Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

II

TARASCON, CINQ MINUTES D’ARRÊT. – LE CLUB DES ALPINES. –EXPLICATION DU P.C.A. – LAPINS DE GARENNE ET LAPINS DE CHOUX. –CECI EST MON TESTAMENT. – LE SIROP DE CADAVRE. – PREMIÈREASCENSION. – TARTARIN TIRE SES LUNETTES.

Quand ce nom de « Tarascon » sonneen fanfare sur la voie du Paris-Lyon-Méditerranée, dans le bleuvibrant et limpide du ciel provençal, des têtes curieuses semontrent à toutes les portières de l’express, et de wagon en wagonles voyageurs se disent : « Ah ! voilà Tarascon…Voyons un peu Tarascon. »

Ce qu’on en voit n’a pourtant rien que de fortordinaire, une petite ville paisible et proprette, des tours, destoits, un pont sur le Rhône. Mais le soleil tarasconnais et sesprodigieux effets de mirage, si féconds en surprises, eninventions, en cocasseries délirantes ; ce joyeux petitpeuple, pas plus gros qu’un pois chiche, qui reflète et résume lesinstincts de tout le Midi français, vivant, remuant, bavard,exagéré, comique, impressionnable, c’est là ce que les gens del’express guettent au passage et ce qui fait la popularité del’endroit.

En des pages mémorables que la modestiel’empêche de rappeler plus explicitement, l’historiographe deTarascon a jadis essayé de dépeindre les jours heureux de la petiteville menant sa vie de cercle, chantant ses romances – chacun lasienne, – et, faute de gibier, organisant de curieuses chasses à lacasquette[2]. Puis, la guerre venue, les temps noirs,il a dit Tarascon, et sa défense héroïque, l’esplanade torpillée,le cercle et le café de la comédie imprenables, tous les habitantsformés en compagnies franches, soutachés de fémurs croisés et detêtes de mort, toutes les barbes poussées, un tel déploiement dehaches, sabres d’abordage, revolvers américains, que les malheureuxen arrivaient à se faire peur les uns aux autres et ne plus osers’aborder dans les rues.

Bien des années ont passé depuis la guerre,bien des almanachs ont été mis au feu ; mais Tarascon n’a pasoublié, et, renonçant aux futiles distractions d’autre temps, n’aplus songé qu’à se faire du sang et des muscles au profit desrevanches futures. Des sociétés de tir et de gymnastique,costumées, équipées, ayant toutes leur musique et leurbannière ; des salles d’armes, boxe, bâton, chausson ;des courses pieds, des luttes à main plate entre personnes dumeilleur monde ont remplacé les chasses à la casquette, lesplatoniques causeries cynégétiques chez l’armurier Costecalde.

Enfin le cercle, le vieux cercle lui-même,abjurant bouillotte et bézigue, s’est transformé en Club Alpin, surle patron du fameux « Alpine Club » de Londres qui aporté jusqu’aux Indes la renommée de ses grimpeurs. Avec cettedifférence que les Tarasconnais, au lieu de s’expatrier vers descimes étrangères à conquérir, se sont contentés de ce qu’ilsavaient sous la main, ou plutôt sous le pied, aux portes de laville.

Les Alpes à Tarascon ?… Non, mais lesAlpines, cette chaîne de montagnettes parfumées de thym et delavande, pas bien méchantes ni très hautes (150 à 200 mètresau-dessus du niveau de la mer), qui font un horizon de vaguesbleues aux routes provençales, et que l’imagination locale adécorées de noms fabuleux et caractéristiques : leMont-Terrible, le Bout-du-Monde, le Pic-des-Géants, etc.

