Souvenirs de la maison des morts

Chapitre 9L’évasion

Peu de temps après que le major eut donné sa démission, onréorganisa notre maison de force de fond en comble. Les travauxforcés y furent abolis et remplacés par un bagne militaire sur lemodèle des bagnes de Russie. Par suite, on cessa d’y envoyer lesdéportés de la seconde catégorie, qui devait se composer désormaisdes seuls détenus militaires, c’est-à-dire de gens qui conservaientleurs droits civiques. C’étaient des soldats comme tous les autres,mais qui avaient été fouettés ; ils n’étaient détenus que pourdes périodes très-courtes (six ans au plus) ; une fois leurcondamnation purgée, ils rentraient dans leurs bataillons enqualité de simples soldats, comme auparavant. Les récidivistesétaient condamnés à vingt ans de réclusion. Jusqu’alors nous avionseu dans notre prison une division militaire, mais simplement parcequ’on ne savait où mettre les soldats. Ce qui était l’exceptiondevint la règle. Quant aux forçats civils, privés de tous leursdroits, marqués au fer et rasés, ils devaient rester dans laforteresse pour y finir leur temps ; comme il n’en venait plusde nouveaux et que les anciens étaient mis en liberté les uns aprèsles autres, elle ne devait plus contenir un seul forçat au bout dedix ans. La division particulière fut aussi maintenue ; detemps à autre arrivaient encore des criminels militairesd’importance, qui étaient écroués dans notre prison, en attendantqu’on commençât les travaux pénibles en Sibérie orientale. Notregenre de vie ne fut pas changé. Les travaux, la discipline étaientles mêmes qu’auparavant ; seule, l’administration avait étérenouvelée et compliquée. Un officier supérieur, commandant decompagnie, avait été désigné comme chef de la prison ; ilavait sous ses ordres quatre officiers subalternes qui étaient degarde à leur tour. Les invalides furent renvoyés et remplacés pardouze sous-officiers et un surveillant d’arsenal. On divisa lessections de détenus en dizaines, et l’on choisit des caporaux parmieux ; ils n’avaient, bien entendu, qu’un pouvoir nominal surleurs camarades. Comme de juste, Akim Akimytch fut du nombre. Cenouvel établissement fut confié au commandant, qui resta chef de laprison. Les changements n’allèrent pas plus loin. Tout d’abord lesforçats s’agitèrent beaucoup ; ils discutaient, cherchaient àpénétrer leurs nouveaux chefs ; mais quand ils virent qu’aufond tout était comme auparavant, ils se tranquillisèrent, et notrevie reprit son cours ordinaire. Nous étions au moins délivrés dumajor ; tout le monde respira et reprit courage. L’épouvanteavait disparu ; chacun de nous savait qu’en cas de besoin, ilavait droit de se plaindre à son chef, et qu’on ne pouvait plus lepunir s’il avait raison, sauf les cas d’erreur. On continua àapporter de l’eau-de-vie comme auparavant, bien qu’au lieud’invalides nous eussions maintenant des sous-officiers. C’étaienttous des gens honnêtes et avisés, qui comprenaient leur situation.Il y en eut bien qui voulurent faire les fanfarons et nous traitercomme des soldats, mais ils entrèrent bientôt dans le courantgénéral. Ceux qui mirent par trop de temps à comprendre leshabitudes de notre prison furent instruits par nos forçatseux-mêmes. Il y eut quelques histoires assez vives. On tentait unsous-officier avec de l’eau-de-vie, on l’enivrait, puis, quand ilétait dégrisé, on lui expliquait, de façon qu’il comprit bien, quecomme il avait bu avec les détenus, par conséquent… Lessous-officiers finirent par fermer les yeux sur le commerce del’eau-de-vie. Ils allaient au marché comme les invalides etapportaient aux détenus du pain blanc, de la viande, enfin tout cequi pouvait être introduit sans risque ; aussi ne puis-je pascomprendre pourquoi tout avait été changé et pourquoi la maison deforce était devenue une prison militaire. Cela arriva deux ansavant ma sortie. Je devais vivre encore deux ans sous cerégime…

