Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

X

L’ASCENSION DE LA JUNGFRAU. – VÉ, LES BŒUFS. – LES CRAMPONSKENNEDY NE MARCHENT PAS, LA LAMPE À CHALUMEAU NON PLUS. –APPARITION D’HOMMES MASQUÉS AU CHALET DU CLUB ALPIN. – LE PRÉSIDENTDANS LA CREVASSE. – IL Y LAISSE SES LUNETTES. – SUR LES CIMES. –TARTARIN DEVENU DIEU.

Grande affluence, ce matin-là, à l’hôtelBellevue sur la Petite Scheideck. Malgré la pluie et les rafales,on avait dressé les tables dehors, à l’abri de la véranda, parmitout un étalage d’alpenstocks, gourdes, longues-vues, coucous enbois sculpté, et les touristes pouvaient en déjeunant contempler, àgauche, à quelque deux mille mètres de profondeur, l’admirablevallée de Grindelwald ; à droite, celle de Lauterbrunnen, eten face, à une portée de fusil, semblait-il, les pentes immaculées,grandioses, de la Jungfrau, ses névés, ses glaciers, toute cetteblancheur réverbérée illuminant l’air alentour, faisant les verresencore plus transparents, les nappes encore plus blanches.

Mais, depuis un moment, l’attention généralese trouvait distraite par une caravane tapageuse et barbue quivenait d’arriver à cheval, mulet, à âne, même en chaise à porteurs,et se préparait à l’escalade par un déjeuner copieux, pleind’entrain, dont le vacarme contrastait avec les airs ennuyés,solennels, des Riz et Pruneaux très illustres réunis à laScheideck : lord Chipendale, le sénateur belge et sa famille,le diplomate austro-hongrois, d’autres encore. On aurait pu croireque tous ces gens barbus attablés ensemble allaient tenterl’ascension, car ils s’occupaient à tour de rôle des préparatifs dedépart, se levaient, se précipitaient pour aller faire desrecommandations aux guides, inspecter les provisions, et, d’un boutde la terrasse à l’autre, ils s’interpellaient de cristerribles :

« Hé ! Placide, vé laterrine si elle est dans le sac ! – N’oubliez pas la lampe àchalumeau, au mouains. »

Au départ, seulement, on vit qu’il s’agissaitd’une simple conduite, et que, de toute la caravane, un seul allaitmonter, mais quel un !

« Enfants, y sommes-nous ? »dit le bon Tartarin d’une voix triomphante et joyeuse où nesemblait pas l’ombre d’une inquiétude pour les dangers possibles duvoyage, son dernier doute sur le truquage de la Suisse s’étantdissipé le matin même devant les deux glaciers de Grindelwald,précédés chacun d’un guichet et d’un tourniquet avec cetteinscription : « Entrée du glacier : un franccinquante ».

Il pouvait donc savourer sans regret ce départen apothéose, la joie de se sentir regardé, envié, admiré par ceseffrontées petites misses à coiffures étroites de jeunes garçons,qui se moquaient si gentiment de lui au Rigi-Kulm et, à cetteheure, s’enthousiasmaient en comparant ce petit homme avec l’énormemontagne qu’il allait gravir. L’une faisait son portrait sur unalbum, celle ci tenait à honneur de toucher son alpenstock !« Tchimpègne !… Tchimpègne !… » s’écria tout àcoup un long, funèbre Anglais au teint briqueté s’approchant leverre et la bouteille en mains. Puis, après avoir obligé le héros àtrinquer :

« Lord Chipendale, sir… Et vô ?

– Tartarin de Tarascon.

– Oh ! yes… Tartarine… Il était très jolinom pour un cheval… » dit le lord, qui devait être quelquefort sportsman d’outre-Manche.

Le diplomate austro-hongrois vint aussi serrerla main de l’alpiniste entre ses mitaines, se souvenant vaguementde l’avoir entrevu à quelque endroit : « Enchanté…enchanté !… » ânonna-t-il plusieurs fois, et ne sachantplus comment en sortir, il ajouta : « Compliments àmadame… » sa formule mondaine pour brusquer lesprésentations.