C’est plaisir, les dimanches matin, de voirles Tarasconnais guêtrés, le pic en main, le sac et la tente sur ledos, partir, clairons en tête, pour des ascensions dont le Forum,le journal de la localité, donne le compte rendu avec un luxedescriptif, une exagération d’épithètes, « abîmes, gouffres,gorges effroyables », comme s’il s’agissait de courses surl’Himalaya. Pensez qu’à ce jeu les indigènes ont acquis des forcesnouvelles, ces « doubles muscles » réservés jadis au seulTartarin, le bon, le brave, l’héroïque Tartarin.

Si Tarascon résume le Midi, Tartarin résumeTarascon. Il n’est pas seulement le premier citoyen de la ville, ilen est l’âme, le génie, il en a toutes les belles fêlures. Onconnaît ses anciens exploits, ses triomphes de chanteur (oh !le duo de Robert le Diable à la pharmacie Bézuquet !)et l’étonnante odyssée de ses chasses au lion d’où il ramena cesuperbe chameau, le dernier de l’Algérie, mort depuis, chargé d’anset d’honneurs, conservé en squelette au musée de la ville, parmiles curiosités tarasconnaises.

Tartarin, lui, n’a pas bronché ; toujoursbonnes dents, bon œil, malgré la cinquantaine, toujours cetteimagination extraordinaire qui rapproche et grossit les objets avecune puissance de télescope. Il est resté celui dont le bravecommandant Bravida disait : « C’est un lapin… »

Deux lapins, plutôt ! Car dans Tartarincomme dans tout Tarasconnais, il y a la race garenne et la racechoux très nettement accentuées : le lapin de garenne coureur,aventureux, casse-cou ; le lapin de choux casanier, tisanier,ayant une peur atroce de la fatigue, des courants d’air, et de tousles accidents quelconques pouvant amener la mort.

On sait que cette prudence ne l’empêchait pasde se montrer brave et même héroïque à l’occasion ; mais ilest permis de se demander ce qu’il venait faire sur le Rigi (Reginamontium) à son âge, alors qu’il avait si chèrement conquis le droitau repos et au bien-être.

À cela, l’infâme Costecalde aurait pu seulrépondre.

Costecalde, armurier de son état, représenteun type assez rare à Tarascon. L’envie, la basse et méchante envie,visible à un pli mauvais de ses lèvres minces et à une espèce debuée jaune qui lui monte du foie par bouffées, enfume sa large facerasée et régulière, aux méplats fripés, meurtris comme à coups demarteau, pareille à une ancienne médaille de Tibère ou deCaracalla. L’envie chez lui est une maladie qu’il n’essaye pas mêmede cacher, et, avec ce beau tempérament tarasconnais qui débordetoujours, il lui arrive de dire en parlant de son infirmité :« Vous ne savez pas comme ça fait mal… »

Naturellement, le bourreau de Costecalde,c’est Tartarin. Tant de gloire pour un seul homme ! Luipartout, toujours lui ! Et lentement, sourdement, comme untermite introduit dans le bois doré de l’idole, voilà vingt ansqu’il sape en dessous cette renommée triomphante, et la ronge, etla creuse. Quand le soir, au cercle, Tartarin racontait ses affûtsau lion, ses courses dans le grand Sahara, Costecalde avait despetits rires muets, des hochements de tête incrédules.

« Mais les peaux, pas moins, Costecalde…ces peaux de lion qu’il nous a envoyées, qui sont là, dans le salondu cercle ?…

– Té ! pardi… Et les fourreurs,croyez-vous pas qu’il en manque, en Algérie ?

– Mais les marques des balles, toutes rondes,dans les têtes ?

– Et autremain, est-ce qu’au temps dela chasse aux casquettes, on ne trouvait pas chez nos chapeliersdes casquettes trouées de plomb et déchiquetées, pour les tireursmaladroits ? »

Sans doute l’ancienne gloire du Tartarin tueurde fauves restait au-dessus de ces attaques ; mais l’Alpinistechez lui prêtait à toutes les critiques, et Costecalde ne s’enprivait pas, furieux qu’on eût nommé président du Club des Alpinesun homme que l’âge « enlourdissait » visiblement et quel’habitude, prise en Algérie, des babouches et des vêtementsflottants prédisposait encore à la paresse.

