Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

VII

LES NUITS DE TARASCON. – OÙ EST-IL ? – ANXIÉTÉ. – LESCIGALES DU COURS REDEMANDENT TARTARIN. – MARTYRS D’UN GRAND SAINTTARASCONNAIS. – LE CLUB DES ALPINES. – CE QUI SE PASSAIT À LAPHARMACIE DE LA PLACETTE. – À MOI, BÉZUQUET !

« Une lettre, monsieur Bézuquet… Ça vientde Suisse, vé !… de Suisse ! » criait le facteurjoyeusement de l’autre bout de la placette, agitant quelque choseen l’air et se hâtant dans le jour qui tombait.

Le pharmacien, qui prenait le frais en bras dechemise devant sa porte, bondit, saisit la lettre avec des mainsfolles, l’emporta dans son antre aux odeurs variées d’élixirs etd’herbes sèches, mais ne l’ouvrit que le facteur parti, lesté etrafraîchi d’un verre du délicieux sirop de cadavre, en récompensede la bonne nouvelle.

Quinze jours que Bézuquet l’attendait, cettelettre de Suisse, quinze jours qu’il la guettait avecangoisse ! Maintenant, la voilà. Et rien qu’à regarder lapetite écriture trapue et déterminée de l’enveloppe, le nom dubureau de poste : « Interlaken », et le large timbreviolet de « l’hôtel Jungfrau, tenu par Meyer », deslarmes gonflaient ses yeux, faisaient trembler ses lourdesmoustaches de corsaire barbaresque où susurrait un petit sifflotisbon enfant.

« Confidentiel. Déchirer aprèslecture. »

Ces mots très gros en tête de la page et dansle style télégrammique de la pharmacopée « usage externe,agiter avant de s’en servir », le troublèrent au point qu’illut tout haut, comme on parle dans les mauvais rêves :

« Ce qui m’arrive estépouvantable… »

Du salon à côté où elle faisait son petitsomme d’après souper, Mme Bézuquet la mère pouvait l’entendre,ou bien l’élève dont le pilon sonnait à coups réguliers dans legrand mortier de marbre au fond du laboratoire. Bézuquet continuasa lecture à voix basse, la recommença deux ou trois fois, trèspâle, les cheveux littéralement dressés.

Ensuite un regard rapide autour de lui, etcra cra… voilà la lettre en mille miettes dans lacorbeille à papiers ; mais on pourrait l’y retrouver,ressouder tous ces bouts ensemble, et pendant qu’il se baisse pourles reprendre, une voix chevrotante appelle :

« Vé, Ferdinand, tu eslà ?

– Oui maman… » répond le malheureuxcorsaire, figé de peur, tout son grand corps à tâtons sur lebureau.

« Qu’est-ce que tu fais, montrésor ?

– Je fais… hé ! Je fais le collyre deMlle Tournatoire. »

La maman se rendort, le pilon de l’élève uninstant suspendu reprend son lent mouvement de pendule qui berce lamaison et la placette assoupies dans la fatigue de cette fin dejournée d’été. Bézuquet, maintenant, marche à grands pas devant saporte, tour à tour rose ou vert, selon qu’il passe devant l’un oul’autre de ses bocaux. Il lève les bras, profère des motshagards : « Malheureux…perdu…fatal amour… comment letirer de là ? » et, malgré son trouble, accompagne d’unsifflement allègre la retraite des dragons s’éloignant sous lesplatanes du Tour de ville.

« Hé ! adieu, Bézuquet… » ditune ombre pressée dans le crépuscule couleur de cendre.

« Où allez-vous donc,Pégoulade ?

– Au Club, pardi !… séance de nuit… ondoit parler de Tartarin et de la présidence… Il faut venir.

– Té oui ! je viendrai… »répond brusquement le pharmacien travers d’une idéeprovidentielle ; il rentre, passe sa redingote, tâte dans lespoches pour s’assurer que le passe-partout s’y trouve et lecasse-tête américain sans lequel aucun Tarasconnais ne se hasardepar les rues après la retraite. Puis il appelle :« Pascalon… Pascalon… » mais pas trop fort, de peur deréveiller la vieille dame.