Mais les guides s’impatientaient, il fallaitatteindre avant le soir la cabane du Club Alpin où l’on couche enpremière étape, il n’y avait pas une minute à perdre. Tartarin lecomprit, salua d’un geste circulaire, sourit paternellement auxmalicieuses misses, puis, d’une voix tonnante :

« Pascalon, la bannière ! »

Elle flotta, les méridionaux se découvrirent,car on aime le théâtre, à Tarascon ; et sur le cri vingt foisrépété : « Vive le président !… Vive Tartarin…Ah ! Ah !… fen dè brut… » la colonnes’ébranla, les deux guides en tête, portant le sac, les provisions,des fagots de bois, puis Pascalon tenant l’oriflamme, enfin le P.C. A. et les délégués qui devaient raccompagner jusqu’au glacier duGuggi. Ainsi déployé en procession avec son claquement de drapeausur ces fonds mouillés, ces crêtes dénudées ou neigeuses, lecortège évoquait vaguement le jour des morts à la campagne.

Tout à coup le commandement cria fortalarmé :

« Vé, lesbœufs ! »

On voyait quelque bétail broutant l’herbe rasedans les ondulations de terrain. L’ancien militaire avait de cesanimaux une peur nerveuse, insurmontable, et, comme on ne pouvaitle laisser seul, la délégation dut s’arrêter. Pascalon transmitl’étendard à l’un des guides ; puis, sur une dernièreétreinte, des recommandations bien rapides, l’œil auxvaches :

« Et adieu, qué !

– Pas d’imprudence aumouains… » ils se séparèrent. Quant proposer auprésident de monter avec lui, pas un n’y songea ; c’était trophaut, boufre ! À mesure qu’on approchait, celagrandissait encore, les abîmes se creusaient, les pics sehérissaient dans un blanc chaos que l’on eût dit infranchissable.Il valait mieux regarder l’ascension, de la Scheideck.

De sa vie, naturellement, le président du Clubdes Alpines n’avait mis les pieds sur un glacier. Rien de semblabledans les montagnettes de Tarascon embaumées et sèches comme unpaquet de vétiver ; et cependant les abords du Guggi luidonnaient une sensation de déjà vu, éveillaient le souvenir dechasses en Provence, tout au bout de la Camargue, vers la mer.C’était la même herbe toujours plus courte, grillée, comme roussieau feu. Ça et là des flaques d’eau, des infiltrations trahies deroseaux grêles, puis la moraine, comme une dune mobile de sable, decoquilles brisées, d’escarbilles, et, au bout, le glacier auxvagues bleu-vert, crêtées de blanc, moutonnantes comme des flotssilencieux et figés. Le vent qui venait de là, sifflant et dur,avait aussi le mordant, la fraîcheur salubre des brises de mer.

« Non, merci…J’ai mes crampons… »fit Tartarin au guide lui offrant des chaussons de laine pourpasser sur ses bottes… « Crampons Kennedy… perfectionnés… trèscommodes… » Il criait comme pour un sourd, afin de se mieuxfaire comprendre de Christian Inebnit, qui ne savait pas plus defrançais que son camarade Kaufmann ; et en même temps, assissur la moraine, il fixait par leurs courroies des espèces desocques ferrés de trois énormes et fortes pointes. Cent fois il lesavait expérimentés, ces crampons Kennedy, manœuvrés dans le jardindu baobab ; néanmoins, l’effet fut inattendu. Sous le poids duhéros, les pointes s’enfoncèrent dans la glace avec tant de forceque toutes les tentatives pour les retirer furent vaines. VoilàTartarin cloué au sol, suant, jurant, faisant des bras et del’alpenstock une télégraphie désespérée, réduit enfin à rappelerses guides qui s’en allaient devant, persuadés qu’ils avaientaffaire à un alpiniste expérimenté.

Dans l’impossibilité de le déraciner, on défitles courroies, et les crampons abandonnés dans la glace, remplacéspar une paire de chaussons tricotés, le président continua saroute, non sans beaucoup de peine et de fatigue. Inhabile à tenirson bâton, il y butait des jambes, le fer patinait, l’entraînaitquand il s’appuyait trop fort ; il essaya du piolet, plus durencore à manœuvrer, la houle du glacier s’accentuant à mesure,bousculant l’un par-dessus l’autre ses flots immobiles dans uneapparence de tempête furieuse et pétrifiée.

Immobilité apparente, car des craquementssourds, de monstrueux borborygmes, d’énormes quartiers de glace sedéplaçant avec lenteur comme des pièces truquées d’un décorindiquaient l’intérieur vie de toute cette masse figée, sestraîtrises d’élément : et sous les yeux de l’Alpiniste, aujeté de son pic, des crevasses se fendaient, des puits sans fond oùles glaçons en débris roulaient indéfiniment. Le héros tomba àplusieurs reprises, une fois jusqu’à mi-corps, dans un de cesgoulots verdâtres où ses larges épaules le retinrent aupassage.

