Souvenirs de la maison des morts

Chapitre 4Premières impressions (Suite)

On nous contrôla encore une fois, puis on ferma les portes descasernes, chacune avec un cadenas particulier, et les détenusrestèrent enfermés jusqu’à l’aube.

Le contrôle était fait par un sous-officier, accompagné de deuxsoldats. Quand, par hasard, un officier y assistait, on faisaitranger les forçats dans la cour ; mais, le plus ordinairement,on les vérifiait dans les bâtiments mêmes. Comme les soldats setrompaient souvent, ils sortaient et rentraient pour nous recompterun à un, jusqu’à ce que leur compte fût exact. Ils fermaient alorsles casernes. Chacune d’elles contenait environ trente détenus,aussi était-on fort à l’étroit sur les lits de camp. Comme il étaittrop tôt pour dormir, les forçats se mirent au travail.

Outre l’invalide dont j’ai parlé, qui couchait dans notredortoir et représentait pendant la nuit l’administration de laprison, il y avait dans chaque caserne un « ancien » désigné par lemajor en récompense de sa bonne conduite. Il n’était pourtant pasrare que les anciens eux-mêmes commissent des délits pour lesquelsils subissaient la peine du fouet ; ils perdaient alors leurrang et se voyaient immédiatement remplacés par ceux de leurscamarades dont la conduite était satisfaisante. Notre ancien étaitprécisément Akim Akimytch ; à mon grand étonnement, il tançaitvertement les détenus, mais ceux-ci ne répondaient à sesremontrances que par des railleries. L’invalide, plus avisé, ne semêlait de rien, et s’il ouvrait la bouche, ce n’était jamais quepar respect des convenances, par acquit de conscience. Il restaitassis, silencieux, sur sa couchette, occupé à rapetasser devieilles bottes.

Ce jour-là, je fis une remarque dont je pus constaterl’exactitude par la suite ; c’est que tous ceux qui ne sontpas forçats et qui ont affaire à ces derniers, quels qu’ils soient,— à commencer par les soldats d’escorte et les factionnaires, —considèrent les forçats d’un point de vue faux et exagéré ;ils s’attendent à ce que pour un oui, pour un non, ceux-ci sejettent sur eux, un couteau à la main. Les détenus, parfaitementconscients de la crainte qu’ils inspirent, montrent une certainearrogance. Aussi le meilleur chef de prison est-il précisémentcelui qui n’éprouve aucune émotion en leur présence. Malgré lesairs qu’ils se donnent, les forçats eux-mêmes préfèrent qu’on aitconfiance en eux. On peut même se les attacher en agissant ainsi.J’ai eu plus d’une fois l’occasion de remarquer leur étonnementlors de l’entrée d’un chef sans escorte dans leur prison, etcertainement cet étonnement n’a rien que de flatteur : un visiteurintrépide impose le respect aux gens du bagne ; si un malheurarrive, ce ne sera jamais en sa présence. La terreur qu’inspirentles forçats est générale, et pourtant je n’y vois aucunfondement ; est-ce l’aspect du prisonnier, sa mine de francbandit, qui causent une certaine répulsion ? Ne serait-ce pasplutôt le sentiment qui vous assaille, dès votre entrée dans laprison, à savoir que malgré tous les efforts, toutes les mesuresprises, il est impossible de faire d’un homme vivant un cadavre,d’étouffer ses sentiments, sa soif de vengeance et de vie, sespassions et le besoin impérieux de les satisfaire ? Quoi qu’ilen soit, j’affirme qu’il n’y a pas lieu de craindre les forçats. Unhomme ne se jette ni si vite ni si facilement sur son semblable, uncouteau à la main. Si des accidents arrivent quelquefois, ils sonttellement rares qu’on peut déclarer le danger nul. Je ne parle bienentendu que des détenus déjà condamnés, qui subissent leur peine,et dont quelques-uns sont presque heureux de se trouver enfin aubagne : tant une nouvelle forme de vie a toujours d’attrait pourl’homme ! Ceux-là vivent tranquilles et soumis. Quant auxturbulents, les forçats les maintiennent eux-mêmes en repos, etleur arrogance ne va jamais trop loin, Le détenu, si hardi etaudacieux qu’il soit, a peur de tout en prison. Il n’en est pas demême du prévenu dont le sort n’est pas décidé. Celui-ci estparfaitement capable de se jeter sur n’importe qui, sans motif dehaine, uniquement parce qu’il doit être fouetté le lendemain ;en effet, s’il commet un nouveau crime, son affaire se complique,le châtiment est retardé, il gagne du temps. Cette agressions’explique, car elle a une cause, un but ; le forçat, coûteque coûte, veut « changer son sort », et cela tout de suite. À cepropos, j’ai été témoin d’un fait psychologique bien étrange.

