaie que ce dernier serraitdans sa main et qu’il avait prudemment préparée à l’avance. Il sefaufila juste au-dessous de moi dans un endroit sombre et sale : ily avait là au moins un demi-pouce de moisi ; même les placesqui se trouvaient au-dessous des banquettes étaient occupées : lesforçats y grouillaient. Quant au plancher, il n’y avait pas unespace grand comme la paume de la main qui ne fût occupé par lesdétenus ; ils faisaient jaillir l’eau de leurs baquets. Ceuxqui étaient debout se lavaient en tenant à la main leurseille ; l’eau sale coulait le long de leur corps et tombaitsur les têtes rasées de ceux qui étaient assis. Sur la banquette etles gradins qui y conduisaient étaient entassés d’autres forçatsqui se lavaient tout recroquevillés et ramassés, mais c’était lepetit nombre. La populace ne se lave pas volontiers avec de l’eauet du savon ; ils préfèrent s’étuver horriblement, ets’inonder ensuite d’eau froide ; — c’est ainsi qu’ils prennentleur bain. Sur le plancher on voyait cinquante balais de vergess’élever et s’abaisser à la fois, tous se fouettaient à en êtreivres. On augmentait à chaque instant la vapeur[20] ; aussi ce que l’on ressentaitn’était plus de la chaleur, mais une brûlure comme celle de la poixbouillante. On criait, on gloussait, au bruit de cent chaînes,traînant sur le plancher… Ceux qui voulaient passer d’un endroit àl’autre embarrassaient leurs fers dans d’autres chaînes etheurtaient la tête des détenus qui se trouvaient plus bas qu’eux,tombaient, juraient en entraînant dans leur chute ceux auxquels ilss’accrochaient. Tous étaient dans une espèce de griserie,d’excitation folle ; des cris et des glapissements secroisaient. Il y avait un entassement, un écrasement du coté de lafenêtre du cabinet par laquelle on délivrait l’eau chaude ;elle jaillissait sur les têtes de ceux qui étaient assis sur leplancher, avant qu’elle arrivât à sa destination. Nous avions l’aird’être libres, et pourtant, de temps à autre, derrière la fenêtredu cabinet ou la porte entr’ouverte, on voyait la figure moustachued’un soldat, le fusil au pied, veillant à ce qu’il n’arrivât aucundésordre. Les têtes rasées des forçats et leurs corps auxquels lavapeur donnait une couleur sanglante, paraissaient encore plusmonstrueux. Sur les dos rubéfiés par la vapeur apparaissaientnettement les cicatrices des coups de fouet ou de verges appliquésautrefois, si bien que ces échines semblaient avoir été récemmentmeurtries. Étranges cicatrices ! Un frisson me passa sous lapeau, rien qu’en les voyant. On augmente encore la vapeur — et lasalle du bain est couverte d’un nuage épais, brûlant, dans lequeltout s’agite, crie, glousse. De ce nuage ressortent des échinesmeurtries, des têtes rasées, des raccourcis de bras, dejambes ; pour compléter le tableau, Isaï Fomitch hurle de joieà gorge déployée, sur la banquette la plus élevée. Il se sature devapeur, tout autre tomberait en défaillance, mais nulle températuren’est assez élevée pour lui ; il loue un frotteur pour unkopek, mais au bout d’un instant, celui-ci n’y peut tenir, jette lebalai et court s’inonder d’eau froide. Isaï Fomitch ne perd pascourage et en loue un second, un troisième ; dans cesoccasions-là, il ne regarde pas à la dépense et change jusqu’à cinqfois de frotteur. — « Il s’étuve bien, ce gaillard d’IsaïFomitch ! » lui crient d’en bas les forçats. Le Juif sentlui-même qu’il dépasse tous les autres, qu’il les « enfonce» ; il triomphe, de sa voix rêche et falote il crie son air :la, la, la, la, la qui couvre le tapage. Je pensais que si jamaisnous devions être ensemble en enfer, cela rappellerait le lieu oùnous nous trouvions. Je ne résistai pas au désir de communiquercette idée à Pétrof : il regarda tout autour de lui, et ne réponditrien. J’aurais voulu lui louer une place à côté de moi, mais ils’assit à mes pieds et me déclara qu’il se trouvait parfaitement àson aise. Baklouchine nous acheta pendant ce temps de l’eau chaude,qu’il nous apportait quand