Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

XII

L’HÔTEL BALTET À CHAMONIX. – ÇA SENT L’AIL ! – DEL’EMPLOI DE LA CORDE DANS LES COURSES ALPESTRES. – SHAKEHANDS ! – UN ÉLÈVE DE SCHOPENHAUER. – À LA HALTE DESGRANDS-MULETS. – « TARTARIN, IL FAUT QUE JE VOUSPARLE…

Le clocher de Chamonix sonnait neuf heuresdans un soir frissonnant de bise et de pluie froides ; toutesles rues noires les maisons éteintes, sauf de place en place lafaçade et les cours des hôtels où le gaz veillait, faisant lesalentours encore plus sombres dans le vague reflet de la neige desmontagnes, d’un blanc de planète sur la nuit du ciel.

À l’hôtel Baltet, un des meilleurs et des plusfréquentés du village alpin, les nombreux voyageurs etpensionnaires ayant disparu peu a peu, harassés des excursions dujour, il ne restait au grand salon qu’un pasteur anglais jouant auxdames silencieusement avec son épouse, tandis que ses innombrablesdemoiselles en tabliers écrus bavettes s’activaient à copier desconvocations au prochain service évangélique, et qu’assis devant lacheminée où brûlait un bon feu de bûches, un jeune Suédois, creusé,décoloré, regardait la flamme d’un air morne, en buvant des grogsau kirsch et à l’eau de seltz. De temps en temps un touristeattardé traversait le salon, guêtres trempées, caoutchoucruisselant, allait à un grand baromètre pendu sur la muraille, letapotait, interrogeait le mercure pour le temps du lendemain ets’allait coucher consterné. Pas un mot, pas d’autres manifestationsde vie que le pétillement du feu, le grésil aux vitres et leroulement colère de l’Arve sous les arches de son pont de bois, àquelques mètres de l’hôtel.

Tout à coup le salon s’ouvrit, un portiergalonné d’argent entra chargé de valises, de couvertures, avecquatre alpinistes grelottants, saisis par le subit passage de lanuit et du froid à la chaude lumière.

« Bondiou ! Quel temps…

– À manger, zou !

– Bassinez les lits,qué ! »

Ils parlaient tous ensemble du fond de leurcache-nez, passe-montagne, casquettes à oreilles, et l’on ne savaitauquel entendre, quand un petit gros qu’ils appelaient leprésidain leur imposa silence en criant plus fortqu’eux.

« D’abord le livre desétrangers ! » commanda-t-il ; et le feuilletantd’une main gourde, il lisait à haute voix les noms des voyageursqui, depuis huit jours, avaient traversé l’hôtel :« Docteur Schwanthaler et madame… Encore !… Astier-Réhu,de l’Académie française… » Il en déchiffra deux ou troispages, pâlissant quand il croyait voir un nom ressemblant à celuiqu’il cherchait ; puis, à la fin, le livre jeté sur la tableavec un rire de triomphe, le petit homme fit une gambade gamine,extraordinaire pour son corps replet :

« Il n’y est pas, vé ! iln’est pas venu… C’est bien ici pas moins qu’il devait descendre.Enfoncé Costecalde… lagadigadeou !…vite à la soupe,mes enfants !… »

Et le bon Tartarin, ayant salué les dames,marcha vers la salle à manger, suivi de la délégation affamée ettumultueuse.

Eh oui ! la délégation, tous, Bravidalui-même… Est-ce que c’était possible, allons !… Qu’aurait-ondit, là-bas, en les voyant revenir sans Tartarin ? Chacund’eux le sentait bien. Et au moment de se séparer, en gare deGenève, le buffet fut témoin d’une scène pathétique, pleurs,embrassades, adieux déchirants à la bannière, l’issue desquelsadieux tout le monde s’empilait dans le landau que le P. C. A.venait de fréter pour Chamonix. Superbe route qu’ils firent lesyeux fermés, pelotonnés dans leurs couvertures, remplissant lavoiture de ronflements sonores, sans se préoccuper du merveilleuxpaysage qui, depuis Sallanches, se déroulait sous la pluie :gouffres, forêts, cascades écumantes, et, selon les mouvements dela vallée, tour à tour visible ou fuyante, la cime du Mont-Blancau-dessus des nuées. Fatigués de ce genre de beautés naturelles,nos Tarasconnais ne songeaient qu’à réparer la mauvaise nuit passéesous les verrous de Chillon. Et, maintenant encore, au bout de lalongue salle à manger déserte de l’hôtel Baltet, pendant qu’on leurservait un potage réchauffé et les reliefs de la table d’hôte, ilsmangeaient gloutonnement, sans parler, préoccupés surtout d’allervite au lit.