Dans la section des condamnés militaires se trouvait un anciensoldat envoyé pour deux ans aux travaux forcés, fieffé fanfaron etcouard en même temps. — En général, le soldat russe n’est guèrevantard, car il n’en a pas le temps, alors même qu’il le voudrait.Quand il s’en trouve un dans le nombre, c’est toujours un lâche etun fripon. — Doutof, — c’était le nom du détenu dont je parle, —subit sa peine et rentra de nouveau dans un bataillon deligne ; mais comme tous ceux qu’on envoie se corriger à lamaison de force, il s’y était complètement perverti. Ces chevaux deretour reviennent au bagne après deux ou trois semaines de liberté,non plus pour un temps relativement court, mais pour quinze ouvingt ans. Ainsi arriva-t-il pour Doutof. Trois semaines après samise en liberté, il vola avec effraction l’un de ses camarades etfit l’indiscipliné. Il passa en jugement, fut condamné à une sévèrepunition corporelle. Horriblement effrayé, comme un lâche qu’ilétait, par le châtiment prochain, il s’élança un couteau à la mainsur l’officier de garde qui entrait dans son cachot, la veille dujour où il devait passer par les baguettes de sa compagnie. Ilcomprenait parfaitement que, par là, il aggravait son crime etaugmentait la durée de sa condamnation. Mais tout ce qu’il voulait,c’était reculer de quelques jours, de quelques heures au moins,l’effroyable minute du châtiment. Il était si lâche qu’il ne blessamême pas l’officier avec le couteau qu’il brandissait ; iln’avait commis cette agression que pour ajouter à son dossier unnouveau crime, lequel nécessiterait sa remise en jugement.

L’instant qui précède la punition est terrible pour le condamnéaux verges. J’ai vu beaucoup de prévenus, la veille du jour fatal.Je les rencontrais d’ordinaire à l’hôpital quand j’étais malade, cequi m’arrivait souvent. En Russie, les gens qui montrent le plus decompassion pour les forçats sont bien certainement lesmédecins ; ils ne font jamais entre les détenus lesdistinctions dont sont coupables les autres personnes en rapportdirect avec ceux-ci. Seul, peut-être, le peuple lutte de compassionavec les docteurs, car il ne reproche jamais au criminel le délitqu’il a commis, quel qu’il soit ; il le lui pardonne en faveurde la peine subie.

Ce n’est pas en vain que le peuple, dans toute la Russie,appelle le crime un malheur et le criminel un malheureux. Cettedéfinition est expressive, profonde, et d’autant plus importantequ’elle est inconsciente, instinctive. — Les médecins sont donc lerecours naturel des forçats, surtout quand ceux-ci ont à subir unepunition corporelle… Le prévenu qui a passé en conseil de guerresait à peu près à quel moment la sentence sera exécutée ; poury échapper, il se fait envoyer à l’hôpital, afin de reculer dequelques jours la terrible minute. Quand il se déclare rétabli, iln’ignore pas que, le lendemain de sa sortie de l’hôpital, cetteminute arrivera ; aussi les forçats sont-ils toujours émus cejour-là. Quelques-uns, il est vrai, cherchent par amour-propre àcacher leur émotion, mais personne ne se laisse tromper par cefaux-semblant de courage. Chacun comprend la cruauté de ce moment,et se tait par humanité ! J’ai connu un tout jeune forçat,ex-soldat condamné pour meurtre, qui devait recevoir le maximum decoups de verges. La veille du jour où il devait être fouetté, ilrésolut de boire une bouteille d’eau-de-vie, dans laquelle il avaitfait infuser du tabac à priser. — Le détenu condamné aux verges atoujours bu, avant le moment critique, de l’eau-de-vie, qu’il s’estprocurée longtemps à l’avance, souvent à un prix fabuleux : il sepriverait du nécessaire pendant six mois plutôt que de ne pas enavaler un quart de litre avant l’exécution. Les forçats sontconvaincus qu’un homme ivre souffre moins des coups de bâton ou defouet que s’il est de sang-froid. — Je reviens à mon récit. Lepauvre diable tomba malade quelques instants après avoir bu sabouteille d’eau-de-vie : il vomit du sang et fut emporté sansconnaissance à l’hôpital. Sa poitrine fut si déchirée par cetaccident qu’une phtisie se déclara et emporta le soldat au bout dequelques mois. Les docteurs qui le soignaient ne surent jamais lacause de sa maladie.

Si les exemples de pusillanimité ne sont pas rares parmi lesdétenus, il faut ajouter aussi qu’on en trouve dont l’intrépiditéétonne. Je me souviens de plusieurs traits de fermeté qui allaientjusqu’à l’insensibilité. L’arrivée d’un effroyable bandit àl’hôpital est restée gravée dans ma mémoire. Par un beau jourd’été, le bruit se répandit dans notre infirmerie que le fameuxbrigand Orlof devait être fustigé le soir même et qu’on l’amèneraitensuite à l’ambulance. Les détenus qui se trouvaient à l’hôpitalaffirmaient que l’exécution serait cruelle, aussi tout le mondeétait-il ému ; moi-même, je l’avoue, j’attendais aveccuriosité l’arrivée de ce brigand dont on racontait des chosesinouïes. C’était un malfaiteur comme il y en a peu, capabled’assassiner de sang-froid des vieillards et des enfants ; ilétait doué d’une force de volonté indomptable et plein d’uneorgueilleuse conscience de sa force. Comme il était coupable deplusieurs crimes, il avait été condamné à passer par les baguettes.On l’amena ou plutôt on l’apporta vers le soir ; la salleétait déjà plongée dans l’obscurité, on allumait les chandelles.Orlof était excessivement pâle, presque sans connaissance, avec descheveux épais et bouclés d’un noir mat, sans reflet. Son dos étaittout écorché et enflé, bleu, avec des taches de sang. Les détenusle soignèrent pendant toute cette nuit ; ils lui changèrentses compresses, le couchèrent sur le côté, lui préparèrent lalotion ordonnée par le médecin, en un mot, ils eurent pour luiautant de sollicitude que pour un parent ou un bienfaiteur.

