Souvenirs de la maison des morts

Chapitre 7Le grief

Au commencement de ce chapitre, l’éditeur des Souvenirs de feuAlexandre Pétrovitch Goriantchikof croit de son devoir de faire auxlecteurs la communication suivante :

« Dans le premier chapitre des Souvenirs de la Maison des mortsil est dit quelques mots d’un parricide, noble de naissance, priscomme exemple de l’insensibilité avec laquelle les condamnésparlent des crimes qu’ils ont commis. Il a été dit aussi qu’iln’avait rien voulu avouer devant le tribunal, mais que, grâce auxrécits de personnes connaissant tous les détails de son histoire,l’évidence de sa culpabilité était hors de doute. Ces personnesavaient raconté à l’auteur de ces Souvenirs que le criminel étaitun débauché criblé de dettes, et qui avait assassiné son père pourrecevoir plus vite son héritage. Du reste, toute la ville danslaquelle servait ce parricide racontait son histoire de la mêmemanière, ce dont l’éditeur des présents Souvenirs est amplementinformé. Enfin il a été dit que cet assassin, même à la maison deforce, était de l’humeur la plus joyeuse et la plus gaie, quec’était un homme inconsidéré et étourdi, quoique intelligent, etque l’auteur des Souvenirs ne remarqua jamais qu’il fûtparticulièrement cruel, à quoi il ajoute : « Aussi ne lai-je jamaiscru coupable. »

« Il y a quelque temps, l’éditeur des Souvenirs de la Maison desmorts a reçu de Sibérie la nouvelle que ce parricide étaitinnocent, et qu’il avait subi pendant dix ans les travaux forcéssans les mériter, son innocence ayant été officiellement reconnue.Les vrais criminels avaient été découverts et avaient avoué, tandisque le malheureux recevait sa liberté. L’éditeur ne saurait douterde l’authenticité de ces nouvelles…

« Il est inutile de rien ajouter. À quoi bon s’étendre sur cequ’il y a de tragique dans ce fait ? à quoi bon parler decette vie brisée par une telle accusation ? Le fait parle trophaut de lui-même.

« Nous pensons aussi que si de pareilles erreurs sont possibles,leur seule possibilité ajoute à notre récit un trait saillant etnouveau, elle aide à compléter et à caractériser les scènes queprésentent les Souvenirs de la Maison des morts. »

Et maintenant continuons…

J’ai déjà dit que je m’étais accoutumé enfin à ma condition,mais cet « enfin » avait été pénible et long à venir. Il me falluten réalité près d’une année pour m’habituer à la prison, et jeregarderai toujours cette année comme la plus affreuse de mavie ; c’est pourquoi elle s’est gravée tout entière dans mamémoire, jusqu’en ses moindres détails. Je crois même que je mesouviens de chaque heure l’une après l’autre. J’ai dit aussi queles autres détenus ne pouvaient pas davantage s’habituer à leurvie. Pendant toute cette première année, je me demandais s’ilsétaient vraiment calmes, comme ils paraissaient l’être. Cesquestions me préoccupaient fort. Comme je l’ai mentionné plus haut,tous les forçats se sentaient étrangers dans le bagne ; ilsn’y étaient pas chez eux, mais bien plutôt comme à l’auberge, depassage, à une étape quelconque. Ces hommes, exilés pour toute leurvie, paraissaient, les uns agités, les autres abattus, mais chacund’eux rêvait à quelque chose d’impossible. Cette inquiétudeperpétuelle, qui se trahissait a peine, mais que l’on remarquait,l’ardeur et l’impatience de leurs espérances involontairementexprimées, mais tellement irréalisables qu’elles ressemblaient à dudélire, tout donnait un air et un caractère extraordinaires à cetendroit, si bien que toute son originalité consistait peut-être ences traits. On sentait en y entrant que hors du bagne, il n’y avaitrien de pareil. Ici tout le monde rêvassait ; cela sautait auxyeux ; cette sensation était hyperesthésique, nerveuse,justement parce que cette rêverie constante donnait à la majoritédes forçats un aspect sombre et morose, un air maladif. Presquetous, ils étaient taciturnes et irascibles ; ils n’aimaientpas à manifester leurs espérances secrètes. Aussi méprisait-onl’ingénuité et la franchise. Plus les espérances étaientimpossibles, plus le forçat rêvasseur s’avouait à lui-même leurimpossibilité, plus il les enfouissait jalousement au fond de sonêtre, sans pouvoir y renoncer. En avaient-ils honte ? Lecaractère russe est si positif et si sobre dans sa manière de voir,si railleur pour ses propres défauts !…