Dois-je décrire dans ces mémoires tout le temps que j’ai passéau bagne ? Non. Si je racontais par ordre tout ce que j’ai vu,je pourrais doubler et tripler le nombre des chapitres, mais unesemblable description serait par trop monotone. Tout ce que jeraconterais rentrerait forcément dans les chapitres précédents, etle lecteur s’est déjà fait en les parcourant une idée de la vie desforçats de la seconde catégorie. J’ai voulu représenter notremaison de force et ma vie d’une façon exacte et saisissante, je nesais trop si j’ai atteint mon but. Je ne puis juger moi-même montravail. Je crois pourtant que je puis le terminer ici. À remuerces vieux souvenirs, la vieille souffrance remonte et m’étouffe. Jene puis d’ailleurs me souvenir de tout ce que j’ai vu, car lesdernières années se sont effacées de ma mémoire ; je suis sûrque j’ai oublié beaucoup de choses. Ce dont je me rappelle, parexemple, c’est que ces années se sont écoulées lentement,tristement, que les journées étaient longues, ennuyeuses, ettombaient goutte à goutte. Je me rappelle aussi un ardent désir deressusciter, de renaître dans une vie nouvelle qui me donnât laforce de résister, d’attendre et d’espérer. Je m’endurcis enfin :j’attendis : je comptais chaque jour ; quand même il m’enrestait mille à passer à la maison de force, j’étais heureux lelendemain de pouvoir me dire que je n’en avais plus que neuf centquatre-vingt-dix-neuf, et non plus mille. Je me souviens encorequ’entouré de centaines de camarades, j’étais dans une effroyablesolitude, et que j’en vins à aimer cette solitude. Isolé au milieude la foule des forçats, je repassais ma vie antérieure, jel’analysais dans les moindres détails, j’y réfléchissais et je mejugeais impitoyablement ; quelquefois même je remerciais ladestinée qui m’avait octroyé cette solitude, sans laquelle jen’aurai pu ni me juger ni me replonger dans ma vie passée. Quellesespérances germaient alors dans mon cœur ! Je pensais, jedécidais, je me jurais de ne plus commettre les fautes que j’avaiscommises, et d’éviter les chutes qui m’avaient brisé. Je me fis leprogramme de mon avenir, en me promettant d’y rester fidèle. Jecroyais aveuglément que j’accomplirais, que je pouvais accomplirtout ce que je voulais… J’attendais, j’appelais avec transport maliberté… Je voulais essayer de nouveau mes forces dans une nouvellelutte. Parfois une impatience fiévreuse m’étreignait… Je souffrerien qu’à réveiller ces souvenirs. Bien entendu, cela n’intéresseque moi… J’écris ceci parce que je pense que chacun me comprendra,parce que chacun sentira de même, qui aura le malheur d’êtrecondamné et emprisonné, dans la fleur de l’âge, en pleinepossession de ses forces.

Mais à quoi bon !… je préfère terminer mes mémoires par unrécit quelconque, afin de ne pas les finir trop brusquement.

J’y pense ; quelqu’un demandera peut-être s’il estimpossible de s’enfuir de la maison de force, et si, pendant toutle temps que j’y ai passé, il n’y eut pas de tentative d’évasion.J’ai déjà dit qu’un détenu qui a subi deux ou trois ans commence àtenir compte de ce chiffre, et calcule qu’il vaut mieux finir sontemps sans encombre, sans danger, et devenir colon après sa mise enliberté. Mais ceux qui calculent ainsi sont les forçats condamnéspour un temps relativement court : ceux dont la condamnation estlongue sont toujours prêts à risquer… Pourtant les tentativesd’évasion étaient rares. Fallait-il attribuer cela à la lâcheté desforçats, à la sévérité de la discipline militaire, ou bien à lasituation de notre ville qui ne favorisait guère les évasions (carelle était en pleine steppe découverte) ? Je n’en sais rien.Je crois que tous ces motifs avaient leur influence… Il étaitdifficile de s’évader de notre prison : de mon temps, deux forçatsl’essayèrent : c’étaient des criminels d’importance.