Presque enfant et déjà chauve, comme s’ilportait tous ses cheveux dans sa barbe frisée et blonde, l’élèvePascalon avait l’âme exaltée d’un séide, le front en dôme, des yeuxde chèvre folle, et sur ses joues poupines les tons délicats,croustillants et dorés d’un petit pain de Beaucaire. Aux grandsjours des fêtes alpestres, c’est à lui que le Club confiait sabannière, et l’enfant avait voué au P. C. A. une admirationfrénétique, l’adoration brûlante et silencieuse du cierge qui seconsume au pied de l’autel en temps de Pâques.

« Pascalon, dit le pharmacien tout bas etde si près qu’il lui enfonçait le crin de sa moustache dansl’oreille, j’ai des nouvelles de Tartarin… Elles sontnavrantes… »

Et le voyant pâlir :

« Courage, enfant, tout peut encore seréparer… Différemment je te confie la pharmacie… Si l’on te demandede l’arsenic, n’en donne pas ; de l’opium, n’en donne pas nonplus, ni de la rhubarbe… ne donne rien. Si je ne suis pas rentré àdix heures, couche-toi et mets les boulons. Va ! »

D’un pas intrépide, il s’enfonça dans la nuitdu Tour de ville, sans se retourner une fois, ce qui permit àPascalon de se ruer sur la corbeille, de la fouiller de ses mainsrageuses et avides, de la retourner enfin sur la basane du bureaupour voir s’il n’y restait pas quelques morceaux de la mystérieuselettre apportée par le facteur.

Pour qui connaît l’exaltation tarasconnaise,il est aisé de se représenter l’affolement de la petite villedepuis la brusque disparition de Tartarin. Et autrement, pas moins,différemment, ils en avaient tous perdu la tête, d’autant qu’onétait en plein cœur d’août et que les crânes bouillaient sous lesoleil à faire sauter tous leurs couvercles. Du matin au soir, onne parlait que de cela en ville, on n’entendait que ce nom :« Tartarin » sur les lèvres pincées des dames àcapot, sur la bouche fleurie des grisettes coiffées d’unruban de velours : « Tartarin, Tartarin… » et dansles platanes du Cours, alourdis de poussière blanche, où lescigales éperdues, vibrant avec la lumière semblaient s’étrangler deces deux syllabes sonores :

« Tar… tar… tar… tar… tar… »

Personne ne sachant rien, naturellement toutle monde était informé et donnait une explication au départ duprésident. Il y avait des versions extravagantes. Selon les uns, ilvenait d’entrer à la Trappe, il avait enlevé la Dugazon ; pourles autres, il était allé dans les îles fonder une colonie quis’appelait Port-Tarascon, ou bien, parcourait l’Afrique centrale àla recherche de Livingstone.

« Ah ! vaï Livingstone !… Voilàdeux ans qu’il est mort… »

Mais l’imagination tarasconnaise défie tousles calculs du temps et de l’espace. Et le rare, c’est que ceshistoires de Trappe, de colonisation, de lointains voyages étaientdes idées de Tartarin, des rêves de ce dormeur éveillé, jadiscommuniqués à ses intimes qui ne savaient que croire à cette heureet, très vexée au fond de n’être pas informés, affectaientvis-à-vis de la foule la plus grande réserve, prenaient entre euxdes airs sournois, entendus. Excourbaniès soupçonnait Bravidad’être au courant ; et Bravida disait de son côté :

« Bézuquet doit tout savoir. Il regardede travers comme un chien qui porte un os. »

C’est vrai que le pharmacien souffrait millemorts avec ce secret en cilice qui le cuisait, le démangeait, lefaisait pâlir et rougir dans la même minute et louchercontinuellement. Songez qu’il était de Tarascon, le malheureux, etdites si, dans tout le martyrologe, il existe un supplice aussiterrible que celui-là : le martyre de saint Bézuquet, quisavait quelque chose mais ne pouvait rien dire.

