Souvenirs de la maison des morts

Chapitre 3Premières impressions (Suite)

À peine M—cki (le Polonais auquel j’avais parlé) fut-il sorti,que Gazine, complètement ivre, se précipita comme une masse dans lacuisine.

Voir un forçat ivre en plein jour, alors que tout le mondedevait se rendre au travail, — étant donné la sévérité bien connuedu major qui d’un instant à l’autre pouvait arriver à la caserne,la surveillance du sous-officier qui ne quittait pas d’une semellela prison, la présence des invalides et des factionnaires, — toutcela déroutait les idées que je m’étais faites sur notre maison deforce ; il me fallut beaucoup de temps pour comprendre etm’expliquer des faits qui de prime abord me semblaienténigmatiques.

J’ai déjà dit que tous les forçats avaient un travail quelconqueet que ce travail était pour eux une exigence naturelle etimpérieuse. Ils aiment passionnément l’argent et l’estiment plusque tout, presque autant que la liberté. Le déporté est à demiconsolé, si quelques kopeks sonnent dans sa poche. Au contraire, ilest triste, inquiet et désespéré s’il n’a pas d’argent, il est prêtalors à commettre n’importe quel délit pour s’en procurer.Pourtant, malgré l’importance que lui donnent les forçats, cetargent ne reste jamais longtemps dans la poche de son propriétaire,car il est difficile de le conserver. On le confisque ou on le leurvole. Quand le major, dans ses perquisitions soudaines, découvraitun petit pécule péniblement amassé, il le confisquait ; il sepeut qu’il l’employât à l’amélioration de la nourriture desdétenus, car on lui remettait tout l’argent enlevé aux prisonniers.Mais le plus souvent, on le volait ; impossible de se fier àqui que ce soi. On découvrit cependant un moyen depréservation ; un vieillard, Vieux-croyant originaire deStarodoub, se chargeait de cacher les économies des forçats. Je nerésiste pas au désir de dire quelques mots de cet homme, bien quecela me détourne de mon récit. Ce vieillard avait soixante ansenviron, il était maigre, de petite taille et tout grisonnant. Dèsle premier coup d’œil il m’intrigua fort, car il ne ressemblaitnullement aux autres ; son regard était si paisible et si douxque je voyais toujours avec plaisir ses yeux clairs et limpides,entourés d’une quantité de petites rides. Je m’entretenais souventavec lui, et rarement j’ai vu un être aussi bon, aussibienveillant. On l’avait envoyé aux travaux forcés pour un crimegrave. Un certain nombre de Vieux-croyants de Starodoub (provincede Tchernigoff) s’étaient convertis à l’orthodoxie. Le gouvernementavait tout fait pour les encourager dans cette voie et engager lesautres dissidents à se convertir de même. Le vieillard et quelquesautres fanatiques avaient résolu de « défendre la foi ». Quand oncommença à bâtir dans leur ville une église orthodoxe, ils y mirentle feu. Cet attentat avait valu la déportation à son auteur. Cebourgeois aisé (il s’occupait de commerce) avait quitté une femmeet des enfants chéris, mais il était parti courageusement en exil,estimant dans son aveuglement qu’il souffrait « pour la foi ».Quand on avait vécu quelque temps aux côtés de ce doux vieillard,on se posait involontairement la question : —Comment avait-il pu serévolter ! — Je l’interrogeai à plusieurs reprises sur « safoi ». Il ne relâchait rien de ses convictions, mais je neremarquai jamais la moindre haine dans ses répliques. Et pourtantil avait détruit une église, ce qu’il ne désavouait nullement : ilsemblait qu’il fût convaincu que son crime et ce qu’il appelait son« martyre » étaient des actions glorieuses. Nous avions encored’autres forçats Vieux-croyants, Sibériens pour la plupart,très-développés, rusés comme de vrais paysans. Dialecticiens à leurmanière, ils suivaient aveuglément leur loi, et aimaient fort àdiscuter. Mais ils avaient de grands défauts ; ils étaienthautains, orgueilleux et fort intolérants. Le vieillard ne leurressemblait nullement ; très-fort, plus fort même en exégèseque ses coreligionnaires, il évitait toute controverse. Comme ilétait d’un caractère expansif et gai, il lui arrivait de rire, —non pas du rire grossier et cynique des autres forçats, — mais d’unrire doux et clair, dans lequel on sentait beaucoup de simplicitéenfantine et qui s’harmonisait parfaitement avec sa tête grise.(Peut-être fais-je erreur, mais il me semble qu’on peut connaîtreun homme rien qu’à son rire ; si le rire d’un inconnu voussemble sympathique, tenez pour certain que c’est un brave homme.)Ce vieillard s’était acquis le respect unanime des prisonniers, iln’en tirait pas vanité. Les détenus l’appelaient grand-père et nel’offensaient jamais. Je compris alors quelle influence il avait puprendre sur ses coreligionnaires. Malgré la fermeté avec laquelleil supportait la vie de la maison de force, on sentait qu’ilcachait une tristesse profonde, inguérissable. Je couchais dans lamême caserne que lui. Une nuit, vers trois heures du matin, je meréveillai ; j’entendis un sanglot lent, étouffé. Le vieillardétait assis sur le poêle (à la place même où priait auparavant leforçat qui avait voulu tuer le major) et lisait son eucologemanuscrit. Il pleurait, je l’entendais répéter : « Seigneur, nem’abandonne pas ! Maître ! fortifie-moi ! Mespauvres petits enfants ! mes chers petits enfants ! nousne nous reverrons plus. » Je ne puis dire combien je me sentistriste.