Quand notre major eut donné sa démission, A—v (l’espion dubagne) resta seul et sans protection. Jeune encore, son caractèreprenait de la fermeté avec l’âge : il était effronté, résolu ettrès-intelligent. Si on l’avait mis en liberté, il eût certainementcontinué à espionner et à battre monnaie par tous les moyenspossibles, si honteux qu’ils fussent, mais il ne se serait pluslaissé reprendre ; il avait gagné de l’expérience au bagne. Ils’exerçait à fabriquer de faux passe-ports. Je ne l’affirmepourtant pas, car je tiens ce fait d’autres forçats. Je crois qu’ilétait prêt à tout risquer dans l’unique espérance de changer sonsort. J’eus l’occasion de pénétrer dans son âme et d’en voir toutela laideur : son froid cynisme était révoltant et excitait en moiun dégoût invincible. Je crois que s’il avait eu envie de boire del’eau-de-vie, et que le seul moyen d’en obtenir eût étéd’assassiner quelqu’un, il n’aurait pas hésité un instant, àcondition toutefois que son crime restât secret. Il avait appris àtout calculer dans notre maison de force. C’est sur lui que leKoulikof de la « section particulière » arrêta son choix.

J’ai déjà parlé de Koulikof. Il n’était plus jeune, mais pleind’ardeur, de vie et de vigueur, et possédait des facultésextraordinaires. Il se sentait fort, et voulait vivre encore : cesgens-là veulent vivre quand même la vieillesse a déjà fait d’eux saproie. J’eusse été bien surpris si Koulikof n’avait pas tenté des’évader. Mais il était déjà décidé. Lequel des deux avait le plusd’influence sur l’autre, Koulikof ou A—f, je n’en sais rien ;ils se valaient, et se convenaient de tout point ; aussi selièrent-ils bientôt. Je crois que Koulikof comptait sur A—f pourlui fabriquer un passe-port ; d’ailleurs ce dernier était unnoble, il appartenait à la bonne société — cela promettaitd’heureuses chances, s’ils parvenaient à regagner la Russie. Dieusait comme ils s’entendirent et quelles étaient leursespérances ; en tout cas, elles devaient sortir de la routinedes vagabonds sibériens. Koulikof était un comédien qui pouvaitremplir divers rôles dans la vie, il avait droit d’espérer beaucoupde ses talents. La maison de force étrangle et étouffe de pareilshommes. Ils complotèrent donc leur évasion.

Mais il était impossible de fuir sans un soldat d’escorte, ilfallait gagner ce soldat. Dans l’un des bataillons casernes à laforteresse se trouvait un Polonais d’un certain âge, hommeénergique et digne d’un meilleur sort, sérieux, courageux. Quand ilétait arrivé en Sibérie, tout jeune, il avait déserté, car le maldu pays le minait. Il fut repris et fouetté ; pendant deuxans, il fit partie des compagnies de discipline. Rentré dans sonbataillon, il s’était mis avec zèle au service ; on l’en avaitrécompensé en lui donnant le grade de caporal. Il avait del’amour-propre, et parlait du ton d’un homme qui se tient en hauteestime.