Subitement, Spiridion Excourbaniès, quiavalait comme un somnambule, sortit de son assiette et, flairantl’air autour de lui : « Outre ! ça sentl’ail !…

– C’est vrai, que ça le sent… » ditBravida. Et tous, ragaillardis par ce rappel de la patrie, ce fumetdes plats nationaux que Tartarin n’avait plus respiré depuislongtemps, ils se retournaient sur leurs chaises avec une anxiétégourmande. Cela venait du fond de la salle, d’une petite pièce oùmangeait à part un voyageur, personnage d’importance sans doute,car à tout moment la barrette du chef se montrait au guichetouvrant sur la cuisine, pour passer à la fille de service despetits plats couverts qu’elle portait dans cette direction.

« Quelqu’un du Midi, bien sûr, »murmura le doux Pascalon ; et le président, devenu blême àl’idée de Costecalde, commanda :

« Allez donc voir, Spiridion…vous nous lesaurez à dire… »

Un formidable éclat de rire partit du retraitoù le brave gong venait d’entrer, sur l’ordre de son chef, et d’oùil ramenait par la main un long diable au grand nez, les yeuxfarceurs, la serviette au menton, comme le chevalgastronome :

« Vé ! Bompard…

– Te ! l’imposteur…

– Hé ! adieu, Gonzague… Commentte va !

– Différemment, messieurs, je suis bien levôtre… » dit le courrier serrant toutes les mains ets’asseyant à la table des Tarasconnais pour partager avec eux unplat de cèpes à l’ail préparé par la mère Baltet, laquelle, ainsique son mari, avait horreur de la cuisine de table d’hôte.

Était-ce le fricot national ou bien la joie deretrouver un pays, ce délicieux Bompard à l’imaginationinépuisable ? Immédiatement la fatigue et l’envie de dormirs’envolèrent, on déboucha du Champagne et, la moustache toutebarbouillée de mousse, ils riaient, poussaient des cris,gesticulaient, s’étreignaient à la taille, pleins d’effusion.

« Je ne vous quitte plus, vé !disait Bompard… Mes Péruviens sont partis… Je suis libre…

– Libre !… Alors, demain, vous faites leMont-Blanc avec moi ?

– Ah ! vous faites le Mont-Blancdemeïn ? répondit Bompard sans enthousiasme.

– Oui, je le souffle à Costecalde… Quand ilviendra, uit !… Plus de Mont-Blanc… Vous en êtes,qué, Gonzague ?

– J’en suis… J’en suis… moyennant que le tempsle veuille… C’est que la montée n’est pas toujours commode danscette saison.

– Ah ! vaï ! pascommode… » fit le bon Tartarin frisant ses petits yeux par unrire d’augure que Bompard, du reste, ne parut pas comprendre.

« Passons toujours prendre le café ausalon… Nous consulterons le père Baltet. Il s’y connaît, lui,l’ancien guide qui a fait vingt-sept fois l’ascension. »

Les délégués eurent un cri :

« Vingt-sept fois !Boufre !

– Bompard exagère toujours… »dit le P. C. A, sévèrement avec une pointe d’envie.

Au salon, il trouvèrent la famille du pasteurtoujours penchée sur les lettres de convocation, le père et la mèresommeillant devant leur partie de dames, et le long Suédois remuantson grog à l’eau de seltz du même geste découragé. Mais l’invasiondes alpinistes tarasconnais, allumés par le champagne, donna, commeon pense, quelques distractions aux jeunes convocatrices. Jamaisces charmantes personnes n’avaient vu prendre le café avec tant demimiques et de roulements d’yeux.