Peut-être était-ce ce mécontentement de soi-même qui causaitcette intolérance dans leurs rapports quotidiens et cette cruautérailleuse pour les autres forçats. Si l’un d’eux, plus naïf ou plusimpatient que les autres, formulait tout haut ce que chacun pensaittout bas, et se lançait dans le monde des châteaux en Espagne etdes rêves, on l’arrêtait grossièrement, on le poursuivait, onl’assaillait de moqueries. J’estime que les plus acharnéspersécuteurs étaient justement ceux qui l’avaient peut-être dépassédans leurs rêves insensés et dans leurs folles espérances. J’aidéjà dit que les gens simples et naïfs étaient regardés chez nouscomme de stupides imbéciles, pour lesquels on n’avait que dumépris. Les forçats étaient si aigris et si susceptibles qu’ilshaïssaient les gens de bonne humeur, dépourvus d’amour-propre.Outre ces bavards ingénus, les autres détenus se divisaient en bonset en méchants, en gais et en moroses. Les derniers étaient enmajorité ; si par hasard il s’en trouvait parmi eux quifussent bavards, c’étaient toujours de fieffés calomniateurs et desenvieux, qui se mêlaient de toutes les affaires d’autrui, bienqu’ils se gardassent de mettre à jour leur propre âme et leursidées secrètes ; ceci n’était pas admis, pas à la mode. Quantaux bons — en très-petit nombre — ils étaient paisibles etcachaient silencieusement leurs espérances ; ils avaient plusde foi dans leurs illusions que les forçats sombres. Il me semblequ’il y avait pourtant encore dans notre bagne une autre catégoriede déportés : les désespérés, comme le vieillard de Starodoub, maisils étaient très peu nombreux.

En apparence, ce vieillard était tranquille, mais à certainssignes j’avais tout lieu de supposer que sa situation morale étaitintolérable, horrible ; il avait un recours, une consolation :la prière et l’idée qu’il était un martyr. Le forçat toujoursplongé dans la lecture du la Bible, dont j’ai parlé plus haut, quidevint fou et qui se jeta sur le major une brique à la main, étaitprobablement aussi un de ceux que tout espoir a abandonnés ;comme il est parfaitement impossible de vivre sans espérances, ilavait cherché la mort dans un martyre volontaire. Il déclara qu’ils’était jeté sur le major sans le moindre grief, simplement poursouffrir. Qui sait quelle opération psychologique s’était accompliedans son âme ? Aucun homme ne vit sans un but quelconque etsans un effort pour atteindre ce but. Une fois que le but etl’espérance ont disparu, l’angoisse fait souvent de l’homme unmonstre… Notre but à tous était la liberté et la sortie de lamaison de force.

J’essaye de faire rentrer nos forçats dans différentescatégories : est-ce possible ? La réalité est si infinimentdiverse qu’elle échappe aux déductions les plus ingénieuses de lapensée abstraite ; elle ne souffre pas de classificationsnettes et précises.

La réalité tend toujours au morcellement, à la variété infinie.Chacun de nous avait sa vie propre, intérieure et personnelle, endehors de la vie officielle, réglementaire.

Mais comme je l’ai déjà dit, je ne sus pas pénétrer laprofondeur de cette vie intérieure au commencement de ma réclusion,car toutes les manifestations extérieures me blessaient et meremplissaient d’une tristesse indicible. Il m’arrivait quelquefoisde haïr ses martyrs qui souffraient autant que moi. Je les enviais,parce qu’ils étaient au milieu des leurs, parce qu’ils secomprenaient mutuellement ; en réalité cette camaraderie sansle fouet et le bâton, cette communauté forcée leur inspirait autantd’aversion qu’à moi-même, et chacun s’efforçait de vivre à l’écart.Cette envie, qui me hantait dans les instants d’irritation, avaitses motifs légitimes, car ceux qui assurent qu’un gentilhomme, unhomme cultivé ne souffre pas plus aux travaux forcés qu’un simplepaysan, ont parfaitement tort. J’ai lu et entendu soutenir cetteallégation. En principe, l’idée paraît juste et généreuse : tousles forçats sont des hommes ; mais elle est par trop abstraite: il ne faut pas perdre de vue une quantité de complicationspratiques que l’on ne saurait comprendre si on ne les éprouve pasdans la vie réelle. Je ne veux pas dire par là que le gentilhomme,l’homme cultivé ressentent plus délicatement, plus vivement parcequ’ils sont plus développés. Faire passer l’âme de tout le mondesous un niveau commun est impossible ; l’instruction elle-mêmene saurait fournir le patron sur lequel on pourrait tailler lespunitions.

Tout le premier je suis prêt à certifier que parmi ces martyrs,dans le milieu le moins instruit, le plus abject, j’ai trouvé destraces d’un développement moral. Ainsi, dans notre maison de force,il y avait des hommes que je connaissais depuis plusieurs années,que je croyais être des bêtes sauvages et que je méprisais commetels ; tout à coup, au moment le plus inattendu, leur âmes’épanchait involontairement à l’extérieur avec une telle richessede sentiment et de cordialité, avec une compréhension si vive dessouffrances d’autrui et des leurs, qu’il semblait que les écaillesvous tombassent des yeux ; au premier instant, la stupéfactionétait telle qu’on hésitait à croire ce qu’on avait vu et entendu.Le contraire arrivait aussi : l’homme cultivé se signalaitquelquefois par une barbarie, par un cynisme à donner desnausées ; avec la meilleure volonté du monde, on ne trouvaitni excuse ni justification en sa faveur.