Je le remarquai quelquefois parmi les soldats qui noussurveillaient, car les Polonais m’avaient parlé de lui. Je crusvoir que le mal du pays s’était changé en une haine sourde,irréconciliable. Il n’aurait reculé devant rien, et Koulikof, eutdu flair en le choisissant comme complice de son évasion. Cecaporal s’appelait Kohler. Il se concerta avec Koulikof, et ilsfixèrent le jour. On était au mois de juin, pendant les grandeschaleurs. Le climat de notre ville était assez égal, surtout l’été,ce qui est très-favorable aux vagabonds. Il ne fallait pas penser às’enfuir directement de la forteresse, car la ville est située surune colline, dans un lieu découvert, les forêts qui l’entourentsont à une assez grande distance. Un déguisement étaitindispensable, et pour se le procurer il fallait gagner lefaubourg, où Koulikof s’était ménagé un repaire depuis longtemps.Je ne sais si ses bonnes connaissances du faubourg étaient dans lesecret. Il faut croire que oui, quoique ce point soit restéincertain. Cette année-là, une jeune demoiselle de conduite légère,d’extérieur très-agréable, nommée Vanika-Tanika, venait des’établir dans un coin du faubourg ; elle donnait déjà degrandes espérances, qu’elle devait entièrement justifier par lasuite. On l’appelait aussi « feu et flamme » ; je croisqu’elle était d’intelligence avec les fugitifs, car Koulikof avaitfait des folies pour elle pendant toute une année. Quand on formales détachements, le matin, nos gaillards s’arrangèrent pour sefaire envoyer avec le forçat Chilkine — poêlier-plâtrier de sonmétier — recrépir des casernes vides que les soldats du campavaient abandonnées. A—f et Koulikof devaient l’aider à transporterles matériaux nécessaires. Kohler se fit admettre dansl’escorte ; comme pour trois détenus le règlement exigeaitdeux soldats d’escorte, on lui confia une jeune recrue, auquel ildevait apprendre le service en sa qualité de caporal. Il fallaitque nos fuyards eussent une bien grande influence sur Kohler pourqu’il se décidât à les suivre, lui, un homme sérieux, intelligentet calculateur, qui n’avait plus que quelques années à passer sousles drapeaux.

Ils arrivèrent aux casernes vers six heures du matin. Ilsétaient complètement seuls. Après avoir travaillé une heureenviron, Koulikof et A—f dirent à Chilkine qu’ils allaient àl’atelier voir quelqu’un et prendre un outil dont ils avaientbesoin. Ils durent user de ruse avec Chilkine et lui conter cela duton le plus naturel. C’était un Moscovite, poêlier de son métier,rusé, pénétrant, peu causeur, d’aspect débile et décharné. Cethomme qui aurait du passer sa vie en gilet et en cafetan, dansquelque boutique de Moscou, se trouvait dans la « sectionparticulière », au nombre des plus redoutables criminelsmilitaires, après de longues pérégrinations ; ainsi l’avaitvoulu sa destinée. Qu’avait-il fait pour mériter un châtiment sidur ? je n’en sais rien ; il ne manifestait jamais lamoindre aigreur et vivait paisiblement ; de temps à autre, ils’enivrait comme un savetier ; à part cela, sa conduite étaitexcellente. On ne l’avait pas mis dans le secret comme de juste, etil fallait le dérouter. Koulikof lui dit en clignant de l’œilqu’ils allaient chercher de l’eau-de-vie, cachée dans l’atelierdepuis la veille, ce qui intéressa fort Chilkine ; il ne sedouta de rien et resta seul avec la jeune recrue, pendant queKoulikof, A—f et Kohler se rendaient au faubourg.

Une demi-heure se passa ; les absents ne revenaient pas.Chilkine se mit à réfléchir : un éclair lui traversa l’esprit. Ilse rappela que Koulikof paraissait avoir quelque chosed’extraordinaire, qu’il chuchotait avec A—f en clignant del’œil ; il l’avait vu ; maintenant il se souvenait detout. Kohler avait également frappé son attention ; en partantavec les deux forçats, le caporal avait expliqué à la recrue cequ’elle devait faire pendant son absence, ce qui n’était pas dansses habitudes. Plus Chilkine scrutait ses souvenirs, plus sessoupçons augmentaient. Le temps s’écoulait, les forçats nerevenaient pas ; son inquiétude était extrême, car ilcomprenait que l’administration le soupçonnerait de connivence avecles fugitifs : il risquait sa peau par conséquent. On pouvaitcroire qu’il était leur complice, et qu’il les avait laisséspartir, connaissant leur intention ; s’il tardait à dénoncerleur disparition, ces soupçons prendraient encore plus deconsistance. Il n’avait pas de temps à perdre. Il se rappela alorsque Koulikof et A—f étaient devenus intimes depuis quelque temps,qu’ils complotaient souvent derrière les casernes, à l’écart. Il sesouvint encore que cette idée lui était déjà venue, qu’ils seconcertaient… Il regarda son soldat d’escorte ; celui-cibâillait, accoudé sur son fusil, et se grattait le nez le plusinnocemment du monde ; aussi Chilkine ne jugea-t-il pasnécessaire de lui communiquer ses pensées : il lui dit toutsimplement de venir avec lui à l’atelier du génie. Il voulaitdemander là si on n’avait pas aperçu ses camarades ; maispersonne ne les avait vus. Les soupçons de Chilkine seconfirmaient. — S’ils avaient été simplement s’enivrer ou bambocherau faubourg, comme Koulikof le faisait souvent… mais cela étaitimpossible, pensait Chilkine. Ils le lui auraient dit, car à quoibon lui cacher cela ? Chilkine quitta son travail, et sansmême retourner à la caserne où il travaillait, il s’en fut toutdroit à la maison de force.