« Du sucre, Tartarin ?

– Mais non, commandant… Vous savez bien…Depuis l’Afrique !…

– C’est vrai, pardon… Té ! voilàM. Baltet !

– Mettez-vous là, qué, monsieurBaltet.

– Vive M. Baltet !…ah !ah !… fen dè brut. »

Entouré, pressé par tous ces gens qu’iln’avait jamais vus de sa vie, le père Baltet souriait d’un airtranquille. Robuste Savoyard, haut et large, le dos rond, la marchelente, sa face épaisse et rasée s’égayait de deux yeux finaudsencore jeunes, contrastant avec sa calvitie, causée par un coup defroid à l’aube dans les neiges.

« Ces messieurs désirent faire leMont-Blanc ? » dit-il, jaugeant les Tarasconnais d’unregard à la fois humble et ironique. Tartarin allait répondre,Bompard se jeta devant lui :

« N’est-ce pas que la saison est bienavancée ?

– Mais non, répondit l’ancien guide… Voici unmonsieur suédois qui montera demain, et j’attends, à la fin de lasemaine, deux messieurs américains pour monter aussi. Il y en amême un qui est aveugle.

– Je sais. Je l’ai rencontré au Guggi.

– Ah ! monsieur est allé auGuggi ?

– Il y a huit jours, en faisant laJungfrau… »

Il y eut un frémissement parmi lesconvocatrices évangéliques, toutes les plumes en arrêt, les têteslevées du côté de Tartarin qui, pour ces Anglaises, déterminéesgrimpeuses, expertes à tous les sports, prenait une autoritéconsidérable. Il était monté à la Jungfrau !

« Une belle étape ! dit le pèreBaltet considérant le P. C. A. avec étonnement, tandis quePascalon, intimidé par les dames, rougissant et bégayant,murmurait :

« Maî-aî-tre, racontez-leur donc le… le…chose… la crevasse… »

Le président sourit :« Enfant !… » et, tout de même, il commença le récitde sa chute ; d’abord d’un air détaché, indifférent, puis avecdes mouvements effarés, des gigotements au bout de la corde, surl’abîme, des appels de mains tendues. Ces demoiselles frémissaient,le dévoraient de ces yeux froids des Anglaises, ces yeux quis’ouvrent en rond.

Dans le silence qui suivit s’éleva la voix deBompard :

« Au Chimborazo, pour franchir lescrevasses, nous ne nous attachions jamais. »

Les délégués se regardèrent. Commetarasconnade, celui-là les dépassait tous. « Oh ! dece Bompard, pas moins… » murmura Pascalon avec uneadmiration ingénue.

Mais le père Baltet, prenant le Chimborazo ausérieux, protesta contre cet usage de ne pas s’attacher ;selon lui, pas d’ascension possible sur les glaces sans une corde,une bonne corde en chanvre de Manille.

Au moins, si l’un glisse, les autres leretiennent.

« Moyennant que la corde ne casse pas,monsieur Baltet », dit Tartarin rappelant la catastrophe dumont Cervin.

Mais l’hôtelier, pesant les mots :

« Ce n’est pas la corde qui a cassé, auCervin… C’est le guide d’arrière qui l’a coupée d’un coup depioche… »

Comme Tartarin s’indignait :

« Faites excuse, monsieur, le guide étaitdans son droit… Il a compris l’impossibilité de retenir les autreset s’est détaché d’eux pour sauver sa vie, celle de son fils et duvoyageur qu’ils accompagnaient… Sans sa détermination, il y auraiteu sept victimes au lieu de quatre. »

Alors, une discussion commença. Tartarintrouvait que s’attacher à la file, c’était comme un engagementd’honneur de vivre ou de mourir ensemble ; et s’exaltant, trèsmonté par la présence des dames, il appuyait son dire sur desfaits, des êtres présents. « Ainsi, demain, té, enm’attachant avec Bompard, ce n’est pas une simple précaution que jeprendrai, c’est un serment devant Dieu et devant les hommes den’être qu’un avec mon compagnon et de mourir plutôt que de rentrersans lui, coquin de sort !