Rarement, en effet, Tartarin prenait part auxascensions ; il se contentait de les accompagner de ses vœuxet de lire en grande séance, avec, des roulements d’yeux et desintonations à faire pâlir les dames, les tragiques comptes rendusdes expéditions.

Costecalde, au contraire, sec, nerveux, la« Jambe de coq », comme on l’appelait, grimpait toujoursen tête ; il avait fait les Alpines une par une, planté surles cimes inaccessibles le drapeau du club, la Tarasqueétoilée d’argent. Pourtant, il n’était que vice-président, V. P. C.A. ; mais il travaillait si bien la place qu’aux électionsprochaines, évidemment, Tartarin sauterait.

Averti par ses fidèles, Bézuquet lepharmacien, Excourbaniès, le brave commandant Bravida, le héros futpris d’abord d’un noir dégoût, cette rancœur révoltée dontl’ingratitude et l’injustice soulèvent les belles âmes. Il eutl’envie de tout planter là, de s’expatrier, de passer le pont pouraller vivre à Beaucaire, chez les Volsques ; puis secalma.

Quitter sa petite maison, son jardin, seschères habitudes, renoncer son fauteuil de président du Club desAlpines fondé par lui, à ce majestueux P. C. A. qui ornait etdistinguait ses cartes, son papier à lettres, jusqu’à la coiffe deson chapeau ! Ce n’était pas possible, vé ! Ettout à coup lui vint une idée mirobolante.

En définitive, les exploits de Costecalde sebornaient à des courses dans les Alpines. Pourquoi Tartarin,pendant les trois mois qui le séparaient des élections, netenterait-il pas quelque aventure grandiose ; arborer, parézemple, l’étendard du Club sur une des plus hautes cimesde l’Europe, la Jungfrau ou le Mont-Blanc ?

Quel triomphe au retour, quelle gifle pourCostecalde lorsque le Forum publierait le récit del’ascension ! Comment, après cela, oser lui disputer lefauteuil ?

Tout de suite il se mit à l’œuvre, fit venirsecrètement de Paris une foule d’ouvrages spéciaux : lesEscalades de Whymper, les Glaciers de Tyndall, leMont-Blanc de Stéphen d’Arve, des relations du Club Alpin,anglais et suisse, se farcit la tête d’une foule d’expressionsalpestres, « cheminées, couloirs, moulins, névés, séracs,moraine, rotures », sans savoir bien précisément ce qu’ellessignifiaient.

La nuit, ses rêves s’effrayèrent de glissadesinterminables, de brusques chutes dans des crevasses sans fond. Lesavalanches le roulaient, des arêtes de glace embrochaient son corpsau passage ; et longtemps après le réveil et le chocolat dumatin qu’il avait l’habitude de prendre au lit, il gardaitl’angoisse et l’oppression de son cauchemar ; mais cela nel’empêchait pas, une fois debout, de consacrer sa matinée à delaborieux exercices d’entraînement.

Il y a tout autour de Tarascon un cours plantéd’arbres qui, dans le dictionnaire local, s’appelle « le Tourde ville ». Chaque dimanche, l’après-midi, les Tarasconnais,gens de routine malgré leur imagination, font leur tour de ville,et toujours dans le même sens.

Tartarin s’exerça à le faire huit fois, dixfois dans la matinée, et souvent même à rebours. Il allait, lesmains derrière le dos, petits pas de montagne, lents et sûrs, etles boutiquiers, effarés de cette infraction aux habitudes locales,se perdaient en suppositions de toutes sortes.