Il était près de neuf heures quand il arriva chez lesergent-major, auquel il communiqua ses soupçons. Celui-ci eutpeur, et tout d’abord ne voulut pas le croire, Chilkine ne luiavait communiqué son idée que sous forme de soupçon. Lesergent-major courut chez le major, qui courut à son tour chez lecommandant. Au bout d’un quart d’heure, toutes les mesuresnécessaires étaient prises. On fit un rapport au généralgouverneur. Comme les forçats étaient d’importance, on pouvaitrecevoir une réprimande sévère de Pétersbourg. A.—f était classéparmi les condamnés politiques, à tort ou à raison ; Koulikofétait forçat de la « section particulière », c’est-à-direarchicriminel, et de plus, ancien militaire. On se rappela alorsqu’aux termes du règlement, chaque forçat de la divisionparticulière devait avoir deux soldats d’escorte quand il allait autravail ; or cette règle n’avait pas été observée, ce quipouvait faire du tort à tout le monde. On envoya aussitôt desexprès dans tous les chefs-lieux de bailliage, dans toutes lespetites villes environnantes, pour avertir les autorités del’évasion de deux forçats et donner leur signalement. On expédiades Cosaques à leur recherche ; on écrivit dans tous lesarrondissements, dans les gouvernements voisins… Enfin, on eut unepeur horrible.

L’agitation n’était pas moindre dans notre maison deforce ; à mesure que les détenus revenaient du travail, ilsapprenaient la grande nouvelle, qui courait de bouche enbouche ; chacun l’accueillait avec une joie cachée etprofonde. Le cœur des forçats bondissait d’émotion… Outre que celarompait la monotonie de la maison de force et les divertissait,c’était une évasion, une évasion qui trouvait un écho sympathiquedans toutes les âmes et faisait vibrer des cordes depuis longtempsassoupies ; une sorte d’espérance, d’audace, remuait tous cescœurs, en leur faisant croire à la possibilité de changer leursort, « Eh bien ! ils se sont enfuis tout de même !Pourquoi donc nous, ne… » Et chacun, à cette pensée, se redressaitet regardait ses camarades d’un air provocateur. Tous les forçatsprirent un air hautain et dévisagèrent les sous-officiers du hautde leur grandeur. Comme on peut penser, nos chefs accoururent. Lecommandant lui-même arriva. Les nôtres regardaient tout le mondeavec hardiesse, avec une nuance de mépris et de gravité sévère : «Hein ? nous savons nous tirer d’affaire, quand nous levoulons ? » Tout le monde s’attendait à une visite généraledes chefs ; on savait d’avance qu’on procéderait à une enquêteet qu’on ferait des perquisitions ; aussi avait-on tout caché,car on n’ignorait pas que notre administration avait de l’espritaprès coup. Ces prévisions furent justifiées : il y eut un grandremue-ménage ; on mit tout sens dessus dessous, on fouillapartout — et comme de juste, on ne trouva rien.

Quand vint l’heure des travaux de l’après-dînée, on nous yconduisit sous double escorte. Le soir, les officiers etsous-officiers de garde venaient à chaque instant nous surprendre :on nous compta une fois de plus qu’à l’ordinaire ; on setrompa aussi deux fois de plus qu’à l’ordinaire, ce qui causa unnouveau désordre ; on nous chassa dans la cour, pour nousrecompter de nouveau. Puis, une fois encore, on nous vérifia dansles casernes.