À le voir si maladroit et en même temps sitranquille et sûr de lui, riant, chantant, gesticulant comme tout àl’heure pendant le déjeuner, les guides s’imaginèrent que lechampagne suisse l’avait impressionné.

Pouvaient-ils supposer autre chose d’unprésident de Club Alpin, d’un ascensionniste renommé dont sescamarades ne parlaient qu’avec des « Ah ! » et degrands gestes ? L’ayant pris chacun sous un bras avec lafermeté respectueuse de policemen mettant en voiture un fils defamille éméché, ils tâchaient, à l’aide de monosyllabes et degestes, d’éveiller sa raison aux dangers de la route, à lanécessité de gagner la cabane avant la nuit ; le menaçaientdes crevasses, du froid, des avalanches. Et, de la pointe de leurspiolets, ils lui montraient l’énorme accumulation des glaces, lesnévés en mur incliné devant eux jusqu’au zénith dans uneréverbération aveuglante.

Mais le bon Tartarin se moquait bien de toutcela : « Ah ! vaï, les crevasses… Ah ! vaï, lesavalanches… » et il pouffait de rire en clignant de l’œil,leur envoyait des coups de coudes dans les côtes pour bien fairecomprendre à ses guides qu’on ne l’abusait pas, qu’il était dans lesecret de la comédie.

Les autres finissaient par s’égayer àl’entrain des chansons tarasconnaises, et, quand ils posaient uneminute sur un bloc solide pour permettre au monsieur de reprendrehaleine, ils yodlaient à la mode suisse, mais pas bienfort, de crainte des avalanches, ni bien longtemps, car l’heures’avançait. On sentait le soir proche, au froid plus vif et surtoutà la décoloration singulière de toutes ces neiges, ces glaces,amoncelées, surplombantes, qui, même sous un ciel brumeux, gardentun irisement de lumière, mais, lorsque le jour s’éteint, remontévers les cimes fuyantes, prennent des teintes livides, spectrales,de monde lunaire. Pâleur, congélation, silence, toute la mort. Etle bon Tartarin, si chaud, si vivant, commençait pourtant à perdresa verve, quand un cri lointain d’oiseau, le rappel d’une« perdrix des neiges » sonnant dans cette désolation, fitpasser devant ses yeux une campagne brûlée et, sous le couchantcouleur de braise, des chasseurs tarasconnais s’épongeant le front,assis sur leurs carniers vides, dans l’ombre fine d’un olivier. Cesouvenir le réconforta.

En même temps, Kaufmann lui montrait au-dessusd’eux quelque chose ressemblant à un fagot de bois sur la neige.« Die Hutte. » C’était la cabane. Il semblaitqu’on dût l’atteindre en quelques enjambées, mais il fallait encoreune bonne demi-heure de marche. L’un des guides alla devant pourallumer le feu. La nuit descendait maintenant, la bise piquait surle sol cadavérique ; et Tartarin, ne se rendant plus biencompte des choses, fortement soutenu par le bras du montagnard,butait, bondissait, sans un fil sec sur la peau malgrél’abaissement de la température. Tout à coup une flamme jaillitquelques pas, portant une bonne odeur de soupe à l’oignon.

On arrivait.

Rien de plus rudimentaire que ces haltesétablies dans la montagne par les soins du Club Alpin Suisse. Uneseule pièce dont un plan de bois dur incliné, servant de lit, tientpresque tout l’espace, n’en laissant que fort peu pour le fourneauet la table longue clouée au parquet comme les bancs quil’entourent. Le couvert était déjà mis, trois bols, des cuillersd’étain, la lampe à chalumeau pour le café, deux conserves deChicago ouvertes. Tartarin trouva le dîner délicieux bien que lasoupe à l’oignon empestât la fumée et que la fameuse lampe àchalumeau brevetée, qui devait parfaire son litre de café en troisminutes, n’eût jamais voulu fonctionner.

Au dessert, il chanta : c’était sa seulefaçon de causer avec ses guides. Il chanta des airs de sonpays : la Tarasque, les Filles d’Avignon.Les guides répondaient par des chansons locales en patoisallemand : « Mi Vater isch en Appenzeller… aou,aou… » Braves gens aux traits durs et frustes, taillés enpleine roche, avec de la barbe dans les creux qui semblait de lamousse, de ces yeux clairs, habitués aux grand espaces comme en ontles matelots ; et cette sensation de la mer et du large qu’ilavait tout à l’heure en approchant du Guggi, Tartarin la retrouvaitici, en face de ces marins du glacier, dans cette cabane étroite,basse et fumeuse, vrai entrepont de navire, dans l’égouttement dela neige du toit qui fondait à la chaleur, et les grands coups devent tombant en paquet d’eau, secouant tout, faisant craquer lesplanches, vaciller la flamme de la lampe, et s’arrêtant tout à coupsur un silence, énorme, monstrueux, de fin du monde.