Le lendemain, il reprit entièrement ses sens, et fit un ou deuxtours dans la salle. Cela m’étonna fort, car il était anéanti etsans force quand on l’avait apporté ; il avait reçu la moitiédu nombre de coups de baguettes fixé par l’arrêt. Le docteur avaitfait cesser l’exécution, convaincu que si on la continuait, la mortd’Orlof devenait inévitable. Ce criminel était de constitutiondébile, affaibli par une longue réclusion. Qui a vu des détenuscondamnés aux verges se souviendra toujours de leurs visagesmaigres et épuisés, de leurs regards enfiévrés. Orlof fut bientôtrétabli : sa puissante énergie avait évidemment aidé à remonter sonorganisme ; ce n’était pas un homme ordinaire. Par curiositéje fis sa connaissance et je pus l’étudier à loisir pendant touteune semaine. De ma vie je n’ai rencontré un homme dont la volontéfût plus ferme, plus inflexible. J’avais vu à Tobolsk une célébritédu même genre, un ancien chef de brigands. Celui-là était unevéritable bête fauve ; en le frôlant, sans même le connaître,on pressentait en lui une créature dangereuse. Ce qui m’effrayaitsurtout, c’était sa stupidité ; la matière en lui avaittellement pris le dessus sur l’esprit, qu’on voyait du premierregard que rien n’existait plus pour lui, si ce n’est lasatisfaction brutale de ses besoins physiques. Je suis certainpourtant que Korenef, — ainsi s’appelait ce brigand, — se seraitévanoui en s’entendant condamner à un châtiment corporel aussirigoureux que celui d’Orlof ; et il eût égorgé le premier venusans sourciller. Orlof, au contraire, était une éclatante victoirede l’esprit sur la chair. Cet homme se commandait parfaitement : iln’avait que du mépris pour les punitions et ne craignait rien aumonde. Ce qui dominait en lui, c’était une énergie sans bornes, unesoif de vengeance, une activité, une volonté inébranlables quand ils’agissait d’atteindre un but. Je fus étonné de son air hautain, ilregardait tout du haut de sa grandeur, non pas qu’il prit la peinede poser ; cet orgueil était inné en lui. Je ne pense pas quepersonne ait jamais eu quelque influence sur lui. Il regardait toutd’un œil impassible, comme si rien au monde ne pouvait l’étonner.Il savait fort bien que les autres déportés le respectaient, maisil n’en profitait nullement pour se donner de grands airs. Etpourtant la vanité et l’outrecuidance sont des défauts dont aucunforçat n’est exempt. Il était intelligent ; sa franchiseétrange ne ressemblait nullement à du bavardage. Il répondit sansdétour à toutes les questions que je lui posai : il m’avoua qu’ilattendait avec impatience son rétablissement, afin d’en finir avecla punition qu’il devait subir. — « Maintenant, me dit-il enclignant de l’œil, c’est fini ! je recevrai mon reste et l’onm’enverra à Nertchinsk avec un convoi de détenus, j’en profiteraipour m’enfuir. Je m’évaderai, pour sûr ! Si seulement mon dosse cicatrisait plus vite ! » Pendant cinq jours, il brûlad’impatience d’être en état de quitter l’hôpital. Il étaitquelquefois gai et de bonne humeur. Je profitai de ces éclairciespour l’interroger sur ses aventures. Il fronçait légèrement lessourcils, mais il répondit toujours avec sincérité à mes questions.Quand il comprit que j’essayais de le pénétrer et de trouver en luiquelques traces de repentir, il me regarda d’un air hautain etméprisant, comme si j’eusse été un gamin un peu bête, auquel ilfaisait trop d’honneur en causant. Je surpris sur son visage unesorte de compassion pour moi. Au bout d’un instant il se mit à rireà gorge déployée, mais sans la moindre ironie ; j’imagine queplus d’une fois, il a dû rire tout haut, quand mes paroles luirevenaient à la mémoire. Il se fit inscrire enfin pour la sortie,bien que son dos ne fût pas entièrement cicatrisé ; commej’étais presque rétabli, nous quittâmes ensemble l’infirmerie : jerentrai à la maison de force, tandis qu’on l’incarcérait au posteoù il avait été enfermé auparavant. En me quittant, il me serra lamain, ce qui à ses yeux était une marque de haute confiance. Jepense qu’il agit ainsi parce qu’il était bien disposé en cemoment-là. En réalité, il devait me mépriser, car j’étais un êtrefaible, pitoyable sous tous les rapports, et qui se résignait à sonsort. Le lendemain, il subit la seconde moitié de sa punition…