Les forçats ne s’inquiétaient guère de ce remue-ménage. Ils sedonnaient des airs indépendants, et comme toujours en pareil cas,ils se conduisirent très-convenablement toute la soirée. « On nepourra pas nous chercher chicane du moins. » L’administration sedemandait s’il n’y avait pas parmi nous des complices des évadés,elle ordonna de nous surveiller et d’espionner nos conversations,mais sans résultat. — « Pas si bête que de laisser derrière soi descomplices ! » — « On cache son jeu quand on tente un pareilcoup ! » — « Koulikof et A—f sont des gaillards assez ruséspour avoir su cacher leur piste. Ils ont fait ça en vrais maîtres,sans que personne s’en doute. Ils se sont évaporés, lescoquins ; ils passeraient à travers des portes fermées !» En un mot, la gloire de Koulikof et de A—f avait grandi de centcoudées. Tous étaient fiers d’eux. On sentait que leur exploitserait transmis à la plus lointaine postérité, qu’il survivrait àla maison de force.

— De crânes gaillards ! disaient les uns.

— Eh bien ! on croyait qu’on ne pouvait pas s’enfuir… ilsse sont pourtant évadés ! ajoutaient les autres.

— Oui ! faisait un troisième en regardant ses camaradesavec condescendance. — Mais qui s’est évadé ?… Êtes-vousseulement dignes de dénouer les cordons de leurssouliers ?

En toute autre occasion, le forçat interpellé de cette façonaurait répondu au défi et défendu son honneur, mais il garda unsilence modeste. « C’est vrai ! tout le monde n’est pasKoulikof et A—f ; il faut faire ses preuves d’abord… »

— Au fond, camarades, pourquoi restons-nous ici ?interrompit brusquement un détenu, assis auprès de la fenêtre de lacuisine ; sa voix était traînante, mais secrètementsatisfaite, il se frottait la joue de la paume de la main. —Quefaisons-nous ici ? Nous vivons sans vivre, nous sommes mortssans mourir. Eeeh !

— Parbleu, on ne quitte pas la maison de force comme une vieillebotte… Elle vous tient aux jambes. Qu’as-tu à soupirer ?

— Mais, tiens, Koulikof, par exemple… commença un des plusardents, un jeune blanc-bec.

— Koulikof ? riposta un autre, en regardant de travers leblanc-bec ; — Koulikof !… Les Koulikof, on ne les faitpas à la douzaine !

— Et A—f ! camarades, quel gaillard !

— Eh ! eh ! il roulera Koulikof quand et tant qu’ilvoudra. C’est un fin matois.

— Sont-ils loin ? voilà ce que j’aimerais savoir…

Et les conversations s’engageaient : — Sont-ils déjà à unegrande distance de la ville ? de quel côté se sont-ilsenfuis ? de quel côté ont-ils plus de chance ? quel estle canton le plus proche ? Comme il y avait des forçats quiconnaissaient les environs, on les écouta avec curiosité.

Quand on vint à parler des habitants des villages voisins, ondécida qu’ils ne valaient pas le diable. Près de la ville,c’étaient tous des gens qui savaient ce qu’ils avaient àfaire ; pour rien au monde, ils n’aideraient lesfugitifs ; au contraire, ils les traqueraient pour leslivrer.

— Si vous saviez quels méchants paysans ! Oh ! quellesvilaines bêtes !

— Des paysans de rien.

— Le Sibérien est mauvais comme tout. Il vous tue un homme pourrien.

— Oh ! les nôtres…

— Bien entendu, c’est à savoir qui sera le plus fort. Les nôtresne craignent rien.

— En tout cas, si nous ne crevons pas, nous entendrons parlerd’eux.

— Crois-tu par hasard qu’on les pincera ?

— Je suis sûr qu’on ne les attrapera jamais ! riposte undes plus excités, en donnant un grand coup de poing sur latable.

— Hum ! c’est suivant comme ça tournera.

— Eh bien ! camarades, dit Skouratof— si je m’évadais, dema vie on ne me pincerait !

— Toi ?

Et tout le monde part d’un éclat de rire ; d’autres fontsemblant de ne pas même vouloir l’écouter. Mais Skouratof est entrain.