nous en avions besoin. Pétrof mesignifia qu’il me nettoierait des pieds à la tête afin de « merendre tout propre », et il me pressa de m’étuver. Je ne m’ydécidai pas. Ensuite, il me frotta tout entier de savon. «Maintenant, je vais vous laver les petons », fit-il en manière deconclusion. Je voulais lui répondre que je pouvais me lavermoi-même, mais je ne le contredis pas et m’abandonnai à sa volonté.Dans le diminutif : petons, qu’il avait employé, il n’y avait aucunsens servile ; Pétrof ne pouvait appeler mes pieds par leurnom, parce que les autres, les vrais hommes, avaient desjambes ; moi, je n’avais que des petons. Après m’avoirrapproprié, il me reconduisit dans le cabinet, me soutenant etm’avertissant à chaque pas comme si j’eusse été de porcelaine. Ilm’aida à passer mon linge, et quand il eut fini de me dorloter, ils’élança dans le bain pour s’étuver lui-même. En arrivant à lacaserne, je lui offris un verre de thé qu’il ne refusa pas. Il lebut et me remercia. Je pensai à faire la dépense d’un verred’eau-de-vie en son honneur. J’en trouvai dans notre caserne même.Pétrof fut supérieurement content, il lampa son eau-de-vie, poussaun grognement de satisfaction, et me fit la remarque que je luirendais la vie ; puis, précipitamment, il se rendit à lacuisine, comme si l’on ne pouvait y décider quelque chosed’important sans lui. Un autre interlocuteur se présenta : c’étaitBaklouchine, dont j’ai déjà parlé, et que j’avais aussi invité àprendre du thé. Je ne connais pas de caractère plus agréable quecelui de Baklouchine. À vrai dire, il ne pardonnait rien aux autreset se querellait même assez souvent ; il n’aimait surtout pasqu’on se mêlât de ses affaires ; — en un mot, il savait sedéfendre. Mais ses querelles ne duraient jamais longtemps, et jecrois que tous les forçats l’aimaient. Partout où il allait, ilétait le bienvenu. Même en ville, on le tenait pour l’homme le plusamusant du monde. C’était un gars de haute taille, âgé de trenteans, au visage ingénu et déterminé, assez joli homme avec sabarbiche. Il avait le talent de dénaturer si comiquement sa figureen imitant le premier venu que le cercle qui l’entourait se pâmaitde rire. C’était un farceur, mais jamais il ne se laissait marchersur le pied par ceux qui faisaient les dégoûtés et n’aimaient pas àrire ; aussi personne ne l’accusait d’être un homme « inutileet sans cervelle ». Il était plein de vie et de feu. Il fit maconnaissance dès les premiers jours et me raconta sa carrièremilitaire, enfant de troupe, soldat au régiment des pionniers, oùdes personnages haut placés l’avaient remarqué. Il me fitimmédiatement un tas de questions sur Pétersbourg ; il lisaitmême des livres. Quand il vint prendre le thé chez moi, il égayatoute la caserne en racontant comment le lieutenant Ch— avaitmalmené le matin notre major ; il m’annonça d’un airsatisfait, en s’asseyant à côté de moi, que nous aurionsprobablement une représentation théâtrale à la maison de force. Lesdétenus projetaient de donner un spectacle pendant les fêtes deNoël. Les acteurs nécessaires étaient trouvés, et peu à peu l’onpréparait les décors. Quelques personnes de la ville avaient promisde prêter des habits de femme pour la représentation. On espéraitmême, par l’entremise d’un brosseur, obtenir un uniforme d’officieravec des aiguillettes. Pourvu seulement que le major ne s’avisâtpas d’interdire le spectacle comme l’année précédente ! Ilétait alors de mauvaise humeur parce qu’il avait perdu au jeu, etpuis il y avait eu du grabuge dans la maison de force ; aussiavait-il tout défendu dans un accès de mécontentement. Cette annéepeut-être, il ne voudrait pas empêcher la représentation.Baklouchine était exalté : on voyait bien qu’il était un desprincipaux instigateurs du futur théâtre ; je me promisd’assister à ce spectacle. La joie ingénue que Baklouchinemanifestait en parlant de cette entreprise me toucha. De fil enaiguille nous en vînmes à causer à cœur ouvert. Il me dit entreautres