– J’accepte le serment pour moi comme pourvous, Tartaréïn… » cria Bompard de l’autre côté duguéridon.

Minute émouvante !

Le pasteur, électrisé, se leva et vintinfliger au héros une poignée de main en coup de pompe, bienanglaise. Sa femme l’imita, puis toutes ses demoiselles, continuantle shake hands avec une vigueur à faire monter l’eau à uncinquième étage. Les délégués, je dois le dire, se montraient moinsenthousiastes.

« Eh bé ! moi, dit Bravida,je suis de l’avis de M. Baltet. Dans ses affaires-là, chacun yva pour sa peau, pardi ! et je comprends très bien le coup depiolet…

– Vous m’étonnez, Placide », fit Tartarinsévèrement. Et tout bas, entre cuir et chair :« Tenez-vous donc, malheureux ; l’Angleterre nousregarde… »

Le vieux brave qui, décidément, gardait unfond d’aigreur depuis l’excursion de Chillon, eut un gestesignifiant : « Je m’en moque un peu, del’Angleterre… » et peut-être se fût-il attiré quelque vertesemonce du président irrité de tant de cynisme, quand le jeunehomme aux airs navrés, repu de grog et de tristesse, mit sonmauvais français dans la conversation. Il trouvait, lui aussi, quele guide avait eu raison de trancher la corde : délivrer del’existence quatre malheureux encore jeunes, c’est-à-dire condamnésà vivre un certain temps, les rendre d’un geste au repos, au néant,quelle action noble et généreuse !

Tartarin se récria :

« Comment, jeune homme ! à votreâge, parler de la vie avec ce détachement, cette colère… Qu’est-cequ’elle vous a donc fait ?

– Rien, elle m’ennuie… » Il étudiait laphilosophie à Christiania, et, gagné aux idées de Schopenhauer, deHartmann, trouvait l’existence sombre, inepte, chaotique. Tout prèsdu suicide, il avait fermé ses livres à la prière de ses parents ets’était mis à voyager, butant partout contre le même ennui, lasombre misère du monde. Tartarin et ses amis lui semblaient lesseuls êtres contents de vivre qu’il eût encore rencontrés.

Le bon P. C. A. se mit à rire :« C’est la race qui veut ça, jeune homme. Nous sommes tous lesmêmes à Tarascon. Le pays du bon Dieu. Du matin au soir, on rit, onchante, et le reste du temps on danse la farandole… comme ceci…té ! » Il se mit à battre un entrechat avec unegrâce, une légèreté de gros hanneton déployant ses ailes.

Mais les délégués n’avaient pas les nerfsd’acier, l’entrain infatigable de leur chef. Excourbanièsgrognait : « Le présidain s’emballe… nous sommes làjusqu’à minuit. »

Bravida se levant, furieux :« Allons nous coucher, vé ! Je n’en puis plus dema sciatique… » Tartarin consentit, songeant à l’ascension dulendemain ; et les Tarasconnais montèrent, le bougeoir enmain, le large escalier de granit conduisant aux chambres, tandisque le père Baltet allait s’occuper des provisions, retenir desmulets et des guides.

« Té ! il neige… »

Ce fut le premier mot du bon Tartarin à sonréveil en voyant les vitres couvertes de givre et la chambreinondée d’un reflet blanc ; mais lorsqu’il accrocha son petitmiroir à barbe à l’espagnolette, il comprit son erreur et que leMont-Blanc, étincelant en face de lui sous un soleil splendide,faisait toute cette clarté. Il ouvrit sa fenêtre à la brise duglacier, piquante et réconfortante, qui lui apportait toutes lessonnailles en marche des troupeaux derrière les longs mugissementsde trompe des bergers. Quelque chose de fort, de pastoral,remplissait l’atmosphère, qu’il n’avait pas respiré en Suisse.