— De ma vie on ne me pincerait — fait-il avec énergie.Camarades, je me le dis souvent, et ça m’étonne même. Je passeraispar un trou de serrure plutôt que de me laisser pincer.

— N’aie pas peur, quand la faim te talonnerait, tu irais bel etbien demander du pain à un paysan !

Nouveaux éclats de rire.

— Du pain ? menteur !

— Qu’as-tu donc à blaguer ? Vous avez tué, ton oncle Vaciaet toi, la mort bovine[38], c’estpour ça qu’on vous a déportés. Les rires redoublèrent. Les forçatssérieux avaient l’air indignés. — Menteur ! cria Skouratof —c’est Mikitka qui vous a raconté cela ; il ne s’agissait pasde moi, mais de l’oncle Vacia, et vous m’avez confondu avec lui. Jesuis Moscovite, et vagabond dès ma plus tendre enfance. Tenez,quand le chantre m’apprenait à lire la liturgie, il me pinçaitl’oreille en me disant : Répète : « Aie pitié de moi, Seigneur, parta grande bonté », etc. Et je répétais avec lui : « On m’a emmené àla police par ta grande bonté », etc. Voilà ce que j’ai fait depuisma plus tendre enfance. Tous éclatèrent de rire. C’est tout ce queKouratof désirait, il fallait qu’il fît le bouffon. On en revintbientôt aux conversations sérieuses, surtout les vieillards et lesconnaisseurs en évasions. Les autres forçats plus jeunes, ou pluscalmes de caractère, écoutaient tout réjouis, la tête tendue ;une grande foule s’était rassemblée à la cuisine. Il n’y avaitnaturellement pas de sous-officiers, sans quoi l’on n’aurait pointparlé devant eux à cœur ouvert. Parmi les plus joyeux je remarquaiun Tartare de petite taille, aux pommettes saillantes, et dont lafigure était très-comique. Il s’appelait Mametka, ne parlaitpresque pas le russe et ne comprenait guère ce que les autresdisaient, mais il allongeait tout de même la tête dans la foule, etécoutait, écoutait avec béatitude. — Eh bien ! Mametka,iakchi. — Iakchi, oukh iakchi ! marmottait Mametka, ensecouant sa tête grotesque. — Iakchi. — On ne les attraperapas ? Iok. — Ioi, iok ! Et Mametka branlait et hochait latête, en brandissant les bras. — Tu as donc menti, et moi je n’aipas compris, hein ? — C’est ça, c’est ça, iakchi !répondait Mametka. — Allons, bon, iakch, aussi. Skouratof lui donnaune chiquenaude qui lui enfonça son bonnet jusque sur les yeux, etsortit de très-bonne humeur, laissant Mametka abasourdi. Pendantune semaine entière, la discipline fut extrêmement sévère dans lamaison de force ; on se livrait à des battues minutieuses dansles environs. Je ne sais comment cela se faisait, mais les détenusétaient toujours au courant des dispositions que prenaitl’administration pour retrouver les fugitifs. Les premiers jours,les nouvelles leur étaient très-favorables : ils avaient disparusans laisser de traces. Nos forçats ne faisaient que se moquer deschefs, et n’avaient plus aucune inquiétude sur le sort de leurscamarades. « On ne trouvera rien, vous verrez qu’on ne les pincerapas », disaient-ils avec satisfaction. On savait que tous lespaysans des environs étaient sur pied et qu’ils surveillaient lesendroits suspects, comme les forêts et les ravins. — Desbêtises ! ricanaient les nôtres, pour sûr ils sont cachés chezun homme à eux. — Pour sûr ! — ce sont des gaillards qui ne sehasardent pas sans avoir tout préparé à l’avance. Les suppositionsallèrent plus loin ; on disait qu’ils étaient peut-être encorecachés dans le faubourg, dans une cave, en attendant que la paniqueeût cessé et que leurs cheveux eussent repoussé. Ils y resteraientpeut-être six mois, et alors ils s’en iraient tout tranquillementplus loin… Bref, tous les détenus étaient d’humeur romanesque etfantastique. Tout à coup, huit jours après l’évasion, le bruit serépandit qu’on avait trouvé la piste. Ce bruit fut naturellementdémenti avec mépris, mais vers le