Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

III

UNE ALERTE SUR LE RIGI. – DU SANG-FROID ! DUSANG-FROID ! – LE COR DES ALPES. – CE QUE TARTARIN TROUVE À SAGLACE EN SE RÉVEILLANT. – PERPLEXITÉ. – ON DEMANDE UN GUIDE PAR LETÉLÉPHONE.

« Quès aco ?… Quivive ?… » fit le Tarasconnais l’oreille tendue, les yeuxécarquillés dans les ténèbres.

Des pas couraient par tout l’hôtel, avec desclaquements de portes, des souffles haletants, des cris :« Dépêchez-vous ! » tandis qu’au dehors sonnaientcomme des appels de trompe et que de brusques montées de flammesilluminaient vitres et rideaux.

Le feu !…

D’un bond il fut hors du lit, chaussé, vêtu,dégringolant l’escalier où le gaz brûlait encore et que descendaittout un essaim bruissant de misses coiffées à la hâte,serrées dans des châles verts, des fichus de laine rouge, tout cequi leur était tombé sous la main en se levant.

Tartarin, pour se réconforter lui-même etrassurer ces demoiselles, criait en se précipitant et bousculanttout le monde : « Du sang-froid ! dusang-froid ! » avec une voix de goéland, blanche,éperdue, une de ces voix comme on en a dans les rêves, à donner lachair de poule aux plus braves. Et comprenez-vous ces petitesmisses qui riaient en le regardant, semblaient le trouvertrès drôle. On n’a aucune notion du danger, à cet âge !

Heureusement, le vieux diplomate venaitderrière elles, très sommairement vêtu d’un pardessus quedépassaient des caleçons blancs et des bouts de cordonnets.

Enfin, voilà un homme !…

Tartarin courut à lui en agitant lesbras : « Ah ! monsieur le baron, quelmalheur !… Savez-vous quelque chose ?… Où est-ce ?…Comment a-t-il pris ?

– Qui ? Quoi ?… » bégayait lebaron ahuri, sans comprendre.

« Mais, le feu…

– Quel feu ?… »

Le pauvre homme avait une mine siextraordinairement déprimée et stupide que Tartarin l’abandonna ets’élança dehors brusquement pour « organiser lessecours ! »…

« Des secours ! » répétait lebaronet, après lui, cinq ou six garçons de salle qui dormaientdebout dans l’antichambre et s’entre-regardèrent, absolumentégarés… « Des secours ! »…

Au premier pas dehors, Tartarin s’aperçut deson erreur. Pas le moindre incendie. Un froid de loup, la nuitprofonde à peine éclaircie des torches de résine qu’on agitait çaet là et qui faisaient sur la neige de grandes tracessanglantes.

Au bas du perron, un joueur de cor des Alpesmugissait sa plainte modulée, un monotone ranz des vaches à troisnotes avec lequel il est d’usage, au Rigi-Kulm, de réveiller lesadorateurs du soleil et de leur annoncer la prochaine apparition del’astre.

On prétend qu’il se montre parfois à sonpremier réveil à la pointe extrême de la montagne, derrièrel’hôtel. Pour s’orienter, Tartarin n’eut qu’à suivre le long éclatde rire des misses qui passaient près de lui. Mais il allait pluslentement encore plein de sommeil et les jambes lourdes de ses sixheures d’ascension.

« C’est vous, Manilof ?… dit tout àcoup dans l’ombre une voix claire, une voix de femme… Aidez-moidonc… J’ai perdu mon soulier. »

Il reconnut le gazouillis étranger de sapetite voisine de table, dont il cherchait la fine silhouette dansle pâle reflet blanc montant du sol.

« Ce n’est pas Manilof, mademoiselle,mais si je puis vous être utile… »

Elle eut un petit cri de surprise et de peur,un geste de recul que Tartarin n’aperçut pas, déjà penché, tâtantl’herbe rase et craquante autour de lui.

« Té, pardi ! levoilà… » s’écria-t-il joyeusement. Il secoua la fine chaussureque la neige poudrait à frimas, mit un genou à terre, dans le froidet l’humide, de la façon la plus galante, et demanda pourrécompense l’honneur de chausser Cendrillon.

Celle-ci, plus farouche que dans le conte,répondit par un « non » très sec, et sautillait, essayantde réintégrer son bas de soie dans le soulier mordoré ; maiselle n’y serait jamais parvenue sans l’aide du héros, tout ému desentir une minute cette main mignonne effleurer son épaule.

« Vous avez de bons yeux… ajouta-t-elleen manière de remerciement, pendant qu’ils marchaient à tâtons,côte à côte.