On achevait de dîner, quand des pas lourds surle sol opaque, des voix s’approchèrent. Des bourrades violentes,ébranlèrent la porte, Tartarin, très ému, regarda ses guides… Uneattaque nocturne à ces hauteurs !… Les coups redoublèrent.« Qui va là ? » fit le héros sautant sur sonpiolet ; mais déjà la cabane était envahie par deux Yankeesgigantesques masqués de toile blanche, les vêtements trempés desueur et de neige, puis, derrière eux, des guides, des porteurs,toute une caravane qui venait de faire l’ascension de laJungfrau.

« Soyez les bienvenus, milords, »dit le Tarasconnais avec un geste large et dispensateur dont lesmilords n’avaient nul besoin pour prendre leurs aises. En un tourde main, la table fut investie, le couvert enlevé, les bols et lescuillers passés à l’eau chaude pour servir aux arrivants, selon larègle établie en tous ces chalets alpins : les bottes desmilords fumaient devant le poêle, pendant qu’eux-mêmes, déchaussés,les pieds enveloppés de paille, s’étalaient devant une nouvellesoupe à l’oignon.

Le père et le fils, ces Américains ; deuxgéants roux, têtes de pionniers, dures et volontaires. L’un deux,le plus âgé, avait dans sa face boursouflée, hâlée, craquelée, desyeux dilatés, tout blancs ; et bientôt, à son hésitationtâtonnante autour de la cuiller et du bol, aux soins que son filsprenait de lui, Tartarin comprit que c’était le fameux alpinisteaveugle dont on lui avait parlé à l’hôtel Bellevue et auquel il nevoulait pas croire, grimpeur fameux dans sa jeunesse qui malgré sessoixante ans et son infirmité, recommençait avec son fils toutesses courses d’autrefois. Il avait déjà fait ainsi le Wetterhorn etla Jungfrau, comptait attaquer le Cervin et le Mont-Blanc,prétendant que l’air des cimes, cette aspiration froide goût deneige, lui causait une joie indicible, tout un rappel de sa vigueurpassée.

« Différemment, demandait Tartarin à l’undes porteurs, car les Yankees n’étaient pas communicatifs et nerépondaient que yes et no toutes ses avances…différemment, puisqu’il n’y voit pas, comment s’arrange-t-il auxpassages dangereux ?

– Oh ! il a le pied montagnard, puis sonfils est là qui le veille, lui place les talons… Le fait est qu’ils’en tire toujours sans accidents.

– D’autant que les accidents ne sont jamaisbien terribles, qué ? »

Après un sourire d’entente au porteur ahuri,le Tarasconnais, persuadé de plus en plus que « tout çac’était de la blague », s’allongea sur la planche, roulé danssa couverture, le passe-montagne jusqu’aux yeux, et s’endormit,malgré la lumière, le train, la fumée des pipes et l’odeur del’oignon…

« Mossié !…Mossié !… »

Un de ses guides le secouait pour le départpendant que l’autre versait du café bouillant dans les bols. Il yeut quelques jurons, des grognements de dormeurs que Tartarinécrasait au passage pour gagner la table, puis la porte.Brusquement, il se trouva dehors, saisi de froid, ébloui par laréverbération féerique de la lune sur ces blanches nappes, cescascades figées où l’ombre des pics, des aiguilles, des séracs, sedécoupait d’un noir intense. Ce n’était plus l’étincelant chaos del’après-midi, ni le livide amoncellement des teintes grises dusoir, mais une ville accidentée de ruelles sombres, de couléesmystérieuses, d’angles douteux entre des monuments de marbre et desruines effritées, une ville morte avec de larges placesdésertes.

Deux heures ! En marchant bien on seraitlà-haut pour midi. « Zou ! » dit le P. C. A. toutgaillard et s’élançant comme à l’assaut. Mais ses guidesl’arrêtèrent : il fallait s’attacher pour ces passagespérilleux.