Quand on eut fermé sur nous les portes de notre caserne, elleprit, en moins de rien, un tout autre aspect, celui d’une demeurevéritable, d’un foyer domestique. Alors seulement je vis mescamarades les forçats chez eux. Pendant la journée, lessous-officiers ou quelque autre supérieur pouvaient arriver àl’improviste, aussi leur contenance était-elle tout autre ;toujours sur le qui-vive, ils n’avaient l’air rassuré qu’à demi.Une fois qu’on eut poussé les verrous et fermé la porte au cadenas,chacun s’assit à sa place et se mit au travail. La casernes’éclaira d’une façon inattendue : chaque forçat avait sa bougie etson chandelier de bois. Les uns piquaient des bottes, les autrescousaient des vêtements quelconques.

L’air déjà méphitique se corrompait de plus en plus. Quelquesdétenus accroupis dans un coin jouaient aux cartes sur un tapisdéroulé. Dans chaque caserne il y avait un détenu qui possédait untapis long de quatre-vingts centimètres, une chandelle et descartes horriblement poisseuses et graisseuses. Cela s’appelait « unjeu ». Le propriétaire des cartes recevait des joueurs quinzekopeks par nuit ; c’était là son commerce. On jouaitd’ordinaire « aux trois feuilles », à la gorka, c’est-à-dire à desjeux de hasard. Chaque joueur posait devant lui une pile de monnaiede cuivre, — toute sa fortune, — et ne se relevait que quand ilétait à sec ou qu’il avait fait sauter la banque. Le jeu seprolongeait fort tard dans la nuit ; l’aube se levaitquelquefois sur nos joueurs qui n’avaient pas fini leur partie,souvent même elle ne cessait que quelques minutes avant l’ouverturedes portes. Dans notre salle il y avait, — comme dans toutes lesautres, du reste, — des mendiants ruinés par le jeu et la boisson,ou plutôt des mendiants « innés ». Je dis « innés » et je maintiensmon expression. En effet, dans notre peuple et dans n’importequelle condition, il y a et il y aura toujours de ces personnalitésétranges et paisibles, dont la destinée est de rester toujoursmendiants. Ils sont pauvres diables toute leur vie, hébétés etaccablés, ils restent sous la domination, sous la tutelle dequelqu’un, principalement des prodigues et des parvenus enrichis.Tout effort, toute initiative est un fardeau pour eux. Ils nevivent qu’à la condition de ne rien entreprendre eux-mêmes, mais detoujours servir, de toujours vivre par la volonté d’un autre ;ils sont destinés à agir par et pour les autres. Nulle circonstancene peut les enrichir, même la plus inattendue, ils sont toujoursmendiants. J’ai rencontré de ces gens dans toutes les classes de lasociété, dans toutes les coteries, dans toutes les associations,même dans le monde littéraire. On les trouve dans chaque prison,dans chaque caserne.

Aussitôt qu’un jeu se formait, on appelait un de ces mendiantsqui était indispensable aux joueurs ; il recevait cinq kopeksargent pour toute une nuit de travail, et quel travail ! celaconsistait à monter la garde dans le vestibule, par un froid detrente degrés Réaumur, dans une obscurité complète pendant six ousept heures. Le guetteur épiait là le moindre bruit, car le majorou les officiers de garde faisaient quelquefois leur ronde asseztard dans la nuit. Ils arrivaient en tapinois et surprenaient enflagrant délit de désobéissance les joueurs et les travailleurs,grâce à la lumière des chandelles que l’on pouvait distinguer de lacour. Quand on entendait la clef grincer dans le cadenas quifermait la porte, il était trop tard pour se cacher, éteindre leschandelles et s’étendre sur les planches. De pareilles surprisesétaient fort rares. Cinq kopeks étaient un salaire dérisoire, mêmedans notre maison de force, et néanmoins l’exigence et la duretédes joueurs m’étonnaient toujours en ce cas, ainsi que dans biend’autres. — « Tu es payé, tu dois nous servir ! » C’était làun argument qui ne souffrait pas de réplique. Il suffisait d’avoirpayé quelques sous à quelqu’un pour profiter de lui le pluspossible, et même exiger de la reconnaissance. Plus d’une fois,j’eus l’occasion de voir des forçats dépenser leur argent sanscompter, à tort et à travers, et tromper leur « serviteur » ;j’ai vu cela dans mainte prison à plusieurs reprises.

