Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

XI

ROUTE POUR TARASCON ! – LE LAC DE GENÈVE. – TARTARINPROPOSE UNE VISITE AU CACHOT DE BONNIVARD. – COURT DIALOGUE AUMILIEU DES ROSES. – TOUTE LA BANDE SOUS LES VERROUS. – L’INFORTUNÉBONNIVARD. – OÙ SE RETROUVE UNE CERTAINE CORDE FABRIQUÉE ENAVIGNON.

À la suite de l’ascension, le nez de Tartarinpela, bourgeonna, ses joues se craquelèrent. Il resta chambrépendant cinq jours à l’hôtel Bellevue. Cinq jours de compresses, depommades, dont il trompait la fadeur gluante et l’ennui en faisantdes parties de quadrette avec les délégués ou leur dictant un longrécit détaillé, circonstancié, de son expédition, pour être lu enséance, au Club des Alpines, et publié dans le Forum ; puis,lorsque la courbature générale eut disparu et qu’il ne resta plussur le noble visage du P. C. A. que quelques ampoules, escarres,gerçures, avec une belle teinte de poterie étrusque, la délégationet son président se remirent en route pour Tarascon, viaGenève.

Passons sur les épisodes du voyage,l’effarement que jeta la bande méridionale dans les wagons étroits,les paquebots, les tables d’hôte, par ses chants, ses cris, sonaffectuosité débordante, et sa bannière, et ses alpenstocks ;car depuis l’ascension du P. C. A., ils s’étaient tous munis de cesbâtons de montagne, où les noms d’escalades célèbres s’enroulent,marqués au feu, en vers de mirlitons.

Montreux !

Ici, les délégués, sur la proposition dumaître, décidaient de faire halte un ou deux jours pour visiter lesbords fameux du Léman, Chillon surtout, et son cachot légendairedans lequel languit le grand patriote Bonnivard et qu’ont illustréByron et Delacroix.

Au fond, Tartarin se souciait fort peu deBonnivard, son aventure avec Guillaume Tell l’ayant éclairé sur leslégendes suisses ; mais passant à Interlaken, il avait apprisque Sonia venait de partir pour Montreux avec son frère dont l’états’aggravait, et cette invention d’un pèlerinage historique luiservait de prétexte pour revoir la jeune fille et, qui sait, ladécider peut-être à le suivre à Tarascon.

Bien entendu, ses compagnons croyaient de lameilleure foi du monde qu’ils venaient rendre hommage au grandcitoyen genevois dont le P. C. A. leur avait racontél’histoire ; même, avec leur goût pour les manifestationsthéâtrales, sitôt débarqués à Montreux, ils auraient voulu semettre en file, déployer la bannière et marcher sur Chillon auxcris mille fois répétés de « Vive Bonnivard ! » Leprésident fut obligé de les calmer : « Déjeunons d’abord,nous verrons ensuite… »

Et ils emplirent l’omnibus d’une pensionMüller quelconque, stationné, ainsi que beaucoup d’autres, autourdu ponton de débarquement.

« Vé le gendarme, comme il nousregarde ! » dit Pascalon, montant le dernier avec labannière toujours très mal commode à installer.

Et Bravida inquiet : « C’est vrai…Qu’est-ce qu’il nous veut, ce gendarme, de nous examiner commeça ?…

– Il m’a reconnu, pardi ! » fit lebon Tartarin modestement ; et il souriait de loin au soldat dela police vaudoise dont la longue capote bleue se tournait avecobstination vers l’omnibus filant entre les peupliers durivage.