– L’habitude de l’affût, mademoiselle.

– Ah ! vous êteschasseur ? »

Elle dit cela avec un accent railleur,incrédule. Tartarin n’aurait eu qu’à se nommer pour la convaincre,mais, comme tous les porteurs de noms illustres, il gardait unediscrétion, une coquetterie ; et, voulant graduer lasurprise :

« Je suis chasseur,effétivemain… »

Elle continua sur le même tond’ironie :

« Et quel gibier chassez-vous donc, depréférence ?

– Les grands carnassiers, les grands fauves…fit Tartarin, croyant l’éblouir.

– En trouvez-vous beaucoup sur leRigi ? »

Toujours galant et à la riposte, leTarasconnais allait répondre que, sur le Rigi, il n’avait rencontréque des gazelles, quand sa réplique fut coupée par l’approche dedeux ombres qui appelaient.

« Sonia… Sonia…

– J’y vais… » dit-elle ; et setournant vers Tartarin dont les yeux, faits à l’obscurité,distinguaient sa pâle et jolie figure sous une mantille en manola,elle ajouta, sérieuse cette fois :

« Vous faites une chasse dangereuse, monbonhomme… prenez garde d’y laisser vos os…

Et, tout de suite, elle disparut dans le noiravec ses compagnons.

Plus tard l’intonation menaçante quisoulignait ces paroles devait troubler l’imagination duméridional ; mais, ici, il fut seulement vexé de ce mot de« bonhomme » jeté à son embonpoint grisonnant et dubrusque départ de la jeune fille juste au moment où il allait senommer, jouir de sa stupéfaction.

Il fit quelques pas dans la direction où legroupe s’éloignait, entendit une rumeur confuse, les toux, leséternuements des touristes attroupés qui attendaient avecimpatience le lever du soleil, quelques-uns des plus braves grimpéssur un petit belvédère dont les montants, ouatés de neige, sedistinguaient en blanc dans la nuit finissante.

Une lueur commençait à éclaircir l’Orient,saluée d’un nouvel appel de cor des Alpes et de ce« ah ! » soulagé que provoque au théâtre letroisième coup pour lever le rideau. Mince comme la fente d’uncouvercle, elle s’étendait, cette lueur, élargissaitl’horizon ; mais en même temps montait de la vallée unbrouillard opaque et jaune, une buée plus pénétrante et plusépaisse à mesure que le jour venait.

C’était comme un voile entre la scène et lesspectateurs.

Il fallait renoncer aux gigantesques effetsannoncés sur les Guides.

En revanche, les tournures hétéroclites desdanseurs de la veille arrachés au sommeil se découpaient en ombreschinoises, falotes et cocasses ; des châles, des couvertures,jusqu’à des courtines de lit les recouvraient. Sous des coiffuresvariées, bonnets de soie ou de coton, capelines, toques, casquettesà oreilles, c’étaient des faces effarées, bouffies, des têtes denaufragés perdus sur un îlot en pleine mer et guettant une voile aularge de tous leurs yeux écarquillés.

Et rien, toujours rien !

Pourtant certains s’évertuaient à distinguerdes cimes dans un élan de bonne volonté et, tout en haut dubelvédère, on entendait les gloussements de la famille péruvienneserrée autour d’un grand diable, vêtu jusqu’aux pieds de son ulsterà carreaux, qui détaillait imperturbablement l’invisible panoramades Alpes bernoises, nommant et désignant à voix haute les sommetsperdus dans la brume :

« Vous voyez à gauche le Finsteraarhorn,quatre mille deux cent soixante-quinze mètres… le Schreckhorn, leWetterhorn, le Moine, la Jungfrau, dont je signale à cesdemoiselles les proportions élégantes…

– Bé ! vrai ! en voilà un qui nemanque pas de toupet !… » se dit le Tarasconnais, puis àla réflexion : « Je connais cette voix, pasmouain. »

Il reconnaissait surtout l’accent, cetassent du Midi qui se distingue de loin comme l’odeur del’ail ; mais tout préoccupé de retrouver sa jeune inconnue, ilne s’arrêta pas, continua d’inspecter les groupes sans succès. Elleavait dû rentrer à l’hôtel, comme ils faisaient tous, fatigués derester à grelotter, à battre la semelle.

Des dos ronds, des tartans dont les frangesbalayaient la neige s’éloignaient, disparaissaient dans lebrouillard de plus en plus épaissi. Bientôt il ne resta plus, surle plateau froid et désolé d’une aube grise, que Tartarin et lejoueur de cor des Alpes qui continuait à souffler mélancoliquementdans l’énorme bouquin, comme un chien qui aboie à la lune.