J’ai déjà dit qu’à part les joueurs tout le monde travaillait :cinq détenus seuls restèrent complètement oisifs, et se couchèrentpresque immédiatement. Ma place sur les planches se trouvait prèsde la porte. Au-dessous de moi, celle d’Akim Akimytch ; quandnous étions couchés, nos têtes se touchaient. Il travailla jusqu’àdix ou onze heures à coller une lanterne multicolore qu’un habitantde la ville lui avait commandée et pour laquelle il devait êtregrassement payé. Il excellait dans ce travail, qu’il exécutaitméthodiquement, sans relâche ; quand il eut fini, il serrasoigneusement ses outils, déroula son matelas, fit sa prière ets’endormit du sommeil du juste. Il poussait l’ordre et la minutiejusqu’au pédantisme, et devait s’estimer dans son for intérieur unhomme de tête, comme c’est le cas des gens bornés et médiocres. Ilne me plut pas au premier abord, bien qu’il me donnât beaucoup àpenser ce jour-là ; je m’étonnais qu’un pareil homme setrouvât dans une maison de force au lieu d’avoir fait une brillantecarrière. Je parlerai plus d’une fois d’Akim Akimytch dans la suitede mon récit.

Mais il me faut décrire le personnel de notre caserne. J’étaisappelé à y vivre nombre d’années ; ceux qui m’entouraientdevaient être mes camarades de toutes les minutes. On conçoit queje les regardais avec une curiosité avide ! À ma gauche,dormait une bande de montagnards du Caucase, presque tous exiléspour leurs brigandages, et condamnés à des peines différentes : ily avait là deux Lezghines, un Tcherkesse et trois Tartares duDaghestan. Le Tcherkesse était un être morose et sombre, qui neparlait presque jamais et vous regardait en dessous, de son mauvaissourire de bête venimeuse. Un des Lezghines, un vieillard au nezaquilin, long et mince, paraissait un franc bandit. En revanche,l’autre Lezghine, Nourra, fit sur moi l’impression la plusfavorable et la plus consolante. De taille moyenne, encore jeune,bâti en Hercule, avec des cheveux blonds et des yeux de pervenche,il avait le nez légèrement retroussé, les traits quelque peufinnois : comme tous les cavaliers, il marchait la pointe des piedsen dedans. Son corps était zébré de cicatrices, labouré de coups debaïonnette et de balles ; quoique montagnard soumis duCaucase, il s’était joint aux rebelles, avec lesquels il opérait decontinuelles incursions sur notre territoire.

Tout le monde l’aimait dans le bagne à cause, de sa gaieté et deson affabilité. Il travaillait sans murmurer, toujours paisible etserein ; les vols, les friponneries et l’ivrognerie ledégoûtaient ou le mettaient en fureur ; en un mot, il nepouvait souffrir ce qui était malhonnête ; il ne cherchaitquerelle à personne, il se détournait seulement avec indignation.Pendant sa réclusion, il ne vola ni ne commit aucune mauvaiseaction. D’une piété fervente, il récitait religieusement sesprières chaque soir, observait tous les jeûnes mahométans, en vraifanatique, et passait des nuits entières à prier. Tout le mondel’aimait et le tenait pour sincèrement honnête. « Nourra est unlion ! » disaient les forçats. Ce nom de Lion lui resta. Ilétait parfaitement convaincu qu’une fois sa condamnation purgée, onle renverrait au Caucase : à vrai dire, il ne vivait que de cetteespérance : je crois qu’il serait mort, si on l’en avait privé. Jele remarquai le jour même de mon arrivée à la maison de force.Comment n’aurait-on pas distingué cette douce et honnête figure aumilieu des visages sombres, rébarbatifs ou sardoniques ?Pendant la première demi-heure, il passa à côté de moi et me frappadoucement l’épaule en me souriant d’un air débonnaire. Je necompris pas tout d’abord ce qu’il voulait me dire, car il parlaitfort mal le russe ; mais bientôt après, il repassa de nouveauet me tapa encore sur l’épaule avec son sourire amical. Pendanttrois jours, il répéta cette manœuvre singulière ; comme je ledevinai par la suite, il m’indiquait par là qu’il avait pitié demoi et qu’il sentait combien devaient m’être pénibles ces premiersinstants : il voulait me témoigner sa sympathie, me remonter lemoral et m’assurer de sa protection. Bon et naïf Nourra !