Nous remettions donc notre argent à ce vieillard. Dieu saitpourquoi le bruit s’était répandu dans notre caserne qu’on nepouvait le voler ; on savait bien qu’il cachait quelque partl’épargne qu’on lui confiait, mais personne n’avait pu découvrirson secret. Il nous le révéla, aux Polonais et à moi.

L’un des pieux de la palissade avait une branche qui, enapparence, tenait fortement à l’arbre, mais qu’on pouvait enlever,puis remettre adroitement en place. On découvrait alors unvide ; c’était la cachette en question.

Je reprends le fil de mon récit. Pourquoi le détenu negarde-t-il pas son argent ? Non-seulement il lui est difficilede le garder, mais encore la prison est si triste ! Le forçat,par sa nature même, a une telle soif de liberté ! Par saposition sociale, c’est un être si insouciant, si désordonné, quel’idée d’engloutir son capital dans une ribote, de s’étourdir parle tapage et la musique, lui vient tout naturellement à l’esprit,ne fût-ce que pour oublier une minute son chagrin. Il était étrangede voir certains individus courbés sur leur travail, dans le seulbut de dépenser en un jour tout leur gain jusqu’au dernierkopek ; puis, ils se remettaient au travail jusqu’à unenouvelle bamboche, attendue pendant plusieurs mois. — Certainsforçats aimaient les habits neufs plus ou moins singuliers, commedes pantalons de fantaisie, des gilets, des sibériennes ; maisc’était surtout pour les chemises d’indienne que les détenusavaient un goût prononcé, ainsi que pour les ceinturons à boucle demétal.

Les jours de fête, les élégants s’endimanchaient : il fallaitles voir se pavaner dans toutes les casernes. Le contentement de sesentir bien mis allait chez eux jusqu’à l’enfantillage. Du reste,pour beaucoup de choses, les forçats ne sont que de grands enfants.Ces beaux vêtements disparaissaient bien vite, souvent le soir mêmedu jour où ils avaient été achetés, leurs propriétaires lesengageaient ou les revendaient pour une bagatelle. Les bambochesrevenaient presque toujours à époque fixe ; elles coïncidaientavec les solennités religieuses ou avec la fête patronale du forçaten ribote. Celui-ci plaçait un cierge devant l’image, en se levant,faisait sa prière, puis il s’habillait et commandait son dîner. Ilavait fait acheter d’avance de la viande, du poisson, des petitspâtés ; il s’empiffrait comme un bœuf, presque toujoursseul ; il était bien rare qu’un forçat invitât son camarade àpartager son festin. C’est alors que l’eau-de-vie faisait sonapparition : le forçat buvait comme une semelle de botte et sepromenait dans les casernes titubant, trébuchant ; il avait àcœur de bien montrer à tous ses camarades qu’il était ivre, qu’il «baladait », et de mériter par là une considérationparticulière.

Le peuple russe ressent toujours une certaine sympathie pour unhomme ivre ; chez nous, c’était une véritable estime. Dans lamaison de force, une ribote était en quelque sorte une distinctionaristocratique.