Je ne dirai rien du changement d’habitudes, de genre de vie, denourriture, etc., qui est plus pénible pour un homme de la hautesociété que pour un paysan, lequel souvent a crevé de faim quand ilétait libre, tandis qu’il est toujours rassasié à la maison deforce. Je ne discuterai pas cela. Admettons que pour un homme quipossède quelque force de caractère, c’est une bagatelle encomparaison d’autres privations : et pourtant, changer seshabitudes matérielles n’est pas chose facile ni de peud’importance. Mais la condition de forçat a des horreurs devantlesquelles tout pâlit, même la fange qui vous entoure, mêmel’exiguïté et la saleté de la nourriture, les étaux qui vousétouffent et vous broient. Le point capital, c’est qu’au bout dedeux heures, tout nouvel arrivé à la maison de force est au mêmerang que les autres ; il est chez lui, il jouit d’autant dedroit dans la communauté des forçats que tous les autrescamarades ; on le comprend et il les comprend, et tous letiennent pour un des leurs, ce qui n’a pas lieu avec legentilhomme. Si juste, si bon, si intelligent que soit ce dernier,tous le haïront et le mépriseront pendant des années entières, ilsne le comprendront pas et surtout — ne le croiront pas. — Il nesera ni leur ami ni leur camarade, et s’il obtient enfin qu’on nel’offense pas, il n’en demeurera pas moins un étranger, ils’avouera douloureusement, perpétuellement, sa solitude et sonéloignement de tous. Ce vide autour de lui se fait souvent sansmauvaise intention de la part des détenus, inconsciemment. Il n’estpas de leur bande — et voilà tout. — Rien de plus horrible que dene pas vivre dans son milieu. Le paysan que l’on déporte deTaganrog au port de Pétropavlovsk retrouvera là-bas des paysansrusses comme lui, avec lesquels il s’entendra et s’accordera ;en moins de deux heures ils se lieront et vivront paisiblement dansla même izba ou dans la même baraque. Rien de pareil pour lesnobles ; un abîme sans fond les sépare du petit peuple ;cela ne se remarque bien que quand un noble perd ses droitsprimitifs et devient lui-même peuple. Et quand même vous serieztoute votre vie en relations journalières avec le paysan, quandmême pendant quarante ans vous auriez affaire à lui chaque jour,par votre service, par exemple, dans des fonctions administratives,alors que vous seriez un bienfaiteur et un père pour ce peuple —vous ne le connaîtrez jamais à fond. — Tout ce que vous croirezsavoir ne sera qu’illusion d’optique, et rien de plus. Ceux qui meliront diront certainement que j’exagère, mais je suis convaincuque ma remarque est exacte. J’en suis convaincu non pasthéoriquement, pour avoir lu cette opinion quelque part, mais parceque la vie réelle m’a laissé tout le temps désirable pour contrôlermes convictions. Peut-être tout le monde apprendra-t-il jusqu’àquel point ce que je dis est fondé.

Dès les premiers jours les événements confirmèrent mesobservations et agirent maladivement sur mon organisme. Pendant lepremier été, j’errai solitaire dans la maison de force. J’ai déjàdit que j’étais dans une situation morale qui ne me permettait nide juger ni de distinguer les forçats qui pouvaient m’aimer par lasuite, sans toutefois être jamais avec moi sur un pied d’égalité.J’avais des camarades, des ex-gentilshommes, mais leur compagnie neme convenait pas. J’aurais voulu ne voir personne, mais où meretirer ? Voici un des incidents qui du premier coup me firentcomprendre toute ma solitude et l’étrangeté de ma position aubagne. Un jour du mois d’août, un beau jour très-chaud, vers uneheure de l’après-midi, moment où d’ordinaire tout le monde faisaitla sieste avant la reprise des travaux, les forçats se levèrentcomme un seul homme et se massèrent dans la cour de la maison deforce. Je ne savais rien encore à ce moment-là. J’étais siprofondément plongé dans mes propres pensées que je ne remarquaipresque pas ce qui se faisait autour de moi. Depuis trois jourspourtant les forçats s’agitaient sourdement. Cette agitation avaitpeut-être commencé beaucoup plus tôt, comme je le supposai plustard, en me rappelant des bribes de conversations et surtout lamauvaise humeur plus marquée des détenus, la continuelle irritationdans laquelle ils se trouvaient depuis quelque temps. J’attribuaiscela aux pénibles travaux de la saison d’été, aux journéesaccablantes par leur longueur, aux rêveries involontaires de forêtset de liberté, aux nuits trop courtes, pendant lesquelles on nepouvait prendre qu’un repos insuffisant. Peut-être tout celas’était-il fondu en un gros mécontentement qui cherchait à faireexplosion et dont le prétexte était la nourriture. Depuis quelquesjours, les forçats s’en plaignaient tout haut et grondaient dansles casernes, surtout quand ils se trouvaient réunis à la cuisinepour dîner et pour souper ; on avait bien essayé de changer undes cuisiniers, mais au bout de deux jours on chassa le nouveaupour rappeler l’ancien. En un mot, tout le monde était d’une humeurinquiète.