choses qu’il n’avait pas seulement servi àPétersbourg ; on l’avait envoyé à R… avec le grade desous-officier, dans un bataillon de garnison. — C’est de là qu’onm’a expédié ici, ajouta Baklouchine. — Et pourquoi ? luidemandai-je. — Pourquoi ? vous ne devineriez pas, AlexandrePétrovitch. Parce que je fus amoureux. — Allons donc ! onn’exile pas encore pour ce motif, répliquai-je en riant. — Il estvrai de dire, reprit Baklouchine, qu’à cause de cela j’ai tuélà-bas un Allemand d’un coup de pistolet. Mais était-ce bien lapeine de m’envoyer aux travaux forcés pour un Allemand ? Jevous en fais juge. — Comment cela est-il arrivé ? Racontez-moil’histoire, elle doit être curieuse. — Une drôle d’histoire,Alexandre Pétrovitch ! — Tant mieux. Racontez. — Vous levoulez ? Eh bien, écoutez… Et j’entendis l’histoire d’unmeurtre : elle n’était pas « drôle », mais en vérité fort étrange…— Voici l’affaire, commença Baklouchine. — On m’avait envoyé àRiga, une grande et belle ville, qui n’a qu’un défaut : tropd’Allemands. J’étais encore un jeune homme bien noté auprès de meschefs ; je portais mon bonnet sur l’oreille, et je passaisagréablement mon temps. Je faisais de l’œil aux Allemandes. Uned’elles, nommée Louisa, me plut fort. Elle et sa tante étaientblanchisseuses de linge fin, du plus fin. La vieille était unevraie caricature, elle avait de l’argent. Tout d’abord je nefaisais que passer sous les fenêtres, mais bientôt je me liai toutà fait avec la jeune fille. Louisa parlait bien le russe, engrasseyant un peu ; — elle était charmante, jamais je n’airencontré sa pareille. Je la pressai d’abord vivement, mais elle medit : « — Ne demande pas cela, Sacha, je veux conserver moninnocence pour être une femme digne de toi ! » Et elle nefaisait que me caresser, en riant d’un rire si clair… elle étaittrès-proprette, je n’en ai jamais vu de pareille, je vous dis. Ellem’avait engagé elle-même à l’épouser. Et comment ne pas l’épouser,dites un peu ! Je me préparais déjà à aller chez le colonelavec ma pétition… Tout à coup, — Louisa ne vient pas aurendez-vous, une première fois, une seconde, une troisième… Je luienvoie une lettre… elle n’y répond pas. Que faire ? me dis-je.Si elle me trompait, elle aurait su me jeter de la poudre aux yeux,elle aurait répondu à ma lettre et serait venue au rendez-vous.Mais elle ne savait pas mentir ; elle avait rompu toutsimplement. C’est un tour de la tante, pensai-je. Je n’osai pasaller chez celle-ci ; quoiqu’elle connût notre liaison, nousfaisions comme si elle l’ignorait… J’étais comme un possédé ;je lui écrivis une dernière lettre, dans laquelle je lui dis : « —Si tu ne viens pas, j’irai moi-même chez ta tante. » Elle eut peuret vint. La voilà qui se met à pleurer et me raconte qu’unAllemand, Schultz, leur parent éloigné, horloger de son état etd’un certain âge, mais riche, avait manifesté le désir del’épouser, — afin de la rendre heureuse, comme il disait, et pourne pas rester sans épouse pendant sa vieillesse ; il l’aimaitdepuis longtemps, à ce qu’elle disait, et caressait cette idéedepuis des années, mais il l’avait tue et ne se décidait jamais àparler. — Tu vois, Sacha, me dit-elle, que c’est mon bonheur, caril est riche ; voudrais-tu donc me priver de monbonheur ? Je la regarde, elle pleure, m’embrasse, m’étreint… —Eh ! me dis-je, elle a raison ! Quel bénéfice d’épouserun soldat, même un sous-officier ? — Allons, adieu, Louisa,Dieu te protège ! je n’ai pas le droit de te priver de tonbonheur. Et comment est-il de sa personne ? est-il joli ?