Une fois qu’il se sentait gai, le forçat se procurait unmusicien ; nous avions parmi nous un petit Polonais, anciendéserteur, assez laid, mais qui possédait un violon dont il savaitjouer. Comme il n’avait aucun métier, il s’engageait à suivre leforçat en liesse, de caserne en caserne, en lui raclant des dansesde toutes ses forces. Souvent son visage exprimait la lassitude etle dégoût que lui causait cette musique éternellement la même, maisau cri que poussait le détenu : « Joue, puisque tu as reçu del’argent pour cela ! » il se remettait à écorcher son violonde plus belle. Ces ivrognes étaient assurés qu’on veillerait sureux, et que dans le cas où le major arriverait, on les cacherait àses regards. Ce service était du reste tout désintéressé. De leurcôté, le sous-officier et les invalides qui demeuraient dans laprison pour maintenir l’ordre étaient parfaitement tranquilles :l’ivrogne ne pouvait occasionner aucun désordre. À la moindretentative de révolte ou de tapage, on l’aurait apaisé, ou mêmelié ; aussi l’administration subalterne (surveillants, etc.)fermait-elle les yeux. Elle savait que si l’eau-de-vie étaitinterdite, tout irait de travers. — Comment se procurait-on cetteeau-de-vie ?

On l’achetait dans la maison de force même, chez lescabaretiers, comme les forçats appelaient ceux qui s’occupaient dece commerce, — fort avantageux, du reste, bien que les buveurs etles bambocheurs fussent peu nombreux, car toute bombance coûtaitcher, étant donné les maigres gains des clients. Le commercecommençait, continuait et finissait d’une manière assez originale.Un détenu qui ne connaissait aucun métier, ne voulait pastravailler, et qui pourtant désirait s’enrichir rapidement, sedécidait, quand il possédait quelque argent, à acheter et revendrede l’eau-de-vie. L’entreprise était hardie : elle réclamait unegrande audace, car on y risquait sa peau, sans compter lamarchandise. Mais le cabaretier ne recule pas devant ces obstacles.Au début, comme il n’a que peu d’argent, il apporte lui-mêmel’eau-de-vie à la prison et s’en défait d’une façon avantageuse. Ilrépète cette opération une seconde, une troisième fois ; s’iln’est pas découvert par l’administration, il possède bientôt unpécule qui lui permet de donner de l’extension à soncommerce ; il devient entrepreneur, capitaliste : il a desagents et des aides ; il hasarde beaucoup moins et gagnebeaucoup plus. Ses aides risquent pour lui.

La prison est toujours abondamment peuplée de détenus ruinés etsans métier, mais doués d’audace et d’adresse. Leur unique capitalest leur dos ; ils se décident souvent à le mettre encirculation, et proposent au cabaretier d’introduire del’eau-de-vie dans les casernes. Il se trouve toujours en ville unsoldat, un bourgeois ou même une fille, qui, pour un bénéficeconvenu, — en général assez maigre, — achète de l’eau-de-vie avecl’argent du cabaretier et la cache dans un endroit connu duforçat-contrebandier, près du chantier où travaille celui-ci. Lefournisseur goûte presque toujours, en route, le précieux liquideet remplace impitoyablement ce qui manque par de l’eau pure, —c’est à prendre ou à laisser ; le cabaretier ne peut pas fairele difficile ; il doit s’estimer heureux si on ne lui a pasvolé son argent et s’il reçoit de l’eau-de-vie telle quelle. — Leporteur, auquel le cabaretier a indiqué l’endroit du rendez-vous,arrive auprès du fournisseur avec des boyaux de bœuf, qui ont étépréalablement lavés, puis remplis d’eau, et qui conservent ainsileur souplesse et leur moiteur. Une fois les boyaux pleins, lecontrebandier les enroule et les cache dans les parties les plussecrètes de son corps. C’est là que se montrent toute la ruse,toute l’adresse de ces hardis forçats. Son honneur est piqué auvif, il faut duper l’escorte et le corps de garde : il les dupera.Si le porteur est fin, son soldat d’escorte (c’est quelquefois unerecrue) ne voit que du feu dans son manège. Car le détenu l’aétudié à fond ; il a en outre combiné l’heure et le lieu durendez-vous. Si le déporté, — un briquetier, par exemple, — grimpesur le four qu’il chauffe, le soldat d’escorte ne grimperacertainement pas avec lui pour surveiller ses mouvements. Qui doncverra ce qu’il fait ? En approchant de la maison de force, ilprépare à tout hasard une pièce de quinze ou vingt kopeks et attendà la porte le caporal de garde. Celui-ci examine, tâte et fouillechaque forçat à sa rentrée dans la caserne, puis lui ouvre laporte. Le porteur d’eau-de-vie espère qu’on aura honte del’examiner et de le tâter trop en détail en certains endroits. Maissi le caporal est un rusé compère, c’est justement les placesdélicates qu’il tâte, et il trouve l’eau-de-vie apportée encontrebande. Il ne reste plus au forçat qu’une seule chance desalut : il glisse à la dérobée dans la main du sous-officier lapiécette qu’il tient, et souvent, par suite d’une pareillemanœuvre, l’eau-de-vie arrive sans encombre dans les mains ducabaretier. Mais quelquefois le truc ne réussit pas, et c’est alorsque l’unique capital du contrebandier entre vraiment encirculation. On fait un rapport au major, qui ordonne de fustigerd’importance le capital malchanceux. Quant à l’eau-de-vie, elle estconfisquée. Le contrebandier subit sa punition sans trahirl’entrepreneur, non parce que cette dénonciation le déshonorerait,mais parce qu’elle ne lui rapporterait rien : on le fouetteraittout de même ; la seule consolation qu’il pourrait avoir,c’est que le cabaretier partagerait son châtiment ; mais commeil a besoin de ce dernier, il ne le dénonce pas, quoiqu’il nereçoive aucun salaire, s’il s’est laissé surprendre.