— On s’éreinte à travailler, et on ne nous donne à manger quedes horreurs, grommelait quelqu’un dans la cuisine.

— Si ça ne te plaît pas, commande du blanc-manger, riposta unautre.

— De la soupe aux choux aigres, mais c‘est très-bon, j’adorecela — exclama un troisième — c’est succulent.

— Et si l’on ne te nourrissait rien qu’avec de la panse de bœuf,la trouverais-tu longtemps fameuse ?

— C’est vrai, on devrait nous donner de la viande — dit unquatrième ; — on s’esquinte à la fabrique ; et, ma foi,quand on a fini sa tâche, on a faim : de la panse, ça ne vousrassasie guère.

— Quand on ne nous donne pas des boyaux, on nous bourre desaletés !

— C’est vrai, la nourriture ne vaut pas le diable.

— Il remplit ses poches, n’aie pas peur.

— Ce n’est pas ton affaire.

— Et de qui donc ? mon ventre est à moi. Si nous nousplaignions tous, vous verriez bien.

— Nous plaindre ?

— Oui.

— Avec ça qu’on ne nous a pas assez battu pour cesplaintes ! Buse que tu es !

— C’est vrai, ajoute un autre d’un air de mauvaise humeur ;— ce qui se fait vite n’est jamais bien fait. Eh bien ? dequoi te plaindras-tu, dis-le-nous d’abord.

— Je le dirai, parbleu. Si tout le monde y allait, j’iraisaussi, car je crève de faim. C’est bon pour ceux qui mangent à partde rester assis, mais ceux qui mangent l’ordinaire…

— A-t-il des yeux perçants, cet envieux-la ! ses yeuxbrillent rien que de voir ce qui ne lui appartient pas.