Il y avait marché, ce matin-là, à Montreux.Des rangées de petites boutiques en plein vent le long du lac,étalages de fruits, de légumes, de dentelles à bon marché et de cesbijouteries claires, chaînes, plaques, agrafes, dont s’ornent lescostumes des Suissesses comme de neige travaillée ou de glace enperles. À cela se mêlait le train du petit port où s’entrechoquaittoute une flottille de canots de plaisance aux couleurs vives, letransbordement des sacs et des tonneaux débarqués des grandesbrigantines aux voiles en antennes, les rauques sifflements, lescloches des paquebots, et le mouvement des cafés, des brasseries,des fleuristes, des brocanteurs qui bordent le quai. Un coup desoleil là-dessus, on aurait pu se croire à la marine de quelquestation méditerranéenne, entre Menton et Bordighera. Mais le soleilmanquait, et les Tarasconnais regardaient ce joli pays travers unebuée d’eau qui montait du lac bleu, grimpait les rampes, lespetites rues caillouteuses, rejoignait au-dessus des maisons enétage d’autres nuages noirs amoncelés entre les sombres verdures dela montagne, chargés de pluie à en crever.

« Coquin de sort ! je ne suis paslacustre, dit Spiridion Excourbaniès essuyant la vitre pourregarder les perspectives de glaciers, de vapeurs blanches fermantl’horizon en face…

– Moi non plus, soupira Pascalon… cebrouillard, cette eau morte… ça me donne envie depleurer. »

Bravida se plaignait aussi, craignant pour sagoutte sciatique.

Tartarin les reprit sévèrement. N’était-cedonc rien que raconter au retour qu’ils avaient vu le cachot deBonnivard, inscrit leurs noms sur des murailles historiques à côtédes signatures de Rousseau, de Byron, Victor Hugo, George Sand,Eugène Sue. Tout à coup, au milieu de sa tirade, le présidents’interrompit, changea de couleur… Il venait de voir passer unepetite toque sur des cheveux blonds en torsade… Sans même arrêterl’omnibus ralenti par la montée, il s’élança, criant :« Rendez-vous à l’hôtel… » aux alpinistes stupéfaits.

« Sonia !… Sonia !… »

Il craignait de ne pouvoir la rejoindre, tantelle se pressait, sa fine silhouette en ombre sur le murtin de laroute. Elle se retourna, l’attendit : « Ah ! c’estvous… » Et sitôt le serrement de mains, elle se remit àmarcher. Il prit le pas à côté d’elle, essoufflé, s’excusant del’avoir quittée d’une façon si brusque… l’arrivée de ses amis… lanécessité de l’ascension dont sa figure portait encore les traces…Elle l’écoutait sans rien dire, sans le regarder, pressant le pas,l’œil fixe et tendu. De profil, elle lui semblait pâlie, les traitsdéveloutés de leur candeur enfantine, avec quelque chose de dur, derésolu, qui, jusqu’ici, n’avait existé que dans sa voix, sa volontéimpérieuse ; mais toujours sa grâce juvénile, sa chevelure enor frisé.

« Et Boris, comment va-t-il ? »demanda Tartarin un peu gêné par ce silence, cette froideur qui legagnait.

« Boris ?… » Elletressaillit : « Ah ! oui, c’est vrai, vous ne savezpas… Eh bien ! venez, venez… »

Ils suivaient une ruelle de campagne bordée devignes en pente jusqu’au lac, et de villas, de jardins sablés,élégants, les terrasses chargées de vigne vierge, fleuries deroses, de pétunias et de myrtes en caisses. De loin en loin ilscroisaient quelque visage étranger, aux traits creusés, au regardmorne, la démarche lente et malade, comme on en rencontre à Menton,à Monaco ; seulement, là-bas, la lumière dévore tout, absorbetout, tandis que sous ce ciel nuageux et bas, la souffrance sevoyait mieux, comme les fleurs paraissaient plus fraîches.

« Entrez… » dit Sonia poussant lagrille sous un fronton de maçonnerie blanche marqué de caractèresrusses en lettres d’or.