Du reste, la délation fleurit dans la maison de force. Loin dese fâcher contre un espion ou de le tenir à l’écart, on en faitsouvent son ami ; si quelqu’un s’était mis en tête de prouveraux forçats toute la bassesse qu’il y a à se dénoncer mutuellement,personne, dans la prison, ne l’aurait compris. Le ci-devantgentilhomme dont j’ai déjà parlé, cette lâche et vile créature aveclaquelle j’avais rompu dès mon arrivée à la forteresse, était l’amide Fedka, le brosseur du major ; il lui racontait tout ce quise faisait dans la maison de force ; celui ci s’empressaitnaturellement de rapporter à son maître ce qu’il avait entendu.Tout le monde le savait, mais personne n’aurait eu l’idée de lechâtier pour cela ou de lui reprocher sa conduite.

Quand l’eau-de-vie arrivait sans encombre à la maison de force,l’entrepreneur payait le contrebandier et faisait son compte. Samarchandise lui coûtait déjà fort cher ; aussi, pour que lebénéfice fût plus grand, il la transvasait en l’additionnant d’unemoitié d’eau pure : il était prêt et n’avait plus qu’à attendre lesacheteurs. Au premier jour de fête, voire même pendant la semaine,arrive un forçat : il a travaillé comme un nègre, pendant plusieursmois, pour économiser, kopek par kopek, une petite somme qu’il sedécide à dépenser d’un seul coup. Depuis longtemps ce jour debombance est prévu et fixé : il en a rêvé pendant les longues nuitsd’hiver, pendant ses durs travaux, et cette perspective l’a soutenudans son lourd labeur. L’aurore de ce jour si impatiemment attenduvient de luire : il a son argent dans sa poche, on ne le lui a nivolé ni confisqué ; il est libre de le dépenser, il porte seséconomies au cabaretier, qui, tout d’abord, lui donne del’eau-de-vie presque pure, — elle n’a été baptisée que deuxfois ; — mais, à mesure que la bouteille se vide, il laremplit avec de l’eau. Aussi le forçat paye-t-il une tassed’eau-de-vie cinq ou six fois plus cher que dans un cabaret. Onpeut penser combien il faut de ces tasses et surtout combien leforçat doit dépenser d’argent avant d’être ivre. Cependant, commeil a perdu l’habitude de la boisson, le peu d’alcool qui se trouvedans le liquide l’enivre assez rapidement. Il boit alors jusqu’à cequ’il ne reste plus rien : il engage ou vend tous ses effets neufs,— le cabaretier est en même temps prêteur sur gages ; — maiscomme ses vêtements personnels sont peu nombreux, il engage bientôtles effets que lui fournit le gouvernement. Quand l’ivrogne a bu sadernière chemise, son dernier chiffon, il se couche et se réveillele lendemain matin avec un fort mal de tête. Il supplie en vain lecabaretier de lui donner à crédit une goutte d’eau-de-vie pourdissiper ce malaise, il essuie tristement un refus ; le jourmême il se remet au travail. Pendant plusieurs mois de suite, il vas’échiner, tout en rêvant au bienheureux jour de ribote qui vientde disparaître dans le passé ; peu à peu il reprend courage etattend un jour pareil, qui est encore bien loin, mais quiarrivera.

Quant au cabaretier, s’il a gagné une forte somme, — quelquesdizaines de roubles, — il fait apporter de l’eau-de-vie, maiscelle-là, il ne la baptise pas, car il se la destine : assez detrafic ! il est temps de s’amuser ! Il boit, mange, sepaye de la musique. Ses moyens lui permettent de graisser la patteaux employés subalternes de la maison de force. Cette fête durequelquefois plusieurs jours.