« Ah ! vaï,s’attacher ?… Enfin, si ça vous amuse… »

Christian Inebnit prit la tête, laissant troismètres de corde entre lui et Tartarin qu’une même distance séparaitdu second guide chargé des provisions et de la bannière. LeTarasconnais se tenait mieux que la veille, et, vraiment, ilfallait que sa conviction fût faite pour qu’il ne prît pas ausérieux les difficultés de la route, – si l’on peut appeler routela terrible arête de glace sur laquelle ils avançaient avecprécaution, large de quelques centimètres et tellement glissanteque le piolet de Christian devait y tailler des marches.

La ligne de l’arête étincelait entre deuxprofondeurs d’abîmes. Mais si vous croyez que Tartarin avait peur,pas plus ! À peine le petit frisson à fleur de peau dufranc-maçon novice auquel on fait subir les premières épreuves. Ilse posait très exactement dans les trous creusés par le guide detête, faisait tout ce qu’il lui voyait faire, aussi tranquille quedans le jardin du baobab lorsqu’il s’exerçait autour de lamargelle, au grand effroi des poissons rouges. Un moment la crêtedevint si étroite qu’il fallut se mettre à califourchon, et,pendant qu’ils allaient lentement, s’aidant des mains, uneformidable détonation retentit à droite, au-dessous d’eux,« Avalanche ! » dit Inebnit, immobile tant que durala répercussion des échos, nombreuse, grandiose à remplir le ciel,et terminée par un long roulement de foudre qui s’éloigne ou quitombe en détonations perdues. Après, le silence s’étala de nouveau,couvrit tout comme un suaire.

L’arête franchie, ils s’engagèrent sur un névéde pente assez douce, mais d’une longueur interminable. Ilsgrimpaient depuis plus d’une heure, quand une mince ligne rosecommença à marquer les cimes, là-haut, bien haut sur leurs têtes.C’était le matin qui s’annonçait.

En bon Méridional ennemi de l’ombre, Tartarinentonnait son chant d’allégresse :

Grand souleu de la Provenço

Gai compaire dou mistrau…[5]

Une brusque secouée de la corde par devant etpar derrière l’arrêta net au milieu de son couplet.« Chut !… chut !… » faisait Inebnit montrant dubout de son piolet la ligne menaçante des séracs gigantesques ettumultueux, aux assises branlantes, et dont la moindre secoussepouvait déterminer l’éboulement. Mais le Tarasconnais savait à quois’en tenir ; ce n’est pas à lui qu’il fallait pousser depareilles bourdes, et, d’une voix retentissante, ilreprit :

Tu qu’escoulès la Duranço

Commo un flot dè vin de Crau.[6]

Les guides, voyant qu’ils n’auraient pasraison de l’enragé chanteur, firent un grand détour pour s’éloignerdes séracs et, bientôt, furent arrêtés par une énorme crevassequ’éclairait en profondeur, sur les parois d’un vert glauque, lefurtif et premier rayon du jour. Ce qu’on appelle un « pont deneige » la surmontait, si mince, si fragile, qu’au premier pasil s’éboula dans un tourbillon de poussière blanche, entraînant lepremier guide et Tartarin suspendus à la corde que RodolpheKaufmann, le guide d’arrière, se trouvait seul à soutenir,cramponné de toute sa vigueur de montagnard à son pioletprofondément enfoncé dans la glace. Mais s’il pouvait retenir lesdeux hommes sur le gouffre, la force lui manquait pour les enretirer, et il restait accroupi, les dents serrées, les musclestendus, trop loin de la crevasse pour voir ce qui s’y passait.

D’abord abasourdi par la chute, aveuglé deneige, Tartarin s’était agité une minute des bras et des jambes end’inconscientes détentes, comme un pantin détraqué, puis, redresséau moyen de la corde, il pendait sur l’abîme, le nez à cette paroide glace que lissait son haleine, dans la posture d’un plombier entrain de ressouder des tuyaux de descente. Il voyait au-dessus delui pâlir le ciel, s’effacer les dernières étoiles, au-dessouss’approfondir le gouffre en d’opaques ténèbres d’où montait unsouffle froid.

Tout de même, le premier étourdissement passé,il retrouva son aplomb, sa belle humeur.

« Eh ! là-haut, père Kaufmann, nenous laissez pas moisir ici, qué ! il y a descourants d’air, et puis cette sacrée corde nous coupe lesreins. »

Kaufmann n’aurait su répondre ; desserrerles dents, c’eût été perdre sa force. Mais Inebnit criait dufond :

« Mossié !…, Mossié !…piolet… » car le sien s’était perdu dans la chute, et le lourdinstrument passé des mains de Tartarin dans celles du guide,difficilement à cause de la distance qui séparait les deux pendus,le montagnard s’en servit pour entailler la glace devant luid’encoches où cramponner ses pieds et ses mains.