En bas, un rassemblement de guides, deporteurs, l’attendait ; le Suédois déjà hissé sur sa bête, et,mêlée aux curieux qui formaient le cercle, la famille du pasteur,toutes ces alertes demoiselles coiffées en matin, venues pourdonner encore « shake hands » au héros qui avait hantéleurs rêves.

« Un temps superbe !dépêchez-vous !… » criait l’hôtelier dont le crâneluisait au soleil comme un galet. Mais Tartarin eut beau sepresser, ce n’était pas une mince besogne d’arracher au sommeil lesdélégués qui devaient l’accompagner jusqu’à la Pierre-Pointue, oùfinit le chemin de mulet. Ni prières ni raisonnements ne purentdécider le commandant à sauter du lit ; son bonnet de cotonjusqu’aux oreilles, le nez contre le mur, aux objurgations duprésident il se contentait de répondre par un cynique proverbetarasconnais : « Qui a bon renom de se lever le matinpeut dormir jusqu’à midi… » Quant à Bompard, il répétait toutle temps : « Ah vaï ! le Mont-Blanc !…quelle blague… » et ne se leva que sur l’ordre formel du P. C.A.

Enfin la caravane se mit en route et traversales petites rues de Chamonix dans un appareil fort imposant :Pascalon sur le mulet de tête, la bannière déployée, et le dernierde la file, grave comme un mandarin parmi les guides et lesporteurs groupés des deux côtés de sa mule, le bon Tartarin, plusextraordinairement alpiniste que jamais, avec une paire de lunettesneuves aux verres bombés et fumés et sa fameuse corde fabriquée enAvignon, on sait à quel prix reconquise.

Très regardé, presque autant que la bannière,il jubilait sous son masque important, s’amusait du pittoresque deces rues du village savoyard si différent du village suisse troppropre, trop vernissé, sentant le joujou neuf, le chalet de bazar,du contraste de ces masures à peine sorties de terre où l’établetient toute la place, côté des grands hôtels somptueux de cinqétages dont les enseignes rutilantes détonnaient comme la casquettegalonnée d’un portier, l’habit noir et les escarpins d’un maîtred’hôtel au milieu des coiffes savoyardes, des vestes de futaine,des feutres de charbonniers à larges ailes. Sur la place, deslandaus dételés, des berlines de voyage à côté de charrettes defumier ; un troupeau de porcs flânant au soleil devant lebureau de poste d’où sortait un Anglais en chapeau de toileblanche, avec un paquet de lettres et un numéro du Timesqu’il lisait en marchant avant d’ouvrir sa correspondance. Lacavalcade des Tarasconnais traversait tout cela, accompagnée par lepiétinement des mulets, le cri de guerre d’Excourbaniès à qui lesoleil rendait l’usage de son gong, le carillon pastoral étagé surles pentes voisines et le fracas de la rivière en torrent jailli duglacier, toute blanche, étincelante comme si elle charriait dusoleil et de la neige.

À la sortie du village, Bompard rapprocha samule de celle du président et lui dit, roulant des yeuxextraordinaires : « Tartaréïn, il faut que jevous parle…

– Tout à l’heure… » dit le P. C. A.engagé dans une discussion philosophique avec le jeune Suédois,dont il essayait de combattre le noir pessimisme par le merveilleuxspectacle qui les entourait, ces pâturages aux grandes zonesd’ombre et de lumière, ces forêts d’un vert sombre crêtées de lablancheur des névés éblouissants.

Après deux tentatives pour se rapprocher deTartarin, Bompard y renonça de force. L’Arve franchie sur un petitpont, la caravane venait de s’engager dans un de ces étroitschemins en lacet au milieu des sapins, où les mulets, un par un,découpent de leurs sabots fantasques toutes les sinuosités desabîmes, et nos Tarasconnais n’avaient pas assez de leur attentionpour se maintenir en équilibre l’aide des Allons… doucemain…Outre… dont ils retenaient leurs bêtes.