Tartarin ne comprit pas d’abord où il setrouvait. Un petit jardin aux allées soignées, cailloutées, pleinde rosiers grimpants jetés entre des arbres verts, de grandsbouquets de roses jaunes et blanches remplissant l’espace étroit deleur arôme et de leur lumière. Dans ces guirlandes, cette floraisonmerveilleuse, quelques dalles debout ou couchées, avec des dates,des noms, celui-ci tout neuf incrusté sur la pierre :

« Boris de Wassilief, 22 ans. »

Il était là depuis quelques jours, mortpresque aussitôt leur arrivée à Montreux ; et, dans cecimetière des étrangers, il retrouvait un peu la patrie parmi lesRusses, Polonais, Suédois enterrés sous les fleurs, poitrinairesdes pays froids qu’on expédie dans cette Nice du Nord, parce que lesoleil du Midi serait trop violent pour eux et la transition tropbrusque.

Ils restèrent un moment immobiles et muets,devant cette blancheur de la dalle neuve sur le noir de la terrefraîchement retournée ; la jeune fille, la tête inclinée,respirait les roses foisonnantes, y calmant ses yeux rougis.

« Pauvre petite !… » ditTartarin ému, et, prenant dans ses fortes mains rudes le bout desdoigts de Sonia : « Et vous, maintenant, qu’allez-vousdevenir ? »

Elle le regarda bien en face avec des yeuxbrillants et secs où ne tremblait plus une larme :

« Moi, je pars dans une heure.

– Vous partez ?

– Bolidine est déjà à Pétersbourg… Manilofm’attend pour passer la frontière… je rentre dans la fournaise. Onentendra parler de nous. »

Tout bas, elle ajouta avec un demi-sourire,plantant son regard bleu dans celui de Tartarin qui fuyait, sedérobait : « Qui m’aime me suive ! »

Ah ! vaï, la suivre. Cetteexaltée lui faisait bien trop peur ! Puis ce décor funèbreavait refroidi son amour. Il s’agissait cependant de ne pas fuircomme un pleutre. Et, la main sur le cœur, en un gested’Abencérage, le héros commença : « Vous me connaissez,Sonia… »

Elle ne voulut pas en savoir davantage.

« Bavard !… » fit-elle avec unhaussement d’épaules. Et elle s’en alla, droite et fière, entre lesbuissons de roses, sans se retourner une fois… Bavard !…pas unmot de plus, mais l’intonation était si méprisante que le bonTartarin en rougit jusque sous sa barbe et s’assura qu’ils étaientbien seuls dans le jardin, que personne n’avait entendu.

Chez notre Tarasconnais, heureusement, lesimpressions ne duraient guère. Cinq minutes après, il remontait lesterrasses de Montreux d’un pas allègre, en quête de la pensionMüller où ses alpinistes devaient l’attendre pour déjeuner, ettoute sa personne respirait un vrai soulagement, la joie d’en avoirfini avec cette liaison dangereuse. En marchant, il soulignaitd’énergiques hochements de tête les éloquentes explications queSonia n’avait pas voulu entendre et qu’il se donnait à lui-mêmementalement : Bé, oui, certainement le despotisme… Ilne disait pas non… mais passer de l’idée à l’action,boufre !… Et puis, en voilà un métier de tirer surles despotes ! Mais si tous les peuples opprimés s’adressaientà lui, comme les Arabes à Bombonnel lorsqu’une panthère rôde autourdu douar, il n’y pourrait jamais suffire,allons !

Une voiture de louage venant à fond de traincoupa brusquement son monologue. Il n’eut que le temps de sautersur le trottoir. « Prends donc garde, animal ! »Mais son cri de colère se changea aussitôt en exclamationsstupéfaites : « Quès aco !…Bou-diou !… Pas possible !… » Je vous donne enmille de deviner ce qu’il venait de voir dans ce vieux landeau. Ladélégation, la délégation au grand complet. Bravida, Pascalon,Excourbaniès, empilés sur la banquette du fond, pâles, défaits,égarés, sortant d’une lutte, et deux gendarmes en face, lemousqueton au poing. Tous ces profils, immobiles et muets dans lecadre étroit de la portière, tenaient du mauvais rêve ; etdebout, cloué comme jadis sur la glace par ses crampons Kennedy,Tartarin regardait fuir au galop ce carrosse fantastique derrièrelequel s’acharnait une volée d’écoliers sortant de classe, leurscartables sur le dos, lorsque quelqu’un cria à ses oreilles :« Et de quatre !… » En même temps, empoigné,garrotté, ligotté on le hissait son tour dans un« locati » avec des gendarmes, dont un officier armé desa latte gigantesque qu’il tenait toute droite entre ses jambes, lapoignée touchant le haut de la voiture.