Quand sa provision d’eau-de-vie est épuisée, il s’en va boirechez les autres cabaretiers, qui s’y attendent : il boit alors sondernier kopek. Quelque minutieuse que soit l’attention des forçatsà surveiller leurs camarades en goguettes, il arrive cependant quele major ou l’officier de garde s’aperçoivent du désordre. Onentraîne alors l’ivrogne au corps de garde ; on lui confisqueson capital, — s’il a de l’argent sur lui, — et on le fouette. Leforçat se secoue comme un chien crotté, rentre dans la caserne etreprend son métier de cabaretier au bout de quelques jours.

Il se trouve quelquefois parmi les déportés des amateurs du beausexe : pour une assez forte somme, ils parviennent, accompagnésd’un soldat qu’ils ont corrompu, à se glisser à la dérobée hors dela forteresse, dans un faubourg, au lieu d’aller au travail. Là,dans une maisonnette d’apparence tranquille, il se fait un festinoù l’on dépense d’assez fortes sommes. L’argent des forçats n’estpas à dédaigner, aussi les soldats arrangent-ils parfois à l’avancede ces fugues, sûrs d’être généreusement récompensés. En général,ces soldats sont de futurs candidats aux travaux forcés. Cesescapades restent presque toujours secrètes. Je dois avouerqu’elles sont fort rares, car elles coûtent beaucoup, et lesamateurs du beau sexe recourent à d’autres moyens moinsonéreux.

Au commencement de mon séjour, un jeune détenu au visagerégulier excita vivement ma curiosité. Son nom était Sirotkine :c’était un être énigmatique à beaucoup d’égards. Sa figure m’avaitfrappé ; il n’avait pas plus de vingt-trois ans et appartenaità la section particulière, c’est-à-dire qu’il était condamné auxtravaux forcés à perpétuité : on devait le regarder comme un descriminels militaires les plus dangereux. Doux et tranquille, ilparlait peu et riait rarement. Ses yeux bleus, son teint pur, sescheveux blond clair lui donnaient une expression douce que negâtait même pas son crâne rasé. Quoiqu’il n’eût aucun métier, il seprocurait de temps à autre de l’argent par petites sommes. Parexemple, il était remarquablement paresseux et toujours vêtu commeun souillon. Si quelqu’un lui faisait généreusement cadeau d’unechemise rouge, il ne se sentait pas de joie d’avoir un vêtementneuf, il le promenait partout. Sirotkine ne buvait ni ne jouait, etne se querellait presque jamais avec les autres forçats. Il sepromenait toujours les mains dans les poches, paisiblement, d’unair pensif. À quoi il pouvait penser, je n’en sais rien. Quand onl’appelait pour lui demander quelque chose, il répondait aussitôtavec déférence, nettement, sans bavarder comme les autres : il vousregardait toujours avec les yeux naïfs d’un enfant de dix ans.Quand il avait de l’argent, il n’achetait rien de ce que les autresestimaient indispensable ; sa veste avait beau être déchirée,il ne la faisait pas raccommoder, pas plus qu’il n’achetait desbottes neuves. Ce qui lui plaisait, c’étaient les petits pains, lespains d’épice : il les croquait avec le plaisir d’un bambin de septans. Lorsqu’on ne travaillait pas, il errait habituellement dansles casernes. Quand tout le monde était occupé, il restait les brasballants. Si on le plaisantait ou qu’on se moquât de lui, — ce quiarrivait assez souvent, — il tournait sur ses talons sans mot dire,et s’en allait ailleurs. Si la plaisanterie était trop forte, ilrougissait. Je me demandais souvent pour quel crime il avait puêtre envoyé aux travaux forcés. Un jour que j’étais malade etcouché à l’hôpital, Sirotkine se trouvait étendu sur un grabat nonloin de moi ; je liai conversation avec lui ; il s’animaet me raconta inopinément comment on l’avait fait soldat, commentsa mère l’avait accompagné en pleurant et quels tourments il avaitendurés au service militaire. Il ajouta qu’il n’avait pu se faire àcette vie : tout le monde était sévère et courroucé pour un rien,ses supérieurs étaient presque toujours mécontents de lui…

— Mais pourquoi t’a-t-on envoyé ici ? Et encore dans lasection particulière. Ah ! Sirotkine !Sirotkine !

— Oui, Alexandre Pétrovitch ! je n’ai été en tout qu’uneannée au bataillon : on m’a envoyé ici pour avoir tué moncapitaine, Grigori Pétrovitch.

— J’ai entendu raconter cela, mais je ne l’ai pas cru. Commentas-tu pu le tuer ?