— Eh bien, camarades, pourquoi ne nous décidons-nous pas ?Assez souffert : ils nous écorchent, les brigands[34]! Allons-y. — À quoi bon ? ilfaudrait te mâcher les morceaux et te les fourrer dans la bouche,hein ! voyez-vous ce gaillard, il ne mangerait que ce qu’onvoudrait bien lui mâcher. Nous sommes aux travaux forcés. — Voilàla cause de tout. — Et comme toujours, le peuple crève de faim, etles chefs se remplissent la bedaine. — C’est vrai. Notre Huit-yeuxa joliment engraissé. Il s’est acheté une paire de chevaux gris. —Il n’aime pas boire, dit un forçat d’un ton ironique. — Il s’estbattu il y a quelque temps aux cartes avec le vétérinaire. Pendantdeux heures il a joué sans avoir un sou dans sa poche. C’est Fedkaqui l’a dit. — Voilà pourquoi on nous donne de la soupe aux chouxavec de la panse. — Vous êtes tous des imbéciles ! Est-ce quecela nous regarde ? — Oui, si nous nous plaignons tous, nousverrons comment il se justifiera. Décidons-nous. — Sejustifier ? Il t’assénera son poing sur la caboche, et rien deplus. — On le mettra en jugement. Tous les détenus étaient fortagités, car en effet notre nourriture était exécrable. Ce quimettait le comble au mécontentement général, c’était l’angoisse, lasouffrance perpétuelle, l’attente. Le forçat est querelleur etrebelle de tempérament, mais il est bien rare qu’il se révolte enmasse, car ils ne sont jamais d’accord ; chacun de nous lesentait très-bien, aussi disait-on plus d’injures qu’on n’agissaitréellement. Cependant, cette fois-là, l’agitation ne fut pas sanssuites. Des groupes se formaient dans les casernes, discutaient,injuriaient, rappelaient haineusement la mauvaise administration denotre major et en sondaient tous les mystères. Dans toute affairepareille, apparaissent des meneurs, des instigateurs. Les meneursdans ces occasions, sont des gens très-remarquables, non-seulementdans les bagnes, mais dans toutes les communautés de travailleurs,dans les détachements, etc. Ce type particulier est toujours etpartout le même : ce sont des gens ardents, avides de justice,très-naïfs et honnêtement convaincus de la possibilité absolue deréaliser leurs désirs ; ils ne sont pas plus bêtes que lesautres, il y en a même d’une intelligence supérieure, mais ils sonttrop ardents pour être rusés et prudents. Si l’on rencontre desgens qui savent diriger les masses et gagner ce qu’ils veulent, ilsappartiennent déjà à un autre type de meneurs populairesexcessivement rare chez nous. Ceux dont je parle, chefs etinstigateurs de révoltes, arrivent presque toujours à leur but,quitte à peupler par la suite les travaux forcés et les prisons.Grâce à leur impétuosité, ils ont toujours le dessous, mais c’estcette impétuosité qui leur donne de l’influence sur la masse : onles suit volontiers, car leur ardeur, leur honnête indignationagissent sur tout le monde : les plus irrésolus sont entraînés.Leur confiance aveugle dons le succès séduit même les sceptiquesles plus endurcis, bien que souvent cette assurance qui en imposeait des fondements si incertains, si enfantins, que l’on s’étonnemême qu’on ait pu y croire. Le secret de leur influence, c’estqu’ils marchent les premiers sans avoir peur de rien. Ils sejettent en avant la tête baissée, souvent sans même connaître cequ’ils entreprennent, sans ce jésuitisme pratique grâce auquelsouvent un homme abject et vil a gain de cause, atteint son but, etsort blanc d’un tonneau d’encre. Il faut qu’ils se brisent lecrâne. Dans la vie ordinaire, ce sont des gens bilieux, irascibles,intolérants et dédaigneux, souvent même excessivement bornés, cequi du reste fait aussi leur force. Le plus fâcheux, c’est qu’ilsne s’attaquent jamais à l’essentiel, à ce qui est important, ilss’arrêtent toujours à des détails, au lieu d’aller droit au but, cequi les perd. Mais la masse les comprend, ils sont redoutables àcause de cela. Je dois dire en quelques mots ce que signifie le mot: « grief. » Quelques forçats avaient précisément été déportés pourun grief ; c’étaient les plus agités, entre autres un certainMartinof qui avait servi auparavant dans les hussards et qui, toutardent, inquiet et colère qu’il fût, n’en était pas moins honnêteet véridique. Un autre, Vassili Antonof, s’irritait et se montait àfroid ; il avait un regard effronté avec un souriresarcastique, mais il était aussi honnête et véridique — un hommefort développé du reste. — J’en passe, car ils étaientnombreux ; Pétrof faisait la navette d’un groupe àl’autre ; il parlait peu, mais bien certainement il étaitaussi excité, car il bondit le premier hors de la caserne quand lesautres se massèrent dans la cour. Notre sergent, qui remplissaitles fonctions de sergent major, arriva aussitôt tout effrayé. Unefois en rang, nos gens le prièrent poliment de dire au major queles forçats désiraient lui parler et l’interroger sur certainspoints. Derrière le sergent arrivèrent tous les invalides qui semirent en rang de l’autre côté et firent face aux forçats. Lacommission que l’on venait de confier au sergent était siextraordinaire qu’elle le remplit d’effroi, mais il n’osait pas nepas faire son rapport au major, parce que si les forçats serévoltaient, Dieu sait ce qui pourrait arriver, — Tous nos chefsétaient excessivement poltrons dans leurs rapports avec lesdétenus, — et puis, même si rien de pire n’arrivait, si les forçatsse ravisaient et se dispersaient, le