Chez lui, dans son jardinet exotique, ils’accoutumait à franchir les crevasses en sautant par-dessus lebassin où quelques cyprins nageaient parmi des lentillesd’eau ; à deux reprises il tomba et fut obligé de se changer.Ces déconvenues l’excitaient et, sujet au vertige, il longeaitl’étroite maçonnerie du bord, au grand effroi de la vieilleservante qui ne comprenait rien à toutes ces manigances.

En même temps, il commandait enAvignon, chez un bon serrurier, des crampons système Whymper poursa chaussure, un piolet système Kennedy ; il se procuraitaussi une lampe à chalumeau, deux couvertures imperméables et deuxcents pieds d’une corde de son invention, tressée avec du fil defer.

L’arrivage de ces différents objets, lesallées et venus mystérieuses que leur fabrication nécessita,intriguèrent beaucoup les Tarasconnais ; on disait enville : « Le président prépare un coup. »

Mais, quoi ? Quelque chose de grand, biensûr, car selon la belle parole du brave et sentencieux commandantBravida, ancien capitaine d’habillement, lequel ne parlait que parapophtegmes : « L’aigle ne chasse pas lesmouches. »

Avec ses plus intimes, Tartarin demeuraitimpénétrable ; seulement, aux séances du Club, on remarquaitle frémissement de sa voix et ses regards zébrés d’éclairslorsqu’il adressait la parole à Costecalde, cause indirecte decette nouvelle expédition dont s’accentuaient, mesure qu’elle sefaisait plus proche, les dangers et les fatigues.

L’infortuné ne se les dissimulait pas et mêmeles considérait tellement en noir, qu’il crut indispensable demettre ordre à ses affaires, d’écrire ces volontés suprêmes dontl’expression coûte tant aux Tarasconnais, épris de vie, qu’ilsmeurent presque tous intestat.

Oh ! par un matin de juin rayonnant, unciel sans nuage, arqué, splendide, la porte de son cabinet ouvertesur le petit jardin propret, sablé, où les plantes exotiquesdécoupaient leurs ombres lilas immobiles, où le jet d’eau tintaitsa note claire parmi les cris joyeux des petits Savoyards jouant àla marelle devant la porte, voyez-vous Tartarin en babouches,larges vêtements de flanelle, l’aise, heureux, une bonne pipe,lisant tout haut à mesure qu’il écrivait :

« Ceci est mon testament. »

Allez, on a beau avoir le cœur bien en place,solidement agrafé, ce sont là de cruelles minutes. Pourtant, ni samain ni sa voix ne tremblèrent, pendant qu’il distribuait à sesconcitoyens toutes les richesses ethnographiques entassées dans sapetite maison, soigneusement époussetées et conservées avec unordre admirable ;

Au Club des Alpines, le baobab (arborgigantea), pour figurer sur la cheminée de la salle desséances ;

À Bravida, ses carabines, revolvers, couteauxde chasse, kriss malais, tomahawks et autres piècesmeurtrières ;

À Excourbaniès, toutes ses pipes, calumets,narghilés, pipettes fumer le kif et l’opium ;

À Costecalde, – oui, Costecalde lui-même avaitson legs ! – les fameuses flèches empoisonnées (N’y touchezpas)

Peut-être y avait-il sous ce don le secretespoir que le traître se blesse et qu’il en meure ; mais riende pareil n’émanait du testament, fermé sur ces paroles d’unedivine mansuétude :

« Je prie mes chers alpinistes de ne pasoublier leur président… je veux qu’ils pardonnent à mon ennemicomme je lui pardonne, et pourtant c’est bien lui qui a causé mamort… »

Ici, Tartarin fut obligé de s’arrêter, aveugléd’un grand flot de larmes. Pendant une minute, il se vit fracassé,en lambeaux, au pied d’une haute montagne, ramassé dans unebrouette et ses restes informes rapportés à Tarascon. Ô puissancede l’imagination provençale ! il assistait à ses propresfunérailles, entendait les chants noirs, les discours sur satombe : « Pauvre Tartarin,péchère !… » Et, perdu dans la foule de sesamis, il se pleurait lui-même.