— Non, il est âgé, et puis il a un long nez. — Elle pouffa même derire. Je la quittai : Allons, ce n’était pas ma destinée, pensé-je.Le lendemain je passe près du magasin de Schultz (elle m’avaitindiqué la rue où il demeurait). Je regarde par le vitrage : jevois un Allemand qui arrange une montre. — Quarante-cinq ans, unnez aquilin, des yeux bombés, un frac à collet droit, très-haut. Jecrachai de mépris en le voyant : à ce moment-là, j’étais prêt àcasser les vitres de sa devanture… À quoi bon ? pensais-je. Iln’y a plus rien à faire, c’est fini et bien fini… J’arrive à lacaserne à la nuit tombante, je m’étends sur ma couchette et, lecroirez-vous, Alexandre Pétrovitch ? je me mets à sangloter, àsangloter… Un jour se passe, puis un second, un troisième… Je nevois plus Louisa. J’avais pourtant appris d’une vieille commère(blanchisseuse aussi, chez laquelle mon amante allait quelquefois)que cet Allemand connaissait notre amour, et que pour cette raisonil s’était décidé à l’épouser le plus tôt possible. Sans quoi ilaurait attendu encore deux ans. Il avait forcé Louisa à jurerqu’elle ne me verrait plus ; il parait qu’à cause de moi, ilserrait les cordons de sa bourse et qu’il les tenait dur toutesdeux, la tante et Louisa. Peut-être changerait-il encore d’idée,car il n’était pas résolu. Elle me dit aussi qu’il les avaitinvitées à prendre le café chez lui le surlendemain, — un dimanche,et qu’il viendrait encore un autre parent, ancien marchand,maintenant très-pauvre et surveillant dans un débit de liqueurs.Quand j’appris qu’ils décideraient cette affaire le dimanche, jefus si furieux que je ne pus reprendre mon sang-froid. Tout cejour-là et le suivant, je ne fis que penser. J’aurais, dévoré cetAllemand, je crois. Le dimanche matin, je n’avais encore riendécidé ; sitôt la messe entendue, je sortis en courant,j’enfilai ma capote et je me rendis chez cet Allemand. Je pensaisles trouver tous là. Pourquoi j’allais chez l’Allemand et ce que jevoulais dire, je n’en savais rien moi-même. Je glissai un pistoletdans ma poche à tout hasard ; un petit pistolet qui ne valaitpas le diable, avec un chien de l’ancien système, — encore gamin jem’en servais pour tirer, — il n’était plus bon à rien. Je lechargeai cependant, parce que je pensais qu’ils me chasseraient,que cet Allemand me dirait des grossièretés, et qu’alors jetirerais mon pistolet pour les effrayer tous. J’arrive. Personnedans l’escalier, ils étaient tous dans l’arrière-boutique. Pas dedomestique, l’unique servante était absente. Je traverse lemagasin, je vois que la porte est fermée, une vieille porte retenuepar un crochet. Le cœur me bat, je m’arrête et j’écoute : on parleallemand. J’enfonce d’un coup de pied la porte qui cède. Jeregarde, la table est mise. Il y avait là une grande cafetière, unelampe à esprit-de-vin sur laquelle le café bouillait, et desbiscuits. Sur un autre plateau, un carafon d’eau-de-vie, desharengs, de la saucisse et une bouteille de vin quelconque. Louisaet sa tante, toutes deux endimanchées, étaient assises sur ledivan. En face d’elles l’Allemand s’étalait sur une chaise, commeun fiancé, quoi ! bien peigné, en frac et collet monté. Del’autre côté il y avait encore un Allemand, déjà vieux celui-là,gros et gris ; il se taisait. Quand j’entrai, Louisa devinttoute pâle. La tante se leva d’un bond et se rassit. L’Allemand sefâcha. Était-il colère ! il se leva et me dit en venant à marencontre : — Que désirez-vous ? J’eusse perdu contenance, sila colère ne m’eût soutenu. — Ce que je désire ? Accueilledonc un hôte, fais-lui boire de l’eau-de-vie. Je suis venu te faireune visite. L’Allemand réfléchit un instant et me dit :Asseyez-vous ! Je m’assis. — Voici de l’eau-de-vie ;buvez, je vous prie. — Donne-moi de bonne eau-de-vie, toi !dis donc. — Je me mettais toujours plus en colère. — C’est de bonneeau-de-vie. J’enrageai de voir qu’il me regardait de haut en bas.Le plus affreux, c’est que Louisa contemplait cette scène. Je bus,et je lui dis : — Or çà, l’Allemand, qu’as-tu donc à me dire desgrossièretés ? Faisons connaissance, je suis venu chez toi enbon ami. — Je ne puis être votre ami, vous êtes un simple soldat.Alors je m’emportai. — Ah ! mannequin ! marchand desaucisses ! Sais-tu que je puis faire de toi ce qui meplaira ? Tiens, veux-tu que je te casse la tête avec cepistolet ? Je tire mon pistolet, je me lève et je lui appliquele canon à bout portant contre le