— Tout ce qu’on vous a dit est vrai. La vie m’était troplourde.

—Mais les autres conscrits la supportent bien, cette vie !Bien sûr, c’est un peu dur au commencement, mais on s’y habitue, etl’on devient un excellent soldat. Ta mère a dû te gâter et tedorloter ; je suis sur qu’elle t’a nourri de pain d’épice etde lait de poule jusqu’à l’âge de dix-huit ans !

— Ma mère, c’est vrai, m’aimait beaucoup. Quand je suis parti,elle s’est mise au lit et elle y est restée… Comme alors la vie desoldat m’était pénible ! tout allait à l’envers. On ne cessaitde me punir, et pourquoi ? J’obéissais à tout le monde,j’étais exact, soigneux, je ne buvais pas, je n’empruntais àpersonne, — c’est mauvais, quand un homme commence à emprunter. Etpourtant tout le monde autour de moi était si cruel, si dur !Je me fourrais quelquefois dans un coin et je sanglotais, jesanglotais. Un jour, ou plutôt une nuit, j’étais de garde. C’étaitl’automne, il ventait fort et il faisait si sombre qu’on ne voyaitpas un chat. Et j’étais si triste, si triste ! J’enlève labaïonnette de mon fusil et je la pose à côté de moi ; puisj’appuie le canon contre ma poitrine, et avec le gros orteil dupied, —j’avais ôté ma botte, —je presse la détente. Le coup rate :j’examine mon fusil, je mets une charge de poudre fraîche, enfin jecasse un coin de mon briquet et je redresse le canon contre mapoitrine. Eh bien ! le coup rate de nouveau. — Quefaire ? me dis-je ; je remets ma botte, j’ajuste denouveau ma baïonnette et je me promène de long en large, le fusilsur l’épaule. Qu’on m’envoie où l’on voudra, mais je ne veux plusêtre soldat. Au bout d’une demi-heure, arrive le capitaine quifaisait la grande ronde. Il vient droit sur moi :

— « Est-ce qu’on se tient comme ça quand on est de garde ?» J’empoigne mon fusil et je lui plante la baïonnette dans lecorps. On m’a fait faire quatre mille verstes à pied… C’est commeça que je suis arrivé dans la section particulière.

Il ne mentait pas ; je ne comprends pourtant pas pourquoion l’y avait envoyé. Des crimes semblables entraînaient unchâtiment beaucoup moins sévère. — Sirotkine était le seul desforçats qui fût vraiment beau ; quant à ses camarades de lasection particulière, — au nombre de quinze, — ils étaienthorribles à voir ; des physionomies hideuses, dégoûtantes. Lestêtes grises étaient nombreuses. Je parlerai plus loin de cettebande. Sirotkine était souvent en bonne amitié avec Gazine, — lecabaretier dont j’ai parlé au commencement de ce chapitre.