soir il prit de la consistance.Les forçats s’émurent. Le lendemain matin, on disait déjà en villequ’on avait arrêté les fugitifs et qu’on les ramenait. Après ledîner, on eut de nouveaux détails : ils avaient été arrêtés àsoixante-dix verstes de la ville, dans un hameau. Enfin on reçutune nouvelle authentique. Le sergent-major, qui revenait de chez lemajor, assura qu’ils seraient amenés au corps de garde le soirmême. Ils étaient pris, il n’y avait plus à en douter. Il estdifficile de rendre l’impression que fit cette annonce sur lesforçats ; ils s’exaspérèrent tout d’abord, puis sedécouragèrent. Bientôt je remarquai chez eux une tendance à lamoquerie. Ils bafouèrent, non plus l’administration, mais lesfugitifs maladroits. Ce fut d’abord le petit nombre, puis tousfirent chorus, sauf quelques forçats graves et indépendants, quedes moqueries ne pouvaient émouvoir. Ceux-là regardèrent avecmépris les masses étourdies et gardèrent le silence. Autant onavait glorifié auparavant Koulikof et A—f, autant on les dénigraensuite. On les dénigrait même avec plaisir, comme s’ils avaientoffensé leurs camarades en se laissant prendre. On disait avecdédain qu’ils avaient eu probablement très-faim, et que ne pouvantsupporter leurs souffrances, ils étaient venus dans un hameaudemander du pain aux paysans, ce qui est le dernier abaissementpour un vagabond. Ces récits étaient faux, car on avait suivi lesfugitifs à la piste ; quand ils étaient entrés sous bois, onavait fait cerner la forêt dans laquelle ils se trouvaient. Voyantqu’il n’y avait plus moyen de se sauver, ils se rendirent. Ilsn’avaient rien d’autre à faire. On les amena le soir, pieds etpoings liés, escortés de gendarmes ; tous les forçats sejetèrent sur la palissade pour voir ce qu’on leur ferait. Ils nevirent que les équipages du major et du commandant qui attendaientdevant le corps de garde. On mit les évadés au secret, après lesavoir referrés ; le lendemain ils passèrent en jugement. Lesmoqueries et le mépris des détenus pour leurs camarades cessèrentd’eux-mêmes, quand on sut les détails : on apprit alors qu’ilsavaient été obligés de se rendre, parce qu’ils étaient cernés detous côtés ; tout le monde s’intéressa cordialement au coursde l’affaire. — On leur en donnera au moins un millier. — Oh !oh ! ils les fouetteront à mort. A—f peut-être ne recevra quemille baguettes, mais l’autre, on le tuera pour sûr, parce que,vois-tu, il est de la section particulière. Les forçats setrompaient. A—f fut condamné à cinq cents coups de baguettes ;sa conduite antérieure lui valut les circonstances atténuantes, etpuis, c’était son premier délit. Koulikof reçut, je crois, millecinq cents coups. Comme on voit, la punition fut assez bénigne. Engens de bon sens, ils n’impliquèrent personne dans leur affaire etdéclarèrent nettement qu’ils s’étaient enfuis de la forteresse sansentrer nulle part. J’avais surtout pitié de Koulikof : il avaitperdu sa dernière espérance, sans compter les deux mille vergesqu’il reçut. On l’envoya plus tard dans une autre maison de force.A—f fut à peine châtié ; on l’épargna, grâce aux médecins.Mais une fois à l’hôpital, il fit le fanfaron et déclara quemaintenant il ne reculerait devant rien et ferait encore parler delui. Koulikof resta le même homme, convenable et posé ; unefois de retour à la maison de force, après son châtiment, il eutl’air de ne l’avoir jamais quittée. Mais les forçats ne leregardaient plus du même œil : bien qu’il n’eût pas changé, ilsavaient cessé de l’estimer dans leur for intérieur, ils letraitèrent désormais de pair à compagnon. Depuis cette tentatived’évasion, l’étoile de Koulikof pâlit sensiblement. Le succèssignifie tout dans ce monde…

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