Au chalet de la Pierre-Pointue, dans lequelPascalon et Excourbaniès devaient attendre le retour desascensionnistes, Tartarin, très occupé de commander le déjeuner, deveiller à l’installation des porteurs et des guides, fit encore lasourde oreille aux chuchotements de Bompard.

Mais – chose étrange et qu’on ne remarqua queplus tard – malgré le beau temps, le bon vin, cette atmosphèreépurée à deux mille mètres au-dessus de la mer, le déjeuner futmélancolique. Pendant qu’ils entendaient les guides rire ets’égayer à côté, la table des Tarasconnais restait silencieuse,livrée seulement aux bruits du service, tintements des verres, dela grosse vaisselle et des couverts sur le bois blanc. Était-ce laprésence de ce Suédois morose ou l’inquiétude visible de Gonzague,ou encore quelque pressentiment, la bande se mit en marche, tristecomme un bataillon sans musique, vers le glacier des Bossons où lavéritable ascension commençait.

En posant le pied sur la glace, Tartarin neput s’empêcher de sourire au souvenir du Guggi et de ses cramponsperfectionnés. Quelle différence entre le néophyte qu’il étaitalors et l’alpiniste de premier ordre qu’il se sentaitdevenu ! Solide sur ses lourdes bottes que le portier del’hôtel lui avait ferrées le matin même de quatre gros clous,expert à se servir de son piolet, c’est à peine s’il eut besoin dela main d’un de ses guides, moins pour le soutenir que pour luimontrer le chemin. Les lunettes fumées atténuaient la réverbérationdu glacier qu’une récente avalanche poudrait de neige fraîche, oùdes petits lacs d’un vert glauque s’ouvraient ça et là, glissantset traîtres ; et très calme, assuré par expérience qu’il n’yavait pas le moindre danger, Tartarin marchait le long descrevasses aux parois chatoyantes et lisses, s’approfondissant àl’infini, passait au milieu des séracs avec l’unique préoccupationde tenir pied à l’étudiant suédois, intrépide marcheur, dont leslongues guêtres boucles d’argent s’allongeaient minces et sèches etde la même détente à côté de son alpenstock qui semblait unetroisième jambe. Et leur discussion philosophique continuant endépit des difficultés de la route, on entendait sur l’espace gelé,sonore comme la largeur d’une rivière, une bonne grosse voixfamilière et essoufflée : « Vous me connaissez,Otto… »

Bompard, pendant ce temps, subissait millemésaventures. Fermement convaincu encore le matin que Tartarinn’irait jamais jusqu’au bout de sa vantardise et ne ferait pas plusle Mont-Blanc qu’il n’avait fait la Jungfrau, le malheureuxcourrier s’était vêtu comme à l’ordinaire, sans clouter ses bottesni même utiliser sa fameuse invention pour ferrer les pieds desmilitaires, sans alpenstock non plus, les montagnards du Chimborazone s’en servant pas. Seulement armé de la badine qui allait bienavec son chapeau à ganse bleue et son ulster, l’approche du glacierle terrifia, car, malgré toutes ses histoires, on pense bien que« l’imposteur » n’avait jamais fait d’ascension. Il serassura pourtant en voyant du haut de la moraine avec quellefacilité Tartarin évoluait sur la glace, et se décida à le suivrejusqu’à la halte des Grands-Mulets, où l’on devait passer la nuit.Il n’y arriva point sans peine. Au premier pas, il s’étala sur ledos, la seconde fois en avant sur les mains et sur les genoux.« Non, merci, c’est exprès… » affirmait-il aux guidesessayant de le relever… « À l’américaine, vé !…comme au Chimborazo ! » Cette position lui paraissantcommode, il la garda, s’avançant à quatre pattes, le chapeau enarrière, l’ulster balayant la glace comme une pelure d’oursgris ; très calme, avec cela, et racontant autour de lui que,dans la Cordillère des Andes, il avait grimpé ainsi une montagne dedix mille mètres. Il ne disait pas en combien de temps par exemple,et cela avait dû être long à en juger par cette étape desGrands-Mulets où il arriva une heure après Tartarin et toutdégouttant de neige boueuse, les mains gelées sous ses gants detricot.