Ce Gazine était un être terrible. L’impression qu’il produisaitsur tout le monde était effrayante, troublante. Il me semblaitqu’il ne pouvait exister une créature plus féroce, plus monstrueuseque lui. J’ai pourtant vu à Tobolsk Kamenef, le brigand, qui s’estrendu célèbre par ses crimes. Plus tard, j’ai vu Sokolof, forçatévadé, ancien déserteur, et qui était un féroce meurtrier. Mais nil’un ni l’autre ne m’inspirèrent autant de dégoût que Gazine. Jecroyais avoir sous les yeux une araignée énorme, gigantesque, de lataille d’un homme. Il était Tartare ; il n’y avait pas deforçat qui fût plus fort que lui. C’étaient moins par sa tailleélevée et sa constitution herculéenne, que par sa tête énorme etdifforme qu’il inspirait la terreur. Les bruits les plus étrangescouraient sur son compte : il avait été soldat, disait-on ;d’autres prétendaient qu’il s’était évadé de Nertchinsk, qu’ilavait été exilé plusieurs fois en Sibérie, mais qu’il s’étaittoujours enfui. Échoué enfin dans notre bagne, il y faisait partiede la section des perpétuels. À ce qu’il parait, il aimait à tuerles petits enfants qu’il parvenait à attirer dans un endroitécarté ; il effrayait alors le bambin, le tourmentait, etaprès avoir pleinement joui de l’effroi et des palpitations dupauvre petit, il le tuait lentement, posément, avec délices. Onavait peut-être imaginé ces horreurs, par suite de la pénibleimpression que produisait ce monstre, mais elles étaientvraisemblables et cadraient avec sa physionomie. Cependant lorsqueGazine n’était pas ivre, il se conduisait fort convenablement. Ilétait toujours tranquille, ne se querellait jamais, évitait lesdisputes par mépris pour son entourage, absolument comme s’il avaiteu une haute opinion de lui-même. Il parlait fort peu. Tous sesmouvements étaient mesurés, tranquilles, résolus. Son regard nemanquait pas d’intelligence, mais l’expression en était cruelle etrailleuse, comme son sourire. De tous les forçats marchandsd’eau-de-vie, il était le plus riche. Deux fois par an ils’enivrait complètement, et c’est alors que se trahissait toute saféroce brutalité. Il s’animait peu à peu, et taquinait les détenusde railleries envenimées, aiguisées longtemps à l’avance ;enfin, quand il était tout à fait soûl, il avait des accès de ragefurieuse ; il empoignait un couteau et se ruait sur sescamarades. Les forçats, qui connaissaient sa vigueur d’Hercule,l’évitaient et se garaient, car il se jetait sur le premier venu.On trouva pourtant un moyen de le museler. Une dizaine de détenuss’élançaient tout à coup sur Gazine et lui portaient des coupsatroces dans le creux de l’estomac, dans le ventre, sous le cœur,jusqu’à ce qu’il perdit connaissance. On aurait tué n’importe quiavec un pareil traitement, mais Gazine en réchappait. Quand onl’avait bien roué de coups, on l’enveloppait dans sa pelisse et onle jetait sur son lit de planches. — « Qu’il cuve soneau-de-vie ! » — Le lendemain, il se réveillait presque bienportant ; il allait alors au travail, silencieux et sombre.Chaque fois que Gazine s’enivrait, tous les détenus savaientcomment la journée finirait pour lui. Il le savait également, maisil buvait tout de même. Quelques années s’écoulèrent de la sorte.On remarqua que Gazine avait jeté sa gourme et qu’il commençait àfaiblir. Il ne faisait que geindre, se plaignant de différentesmaladies. Ses visites à l’hôpital étaient de plus en plusfréquentes. « Il se soumet enfin », disaient les détenus.

Ce jour-là, Gazine était entré dans la cuisine suivi du petitPolonais qui raclait du violon, et que les forçats en goguetteslouaient pour égayer leur orgie. Il s’arrêta au milieu de la salle,silencieux, examinant du regard tous ses camarades, l’un aprèsl’autre. Personne ne souffla mot. Quand il m’aperçut avec moncompagnon, il nous regarda de son air méchamment railleur etsourit, horriblement, de l’air d’un homme satisfait d’une bonnefarce qu’il vient d’imaginer. Il s’approcha de notre table entrébuchant :

— Pourrais-je savoir, dit-il, d’où vous tenez les revenus quivous permettent de boire ici du thé ?

J’échangeai un regard avec mon voisin ; je compris que lemieux était de nous taire et de ne rien répondre. La moindrecontradiction aurait mis Gazine en fureur.

— Il faut que vous ayez de l’argent…, continua-t-il, il faut quevous en ayez gros pour boire du thé ; mais, dites donc !êtes-vous aux travaux forcés pourboire du thé ? Hein !êtes-vous venus ici pour en boire ? Dites ? Répondez unpeu pour voir, que je vous…

Comprenant que nous nous taisions et que nous avions résolu dene pas faire attention à lui, il accourut, livide et tremblant derage. À deux pas se trouvait une lourde caisse, qui servait àmettre le pain coupé pour le dîner et le souper des forçats ;son contenu suffisait pour le repas de la moitié des détenus. En cemoment elle était vide. Il l’empoigna des deux mains et la branditau-dessus de nos têtes. Bien qu’un meurtre ou une tentative demeurtre fût une source inépuisable de désagréments pour lesdéportés (car alors les enquêtes, les contre-enquêtes et lesperquisitions ne cessaient pas), et que ceux-ci empêchassent lesquerelles dont les suites auraient pu être fâcheuses, tout le mondese tut et attendit…

Pas un mot en notre faveur ! Pas un cri contreGazine ! — La haine des détenus contre les gentilshommes étaitsi grande, que chacun d’eux jouissait évidemment de nous voir, denous sentir en danger… Un incident heureux termina cette scène quiaurait pu devenir tragique ; Gazine allait lâcher l’énormecaisse qu’il faisait tournoyer, quand un forçat accourut de lacaserne où il dormait et cria :

— Gazine, on t’a volé ton eau-de-vie !

L’affreux brigand laissa choir la caisse avec un horrible juronet se précipita hors de la cuisine. — Allons ! Dieu les asauvés ! — dirent entre eux les détenus ; ils lerépétèrent longtemps.