Le poids de la corde ainsi affaibli de moitié,Rodolphe Kaufmann, avec une vigueur calculée, des précautionsinfinies, commença à tirer vers lui le président dont la casquettetarasconnaise parut enfin au bord de la crevasse. Inebnit repritpied à son tour, et les deux montagnards se retrouvèrent avecl’effusion aux paroles courtes qui suit les grands dangers chez cesgens d’élocution difficile ; ils étaient émus, tout tremblantsde l’effort, Tartarin dut leur passer sa gourde de kirsch pourraffermir leurs jambes. Lui paraissait dispos et calme, et tout ense secouant, battant la semelle en mesure, il fredonnait au nez desguides ébahis.

« Brav… brav… Franzose… » disaitKaufmann lui tapant sur l’épaule ; et Tartarin avec son beaurire :

« Farceur, je savais bien qu’il n’y avaitpas de danger… »

De mémoire de guide, on n’avait vu unalpiniste pareil.

Ils se remirent en route, grimpant à pic unesorte de mur de glace gigantesque de six à huit cents mètres oùl’on creusait les degrés mesure, ce qui prenait beaucoup de temps.L’homme de Tarascon commençait à se sentir à bout de forces sous lebrillant soleil que réverbérait toute la blancheur du paysage,d’autant plus fatigante pour ses yeux qu’il avait laissé seslunettes dans le gouffre.

Bientôt une affreuse défaillance le saisit, cemal des montagnes qui produit les mêmes effets que le mal de mer.Éreinté, la tête vide, les jambes molles, il manquait les pas etses guides durent l’empoigner, chacun d’un côté, comme la veille,le soutenant, le hissant jusqu’en haut du mur de glace. Alors centmètres à peine les séparaient du sommet de la Jungfrau ; mais,quoique la neige se fit dure et résistante, le chemin plus facile,cette dernière étape leur prit un temps interminable, la fatigue etla suffocation du P. C. A. augmentant toujours.

Tout à coup les montagnards le lâchèrent et,agitant leurs chapeaux, se mirent à yodler avec transport.On était arrivé. Ce point dans l’espace immaculé, cette crêteblanche un peu arrondie, c’était le but, et pour le bon Tartarin lafin de la torpeur somnambulique dans laquelle il vaguait depuis uneheure.

« Scheideck !Scheideck ! » criaient les guides lui montrant tout enbas, bien loin, sur un plateau de verdure émergeant des brumes dela vallée, l’hôtel Bellevue guère plus gros qu’un dé à jouer.

De là jusque vers eux s’étalait un panoramaadmirable, une montée de champs de neige dorés, orangés par lesoleil, ou d’un bleu profond et froid, un amoncellement de glacesbizarrement structurées en tours, en flèches, en aiguilles, arêtes,bosses gigantesques, à croire que dormait dessous le mastodonte oule mégathérium disparus. Toutes les teintes du prisme s’y jouaient,s’y rejoignaient dans le lit de vastes glaciers roulant leurscascades immobiles, croisées avec d’autres petits torrents figésdont l’ardeur du soleil liquéfiait les surfaces plus brillantes etplus unies. Mais à la grande hauteur, cet étincellement se calmait,une lumière flottait, écliptique et froide, qui faisait frissonnerTartarin autant que la sensation de silence et de solitude de toutce blanc désert aux replis mystérieux.

Un peu de fumée, de sourdes détonationsmontèrent de l’hôtel. On les avait vus, on tirait le canon en leurhonneur, et la pensée qu’on le regardait, que ses alpinistesétaient là, les misses, Riz et Pruneaux illustres, avec leurslorgnettes braquées, rappela Tartarin à la grandeur de sa mission.Il t’arracha des mains du guide, ô bannière tarasconnaise, te fitflotter deux ou trois fois ; puis, enfonçant son piolet dansla neige, s’assit sur le fer de la pioche, bannière au poing,superbe, face au public. Et, sans qu’il s’en aperçût, par une deces répercussions spectrales fréquentes aux cimes, pris entre lesoleil et les brumes qui s’élevaient derrière lui, un Tartaringigantesque se dessina dans le ciel, élargi et trapu, la barbehérissée hors du passe-montagne, pareil à un de ces dieuxScandinaves que la légende se figure trônant au milieu desnuages.

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