Tartarin voulait parler, s’expliquer.Évidemment il devait y avoir quelque méprise… Il dit son nom, sapatrie, se réclama de son consul, d’un marchand de miel suissenommé Ichener qu’il avait connu en foire de Beaucaire. Puis, devantle mutisme persistant de ses gardes, il crut à un nouveau truc dela féerie de Bompard, et s’adressant à l’officier d’un airmalin : « C’est pour rire, qué !… ah !vaï, farceur, je sais bien que c’est pour rire.

– Pas un mot, ou je vous bâillonne… » ditl’officier roulant des yeux terribles, à croire qu’il allait passerle prisonnier au fil de sa latte.

L’autre se tint coi, ne bougea plus, regardantse dérouler à la portière des bouts de lacs, de hautes montagnesd’un vert humide, des hôtels aux toitures variées, aux enseignesdorées visibles d’une lieue, et, sur les pentes, comme au Rigi, unva-et-vient de hottes et de bourriches ; comme au Rigi encore,un petit chemin de fer cocasse, un dangereux jouet mécanique qui secramponnait à pic jusqu’à Glion, et, pour compléter la ressemblanceavec « Regina montium », une pluie rayante et battante,un échange d’eau et de brouillards du ciel au Léman et du Léman auciel, les nuages touchant les vagues.

La voiture roula sur un pont-levis entre despetites boutiques de chamoiseries, canifs, tire-boutons, peignes depoche, franchit une poterne basse et s’arrêta dans la cour d’unvieux donjon, mangée d’herbe, flanquée de tours rondes àpoivrières, à moucharabis noirs soutenus par des poutrelles. Oùétait-il ? Tartarin le comprit en entendant l’officier degendarmerie discuter avec le concierge du château, un gros homme enbonnet grec agitant un trousseau de clefs rouillées.

« Au secret, au secret… mais je n’ai plusde place, les autres ont tout pris… À moins de le mettre dans lecachot de Bonnivard ?

– Mettez-le dans le cachot de Bonnivard, c’estbien assez bon pour lui… » commanda le capitaine, et il futfait comme il avait dit.

Ce château de Chillon, dont le P. C. A. necessait de parler depuis deux jours à ses chers alpinistes, et danslequel, par une ironie de la destinée, il se trouvait brusquementincarcéré sans savoir pourquoi, est un des monuments historiquesles plus visités de toute la Suisse. Après avoir servi de résidenced’été aux comtes de Savoie, puis de prison d’État, de dépôt d’armeset de munitions, il n’est plus aujourd’hui qu’un prétexte àexcursion, comme le Rigi-Kulm ou la Tellsplatte. On y a laissécependant un poste de gendarmerie et un « violon » pourles ivrognes et les mauvais garçons du pays ; mais ils sont sirares, dans ce paisible canton de Vaud, que le violon est toujoursvide et que le concierge y renferme sa provision de bois pourl’hiver. Aussi l’arrivée de tous ces prisonniers l’avait mis defort méchante humeur, l’idée surtout qu’il n’allait plus pouvoirfaire visiter le célèbre cachot, à cette époque de l’année le plussérieux profit de la place.