Des trois Tartares du Daghestan, tous frères, les deux aînésétaient des hommes faits, tandis que le cadet, Aléi, n’avait pasplus de vingt-deux ans ; à le voir, on l’aurait cru plusjeune. Il dormait à côté de moi. Son visage intelligent et franc,naïvement débonnaire, m’attira tout d’abord ; je remerciai ladestinée de me l’avoir donné pour voisin au lieu de quelque autredétenu. Son âme tout entière se lisait sur sa belle figure ouverte.Son sourire si confiant avait tant de simplicité enfantine, sesgrands yeux noirs étaient si caressants, si tendres, quej’éprouvais toujours un plaisir particulier à le regarder, et celame soulageait dans les instants de tristesse et d’angoisse. Dansson pays, son frère aîné (il en avait cinq, dont deux se trouvaientaux mines en Sibérie) lui avait ordonné un jour de prendre sonyatagan, de monter à cheval et de le suivre. Le respect desmontagnards pour leurs aînés est si grand que le jeune Aléi n’osapas demander le but de l’expédition ; il n’en eut peut-êtremême pas l’idée. Ses frères ne jugèrent pas non plus nécessaire dele lui dire. Ils allaient piller la caravane d’un riche marchandarménien, qu’ils réussirent en effet à mettre en déroute ; ilsassassinèrent le marchand et dérobèrent ses marchandises.Malheureusement pour eux, leur acte de brigandage fut découvert :on les jugea, on les fouetta, puis on les envoya en Sibérie, auxtravaux forcés. Le tribunal n’admit de circonstances atténuantesqu’en faveur d’Aléi, qui fut condamné au minimum de la peine :quatre ans de réclusion. Ses frères l’aimaient beaucoup : leuraffection était plutôt paternelle que fraternelle. Il étaitl’unique consolation de leur exil ; mornes et tristesd’ordinaire, ils lui souriaient toujours ; quand ils luiparlaient, — ce qui était fort rare, car ils le tenaient pour unenfant auquel on ne peut rien dire de sérieux, — leur visagerébarbatif s’éclaircissait ; je devinais qu’ils lui parlaienttoujours d’un ton badin, comme à un bébé ; lorsqu’il leurrépondait, les frères échangeaient un coup d’œil et souriaient d’unair bonhomme. Il n’aurait pas osé leur adresser la parole, à causede son respect pour eux. Comment ce jeune homme put conserver soncœur tendre, son honnêteté native, sa franche cordialité sans sepervertir et se corrompre, pendant tout le temps de ses travauxforcés, cela est presque inexplicable. Malgré toute sa douceur, ilavait une nature forte et stoïque, comme je pus m’en assurer plustard. Chaste comme une jeune fille, toute action vile, cynique,honteuse ou injuste, enflammait d’indignation ses beaux yeux noirs,qui en devenaient plus beaux encore. Sans être de ceux qui seseraient laissés impunément offenser, il évitait les querelles, lesinjures, et conservait toute sa dignité. Avec qui se serait-ilquerellé du reste ? Tout le monde l’aimait et le caressait. Ilne fut tout d’abord que poli avec moi, mais peu à peu nous envînmes à causer le soir ; quelques mois lui avaient suffi pourapprendre parfaitement le russe, tandis que ses frères neparvinrent jamais à parler correctement cette langue. Je vis en luiun jeune homme extraordinairement intelligent, en même temps quemodeste et délicat, et fort raisonnable. Aléi était un êtred’exception, et je me souviens toujours de ma rencontra avec luicomme d’une des meilleures fortunes de ma vie. Il y a de cesnatures si spontanément belles, et douées par Dieu de si grandesqualités, que l’idée de les voir se pervertir semble absurde. Onest toujours tranquille sur leur compte, aussi n’ai-je jamais riencraint pour Aléi. Où est-il maintenant ?

Un jour, assez longtemps après mon arrivée à la maison de force,j’étais étendu sur mon lit de camp ; de pénibles penséesm’agitaient. Aléi, toujours laborieux, ne travaillait pas en cemoment. L’heure du sommeil n’était pas encore arrivée. Les frèrescélébraient une fête musulmane, aussi restaient-ils inactifs. Aléiétait couché, la tête entre ses deux mains, en train de rêver. Toutà coup il me demande :

— Eh bien, tu es très-triste ?

Je le regardai avec curiosité ; cette question d’Aléi,toujours si délicat, si plein de tact, me parut étrange ; maisje l’examinai plus attentivement, je remarquai tant de chagrin, desouffrance intime sur son visage, souffrance éveillée sans doutepar les souvenirs qui se présentaient à sa mémoire, que je comprisqu’en ce moment lui-même était désolé. Je lui en fis la remarque.Il soupira profondément et sourit d’un air mélancolique. J’aimaisson sourire toujours gracieux et cordial : quand il riait, ilmontrait deux rangées de dents que la première beauté du monde eûtpu lui envier.

— Tu te rappelais probablement, Aléi, comment on célèbre cettefête au Daghestan ? hein ? il fait bon là-bas ?

— Oui, fit-il avec enthousiasme, et ses yeux rayonnaient.Comment as-tu pu deviner que je rêvais à cela ?

— Comment ne pas le deviner ? Est-ce qu’il ne fait pasmeilleur là-bas qu’ici ?

— Oh ! pourquoi me dis-tu cela ?

— Quelles belles fleurs il y a dans votre pays, n’est-cepas ? c’est un vrai paradis ?

— Tais-toi ! tais-toi ! je t’en prie. Il étaitvivement ému.

— Écoute, Aléi, tu avais une sœur ?

— Oui, pourquoi me demandes-tu cela ?

— Elle doit être bien belle, si elle te ressemble.

— Oh ! il n’y a pas de comparaison à faire entre nous deux.Dans tout le Daghestan, on ne trouvera pas une seule fille aussibelle. Quelle beauté que ma sœur ! Je suis sûr que tu n’en asjamais vu de pareille. Et puis, ma mère était aussi très-belle.

— Et ta mère t’aimait ?

— Que dis-tu ? Assurément, elle est morte de chagrin ;elle m’aimait tant ! J’étais son préféré ; oui, ellem’aimait plus que ma sœur, plus que tous les autres. Cette nuit, ensonge, elle est venue vers moi ; elle a versé des larmes surma tête.

Il se tut, et de toute la soirée il n’ouvrit pas labouche ; mais à partir de ce moment il rechercha ma compagnieet ma conversation, bien que, par respect, il ne se permit jamaisde m’adresser le premier la parole. En revanche, il était heureuxquand je m’entretenais avec lui. Il parlait souvent du Caucase, desa vie passée. Ses frères ne lui défendaient pas de causer avecmoi, je crois même que cela leur était agréable. Quand ils virentque je me prenais d’affection pour Aléi, ils devinrent eux-mêmesbeaucoup plus affables pour moi.

Aléi m’aidait souvent aux travaux ; à la caserne il faisaitce qu’il croyait devoir m’être agréable et me procurer quelquesoulagement ; il n’y avait dans ces attentions ni servilité niespoir d’un avantage quelconque, mais seulement un sentimentchaleureux et cordial qu’il ne cachait nullement. Il avait uneaptitude extraordinaire pour les arts mécaniques ; il avaitappris à coudre fort passablement le linge, et à raccommoder lesbottes ; il connaissait même quelque peu de menuiserie, — cequ’on en pouvait apprendre à la maison de force. Ses frères étaientfiers de lui.

— Écoute, Aléi, lui dis-je un jour, pourquoi n’apprends-tu pas àlire et à écrire le russe ? Cela pourrait t’être fort utileplus tard ici en Sibérie.

— Je le voudrais bien, niais qui m’instruira ?

— Ceux qui savent lire et écrire ne manquent pas ici. Si tuveux, je t’instruirai moi-même.

— Oh ! apprends-moi à lire, je t’en prie, fit Aléi en sesoulevant. Il joignit les mains en me regardant d’un airsuppliant.

Nous nous mîmes à l’œuvre le lendemain soir. J’avais avec moiune traduction russe du Nouveau Testament, l’unique livre qui nefût pas défendu à la maison de force. Avec ce seul livre, sansalphabet, Aléi apprit à lire en quelques semaines. Au bout de troismois il comprenait parfaitement le langage écrit, car il apportaità l’étude un feu, un entraînement extraordinaires.

Un jour, nous lûmes ensemble, en entier, le Sermon sur lamontagne. Je remarquai qu’il lisait certains passages d’un tonparticulièrement pénétré ; je lui demandai alors si ce qu’ilvenait de lire lui plaisait. Il me lança un coup d’œil, et sonvisage s’enflamma d’une rougeur subite.

— Oh ! oui, Jésus est un saint prophète, il parle la languede Dieu. Comme c’est beau !

— Mais dis-moi ce qui te plaît le mieux.

— Le passage où il est dit : « Pardonnez, aimez, aimez vosennemis, n’offensez pas. » Ah ! comme il parle bien !

Il se tourna vers ses frères, qui écoutaient notre conversation,et leur dit quelques mots avec chaleur. Ils causèrent longtemps,sérieusement, approuvant parfois leur jeune frère d’un hochement detête, puis, avec un sourire grave et bienveillant, un sourire toutmusulman (j’aime beaucoup la gravité de ce sourire), ilsm’assurèrent que Isou (Jésus) était un grand prophète. Il avaitfait de grands miracles, créé un oiseau d’un peu d’argile surlequel il avait soufflé la vie, et cet oiseau s’était envolé… Celaétait écrit dans leurs livres. Ils étaient convaincus qu’ils meferaient un grand plaisir en louant Isou ; quant à Aléi, ilétait heureux de voir ses frères m’approuver et me procurer cequ’il estimait être une satisfaction pour moi. Le succès que j’eusavec mon élève en lui apprenant à écrire fut vraiment admirable.Aléi s’était procuré du papier (à ses frais, car il n’avait pasvoulu que je fisse cette dépense), des plumes, de l’encre ; enmoins de deux mois, il apprit à écrire. Les frères eux-mêmes furentétonnés d’aussi rapides progrès. Leur orgueil et leur contentementn’avaient plus e bornes ; ils ne savaient trop comment memanifester leur reconnaissance. Au chantier, s’il nous arrivait detravailler ensemble, c’était à qui m’aiderait : ils regardaientcela comme un plaisir. Je ne parle pas d’Aléi ; il nourrissaitpour moi une affection aussi profonde que pour ses frères. Jen’oublierai jamais le jour où il fut libéré. Il me conduisit horsde la caserne, se jeta à mon cou et sanglota. Il ne m’avait jamaisembrassé, et n’avait jamais pleuré devant moi.

— Tu as tant fait pour moi, tant fait ! disait-il, que nimon père, ni ma mère n’ont été meilleurs à mon égard : « tu as faitde moi un homme, Dieu te bénira ; je ne t’oublierai jamais,jamais… »

Où est-il maintenant ? Où est mon bon, mon cher, cherAléi ?…

Outre les Circassiens, nous avions encore dans notre caserne uncertain nombre de Polonais qui faisaient bande à part ; ilsn’avaient presque pas de rapports avec les autres forçats. J’aidéjà dit que grâce à leur exclusivisme, à leur haine pour lesdéportés russes, ils étaient haïs de tout le monde ; c’étaientdes natures tourmentées, maladives. Ils étaient au nombre desix ; parmi eux se trouvaient des hommes instruits, dont jeparlerai plus en détail dans la suite de mon récit. C’est d’eux quependant les derniers temps de ma réclusion, je tins quelqueslivres. Le premier ouvrage que je lus me fit une impressionétrange, profonde… Je parlerai plus loin de ces sensations, que jeconsidère comme très-curieuses ; mois on aura de la peine àles comprendre, j’en suis certain, car on ne peut juger decertaines choses, si on ne les a pas éprouvées soi-même. Il mesuffira de dire que les privations intellectuelles sont pluspénibles à supporter que les tourments physiques les pluseffroyables. L’homme du peuple envoyé au bagne se retrouve dans sasociété, peut-être même dans une société plus développée. Il perdbeaucoup son coin natal, sa famille, mais son milieu reste le même.Un homme instruit, condamné par la loi à la même peine que l’hommedu peuple, souffre incomparablement plus que ce dernier. Il doitétouffer tous ses besoins, toutes ses habitudes, il faut qu’ildescende dans un milieu inférieur et insuffisant, qu’il s’accoutumeà respirer un autre air…

C’est un poisson jeté sur le sable. Le châtiment qu’il subit,égal pour tous les criminels, suivant l’esprit de la loi, estsouvent dix fois plus douloureux et plus poignant pour lui que pourl’homme du peuple. C’est une vérité incontestable, alors même qu’onne parlerait que des habitudes matérielles qu’il lui fautsacrifier.

Mais ces Polonais formaient une bande à part. Ils vivaientensemble ; de tous les forçats de notre caserne, ilsn’aimaient qu’un Juif, et encore, parce qu’il les amusait. NotreJuif était du reste généralement aimé, bien que tous se moquassentde lui. Nous n’en avions qu’un seul, et maintenant encore je nepuis me souvenir de lui sans rire. Chaque fois que je le regardais,je me rappelais le Juif Iankel que Gogol a dépeint dans TarassBoulba, et qui, une fois déshabillé et prêt à se coucher avec saJuive, dans une sorte d’armoire, ressemblait fort à un poulet. IçaïFomitch et un poulet déplumé se ressemblaient comme deux gouttesd’eau. Il était déjà d’un certain âge, — cinquante ans environ, —petit et faible, rusé et en même temps fort bête, hardi,outrecuidant, quoique horriblement couard. Sa figure était cribléede rides ; il avait sur le front et les joues les stigmates dela brûlure qu’il avait subie au pilori. Je n’ai jamais pum’expliquer comment il avait pu supporter soixante coups de fouet,car il était condamné pour meurtre. Il portait sur lui uneordonnance médicale, qui lui avait été remise par d’autres Juifs,aussitôt après son exécution au pilori. Grâce à l’onguent prescritpar cette ordonnance, les stigmates devaient disparaître en moinsde deux semaines, mais il n’osait pas l’employer ; ilattendait l’expiration de ses vingt ans de réclusion après lesquelsil devait devenir colon, pour utiliser son bienheureux onguent. — «Sans cela, ze ne pourrais pas me marier, et il faut absolument queze me marie. » Nous étions de grands amis. Sa bonne humeur étaitintarissable, la vie de la maison de force ne lui semblait pas troppénible. Orfèvre de son métier, il était assailli de commandes, caril n’y avait pas de bijoutier dans notre ville ; il échappaitainsi aux gros travaux. Comme de juste, il prêtait sur gages, à lapetite semaine, aux forçats, qui lui payaient de gros intérêts. Ilétait arrivé en prison avant moi ; un des Polonais me racontason entrée triomphale. C’est toute une histoire que je rapporteraiplus loin, car je reviendrai sur le compte d’Içaï Fomitch.

Quant aux autres prisonniers, c’étaient d’abord quatreVieux-croyants, parmi lesquels se trouvait le vieillard deStarodoub, deux ou trois Petits-Russiens, gens fort moroses, puisun jeune forçat au visage délicat et au nez fin, âgé de vingt-troisans, et qui avait déjà commis huit assassinats ; ensuite unebande de faux monnayeurs, dont l’un était le bouffon de notrecaserne, et enfin quelques condamnés sombres et chagrins, rasés etdéfigurés, toujours silencieux et pleins d’envie : ils regardaientde travers tout ce qui les entourait et devaient encore regarder etenvier, avec le même froncement de sourcils, pendant de longuesannées. Je ne fis qu’entrevoir tout cela, le soir désolé de monarrivée à la maison de force, au milieu d’une fumée épaisse, d’unair méphitique, de jurements obscènes accompagnés de bruits dechaînes, d’insultes et de rires cyniques. Je m’étendis sur lesplanches nues, la tête appuyée sur mon habit roulé (je n’avais pasalors d’oreiller), et je me couvris de ma touloupe ; mais parsuite des pénibles impressions de cette première journée, je ne pusm’endormir tout de suite. Ma vie nouvelle ne faisait que commencer.L’avenir me réservait beaucoup de choses que je n’avais pasprévues, et auxquelles je n’avais jamais pensé.

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