sous-officier devait néanmoinsavertir l’administration de tout ce qui s’était passé. Pâle ettremblant de peur, il se rendit précipitamment chez le major, sansmême essayer de raisonner les forçats. Il voyait bien que ceux-cine s’amuseraient pas à discuter avec lui. Parfaitement ignorant dece qui se passait, je me mis aussi en rang (je n’appris que plustard les détails de cette histoire). Je croyais qu’on allaitprocéder à un contrôle, mais ne voyant pas les soldats d’escortequi vérifiaient le compte, je m’étonnai et regardai autour de moi.Les visages étaient émus et exaspérés ; il y en avait quiétaient blêmes. Préoccupés et silencieux, nos gens réfléchissaientà ce qu’il leur faudrait dire au major. Je remarquai que beaucoupde forçats étaient stupéfaits de me voir à leurs côtés, maisbientôt après ils se détournèrent de moi. Ils trouvaient étrangeque je me fusse mis en rang et qu’à mon tour je voulusse prendrepart à leur plainte, ils n’y croyaient pas. Ils se tournèrent denouveau de mon côté d’un air interrogateur. — Que viens-tu faireici ? me dit grossièrement et à haute voix Vassili Antonof,qui se trouvait à côté de moi, à quelque distance des autres, etqui m’avait toujours dit vous avec la plus grande politesse. Je leregardais tout perplexe, en m’efforçant de comprendre ce que celasignifiait ; je devinais déjà qu’il se passait quelque chosed’extraordinaire dans notre maison de force. — Eh ! oui,qu’as-tu à rester ici ? va-t’en à la caserne, me dit un jeunegars, forçat militaire, que je ne connaissais pas jusqu’alors etqui était un bon garçon paisible. Cela ne te regarde pas. — On semet en rang, lui répondis-je ; est-ce qu’on ne va pas nouscontrôler ? — Il est venu s’y mettre aussi, cria un déporté. —Nez-de-fer ! fit un autre. — Écraseur de mouches ! ajoutaun troisième avec un mépris inexprimable pour ma personne. Cenouveau surnom fit pouffer de rire tout le monde. — Ils sontpartout comme des coqs en pâte, ces gaillards-là. Nous sommes aubagne, n’est-ce pas ? eh bien ! ils se payent du painblanc et des cochons de lait comme des grands seigneurs !N’as-tu pas ta nourriture à part ? que viens-tu faireici ? — Votre place n’est pas ici, me dit Koulikof sans gêne,en me prenant par la main et me faisant sortir des rangs. Il étaitlui-même très-pâle ; ses yeux noirs étincelaient ; ils’était mordu la lèvre inférieure jusqu’au sang, il n’était pas deceux qui attendaient de sang-froid l’arrivée du major. J’aimaisfort à regarder Koulikof en pareille occurrence, c’est-à-dire quandil devait se montrer tout entier avec ses qualités et ses défauts.Il posait, mais il agissait aussi. Je crois même qu’il serait alléà la mort avec une certaine élégance, en petit-maître. Alors quetout le monde me tutoyait et m’injuriait, il avait redoublé depolitesse envers moi, mais il parlait d’un ton ferme et résolu, quine permettait pas de réplique. — Nous sommes ici pour nos propresaffaires, Alexandre Pétrovitch, et vous n’avez pas à vous en mêler.Allez où vous voudrez, attendez… Tenez, les vôtres sont à lacuisine, allez-y. — Ils sont au chaud là-bas. J’entrevis en effetpar la fenêtre ouverte nos Polonais qui se trouvaient dans lacuisine, ainsi que beaucoup d’autres forçats. Tout embarrassé, j’yentrai, accompagné de rires, d’injures et d’une sorte degloussement qui remplaçait les sifflets et les huées à la maison deforce. — Ça ne lui plaît pas !… tiou-tiou-tiou !…attrapez-le. Je n’avais encore jamais été offensé aussi gravementdepuis que j’étais à la maison de force. Ce moment futtrès-douloureux à passer, mais je pouvais m’y attendre ; lesesprits étaient par trop surexcités. Je rencontrai dansl’antichambre T—vski, jeune gentilhomme sans grande instruction,mais au caractère ferme et généreux ; les forçats faisaientexception pour lui dans leur haine pour les forçats nobles ;ils l’aimaient presque ; chacun de ses gestes dénotait unhomme brave et vigoureux. — Que faites-vous, Goriantchikof ?me cria-t-il ; venez donc ici ! — Mais que sepasse-t-il ? — Ils veulent se plaindre, ne le savez-vouspas ? Cela ne leur réussira pas, qui croira des forçats ?On va rechercher les meneurs, et si nous sommes avec eux, c’est surnous qu’on mettra la faute. Rappelez-vous pourquoi nous avons étédéportés ! Eux, on les fouettera tout simplement, tandis qu’onnous mettra en jugement. Le major nous déteste tous et sera tropheureux de nous perdre ; nous lui servirons de justification.— Les forçats nous vendront pieds et poings liés, ajouta M—tski,quand nous entrâmes dans la cuisine. Ils n’auront jamais pitié denous, ajouta T—vski. Outre les nobles, il y avait encore dans lacuisine une trentaine de détenus, qui ne désiraient pas participerà la plainte générale, les uns par lâcheté, les autres, parconviction absolue de l’inutilité de cette démarche. Akim Akymitch— ennemi naturel de toutes plaintes et de tout ce qui pouvaitentraver la discipline et le service — attendait avec un grandcalme la fin de cette affaire, dont l’issue ne l’inquiétaitnullement ; il était parfaitement convaincu du triompheimmédiat de l’ordre et de l’autorité administrative. Isaï Fomitch,le nez baissé, dans une grande perplexité, écoutait ce que nousdisions avec une curiosité épouvantée ; il était excessivementinquiet. Aux nobles polonais s’étaient joints des roturiers de mêmenationalité, ainsi que quelques Russes, natures timides, genstoujours