C’était un petit vieux à longue barbe, coifféd’un chapeau tyrolien orné de glands verts lui tombant dans le dos,et portant, comme toutes les casquettes de service de l’hôtel, leRegina montium en lettres dorées. Tartarin s’approcha pourlui donner son pourboire, ainsi qu’il l’avait vu faire aux autrestouristes.

« Allons nous coucher, mon vieux »,dit-il ; et, lui tapant sur l’épaule avec sa familiaritétarasconnaise : « Une fière blague, qué !le soleil du Rigi. »

Le vieux continua de souffler dans sa corne,achevant sa ritournelle trois notes avec un rire muet qui plissaitle coin de ses yeux et secouait les glands verts de sacoiffure.

Tartarin, malgré tout, ne regrettait pas sanuit. La rencontre de la jolie blonde le dédommageait du sommeilinterrompu ; car, tout près de la cinquantaine, il avaitencore le cœur chaud, l’imagination romanesque, un ardent foyer devie. Remonté chez lui, les yeux fermés pour se rendormir, ilcroyait sentir dans sa main le petit soulier menu si léger,entendre les petits cris sautillants de la jeune fille :

« Est-ce vous, Manilof ?… »

Sonia… quel joli nom !… Elle était Russecertainement ; et ces jeunes gens voyageant avec elle, desamis de son frère, sans doute…

Puis tout se brouilla, le joli minois frisé enor alla rejoindre d’autres visions flottantes et assoupies, pentesdu Rigi, cascades en panaches ; et bientôt le souffle héroïquedu grand homme, sonore et rythmé, emplit la petite chambre et unebonne partie du corridor…

Au moment de descendre, sur le premier coup dudéjeuner, Tartarin s’assurait que sa barbe était bien brossée etqu’il n’avait pas trop mauvaise mine dans son costume d’alpiniste,quand tout à coup il tressaillit. Devant lui, grande ouverte etcollée à la glace par deux pains à cacheter, une lettre anonymeétalait les menaces suivantes :

« Français du diable, ta défroque tecache mal. On te fait grâce encore ce coup-ci, mais si tu teretrouves sur notre passage, prends garde. »

Ébloui, il relut deux ou trois fois sanscomprendre. À qui, à quoi prendre garde ? Comment cette lettreétait-elle venue là ? Évidemment pendant son sommeil, car ilne l’avait pas aperçue au retour de sa promenade aurorale. Il sonnala fille de service, une grosse face blafarde et plate, trouée depetite vérole, un vrai pain de gruyère, dont il ne put rien tirerd’intelligible sinon qu’elle était de « pon famille » etn’entrait jamais dans les chambres pendant que les messieurs ils yétaient.

« Quelle drôle de chose, pasmoins ! » disait Tartarin tournant et retournant salettre, très impressionné. Un moment le nom de Costecalde luitraversa l’esprit : Costecalde instruit de ses projetsd’ascension et essayant de l’en détourner par des manœuvres, desmenaces. À la réflexion, cela lui parut invraisemblable, il finitpar se persuader que cette lettre était une farce… peut-être lespetites misses qui lui riaient au nez de si bon cœur… elles sont silibres, ces jeunes filles anglaises et américaines !

Le second coup sonnait. Il cacha la lettreanonyme dans sa poche :

« Après tout, nous verrons bien… »Et la moue formidable dont il accompagnait cette réflexionindiquait l’héroïsme de son âme.

Nouvelle surprise en se mettant à table. Aulieu de sa jolie voisine « qu’amour frise en or », ilaperçut le cou de vautour d’une vieille dame anglaise dont lesgrands repentirs époussetaient la nappe. On disait tout près de luique la jeune demoiselle et sa société étaient parties par un despremiers trains du matin.

« Cré nom ! je suis floué… »fit, tout haut, le ténor italien qui, la veille, signifiait sibrusquement à Tartarin qu’il ne comprenait pas le français. Ill’avait donc appris pendant la nuit ! Le ténor se leva, jetasa serviette et s’enfuit, laissant le méridional complètementanéanti.

Des convives de la veille, il ne restait plusque lui. C’est toujours ainsi, au Rigi-Kulm, où l’on ne séjourneguère que vingt-quatre heures. D’ailleurs le décor étaitinvariable, les compotiers en files séparant les factions. Mais cematin, les Riz triomphaient en grand nombre, renforcés d’illustrespersonnages, et les Pruneaux, comme on dit, n’en menaient paslarge.

Tartarin, sans prendre parti pour les uns nipour les autres, monta dans sa chambre avant les manifestations dudessert, boucla son sac et demanda sa note ; il en avait assezdu Regina montium et de sa table d’hôte desourds-muets.