front. Les femmes étaient plusmortes que vives ; elles avaient peur de souffler ; levieux tremblait comme une feuille, tout blême. L’Allemand s’étonna,mais il revint vite à lui. — Je n’ai pas peur de vous et je vousprie, en homme bien élevé, de cesser immédiatement cetteplaisanterie ; je n’ai pas peur de vous du tout. — Oh !tu mens, tu as peur ! Voyez-le ! Il n’ose pas remuer latête de dessous le pistolet. — Non, dit-il, vous n’oserez pas fairecela. — Et pourquoi donc ne l’oserais-je pas ? — Parce quecela vous est sévèrement défendu et qu’on vous punirait sévèrement.Que le diable emporte cet imbécile d’Allemand ! S’il nem’avait pas poussé lui-même, il serait encore vivant. — Ainsi tucrois que je n’oserai pas ?… — No-on ! — Je n’oseraipas ? — Vous n’oserez pas me faire… — Eh bien !tiens ! saucisse ! — Je tire, et le voilà qui s’affaissesur sa chaise. Les autres poussent des cris. Je remis mon pistoletdans ma poche, et en rentrant à la forteresse, je le jetai dans lesorties près de la grande porte. J’arrive à la caserne, je m’allongesur ma couchette et je me dis : « — On va me pincer tout desuite ! » Une heure se passe, une autre encore — on nem’arrête pas. Vers le soir, je fus pris d’un tel chagrin que jesortis ; je voulais à tout prix voir Louisa. Je passai devantla maison de l’horloger. Il y avait là un tas de monde, la police…Je courus chez la vieille commère, je lui dis : « — Va appelerLouisa ! » Je n’attendis qu’un instant, elle accourutaussitôt, se jeta à mon cou en pleurant. — « C’est ma faute, medit-elle, j’ai écouté ma tante. » Elle me raconta que sa tante,tout de suite après cette scène, était rentrée à la maison ;elle avait eu tellement peur qu’elle en était malade et n’avait passoufflé mot. La vieille n’avait dénoncé personne, au contraire,elle avait même ordonné à sa nièce de se taire parce qu’elle avaitpeur : « Qu’ils fassent ce qu’ils veulent. — Personne ne nous a vusdepuis », me dit Louisa. L’horloger avait renvoyé sa servante, caril la craignait comme le feu ; elle lui aurait sauté aux yeux,si elle avait su qu’il voulait se marier. Il n’y avait aucunouvrier à la maison, il les avait tous éloignés. Il avait préparélui-même le café et la collation. Quant au parent, comme il s’étaittu toute sa vie, il avait pris son chapeau sans ouvrir la bouche,et s’en était allé le premier. — « Pour sûr il se taira », ajoutaLouisa. C’est ce qui arriva. Pendant deux semaines, personne nem’arrêta, on ne me soupçonnait pas le moins du monde. Ne le croyezpas si vous voulez, Alexandre Pétrovitch, mais ces deux semainesont été tout le bonheur de ma vie. Je voyais Louisa chaque jour. Etcomme elle s’était attachée à moi ! Elle me disait en pleurant: « Si l’on t’exile, j’irai avec toi, je quitterai tout pour tesuivre. » Je pensais déjà à en finir avec ma vie, tant elle m’avaitapitoyé. Mais au bout des deux semaines, on m’arrêta. Le vieux etla tante s’étaient entendus pour me dénoncer. — Mais,interrompis-je, Baklouchine, attendez ! — pour cela, on nepouvait vous infliger que dix à douze ans de travaux, le maximum dela peine, et encore dans la section civile ; pourtant, vousêtes dans la « section particulière ». Comment cela sefait-il ? — C’est une autre affaire, dit Baklouchine. Quand onme conduisit devant le conseil de guerre, le capitaine rapporteurcommença à m’insulter devant le tribunal, à me dire des gros mots.Je n’y tins pas, je lui criai : « Pourquoi m’injuries-tu ? Nevois-tu pas, canaille, que tu te regardes dans un miroir ? »Cela m’a fait une nouvelle affaire, on m’a remis en jugement, etpour les deux choses j’ai été condamné à quatre mille coups deverges et à la « section particulière ». Quand on me fit sortirpour subir ma punition dans la rue verte, on emmena le capitaine :il avait été cassé de son grade et envoyé au Caucase en qualité desimple soldat. — Au revoir, Alexandre Pétrovitch. Ne manquez pas devenir voir notre représentation.

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