Furieux, il montrait la route à Tartarin, quisuivait, sans le courage de la moindre résistance. Quelques marchesbranlantes, un corridor moisi, sentant la cave, une porte épaissecomme un mur, avec des gonds énormes, et ils se trouvèrent dans unvaste souterrain voûté, au sol battu, aux lourds piliers romains oùrestent scellés des anneaux de fer enchaînant jadis les prisonniersd’État. Un demi-jour tombait avec le tremblotement, le miroitementdu lac à travers d’étroites meurtrières qui ne laissaient voirqu’un peu de ciel.

« Vous voilà chez vous, dit le geôlier…Surtout, n’allez pas dans le fond, il y a lesoubliettes ! »

Tartarin recula épouvanté :

« Les oubliettes,Boudiou !…

– Qu’est-ce que vous voulez, mongarçon !… On m’a commandé de vous mettre dans le cachot deBonnivard… Je vous mets dans le cachot de Bonnivard… Maintenant, sivous avez des moyens, on pourra vous fournir quelques douceurs, parexemple une couverture et un matelas pour la nuit.

– D’abord, à manger ! » ditTartarin, à qui, fort heureusement, on n’avait pas ôté sabourse.

Le concierge revint avec un pain frais, de labière, un cervelas, dévorés avidement par le nouveau prisonnier deChillon, à jeun depuis la veille, creusé de fatigues et d’émotions.Pendant qu’il mangeait sur son banc de pierre dans la lueur dusoupirail, le geôlier l’examinait d’un œil bonasse.

« Ma foi, dit-il, je ne sais pas ce quevous avez fait ni pourquoi l’on vous traite si sévèrement…

– Eh ! coquin de sort, moi non plus, jene sais rien, fit Tartarin la bouche pleine.

– Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous n’avezpas l’air d’un mauvais homme, et, certainement, vous ne voudriezpas empêcher un pauvre père de famille de gagner sa vie, n’est cepas ?… Eh ben, voilà !… J’ai là-haut toute une sociétévenue pour visiter le cachot de Bonnivard… Si vous vouliez mepromettre de vous tenir tranquille, de ne pas essayer de voussauver… »

Le bon Tartarin s’y engagea par serment, etcinq minutes après, il voyait son cachot envahi par ses anciennesconnaissances du Rigi-Kulm et de la Tellsplatte, l’âne bâtéSchwanthaler, l’ineptissimus Astier-Réhu, le membre du Jockey-Clubavec sa nièce (hum ! hum !…), tous les voyageurs ducirculaire Cook. Honteux, craignant d’être reconnu, le malheureuxse dissimulait derrière les piliers, reculant, se dérobant à mesurequ’approchait le groupe des touristes précédés du concierge et deson boniment débité d’une voix dolente :

« C’est ici que l’infortunéBonnivard… »

Ils avançaient lentement, retardés par lesdiscussions des deux savants toujours en querelle, prêts à sesauter dessus agitant l’un son pliant, l’autre son sac de voyage,en des attitudes fantastiques que le demi-jour des soupirauxallongeait sur les voûtes.

À force de reculer, Tartarin se trouva toutprès du trou des oubliettes, un puits noir, ouvert au ras du sol,soufflant l’haleine des siècles passés, marécageuse et glaciale.Effrayé, il s’arrêta, se pelotonna dans un coin, sa casquette surles yeux ; mais le salpêtre humide des muraillesl’impressionnait ; et tout à coup un formidable éternuement,qui fit reculer les touristes, les avertissait de sa présence.

« Tiens, Bonnivard… » s’écrial’effrontée petite Parisienne coiffée d’un chapeau Directoire, quele monsieur du Jockey-Club faisait passer pour sa nièce.

Le Tarasconnais ne se laissa pas démonter.

« C’est vraiment très gentil,vé, ces oubliettes !… » dit-il du ton le plusnaturel du monde, comme s’il était en train, lui aussi, de visiterle cachot par plaisir, et il se mêla aux autres voyageurs quisouriaient en reconnaissant l’alpiniste du Rigi-Kulm, leboute-en-train du fameux bal.