hébétés et silencieux, qui n’avaient pas osé se ligueravec les autres et attendaient tristement l’issue de l’affaire. Ily avait enfin quelques forçats moroses et mécontents qui étaientrestés dans la cuisine, non par timidité, mais parce qu’ilsestimaient absurde cette quasi-révolte, parce qu’ils ne croyaientpas à son succès ; je crus remarquer qu’ils étaient mal à leuraise en ce moment, et que leur regard n’était pas assuré. Ilssentaient parfaitement qu’ils avaient raison, que l’issue de laplainte serait celle qu’ils avaient prédite, mais ils se tenaientpour des renégats, qui auraient trahi la communauté et vendu leurscamarades au major. Iolkine, — ce rusé paysan sibérien envoyé auxtravaux forcés pour faux monnayage, qui avait enlevé à Koulikof sespratiques en ville, — était aussi là, comme le vieillard deStarodoub. Aucun cuisinier n’avait quitté son poste, probablementparce qu’ils s’estimaient partie intégrante de l’administration, etqu’à leur avis, il n’eût pas été décent de prendre parti contrecelle-ci. — Cependant, dis-je à M—tski d’un ton mal assuré, — àpart ceux-ci, tous les forçats y sont. — Qu’est-ce que cela peutbien nous faire ? grommela D… — Nous aurions risqué beaucoupplus qu’eux, en les suivant ; et pourquoi ? Je hais tesbrigands . Croyez-vous même qu’ils sauront se plaindre ? Je nevois pas le plaisir qu’ils trouvent à se mettre eux-mêmes dans lepétrin. — Cela n’aboutira à rien, affirma un vieillard opiniâtre etaigri. Almazof, qui était aussi avec nous, se hâta de conclure dansle même sens. — On en fouettera une cinquantaine, et c’est à quoitout cela aura servi. — Le major est arrivé ! cria quelqu’un.Tout le monde se précipita aux fenêtres. Le major était arrivé avecses lunettes, l’air mauvais, furieux, tout rouge. Il vint sans direun mot, mais résolument sur la ligne des forçats. En pareillecirconstance, il était vraiment hardi et ne perdait pas sa présenced’esprit : il faut dire qu’il était presque toujours gris. En cemoment, sa casquette graisseuse à parement orange et ses épaulettesd’argent terni avaient quelque chose de sinistre. Derrière luivenait le fourrier Diatlof, personnage très-important dans lebagne, car au fond c’était lui qui l’administrait ; ce garçon,capable et très-rusé, avait une grande influence sur lemajor ; ce n’était pas un méchant homme, aussi les forçats enétaient-ils généralement contents. Notre sergent le suivait avectrois ou quatre soldats, pas plus ; — il avait déjà reçu uneverte semonce et pouvait en attendre encore dix fois plus. — Lesforçats qui étaient restés tête nue depuis qu’ils avaient envoyéchercher le major, s’étaient redressés, chacun d’eux seraffermissant sur l’autre jambe ; ils demeurèrent immobiles, àattendre le premier mot ou plutôt le premier cri de leur chefsuprême. Leur attente ne fut pas longue. Au second mot, le major semit à vociférer à gorge déployée ; il était hors de lui. Nousle voyons de nos fenêtres courir le long de la ligne des forçats,et se jeter sur eux en les questionnant. Comme nous étions assezéloignés, nous ne pouvions entendre ni ses demandes ni les réponsesdes forçats. Nous l’entendîmes seulement crier, avec une sorte degémissement ou de grognement : — Rebelles !… sous lesverges !… Meneurs !… Tu es un des meneurs ! tu es undes meneurs ! dit-il en se jetant sur quelqu’un. Nousn’entendîmes pas la réponse, mais une minute après nous vîmes ceforçat quitter les rangs et se diriger vers le corps de garde… Unautre le suivit, puis un troisième. — En jugement !… tout lemonde ! je vous… Qui y a-t-il encore à la cuisine ?bêla-t-il en nous apercevant aux fenêtres ouvertes. Tous ici !Qu’on les chasse tous ! Le fourrier Diatlof se dirigea vers lacuisine. Quand nous lui eûmes dit que nous n’avions aucun grief, ilrevint immédiatement faire son rapport au major. — Ah ! ils nese plaignent pas, ceux-là ! fit-il en baissant la voix de deuxtons, tout joyeux. — Ça ne fait rien, qu’on les amène tous !Nous sortîmes : je ressentais une sorte de honte ; tous, dureste, marchaient tête baissée. — Ah ! Prokofief !Iolkine aussi, et toi aussi, Almazof ! Ici ! venez ici,en tas, nous dit le major d’une voix haletante, maisradoucie ; son regard était même devenu affable. — M—tski, tuen es aussi… Prenez les noms ! Diatlof ! Prenez les nomsde tout le monde, ceux des satisfaits et ceux des mécontents àpart, tous sans exception ; vous m’en donnerez la liste… Jevous ferai tous passer en conseil… Je vous… brigands ! Laliste fit son effet. — Nous sommes satisfaits ! cria un desmécontents, d’une voix sourde, irrésolue. — Ah !satisfaits ! Qui est satisfait ? Que ceux qui sontsatisfaits sortent du rang ! — Nous ! nous ! firentquelques autres voix. — Vous êtes satisfaits de lanourriture ? on vous a donc excités ? il y a eu desmeneurs, des mutins ? Tant pis pour eux… — Seigneur !qu’est-ce que ça signifie ? fit une voix dans la foule. — Quia crié cela ? qui a crié ? rugit le major en se jetant ducôté d’où venait la voix. — C’est toi qui as crié,Rastorgouïef ? Au corps de garde ! Rastorgouïef, un jeunegars joufflu et de haute taille, sortit des rangs et se renditlentement au corps de garde. Ce n’était pas lui qui avaitcrié ; mais comme on l’avait désigné, il n’essayait pas decontredire. — C’est votre graisse qui vous rend enragés !hurla le major. — Attends, gros museau, dans trois jours, tune… ! Attendez, je