À côté de la cabane du Guggi, celle que lacommune de Chamonix a fait construire aux Grands-Mulets estvéritablement confortable. Quand Bompard entra dans la cuisine oùflambait un grand feu de bois, il trouva Tartarin et le Suédois entrain de sécher leurs bottes, pendant que l’aubergiste, un vieuxracorni aux longs cheveux blancs tombant en mèches, étalait devanteux les trésors de son petit musée.

Sinistre, ce musée fait des souvenirs detoutes les catastrophes qui avaient eu lieu au Mont-Blanc, depuisplus de quarante ans que le vieux tenait l’auberge ; et, enles retirant de leur vitrine, il racontait leur origine lamentable…À ce morceau de drap, ces boutons de gilet, tenait la mémoire d’unsavant russe précipité par l’ouragan sur le glacier de la Brenva…Ces maxillaires restaient d’un des guides de la fameuse caravane deonze voyageurs et porteurs disparus dans une tourmente de neige…Sous le jour tombant et le pâle reflet des névés contre lescarreaux, l’étalage de ces reliques mortuaires, ces récitsmonotones avaient quelque chose de poignant, d’autant que levieillard attendrissait sa voix tremblante aux endroitspathétiques, trouvait des larmes en dépliant un bout de voile vertd’une dame anglaise roulée par l’avalanche en 1827.

Tartarin avait beau se rassurer par les dates,se convaincre qu’ cette époque la Compagnie n’avait pas organiséles ascensions sans danger, ce vocero savoyard lui serraitle cœur, et il alla respirer un moment sur la porte.

La nuit était venue, engloutissant les fonds.Les Bossons ressortaient livides et tout proches, tandis que leMont-Blanc dressait une cime encore rosée, caressée du soleildisparu. Le Méridional se rassérénait à ce sourire de la nature,quand l’ombre de Bompard se dressa derrière lui.

« C’est vous, Gonzague… vous voyez, jeprends le bon de l’air… Il m’embêtait, ce vieux, avec seshistoires…

– Tartaréïn, dit Bompard lui serrantle bras à le broyer… J’espère qu’en voilà assez, et que vous allezvous en tenir là de cette ridicule expédition ? »

Le grand homme arrondit des yeuxinquiets :

« Qu’est-ce que vous mechantez ? »

Alors Bompard lui fit un tableau terrible desmille morts qui les menaçaient, les crevasses, les avalanches,coups de vent, tourbillons.

Tartarin l’interrompit.

« Ah ! vaï, farceur ;et la Compagnie !… Le Mont-Blanc n’est donc pas aménagé commeles autres ?

– Aménagé ?… la Compagnie ?… »dit Bompard ahuri ne se rappelant plus rien de satarasconnade ; et l’autre la lui répétant mot pour mot, laSuisse en Société, l’affermage des montagnes, les crevassestruquées, l’ancien gérant se mit à rire.

« Comment ! vous avez cru… maisc’était une galéjade… Entre gens de Tarascon, pas moins,on sait bien ce que parler veut dire…

– Alors, demanda Tartarin très ému, laJungfrau n’était pas préparée ?

– Pas plus !

– Et si la corde avait cassé ?…

– Ah ! mon pauvre ami… »

Le héros ferma les yeux, pâle d’une épouvanterétrospective et, pendant une minute, il hésita… Ce paysage encataclysme polaire, froid, assombri, accidenté de gouffres… ceslamentations du vieil aubergiste encore pleurantes à ses oreilles…« Outre ! que vous me feriez dire… » Puis,tout à coup, il pensa aux gensses, de Tarascon, à labannière qu’il ferait flotter là-haut, il se dit qu’avec de bonsguides, un compagnon à toute épreuve comme Bompard…

Il avait fait la Jungfrau… pourquoi netenterait-il pas le Mont-Blanc ?

Et, posant sa large main sur l’épaule de sonami, il commença d’une voix virile : « Écoutez,Gonzague… »

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