Mais, presque aussitôt, la vue de son cabinetplein de soleil, tout reluisant d’armes et de pipes alignées, lachanson du petit filet d’eau au milieu du jardin, le remit dans levrai des choses.

Différemment, pourquoi mourir ? pourquoipartir même ? Qui l’y obligeait, quel sot amour-propre ?risquer la vie pour un fauteuil présidentiel et pour troislettres !…

Ce ne fut qu’une faiblesse, et qui ne dura pasplus que l’autre. Au bout de cinq minutes, le testament était fini,paraphé, scellé d’un énorme cachet noir, et le grand homme faisaitses derniers préparatifs de départ.

Une fois encore le Tartarin de garenne avaittriomphé du Tartarin de choux. Et l’on pouvait dire du hérostarasconnais ce qu’il a été dit de Turenne : « Son corpsn’était pas toujours prêt à aller à la bataille, mais sa volontél’y menait malgré lui. »

Le soir de ce même jour, comme le dernier coupde dix heures sonnait au jacquemart de la maison de ville, les ruesdéjà désertes, agrandies, à peine ça et là un heurtoirretardataire, de grosses voix étranglées de peur se criant dans lenoir : « Bonne nuit, au mouain… » avec unebrusque retombée de porte, un passant se glissait dans la villeéteinte où rien n’éclairait plus la façade des maisons que lesréverbères et les bocaux teintés de rosé et de vert de la pharmacieBézuquet se projetant sur la placette avec la silhouette dupharmacien accoudé à son bureau et dormant sur le Codex. Un petitacompte qu’il prenait ainsi chaque soir, de neuf à dix, afin,disait-il, d’être plus frais la nuit si l’on avait besoin de sesservices. Entre nous, c’était là une simple tarasconnade, car on nele réveillait jamais et, pour dormir plus tranquille, il avaitcoupé lui-même le cordon de la sonnette de secours.

Subitement, Tartarin entra, chargé decouvertures, un sac de voyage la main, et si pâle, si décomposé,que le pharmacien, avec cette fougueuse imagination locale dontl’apothicairerie ne le gardait pas, crut à quelque aventureeffroyable et s’épouvanta : « Malheureux !… qu’ya-t-il ?… vous êtes empoisonné ?… Vite, vite,l’ipéca… »

Il s’élançait, bousculait ses bocaux.Tartarin, pour l’arrêter fut obligé de le prendre àbras-le-corps : « Mais écoutez-moi donc, quédiable ! » et dans sa voix grinçait le dépit de l’acteurà qui l’on a fait manquer son entrée. Le pharmacien une foisimmobilisé au comptoir par un poignet de fer, Tartarin lui dit toutbas :

« Sommes-nous seuls, Bézuquet ?

– Bé oui… fit l’autre en regardant autour delui avec un vague effroi… Pascalon est couché (Pascalon, c’étaitson élève), la maman aussi, mais pourquoi ?

– Fermez les volets, commanda Tartarin sansrépondre… on pourrait nous voir du dehors. »

Bézuquet obéit en tremblant. Vieux garçon,vivant avec sa mère qu’il n’avait jamais quittée, il était d’unedouceur, d’une timidité de demoiselle, contrastant étrangement avecson teint basané, ses lèvres lippues, son grand nez en croc sur unemoustache éployée, une tête de forban algérien d’avant la conquête.Ces antithèses sont fréquentes Tarascon où les têtes ont trop decaractère, romaines, sarrazines, têtes d’expression des modèles dedessin, déplacées en des métiers bourgeois et des mœursultra-pacifiques de petite ville.

C’est ainsi qu’Excourbaniès, qui a l’air d’unconquistador compagnon de Pizarre, vend de la mercerie, roule desyeux flamboyants pour débiter deux sous de fil, et que Bézuquet,étiquetant la réglisse sanguinède et le sirupus gummi,ressemble à un vieil écumeur des côtes barbaresques.