vous rattraperai tous. Que ceux qui ne seplaignent pas, sortent ! — Nous ne nous plaignons pas, VotreHaute Noblesse ! dirent quelques forçats d’un airsombre ; les autres se taisaient obstinément. Mais le majorn’en désirait pas plus : il trouvait son profit à finir cetteaffaire au plus vite et d’un commun accord. — Ah ! maintenant,personne ne se plaint plus ! fit-il en bredouillant. Je l’aivu… je le savais. Ce sont les meneurs… Il y a, parbleu, desmeneurs ! continua-t-il en s’adressant à Diatlof ; — ilfaut les trouver tous. Et maintenant… maintenant il est tempsd’aller aux travaux. Tambour, un roulement ! Il assista enpersonne à la formation des détachements. Les forçats se séparèrenttristement, sans parler, heureux de pouvoir disparaître. Tout desuite après la formation des bandes, le major se rendit au corps degarde, où il prit ses dispositions à l’égard des « meneurs », maisil ne fut pas trop cruel. On voyait qu’il avait envie d’en finir auplus vite avec cette affaire. Un d’eux raconta ensuite qu’il avaitdemandé pardon, et que l’officier l’avait fait relâcher aussitôt.Certainement notre major n’était pas dans son assiette ; ilavait peut-être eu peur, car une révolte est toujours une choseépineuse, et bien que la plainte des forçats ne fût pas en réalitéune révolte (ou ne l’avait communiquée qu’au major, et non aucommandant), l’affaire n’en était pas moins désagréable. Ce qui letroublait le plus, c’est que les détenus avaient été unanimes à sesoulever ; il fallait par conséquent étouffer à tout prix leurréclamation. On relâcha bientôt les « meneurs ». Le lendemain, lanourriture fut passable, mais cette amélioration ne dura paslongtemps ; les jours suivants, le major visita plus souventla maison de force, et il avait toujours des désordres à punir.Notre sergent allait et venait, tout désorienté et préoccupé, commes’il ne pouvait revenir de sa stupéfaction. Quant aux forçats, ilsfurent longtemps avant de se calmer, mais leur agitation neressemblait plus à celle des premiers jours : ils étaient inquiets,embarrassés. Les uns baissaient la tête et se taisaient, tandis qued’autres parlaient de cette échauffourée en grommelant et commemalgré eux. Beaucoup se moquaient d’eux-mêmes avec amertume commepour se punir de leur mutinerie. — Tiens, camarade, prends etmange ! disait l’un d’eux. — Où est la souris qui a vouluattacher la sonnette à la queue du chat ? — On ne nouspersuade qu’avec un gourdin, c’est sûr. Félicitons-nous qu’il nenous ait pas tous fait fouetter. — Réfléchis plus et bavarde moins,ça vaudra mieux ! — Qu’as-tu à venir me faire la leçon ?es-tu maître d’école, par hasard ? — Bien sûr qu’il faut tereprendre. — Qui es-tu donc ? — Moi, je suis un homme ;toi, qui es-tu ? — Un rogaton pour les chiens ! voilà ceque tu es ! — Toi-même… — Allons, assez ! qu’avez-vous à« brailler » ? leur criait-on de tous côtés. Le soir même dela rébellion, je rencontrai Pétrof derrière les casernes, après letravail de la journée. Il me cherchait. Il marmottait deux ou troisexclamations incompréhensibles en s’approchant, il se tut bientôtet se promena machinalement avec moi. J’avais encore le cœur grosde toute cette histoire, et je crus que Pétrof pourrait mel’expliquer. — Dites donc, Pétrof, lui demandai-je, les vôtres nesont pas fâchés contre nous ? — Qui se fâche ? me dit-ilcomme revenant à lui. — Les forçats… contre nous, contre lesnobles ? — Et pourquoi donc se fâcheraient-ils ? —Parbleu, parce que nous ne les avons pas soutenus. — Et pourquoivous seriez vous mutinés ? me répondit-il en s’efforçant decomprendre ce que je lui disais, — vous mangez à part, vous !— Mon Dieu ! mais il y en a des vôtres qui ne mangent pasl’ordinaire et qui se sont mutinés avec vous. Nous devions voussoutenir… par camaraderie. — Allons donc ! êtes-vous noscamarades ? me demanda-t-il avec étonnement. Je leregardai ; il ne me comprenait pas et ne saisissait nullementce que je voulais de lui : moi, en revanche, je le comprisparfaitement. Pour la première fois, une idée qui remuaitconfusément dans mon cerveau et qui me hantait depuis longtempss’était définitivement formulée ; je conçus alors ce que jedevinais mal jusque-là. Je venais de comprendre que jamais je neserais le camarade des forçats, quand même je serais forçat àperpétuité, forçat de la « section particulière », La physionomiede Pétrof à ce moment-là m’est restée gravée dans la mémoire. Danssa question : « Allons donc ! êtes-vous nos camarades ? »il y avait tant de naïveté franche, tant d’étonnement ingénu, queje me demandai si elle ne cachait pas quelque ironie, quelqueméchanceté moqueuse. Non ! je n’étais pas leur camarade, etvoilà tout. Va-t’en à droite, nous irons à gauche : tu as tesaffaires à toi, nous les nôtres. Je croyais vraiment qu’après larébellion ils nous déchireraient sans pitié, et que notre viedeviendrait un enfer ; rien de pareil ne se produisit : nousn’entendîmes pas le plus petit reproche, pas la moindre allusionméchante. On continua à nous taquiner comme auparavant, quandl’occasion s’en présentait, et ce fut tout. Personne ne gardarancune à ceux qui n’avaient pas voulu se mutiner et qui étaientrestés dans la cuisine, pas plus qu’à ceux qui avaient crié lespremiers qu’ils ne se plaignaient pas. Personne ne souffla mot surce sujet. J’en demeurai stupéfait.

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