« Hé ! mossié… ballir,dantsir !… »

La silhouette falote de la petite féeSchwanthaler se dressait devant lui, prête à partir pour unecontredanse. Vraiment, il avait bien envie de danser ! Alors,ne sachant comment se débarrasser de l’enragé petit bout de femme,il lui offrit le bras, lui montra fort galamment son cachot,l’anneau où se rivait la chaîne du captif, la trace appuyée de sespas sur les dalles autour du même pilier ; et jamais,l’entendre parler avec tant d’aisance, la bonne dame ne se seraitdoutée que celui qui la promenait était aussi prisonnier d’État,une victime de l’injustice et de la méchanceté des hommes.Terrible, par exemple, fut le départ, quand l’infortuné Bonnivard,ayant reconduit sa danseuse jusqu’à la porte, prit congé avec unsourire d’homme du monde : « Non, merci, vé… Jereste encore un petit moment. »

Là-dessus il salua, et le geôlier, qui leguettait, ferma et verrouilla la porte à la stupéfaction detous.

Quel affront ! Il en suait d’angoisse, lemalheureux, en écoutant les exclamations des touristes quis’éloignaient. Par bonheur, ce supplice ne se renouvela plus de lajournée. Pas de visiteurs à cause du mauvais temps. Un ventterrible sous les vieux ais, des plaintes montant des oubliettescomme des victimes mal enterrées, et le clapotis du lac, criblé depluie, battant les murailles au ras des soupiraux d’où leséclaboussures jaillissaient jusque sur le captif.

Par intervalles, la cloche d’un vapeur, leclaquement de ses roues scandant les réflexions du pauvre Tartarin,pendant que le soir descendait gris et morne dans le cachot quisemblait s’agrandir.

Comment s’expliquer cette arrestation, sonemprisonnement dans ce lieu sinistre ? Costecalde, peut-être…une manœuvre électorale de la dernière heure ?… Ou, encore, lapolice russe avertie de ses paroles imprudentes, de sa liaison avecSonia, et demandant l’extradition ?

Mais alors, pourquoi arrêter lesdélégués ?… Que pouvait-on reprocher à ces infortunés dont ilse représentait l’effarement, le désespoir, quoiqu’ils ne fussentpas comme lui dans le cachot de Bonnivard, sous ces voûtes auxpierres serrées, traversées à l’approche de la nuit d’un passage derats énormes, de cancrelats, de silencieuses araignées aux pattesfrôleuses et difformes.

Voyez pourtant ce que peut une bonneconscience ! Malgré les rats, le froid, les araignées, legrand Tartarin trouva dans l’horreur de la prison d’État, hantéed’ombres martyres, le sommeil rude et sonore, bouche ouverte etpoings fermés, qu’il avait dormi entré les cieux et les abîmes dansla cabane du Club Alpin. Il croyait rêver encore, au matin, enentendant son geôlier :

« Levez-vous, le préfet du district estlà… Il vient vous interroger… » L’homme ajouta avec un certainrespect : « Pour que le préfet se soit dérangé… Il fautque vous soyez un fameux scélérat. »

Scélérat ! non, mais on peut le paraîtreaprès une nuit de cachot humide et poussiéreux, sans avoir eu letemps d’une toilette, même sommaire. Et dans l’ancienne écurie duchâteau, transformée en gendarmerie, garnie de mousquetons enrâtelier sur le crépissage des murs, quand Tartarin – après un coupd’œil rassurant à ses alpinistes assis entre les gendarmes –apparaît devant le préfet du district, il a le sentiment de samauvaise tenue en face de ce magistrat correct et noir, la barbesoignée, et qui l’interpelle sévèrement :

« Vous vous appelez Manilof, n’est-cepas ?… sujet russe… incendiaire à Pétersbourg… réfugié etassassin en Suisse.

– Mais jamais de la vie… C’est une erreur, uneméprise…

– Taisez-vous, ou je vous bâillonne… »interrompt le capitaine.

Le préfet correct reprend :« D’ailleurs, pour couper court à toutes vos dénégations…Connaissez-vous cette corde ? »

Sa corde, coquin de sort ! Sa cordetissée de fer, fabriquée en Avignon. Il baisse la tête, à lastupeur des délégués, et dit :

« Je la connais.

– Avec cette corde, un homme a été pendu dansle canton d’Unterwald… »

Tartarin frémissant jure qu’il n’y est pourrien.

« Nous allons bien voir ! » Etl’on introduit le ténor italien, le policier que les nihilistesavaient accroché à la branche d’un chêne au Brünig, mais que desbûcherons ont sauvé miraculeusement.

Le mouchard regarde Tartarin : « Cen’est pas lui ! » les délégués : « Ni ceux-lànon plus… On s’est trompé.

Le préfet, furieux, à Tartarin :« Mais, alors, qu’est-ce que vous faites ici ?

– C’est ce que je me demande,vé !… » répond le président avec l’aplomb del’innocence.

Après une courte explication, les alpinistesde Tarascon, rendus à la liberté, s’éloignent du château de Chillondont nul n’a ressenti plus fort qu’eux la mélancolie oppressante etromantique. Ils s’arrêtent la pension Müller pour prendre lesbagages, la bannière, payer le déjeuner de la veille qu’ils n’ontpas eu le temps de manger, puis filent vers Genève par le train. Ilpleut. À travers les vitres ruisselantes se lisent des noms destations d’aristocratique villégiature, Clarens, Vevey,Lausanne ; les chalets rouges, les jardinets d’arbustes rarespassent sous un voile humide où s’égouttent les branches, lesclochetons des toits, les terrasses des hôtels.

Installés dans un petit coin du long wagonsuisse, deux banquettes se faisant face, les alpinistes ont la minedéfaite et déconfite.

Bravida, très aigre, se plaint de douleurs et,tout le temps, demande à Tartarin avec une ironie féroce :« Eh bé ! vous l’avez vu, le cachot deBonnivard… Vous vouliez tant le voir… Je crois que vous l’avez vu,qué ? » Excourbaniès, aphone, pour la premièrefois, regarde piteusement le lac qui les escorte auxportières : « En voilà de l’eau, Boudiou !…après ça, je ne prends plus de bain de ma vie… »

Abruti d’une épouvante qui dure encore,Pascalon, la bannière entre ses jambes, se dissimule derrière,regardant à droite et à gauche comme un lièvre, crainte qu’on lerattrape… Et Tartarin ?… Oh ! lui, toujours digne etcalme, il se délecte en lisant des journaux du Midi, un paquet dejournaux expédiée à la pension Müller et qui, tous, reproduisentd’après le Forum le récit de son ascension, celui qu’il a dicté,mais agrandi, enjolivé d’éloges mirifiques. Tout à coup le hérospousse un cri, un cri formidable qui roule jusqu’au bout du wagon.Tous les voyageurs se sont dressés ; on croit à untamponnement. Simplement un entrefilet du Forum que Tartarin litses alpinistes… « Écoutez ça : Le bruit court que leV. P. C. A. Costecalde, à peine remis de la jaunisse qui l’alitaitdepuis quelques jours, va partir pour l’ascension du Mont-Blancmonter encore plus haut que Tartarin… Ah ! le bandit… ilveut tuer l’effet de ma Jungfrau… Eh bien ! attends un peu, jevais te la souffler, ta montagne… Chamonix est à quelques heures deGenève, je ferai le Mont-Blanc avant lui ! En êtes-vous, mesenfants ? »

Bravida proteste. Outre ! il ena assez, des aventures. « Assez et plus qu’assez… » hurleExcourbaniès tout bas, de sa voix morte.

« Et toi, Pascalon ?… » demandedoucement Tartarin.

L’élève bêle sans oser lever lesyeux :

« Maî-aî-aître… » Celui-là aussi lereniait.

« C’est bien, dit le héros solennel etfâché, je partirai seul, j’aurai tout l’honneur…Zou ! rendez-moi la bannière… »

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