Quand les volets furent mis, assurés deboulons de fer et de barres transversales : « Écoutez,Ferdinand… » dit Tartarin, qui appelait volontiers les genspar leur prénom ; et il se déborda, vida son cœur gros derancunes contre l’ingratitude de ses compatriotes, raconta lesbasses manœuvres de la « Jambe de coq », le tour qu’onvoulait lui jouer aux prochaines élections, et la façon dont ilcomptait parer la botte. Avant tout, il fallait tenir la chose trèssecrète, ne la révéler qu’au moment précis où elle décideraitpeut-être du succès, à moins qu’un accident toujours à prévoir, unede ces affreuses catastrophes… « Eh ! coquin de sort,Bézuquet, ne sifflez donc pas comme ça pendant qu’onparle. »

C’était un des tics du pharmacien. Peu bavardde sa nature, ce qui ne se rencontre guère à Tarascon et lui valaitla confidence du président, ses grosses lèvres toujours en Ogardaient l’habitude d’un perpétuel sifflotement qui semblait rireau nez du monde, même dans l’entretien le plus grave.

Et pendant que le héros faisait allusion à samort possible, disait en posant sur le comptoir un large plicacheté :

« Mes dernières volontés sont là,Bézuquet, c’est vous que j’ai choisi pour exécuteurtestamentaire…

– Hu… hu… hu… » sifflotait le pharmacienemporté par sa manie, mais, au fond, très ému et comprenant lagrandeur de son rôle.

Puis, l’heure du départ étant proche, ilvoulut boire à l’entreprise « quelque chose de bon,qué ?… » un verre d’élixir de Garus.

Plusieurs armoires ouvertes et visitées, il sesouvint que la maman avait les clefs du Garus. Il aurait fallu laréveiller, dire qui était là. On remplaça l’élixir par un verre desirop de Calabre, boisson d’été, modeste et inoffensive,dont Bézuquet est l’inventeur et qu’il annonce dans leForum sous cette rubrique : « Sirop deCalabre, dix sols la bouteille, verre compris ».« Sirop de cadavre, vers compris », disaitl’infernal Costecalde qui bavait sur tous les succès ; dureste, cet affreux jeu de mots n’a fait que servir à la vente etles Tarasconnais en raffolent, de ce sirop de cadavre.

Les libations faites, quelques derniers motséchangés, ils s’étreignirent, Bézuquet sifflotant dans sa moustacheoù roulaient de grosses larmes.

« Adieu, au mouain… » ditTartarin d’un ton brusque, sentant qu’il allait pleureraussi ; et comme l’auvent de la porte était mis, le héros dutsortir de la pharmacie à quatre pattes.

C’étaient les épreuves du voyage quicommençaient.

Trois jours après, il débarquait à Vitznau, aupied du Rigi. Comme montagne de début, exercice d’entraînement, leRigi l’avait tenté à cause de sa petite altitude (1.800 mètresenviron dix fois le Mont-Terrible, la plus haute desAlpines !) et aussi à cause du splendide panorama qu’ondécouvre du sommet, toutes les Alpes bernoises alignées, blancheset roses, autour des lacs, attendant que l’ascensionniste fasse sonchoix, jette son piolet sur l’une d’elles.

Certain d’être reconnu en route, et peut-êtresuivi, car c’était sa faiblesse de croire que par toute la Franceil était aussi célèbre et populaire qu’à Tarascon, il avait fait ungrand détour pour entrer en Suisse et ne se harnacha qu’après lafrontière. Bien lui en prit : jamais tout son armementn’aurait pu tenir dans un wagon français.