Je n’ai jamais pu savoir si on lui avait volé son eau-de-vie, ousi ce n’était qu’une ruse inventée pour nous sauver…

Ce même soir, avant la fermeture des casernes, comme il faisaitdéjà sombre, je me promenais le long de la palissade. Une tristesseécrasante me tombait sur l’âme ; de tout le temps que j’aipassé dans la maison de force, je ne me suis jamais senti aussimisérable que ce soir-là. Le premier jour de réclusion est toujoursle plus dur, où que ce soit, aux travaux forcés ou au cachot… Unepensée m’agitait, qui ne m’a pas laissé de répit pendant madéportation, — question insoluble alors et insoluble maintenantencore. — je réfléchissais à l’inégalité du châtiment pour lesmêmes crimes. On ne saurait, en effet, comparer un crime à unautre, même par à peu près. Deux meurtriers tuent chacun un homme,les circonstances dans lesquelles ces deux crimes ont été commissont minutieusement examinées et pesées. On applique à l’un et àl’autre le même châtiment, et pourtant quel abîme entre les deuxactions ! L’un a assassiné pour une bagatelle, pour un oignon,— il a tué sur la grande route un paysan qui passait et n’a trouvésur lui qu’un oignon.

— Eh bien, quoi ! on m’a envoyé aux travaux forcés pour unpaysan qui n’avait qu’un oignon.

— Imbécile que tu es ! un oignon vaut un kopek. Si tu avaistué cent paysans, tu aurais cent kopeks, un rouble, quoi ! —Légende de prison.

L’autre criminel a tué un débauché qui tyrannisait oudéshonorait sa femme, sa sœur, sa fille. Un troisième, vagabond, àdemi mort de faim, traqué par toute une escouade de police, adéfendu sa liberté, sa vie. Sera-t-il l’égal du brigand quiassassine des enfants par jouissance, pour le plaisir de sentircouler leur sang chaud sur ses mains, de les voir frémir dans unedernière palpitation d’oiseau, sous le couteau qui déchire leurchair ? Eh bien ! les uns et les autres iront aux travauxforcés. La condamnation n’aura peut-être pas une durée égale, maisles variétés de peines sont peu nombreuses, tandis qu’il fautcompter les espèces de crimes par milliers. Autant de caractères,autant de crimes différents. Admettons qu’il soit impossible defaire disparaître cette première inégalité du châtiment, que leproblème est insoluble, et qu’en matière de pénalité, c’est laquadrature du cercle. Admettons cela. Même si l’on ne tient pascompte de cette inégalité, il y en a une autre : celle desconséquences du châtiment… Voici un homme qui se consume, qui fondcomme une bougie. En voilà au contraire un autre qui ne se doutaitmême pas, avant d’être exilé, qu’il put exister une vie si gaie, sifainéante, — où il trouverait un cercle aussi agréable d’amis. Desindividus de cette dernière catégorie se rencontrent aux travauxforcés. Prenez maintenant un homme de cœur, d’un esprit cultivé etd’une conscience affinée. Ce qu’il ressent le tue plusdouloureusement que le châtiment matériel. Le jugement qu’il aprononcé lui-même sur son crime est plus impitoyable que celui duplus sévère tribunal, de la loi la plus draconienne. Il vit côte àcôte avec un autre forçat qui n’a pas réfléchi une seule fois aumeurtre qu’il expie, pendant tout le temps de son séjour au bagne,qui, peut-être, se croit innocent. — N’y a-t-il pas aussi depauvres diables qui commettent des crimes afin d’être envoyés auxtravaux forcés et d’échapper ainsi à une liberté incomparablementplus pénible que la réclusion ? La vie est misérable ; onn’a peut-être jamais mangé à sa faim ; on se tue de travailpour enrichir son patron… ; au bagne, le travail sera moinsardu, moins pénible, on mangera tout son soûl, mieux qu’on ne peutl’espérer maintenant. Les jours de fête, on aura de la viande, etpuis il y a les aumônes, le travail du soir qui fournira quelqueargent. Et la société qu’on trouve à la maison de force, lacomptez-vous pour rien ? Les forçats sont des gens habiles,rusés, qui savent tout. C’est avec une admiration non déguisée quele nouveau venu regardera ses camarades de chaîne, il n’a rien vude pareil, aussi s’estimera-t-il dans la meilleure compagnie dumonde.

Est-il possible que ces hommes si divers ressentent également lechâtiment infligé ? Mais à quoi bon s’occuper de questionsinsolubles ? Le tambour bat, il faut rentrer à la caserne…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer