Souvenirs de la maison des morts

Chapitre 6Les animaux de la maison de force

L’achat de Gniédko (cheval bai), qui eut lieu peu de tempsaprès, fut une distraction beaucoup plus agréable et plusintéressante pour les forçats que la visite du haut personnage dontje viens de parler. Nous avions besoin d’un cheval dans le bagnepour transporter l’eau, pour emmener les ordures, etc. Un forçatdevait s’en occuper, et le conduisait, — sous escorte, bienentendu. — Notre cheval avait passablement à faire matin etsoir ; c’était une bonne bête, mais déjà usée, car il servaitdepuis longtemps. Un beau matin, la veille de la Saint-Pierre,Gniédko (Bai), qui amenait un tonneau d’eau, s’abattit et creva aubout de quelques instants. On le regretta fort ; aussi tousles forçats se rassemblèrent autour de lui pour discuter etcommenter sa mort. Ceux qui avaient servi dans la cavalerie, lesTsiganes, les vétérinaires et autres prouvèrent une connaissanceapprofondie des chevaux en général, et se querellèrent à cesujet ; tout cela ne ressuscita pas notre cheval bai, quiétait étendu mort, le ventre boursouflé ; chacun croyait deson devoir de le tâter du doigt ; on informa enfin le major del’accident arrivé par la volonté de Dieu ; il décida d’enfaire acheter immédiatement un autre.

Le jour de la Saint-Pierre, de bon matin, après la messe, quandtous les forçats furent réunis, on amena des chevaux pour lesvendre. Le soin de choisir un cheval était confié aux détenus, caril y avait parmi eux de vrais connaisseurs, et il aurait étédifficile de tromper deux cent cinquante hommes dont lemaquignonnage avait été la spécialité. Il arriva des Tsiganes, desKirghizes, des maquignons, des bourgeois. Les forçats attendaientavec impatience l’apparition de chaque nouveau cheval, et sesentaient gais comme des enfants. Ce qui les flattait surtout,c’est qu’ils pouvaient acheter une bête comme des gens libres,comme pour eux, comme si l’argent sortait de leur poche. On amenaet emmena trois chevaux avant qu’on eût fini de s’entendre surl’achat du quatrième. Les maquignons regardaient avec étonnement etune certaine timidité les soldats d’escorte qui les accompagnaient.Deux cents hommes rasés, marqués au fer, avec des chaînes auxpieds, étaient bien faits pour inspirer une sorte de respect,d’autant plus qu’ils étaient chez eux, dans leur nid de forçats, oùpersonne ne pénétrait jamais. Les nôtres étaient inépuisables enruses qui devaient leur faire connaître la valeur du cheval qu’onvenait de leur amener ; ils l’examinaient, le tâtaient avec unair affairé, sérieux, comme si la prospérité de la maison de forceeût dépendu de l’achat de cette bête, Les Circassiens sautèrentmême sur sa croupe ; leurs yeux brillaient, ils babillaientrapidement dans leur dialecte incompréhensible, en montrant leursdents blanches et en faisant mouvoir les narines dilatées du leursnez basanés et crochus. Il y avait des Russes qui prêtaient unevive attention à leur discussion, et semblaient prêts à leur sauteraux yeux ; ils ne comprenaient pas les paroles que leurscamarades échangeaient, mais on voyait qu’ils auraient vouludeviner par l’expression des yeux, savoir si le cheval était bon ounon. Qu’importait à un forçat, et surtout à un forçat hébété etdompté, qui n’aurait pas même osé prononcer un mot devant sesautres camarades, que l’on achetait un cheval ou un autre, commes’il l’eût acquis pour son compte, comme s’il ne lui était pasindifférent qu’on choisit celui-là ou un autre ? Outre lesCircassiens, ceux des condamnés auxquels on accordait de préférenceles premières places et la parole étaient les Tsiganes et lesex-maquignons. Il y eut une espèce de duel entre deux forçats — leTsigane Koulikof, ancien maquignon et voleur de chevaux, et unvétérinaire par vocation, rusé paysan sibérien qui avait été envoyédepuis peu de temps aux travaux forcés et qui avait réussi àenlever à Koulikof toutes ses pratiques en ville. —Il faut dire quel’on prisait fort les vétérinaires sans diplôme de la prison, etque non-seulement les bourgeois et les marchands, mais les hautsfonctionnaires de la ville s’adressaient à eux quand leurs chevauxtombaient malades, de préférence à plusieurs vétérinaires patentés.Jusqu’à l’arrivée de Iolkine, le paysan sibérien, Koulikof avait euforce clients dont il recevait des preuves sonnantes dereconnaissance ; on ne lui connaissait pas de rival. Ilagissait en vrai Tsigane, dupait et trompait, car il ne savait passon métier aussi bien qu’il s’en vantait. Ses revenus avaient faitde lui une espèce d’aristocrate parmi les forçats de notre prison :on l‘écoutait et on lui obéissait, mais il parlait peu, et ne seprononçait que dans les grandes occasions. C’était un fanfaron,mais qui disposait d’une énergie réelle : il était d’âge mûr,très-beau et surtout très-intelligent. Il nous parlait, à nousautres gentilshommes, avec une politesse exquise, tout enconservant une dignité parfaite. Je suis sûr que si on l’avaithabillé convenablement et amené dans un club de capitale sous letitre de comte, il aurait tenu son rang, joué au whist, et parlé àravir en homme de poids, qui sait se taire quand il faut : de toutela soirée personne n’eût deviné que ce comte était un simplevagabond. Il avait probablement beaucoup vu ; quant à sonpassé, il nous était parfaitement inconnu — il faisait partie de lasection particulière. — Sitôt que Iolkine, — simple paysanvieux-croyant, mais rusé comme le plus rusé moujik, — fut arrivé,la gloire vétérinaire de Koulikof pâlit sensiblement. En moins dedeux mois, le Sibérien lui enleva presque tous ses clients de laville, car il guérissait en très-peu de temps des chevaux queKoulikof avait déclarés incurables, et dont les vétérinairespatentés avaient abandonné la cure. Ce paysan avait été condamnéaux travaux forcés pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. Quellemouche l’avait piqué de se mêler d’une pareille industrie ? Ilnous raconta lui-même en se moquant comment il leur fallait troispièces d’or authentiques pour en faire une fausse. Koulikof étaitquelque peu offusqué des succès du paysan, tandis que sa gloiredéclinait rapidement. Lui qui avait eu jusqu’alors une maîtressedans le faubourg, qui portait une camisole de peluche, des bottes àrevers, il fut subitement obligé de se faire cabaretier ;aussi tout le monde s’attendait a une bonne querelle lors del’achat du nouveau cheval. La curiosité était excitée, chacun d’euxavait ses partisans ; les plus ardents s’agitaient etéchangeaient déjà des injures. Le visage rusé de Iolkine étaitcontracté par un sourire sarcastique ; mais il en futautrement que l’on ne pensait : Koulikof n’avait nulle envie dedisputer, il agit très-habilement sans en venir là. Il céda toutd’abord, écouta avec déférence les avis critiques de son rival,mais l’attrapa sur un mot, lui faisant remarquer d’un air modesteet ferme qu’il se trompait. Avant que Iolkine eût eu le temps de sereprendre et de se raviser, son rival lui démontra qu’il avaitcommis une erreur. En un mot, Iolkine fut battu à plate couture,d’une façon inattendue et très-habile, si bien que le parti deKoulikof resta satisfait.

— Eh ! non, enfants, il n’y a pas à dire, on ne le prendpas en défaut, il sait ce qu’il fait ; eh ! eh !disaient les uns.

— Iolkine en sait plus long que lui ! faisaient remarquerles autres, mais d’un ton conciliant. Les deux partis étaient prêtsà faire des concessions.

— Et puis, outre qu’il en sait autant que l’autre, il a la mainplus légère… Oh ! pour tout ce qui concerne le bétail,Koulikof ne craint personne.

— Lui non plus.

— Il n’a pas son pareil.

On choisit enfin le nouveau cheval, qui fut acheté. C’était unhongre excellent, jeune, vigoureux, d’apparence agréable. Une bêteirréprochable sous tous les points de vue. On commença à marchander: le propriétaire demandait trente roubles, les forçats nevoulaient en donner que vingt-cinq. On marchanda longtemps et avecchaleur, en ajoutant et en cédant de part et d’autre. Finalement,les forçats se mirent eux-mêmes à rire.

— Est-ce que tu prends l’argent de ta propre bourse ?disaient les uns, à quoi bon marchander ?

— As-tu envie de faire des économies pour le trésor ?criaient les autres.

— Mais tout de même, camarades, c’est de l’argent commun.

— Commun ! On voit bien qu’on ne sème pas les imbéciles,mais qu’ils naissent tout seuls !

Enfin l’affaire se conclut pour vingt-huit roubles ; on fitle rapport au major, qui autorisa l’achat. On apporta immédiatementdu pain et du sel, et l’on conduisit triomphalement le nouveaupensionnaire à la maison de force. Il n’y eut pas de forçat, jecrois, qui ne lui flattât le cou ou ne lui caressa le museau. Lejour même de son acquisition, on lui fit amener de l’eau : tous lesdétenus le regardaient avec curiosité traîner son tonneau. Notreporteur d’eau, le forçat Romane, regardait sa bête avec unesatisfaction béate. Cet ex-paysan, âgé de cinquante ans environ,était sérieux et taciturne comme presque tous les cochers russes,comme si vraiment le commerce constant des chevaux donnait de lagravité et du sérieux au caractère. Romane était calme, affableavec tout le monde, peu parleur ; il prisait du tabac qu’iltenait dans une tabatière ; depuis des temps immémoriaux, ilavait eu affaire aux chevaux de la maison de force ; celuiqu’on venait d’acheter était le troisième qu’il soignait depuisqu’il était au bagne.

La place de cocher revenait de droit à Romane, et personnen’aurait eu l’idée de lui contester ce droit. Quand Bai creva,personne ne songea à accuser Romane d’imprudence, pas même le major: c’était la volonté de Dieu, tout simplement ; quant àRomane, c’était un bon cocher. Le cheval bai devint bientôt lefavori de la maison de force ; tout insensibles que fussentnos forçats, ils venaient souvent le caresser. Quelquefois, quandRomane, de retour de la rivière, fermait la grande porte que venaitde lui ouvrir le sous-officier, Gniedko restait immobile à attendrason conducteur, qu’il regardait de côté. — « Va tout seul ! »lui criait Romane, — et Gniedko s’en allait tranquillement jusqu’àla cuisine où il s’arrêtait, attendant que les cuisiniers et lesgarçons de chambre vinssent puiser l’eau avec des seaux. — « Quelgaillard que notre Gniedko ! lui criait-on, il a amené toutseul son tonneau ! Il obéit, que c’est un vrai plaisir !…»

— C’est vrai ! ce n’est qu’un animal, et il comprend cequ’on lui dit.

— Un crâne cheval que Gniedko !

Le cheval secouait alors la tête et s’ébrouait comme s’il eûtentendu et apprécié les louanges ; quelqu’un lui apportait dupain et du sel ; quand il avait fini, il secouait de nouveausa tête comme pour dire : — Je te connais, je te connais ! jesuis un bon cheval, et tu es un brave homme !

J’aimais aussi à régaler Gniedko de pain. Je trouvais du plaisirà regarder son joli museau et à sentir dans la paume de ma main seslèvres chaudes et molles, qui happaient avidement mon offrande.

Nos forçats aimaient les animaux, et si on le leur avait permis,ils auraient peuplé les casernes d’oiseaux et d’animauxdomestiques.

Quelle occupation pourrait mieux ennoblir et adoucir lecaractère sauvage des détenus ? Mais on ne l’autorisait pas.Ni le règlement, ni l’espace ne le permettaient.

Pourtant, de mon temps, quelques animaux s’étaient établis à lamaison de force. Outre Gniedko, nous avions des chiens, des oies,un bouc, Vaska, et un aigle, qui ne resta que quelque temps.

Notre chien était, comme je l’ai dit auparavant, Boulot ;une bonne bête intelligente, avec laquelle j’étais en amitié ;mais comme le peuple tient le chien pour un animal impur, auquel ilne faut pas faire attention, personne ne le regardait. Il demeuraitdans la maison de force, dormait dans la cour, mangeait les débrisde la cuisine et n’excitait en aucune façon la sympathie desforçats qu’il connaissait tous pourtant et qu’il regardait commeses maîtres. Quand les hommes de corvée revenaient du travail, aucri de « Caporal ! » il accourait vers la grande porte, etaccueillait gaiement la bande en frétillant de la queue, enregardant chacun des arrivants dans les yeux, comme s’il enattendait quelque caresse ; mais pendant plusieurs années sesfaçons engageantes furent inutiles ; personne, excepté moi, nele caressait ; aussi me préférait-il à tout le monde. Je nesais plus de quelle façon nous acquîmes un autre chien, Blanchet.Quant au troisième, Koultiapka, je l’apportai moi-même à la maisonde force encore tout petit.

Notre Blanchet était une étrange créature. Un télègue l’avaitécrasé et lui avait courbé l’épine dorsale en dedans. À qui levoyait courir de loin, il semblait que ce fussent deux chiensjumeaux qui seraient nés joints ensemble. Il était en outre galeux,avec des yeux chassieux, une queue dépoilue pendante entre lesjambes.

Maltraité par le sort, il avait résolu du rester impassible entoute occasion ; aussi n’aboyait-il contre personne, commes’il avait eu peur de se voir abîmer de nouveau. Il restait presquetoujours derrière les casernes, et si quelqu’un s’approchait delui, il se roulait aussitôt sur le dos comme pour dire : « Fais demoi ce que tu voudras, je ne pense nullement à te résister. » Etchaque forçat, quand il faisait la culbute, lui donnait un coup debotte en passant, comme par devoir. « Ouh ! la salebête ! » Mais Blanchet n’osait même pas gémir, et s’ilsouffrait par trop, il poussait un glapissement sourd et étouffé.Il faisait aussi la culbute devant Boulot ou tout autre chien,quand il venait chercher fortune aux cuisines. Il s’allongeait àterre quand un mâtin se jetait sur lui en aboyant. Les chiensaiment l’humilité et la soumission chez leurs semblables ;aussi la bête furieuse s’apaisait tout de suite et restait en arrêtréfléchie, devant l’humble suppliant étendu devant elle, puis luiflairait curieusement toutes les parties du corps. Que pouvait bienpenser en ce moment Blanchet, tout fris sonnant de peur ? « Cebrigand-là me mordra-t-il ? » devait-il se demander. Une foisqu’il l’avait flairé, le mâtin l’abandonnait aussitôt, n’ayantprobablement rien découvert en lui de curieux, Blanchet sautaitimmédiatement sur ses pattes et se mettait à suivre une longuebande de ses congénères qui donnaient la chasse à une loutchkaquelconque.

Blanchet savait fort bien que jamais cette loutchka nes’abaisserait jusqu’à lui, qu’elle était bien trop fière pour cela,mais boiter de loin à sa suite le consolait quelque peu de sesmalheurs. Quant à l’honnêteté, il n’en avait plus qu’une notiontrès-vague ; ayant perdu toute espérance pour l’avenir, iln’avait d’autre ambition que celle d’avoir le ventre plein, et ilen faisait montre avec cynisme. J’essayai une fois de le caresser.Ce fut là pour lui une nouveauté si inattendue qu’il s’affaissa àterre, allongé sur ses quatre pattes, et frissonna de plaisir enpoussant un jappement. Comme j’en avais pitié, je le caressaissouvent ; aussi, dès qu’il me voyait, il se mettait à japperd’un ton plaintif et larmoyant du plus loin qu’il m’apercevait. Ilcreva derrière la maison de forces dans le fossé, déchiré pard’autres chiens.

Koultiapka était d’un tout autre caractère. Je ne sais paspourquoi je l’avais apporté d’un des chantiers, où il venait denaître ; je trouvais du plaisir à le nourrir et à le voirgrandir. Boulot prit aussitôt Koultiapka sous sa protection etdormit avec lui. Quand le jeune chien grandit, il eut pour lui desfaiblesses, il lui permettait de lui mordre les oreilles, de letirer par le poil ; il jouait avec lui comme les chiensadultes jouent avec les jeunes chiens. Ce qu’il y a de remarquable,c’est que Koultiapka ne grandissait nullement en hauteur, maisseulement en largeur et en longueur : il avait un poil touffu, dela couleur de celui d’une souris ; Une de ses oreillespendait, tandis que l’autre restait droite. De caractère ardent etenthousiaste, comme tous les jeunes chiens, qui jappent de plaisiren voyant leur maître et lui sautent au visage pour le lécher, ilne dissimulait pas ses autres sentiments. « Pourvu que la joie soitremarquée, les convenances peuvent aller au diable ! » sedisait-il. Où que je fusse, au seul appel de : « Koultiapka !» il sortait brusquement d’un coin quelconque, de dessous terre, etaccourait vers moi, dans son enthousiasme tapageur, en roulantcomme une boule et faisant la culbute. J’aimais beaucoup ce petitmonstre : il semblait que la destinée ne lui eut réservé quecontentement et joie dans ce bas monde, mais un beau jour le forçatNeoustroïef, qui fabriquait des chaussures de femmes et préparaitdes peaux, le remarqua : quelque chose l’avait évidemment frappé,car il appela Koultiapka, tâta son poil et le renversa amicalementà terre. Le chien, qui ne se doutait de rien, aboyait de plaisir,mais le lendemain il avait disparu. Je le cherchai longtemps, maisen vain ; enfin, au bout de deux semaines, tout s’expliqua. Lemanteau de Koultiapka avait séduit Neoustroïef, qui l’avait écorchépour coudre avec sa peau des bottines de velours fourrées,commandées par la jeune femme d’un auditeur. Il me les montra quandelles furent achevées : le poil de l’intérieur était magnifique.Pauvre Koultiapka !

Beaucoup de forçats s’occupaient de corroyage, et amenaientsouvent avec eux à la maison de force des chiens à joli poil quidisparaissaient immédiatement. On les volait ou on les achetait. Jeme rappelle qu’un jour, je vis deux forçats derrière les cuisines,en train de se consulter et de discuter. L’un d’eux tenait enlaisse un très-beau chien noir de race excellente. Un chenapan delaquais l’avait enlevé à son maître et vendu à nos cordonniers pourtrente kopeks. Ils s’apprêtaient à le pendre : cette opérationétait fort aisée, on enlevait la peau et l’on jetait le cadavredans une fosse d’aisances, qui se trouvait dans le coin le pluséloigné de la cour, et qui répandait une puanteur horrible pendantles grosses chaleurs de l’été, car on ne la curait que rarement. Jecrois que la pauvre bête comprenait le sort qui lui était réservé.Elle nous regardait d’un air inquiet et scrutateur les uns aprèsles autres ; de temps à autre seulement, elle osait remuer saqueue touffue qui lui pendait entre les jambes, comme pour nousattendrir par la confiance qu’elle nous montrait. Je me hâtai dequitter les forçats, qui terminèrent leur opération sansencombre.

Quant aux oies de notre maison de force, elles s’y étaientétablies par hasard. Qui les soignait ? À quiappartenaient-elles ? je l’ignore ; toujours est-ilqu’elles divertissaient nos forçats, et qu’elles acquirent unecertaine renommée en ville. Elles étaient nées à la maison de forceet avaient pour quartier général la cuisine, d’où elles sortaienten bandes au moment où les forçats allaient aux travaux. Dès que letambour roulait et que les détenus se massaient vers la grandeporte, les oies couraient après eux en jacassant et battant desailes, puis sautaient l’une après l’autre par-dessus le seuil élevéde la poterne ; pendant que les forçats travaillaient, ellespicoraient à une petite distance d’eux. Aussitôt que ceux-ci s’enrevenaient à la maison de force, elles se joignaient de nouveau auconvoi. « Tiens, voilà les détenus qui passent avec leursoies ! » disaient les passants. « Comment leur avez-vousenseigné à vous suivre ? » nous demandait quelqu’un. « Voicide l’argent pour vos oies ! » faisait un autre en mettant lamain à la poche. Malgré tout leur dévouement, on les égorgea enl’honneur de je ne sais plus quelle fin de carême.

Personne ne se serait décidé à tuer notre bouc Vaska sans unecirconstance particulière. Je ne sais pas comment il se trouvaitdans notre prison, ni qui l’avait apporté : c’était un cabri blancet très-joli. Au bout de quelques jours, tout le monde l’avait prisen affection, il était devenu un sujet de divertissement et deconsolation. Comme il fallait un prétexte pour le garder à lamaison de force, on assura qu’il était indispensable d’avoir unbouc à l’écurie[33] ; ce n’était pourtant point làqu’il demeurait, mais bien à la cuisine ; et finalement il setrouva chez lui partout dans la prison. Ce gracieux animal étaitd’humeur folâtre, il sautait sur les tables, luttait avec lesforçats, accourait quand on l’appelait, toujours gai et amusant. Unsoir, le Lesghine Babaï, qui était assis sur le perron de lacaserne au milieu d’une foule d’autres détenus, s’avisa de lutteravec Vaska, dont les cornes étaient passablement longues. Ilsheurtèrent longtemps leurs fronts l’un contre l’autre, — ce quiétait l’amusement favori des forçats ; — tout à coup Vaskasauta sur la marche la plus élevée du perron, et dès que Babaï sefut garé, il se leva brusquement sur ses pattes de derrière, ramenases sabots contre son corps et frappa le Lesghine à la nuque detoutes ses forces, tant et si bien que celui-ci culbuta du perron,à la grande joie de tous les assistants et de Babaï lui-même. En unmot, nous adorions notre Vaska. Quand il atteignit l’âge depuberté, on lui fit subir, après une conférence générale et fortsérieuse, une opération que nos vétérinaires de la maison de forceexécutaient à la perfection, « Au moins il ne sentira pas le bouc», dirent les détenus. Vaska se mit alors à engraisser d’une façonsurprenante ; il faut dire qu’on le nourrissait à bouche queveux-tu. Il devint un très-beau bouc, avec de magnifiques cornes,et d’une grosseur remarquable ; il arrivait même quelquefoisqu’il roulait lourdement à terre en marchant. Il nous accompagnaitaussi aux travaux, ce qui égayait les forçats comme les passants,car tout le monde connaissait le Vaska de la maison de force. Sil’on travaillait au bord de l’eau, les détenus coupaient desbranches de saule et du feuillage, cueillaient dans le fossé desfleurs pour en orner Vaska ; ils entrelaçaient des branches etdes fleurs dans ses cornes, et décoraient son torse de guirlandes.Vaska revenait alors en tête du convoi pimpant et paré ; lesnôtres le suivaient et s’enorgueillissaient de le voir si beau. Cetamour pour notre bouc alla si loin que quelques détenus agitèrentla question enfantine de dorer les cornes de Vaska. Mais ce ne futqu’un projet en l’air, on ne l’exécuta pas. Je demandai à AkimAkimytch, le meilleur doreur de la maison de force après IsaïFomitch, si l’on pouvait vraiment dorer les cornes d’un bouc. Ilexamina attentivement celles de Vaska, réfléchit un instant et merépondit qu’on pouvait le faire, mais que ce ne serait pas durableet parfaitement inutile. La chose en resta là. Vaska aurait vécuencore de longues années dans notre maison de force, et seraitcertainement mort asthmatique, si un jour, en revenant de la corvéeen tête des forçats, il n’avait pas rencontré le major assis danssa voiture. Le bouc était paré et bichonné. « Halte ! hurla lemajor, à qui appartient ce bouc ? » On le lui dit. « Comment,un bouc dans la maison de force, et cela sans ma permission !Sous-officier ! » Le sous-officier reçut l’ordre de tuerimmédiatement le bouc, de l’écorcher et de vendre la peau aumarché ; la somme reçue devait être remise à la caisse de lamaison de force ; quant à la viande, il ordonna de la fairecuire avec la soupe aux choux aigres des forçats. On parla beaucoupde l’événement dans la prison, on regrettait le bouc, mais personnen’aurait osé désobéir au major. Vaska fut égorgé près de la fossed’aisances. Un forçat acheta la chair en bloc, il la paya un roublecinquante kopeks. Avec cet argent on fit venir du pain blanc pourtout le monde ; celui qui avait acheté le bouc le revendit audétail sous forme de rôti. La chair en était délicieuse. Nous eûmesaussi pendant quelque temps dans notre prison un aigle des steppes,d’une espèce assez petite. Un forçat l’avait apporté blessé et àdemi mort. Tout le monde l’entoura, il était incapable de voler,son aile droite pendait impuissante ; une de ses jambes étaitdémise. Il regardait d’un air courroucé la foule curieuse, etouvrait son bec crochu, prêt à vendre chèrement sa vie. Quand on sesépara après l’avoir assez regardé, l’oiseau boiteux alla, ensautillant sur sa patte valide et battant de l’aile, se cacher dansla partie la plus reculée de la maison de force, il s’y pelotonnadans un coin et se serra contre les pieux. Pendant les trois moisqu’il resta dans notre cour, il ne sortit pas de son coin. Aucommencement, on venait souvent le regarder et lancer contre luiBoulot, qui se jetait en avant avec furie, mais craignait des’approcher trop, ce qui égayait les forçats. — « Une bêtesauvage ! ça ne se laisse pas taquiner, hein ? » MaisBoulot cessa d’avoir peur de lui, et se mit à le harceler ;quand on l’excitait, il attrapait l’aile malade de l’aigle qui sedéfendait du bec et des serres, et se serrait dans son coin, d’unair hautain et sauvage, comme un roi blessé, en fixant les curieux.On finit par s’en lasser ; on l’oublia tout à fait ;pourtant quelqu’un déposait chaque jour près de lui un lambeau deviande fraîche et un tesson avec de l’eau. Au début et durantplusieurs jours, l’aigle ne voulut rien manger ; il se décidaenfin à prendre ce qu’on lui présentait, mais jamais il neconsentit à recevoir quelque chose de la main ou en public. Jeréussis plusieurs fois à l’observer de loin. Quand il ne voyaitpersonne et qu’il croyait être seul, il se hasardait à quitter soncoin et à boiter le long de la palissade une douzaine de pasenviron, puis revenait, retournait et revenait encore, absolumentcomme si on lui avait ordonné une promenade hygiénique. Aussitôtqu’il m’apercevait, il regagnait le plus vite possible son coin enboitant et sautillant ; la tête renversée en arrière, le becouvert, tout hérissé, il semblait se préparer au combat. J’eus beaule caresser, je ne parvins pas à l’apprivoiser : il mordait et sedébattait, sitôt qu’on le touchait ; il ne prit pas une seulefois la viande que je lui offrais, il me fixait de son regardmauvais et perçant tout le temps que je restais auprès de lui.Solitaire et rancunier, il attendait la mort en continuant à défiertout le monde et à rester irréconciliable. Enfin les forçats sesouvinrent de lui, après deux grands mois d’oubli, et l’onmanifesta une sympathie inattendue à son égard. On s’entendit pourl’emporter : « Qu’il crève, mais qu’au moins il crève libre »,disaient les détenus. — C’est sûr ; un oiseau libre etindépendant comme lui ne s’habituera jamais à la prison, ajoutaientd’autres. — Il ne nous ressemble pas, fit quelqu’un. — Tiens !c’est un oiseau, tandis que nous, nous sommes des gens. — L’aigle,camarades, est le roi des forêts… commença Skouratof, mais cejour-là personne ne l’écouta. Une après-midi, quand le tambourannonça la reprise des travaux, on prit l’aigle, on lui lia le bec,car il faisait mine de se défendre, et on l’emporta hors de laprison, sur le rempart. Les douze forçats qui composaient la bandeétaient fort intrigués de savoir où irait l’aigle. Chose étrange,ils étaient tous contents comme s’ils avaient reçu eux-mêmes laliberté. — Eh ! la vilaine bête, on lui veut du bien, et ilvous déchire la main pour vous remercier ! disait celui qui letenait, en regardant presque avec amour le méchant oiseau. —Laisse-le s’envoler, Mikitka ! — Ça ne lui va pas d’êtrecaptif. Donne-lui la liberté, la jolie petite liberté. On le jetadu rempart dans la steppe. C’était tout à la fin de l’automne, parun jour gris et froid. Le vent sifflait de la steppe nue etgémissait dans l’herbe jaunie, desséchée. L’aigle s’enfuit toutdroit, en battant de son aile malade, comme pressé de nous quitteret de se mettre à l’abri de nos regards. Les forçats attentifssuivaient de l’œil sa tête qui dépassait l’herbe. — Le voyez-vous,hein ? dit un d’eux, tout pensif. — Il ne regarde pas enarrière ! ajouta un autre. Il n’a pas même regardé une foisderrière lui. — As-tu cru par hasard qu’il reviendrait nousremercier ? fit un troisième, — C’est sûr, il est libre. Il asenti la liberté. — Oui, la liberté. — On ne le reverra plus,camarades. — Qu’avez-vous à rester là ? en route,marche ! crièrent les soldats d’escorte, et tous s’en allèrentlentement au travail.

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