Mais si commodes que soient les compartimentssuisses, l’Alpiniste, empêtré d’ustensiles dont il n’avait pasencore l’habitude, écrasait des orteils avec la pointe de sonalpenstock, harponnait les gens au passage de ses crampons de fer,et partout où il entrait, dans les gares, les salons d’hôtel et depaquebot, excitait autant d’étonnements que de malédictions, dereculs, de regards de colère qu’il ne s’expliquait pas et dontsouffrait sa nature affectueuse et communicative. Pour l’achever,un ciel toujours gris, moutonneux, et une pluie battante.

Il pleuvait à Bâle sur les petites maisonsblanches lavées et relavées par la main des servantes et l’eau duciel ; il pleuvait à Lucerne sur le quai d’embarquement où lesmalles, les colis semblaient sauvés d’un naufrage, et quand ilarriva à la station de Vitznau, au bord du lac des Quatre-Cantons,c’était le même déluge sur les pentes vertes du Rigi, chevauchéesde nuées noires, avec des torrents qui dégoulinaient le long desroches, des cascades en humide poussière, des égouttements detoutes les pierres, de toutes les aiguilles des sapins. Jamais leTarasconnais n’avait vu tant d’eau.

Il entra dans une auberge, se fit servir uncafé au lait, miel et beurre, la seule chose vraiment bonne qu’ileût encore savourée dans le voyage ; puis une fois restauré,sa barbe empoissée de miel nettoyée d’un coin de serviette, il sedisposa à tenter sa première ascension.

« Et autrement, demanda-t-il pendantqu’il chargeait son sac, combien de temps faut-il pour monter auRigi ?

– Une heure, une heure et quart,monsieur ; mais dépêchez-vous, le train part dans cinqminutes.

– Un train pour le Rigi !… vousbadinez ! »

Par la fenêtre à vitraux de plomb del’auberge, on le lui montra qui partait. Deux grands wagonscouverts, sans vasistas, poussés par une locomotive à cheminéecourte et ventrue en forme de marmite, un monstrueux insecteagrippé à la montagne et s’essoufflant à grimper ses pentesvertigineuses.

Les deux Tartarin, garenne et choux, serévoltèrent en même temps l’idée de monter dans cette hideusemécanique. L’un trouvait ridicule cette façon de grimper les Alpesen ascenseur ; quant à l’autre, ces ponts aériens quetraversait la voie avec la perspective d’une chute de mille mètresau moindre déraillement, lui inspiraient toutes sortes deréflexions lamentables que justifiait la présence du petitcimetière de Vitznau, dont les tombes blanches se serraient, toutau bas de la pente, comme du linge étalé dans la cour d’unlavoir.

Évidemment ce cimetière est là par précaution,et pour qu’en cas d’accident les voyageurs se trouvent toutportés.

« Allons-y de mon pied, se dit levaillant Tarasconnais, ça m’exercera…zou ! »

Et le voilà parti, tout préoccupé de lamanœuvre de son alpenstock en présence du personnel de l’aubergeaccouru sur la porte et lui criant pour sa route des indicationsqu’il n’écoutait pas. Il suivit d’abord un chemin montant, pavé degros cailloux inégaux et pointus comme une ruelle du Midi, et bordéde rigoles en sapin pour l’écoulement des eaux de pluie.

À droite et à gauche, de grands vergers, desprairies grasses et humides traversées de ces mêmes canauxd’irrigation en troncs d’arbres. Cela faisait un long clapotis duhaut en bas de la montagne, et chaque fois que le piolet del’Alpiniste accrochait au passage les branches basses d’un chêne oud’un noyer, sa casquette crépitait comme sous une pommed’arrosoir.

« Diou ! qued’eau ! » soupirait l’homme du Midi. Mais ce fut bien pisquand, le cailloutis du chemin ayant brusquement cessé, il dutbarboter à même le torrent, sauter d’une pierre à l’autre pour nepas tremper ses guêtres. Puis l’ondée s’en mêla, pénétrante,continue, semblant froidir à mesure qu’il montait. Quand ils’arrêtait pour reprendre haleine, il n’entendait plus qu’un vastebruit d’eau où il était comme noyé, et il voyait en se retournantles nuages rejoindre le lac en fines et longues baguettes de verreau travers desquelles les chalets de Vitznau luisaient comme desjoujoux frais vernissés.

Des hommes, des enfants passaient près de luila tête basse, le dos courbé sous la même hotte en bois blanccontenant des provisions pour quelque villa ou pension dont lesbalcons découpés s’apercevaient mi-côte.« Rigi-Kulm ? » demandait Tartarin pour s’assurerqu’il était bien dans la direction ; mais son équipementextraordinaire, surtout le passe-montagne en tricot qui luimasquait la figure, jetaient l’effroi sur sa route, et tous,ouvrant des yeux ronds, pressaient le pas sans lui répondre.

Bientôt ces rencontres devinrent rares ;le dernier être humain qu’il aperçut était une vieille qui lavaitson linge dans un tronc d’arbre, à l’abri d’un énorme parapluierouge planté en terre.

« Rigi-Kulm ? » demandal’Alpiniste.

La vieille leva vers lui une face idiote etterreuse, avec un goitre qui lui ballait dans le cou, aussi grosque la sonnaille rustique d’une vache suisse : puis, aprèsl’avoir longuement regardé, elle fut prise d’un rire inextinguiblequi lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles, bridait de rides sespetits yeux, et chaque fois qu’elle les rouvrait, la vue deTartarin planté, devant elle, le piolet sur l’épaule, semblaitredoubler sa joie.

« Tron de l’air ! gronda leTarasconnais, elle a de la chance d’être femme… » et, toutbouffant de colère, il continua sa route, s’égara dans unesapinière, où ses bottes glissaient sur la mousse ruisselante.

Au delà, le paysage avait changé. Plus desentiers, d’arbres ni de pâturages. Des pentes mornes dénudées, degrands éboulis de roche qu’il escaladait sur les genoux de peur detomber ; des fondrières pleines d’une boue jaune qu’iltraversait lentement, tâtant devant lui avec l’alpenstock, levantle pied comme un rémouleur. À chaque instant, il regardait laboussole en breloque à son large cordon de montre ; mais, soitl’altitude ou les variations de la température, l’aiguille semblaitaffolée. Et nul moyen de s’orienter avec l’épais brouillard jauneempêchant de voir à dix pas, traversé depuis un moment d’un verglasfourmillant et glacial qui rendait la montée de plus en plusdifficile.

Tout à coup il s’arrêta, le sol blanchissaitvaguement devant lui…

Gare les yeux !…

Il arrivait dans la région des neiges…

Tout de suite il tira ses lunettes de leurétui, les assujettit solidement. La minute était solennelle. Un peuému, fier tout de même, il sembla à Tartarin que, d’un bond, ils’était élevé de 1.000 mètres vers les cimes et les grandsdangers.

Il n’avança plus qu’avec précaution, rêvantdes crevasses et des rotures dont lui parlaient ses livres et, dansle fond de son cœur, maudissant les gens de l’auberge qui luiavaient conseillé de monter tout droit et sans guides. Au fait,peut-être s’était-il trompé de montagne ! Plus de six heuresqu’il marchait, quand le Rigi ne demandait que trois heures. Levent soufflait, un vent froid qui faisait tourbillonner la neigedans la brume crépusculaire.

La nuit allait le surprendre. Où trouver unehutte, seulement l’avancée d’une roche pour s’abriter ? Ettout à coup il aperçut devant lui, sur le terre-plein sauvage etnu, une espèce de chalet en bois, bandé d’une pancarte aux lettresénormes qu’il déchiffra péniblement : « PHO…TO…GRA…PHIEDU RI…GI…KULM ». En même temps, l’immense hôtel aux troiscents fenêtres lui apparaissait un peu plus loin entre leslampadaires de fête qui s’allumaient dans le brouillard.

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