Brusquement repris de sa folie alpestre aucontact du piolet, des crampons et des cordes dont il s’étaitréaffublé, il brûlait d’attaquer une vraie montagne, au sommetdépourvu d’ascenseur et de photographie en plein vent. Il hésitaitencore entre le Finsteraarhorn plus élevé et la Jungfrau pluscélèbre, dont le joli nom de virginale blancheur le ferait penserplus d’une fois à la petite Russe.

En ruminant ces alternatives, pendant qu’onpréparait sa note, il s’amusait à regarder, dans l’immense halllugubre et silencieux de l’hôtel, les grandes photographiescoloriées accrochées aux murailles, représentant des glaciers, despentes neigeuses, des passages fameux et dangereux de lamontagne : ici, des ascensionnistes à la file, comme desfourmis en quête, sur une arête de glace tranchante et bleue ;plus loin une énorme crevasse aux parois glauques en travers delaquelle on a jeté une échelle que franchit une dame sur lesgenoux, puis un abbé relevant sa soutane.

L’alpiniste de Tarascon, les deux mains surson piolet, n’avait jamais eu l’idée de difficultéspareilles ; il faudrait passer là, pas moins !… Tout àcoup, il pâlit affreusement.

Dans un cadre noir, une gravure, d’après ledessin fameux de Gustave Doré, reproduisait la catastrophe du montCervin : Quatre corps humains à plat ventre ou sur le dos,dégringolant la pente presque à pic d’un névé, les bras jetés, lesmains qui tâtent, se cramponnent, cherchent la corde rompue quitenait ce collier de vies et ne sert qu’à les entraîner mieux versla mort, vers le gouffre où le tas va tomber pêle-mêle avec lescordes, les piolets, les voiles verts, tout le joyeux attiraild’ascension devenu soudainement tragique.

« Mâtin ! » fit le Tarasconnaisparlant tout haut dans son épouvante.

Un maître d’hôtel fort poli entendit sonexclamation et crut devoir le rassurer. Les accidents de ce genredevenaient de plus en plus rares ; l’essentiel était de ne pasfaire d’imprudence et, surtout, de se procurer un bon guide.

Tartarin demanda si on pourrait lui enindiquer un, là, de confiance… Ce n’est pas qu’il eût peur, maiscela vaut toujours mieux d’avoir quelqu’un de sûr.

Le garçon réfléchit, l’air important,tortillant ses favoris :

« De confiance… Ah ! si monsieurm’avait dit ça plus tôt, nous avions ce matin un homme qui auraitbien été l’affaire… le courrier d’une famille péruvienne…

– Il connaît la montagne ? fit Tartarind’un air entendu.

– Oh ! monsieur, toutes les montagnes… deSuisse, de Savoie, du Tyrol, de l’Inde, du monde entier, il les atoutes faites, il les sait par cœur et vous les raconte, c’estquelque chose !… Je crois qu’on le déciderait facilement… Avecun homme comme celui-là, un enfant irait partout sans danger.

– Où est-il ? où pourrais-je letrouver ?

– Au Kaltbad, monsieur, où il prépare leschambres de ses voyageurs… Nous allons téléphoner. »

Un téléphone, au Rigi !

Ça, c’était le comble. Mais Tartarin nes’étonnait plus.

Cinq minutes après, le garçon revint,rapportant la réponse.

Le courrier des Péruviens venait de partirpour la Tellsplatte, où il passerait certainement la nuit.

Cette Tellsplatte est une chapellecommémorative, un de ces pèlerinages en l’honneur de Guillaume Tellcomme on en trouve plusieurs en Suisse. On s’y rendait beaucouppour voir les peintures murales qu’un fameux peintre bâloisachevait d’exécuter dans la chapelle…

Par le bateau, il ne fallait guère plus d’uneheure, une heure et demie, Tartarin n’hésita pas. Cela lui feraitperdre un jour, mais il se devait de rendre cet hommage à GuillaumeTell, pour lequel il avait une prédilection singulière, et puis,quelle chance s’il pouvait saisir ce guide merveilleux, le déciderà faire la Jungfrau avec lui.

En route, zou !…

Il paya vite sa note où le coucher et le leverdu soleil étaient comptés à part ainsi que la bougie et le service,et, toujours précédé de ce terrible bruit de ferraille qui semaitla surprise et l’effroi sur son passage, il se rendit à la gare,car redescendre le Rigi à pied, comme il l’avait monté, c’était dutemps perdu et, vraiment, faire trop d’honneur à cette montagneartificielle.

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