C’est pourquoi, ce soir-là, malgré lesnouvelles terrifiantes, sa démarche avait on ne sait quoi d’allégé,de plus libre, pour courir la séance. Enfeîn !… Ilallait parler, s’ouvrir, dire ce qui lui pesait tant ; et danssa hâte de se délester, il jetait en passant des demi-mots auxpromeneurs du Tour de ville. La journée avait été si chaude que,malgré l’heure insolite et l’ombre terrifiante, – huit heuresmanque un quart au cadran de la commune, – il y avaitdehors, un monde fou, des familles bourgeoises assises sur lesbancs et prenant le bon de l’air pendant que leurs maisonss’évaporaient, des bandes d’ourdisseuses marchant cinq ou six en setenant le bras sur une ligne ondulante de bavardages et de rires.Dans tous les groupes, on parlait de Tartarin :

« Et autrement, monsieur Bézuquettoujours pas de lettre ?… » demandait-on au pharmacien enl’arrêtant au passage.

« Si fait, mes enfants, si fait… Lisez leForum, demain matin… »

Il hâtait le pas, mais on le suivait, ons’accrochait à lui, et cela faisait le long du Cours une rumeur, unpiétinement de troupeau qui s’arrêta sous les croisées du Clubouvertes en grands carrés de lumière.

Les séances se tenaient dans l’ancienne sallede la bouillotte dont la longue table, recouverte du même drapvert, servait à présent de bureau. Au milieu, le fauteuilprésidentiel avec le P. C. A. brodé sur le dossier ; à un boutet comme en dépendance, la chaise du secrétaire. Derrière, labannière se déployait au-dessus d’un long carton-pâte vernissé oùles Alpines sortaient en relief avec leurs noms respectifs et leursaltitudes. Des alpenstocks d’honneur incrustés d’ivoire, enfaisceaux comme des queues de billard, ornaient les coins, et lavitrine étalait des curiosités ramassées sur la montagne, cristaux,silex, pétrifications, deux oursins, une salamandre.

En l’absence de Tartarin, Costecalde rajeuni,rayonnant, occupait le fauteuil ; la chaise était pourExcourbaniès qui faisait fonction de secrétaire ; mais cediable d’homme, crépu, velu, barbu, éprouvait un besoin de bruit,d’agitation qui ne lui permettait pas les emplois sédentaires. Aumoindre prétexte, il levait les bras, les jambes, poussait deshurlements effroyables, des « ha ! ha !ha ! » d’une joie féroce, exubérante, que terminaittoujours ce terrible cri de guerre en patois tarasconnais :« Fen dè brut ! faisons du bruit… » Onl’appelait le gong à cause de sa voix de cuivre partant à vousfaire saigner les oreilles sous une continuelle détente.

Çà et là, sur un divan de crin autour de lasalle, les membres du comité.

En première ligne, l’ancien capitained’habillement Bravida que tout le monde, à Tarascon, appelait leCommandant ; un tout petit homme, propre comme un sou, qui serattrapait de sa taille d’enfant de troupe, en se faisant la têtemoustachue et sauvage de Vercingétorix.

Puis une longue face creusée et maladive,Pégoulade, le receveur, le dernier naufragé de la Méduse. Demémoire d’homme, il y a toujours eu à Tarascon un dernier naufragéde la Méduse. Dans un temps, même, on en comptait jusqu’à trois,qui se traitaient mutuellement d’imposteurs et n’avaient jamaisconsenti à se trouver ensemble. Des trois, le seul vrai, c’étaitPégoulade. Embarqué sur la Méduse avec ses parents, il avait subile désastre à six mois, ce qui ne l’empêchait pas de le raconter,de visu, dans les moindres détails, la famine, les canots,le radeau, et comment il avait pris à la gorge le commandant qui sesauvait : « Sur ton banc de quart,misérable !… » À six mois, outre !…Assommant, du reste, avec cette éternelle histoire que tout lemonde connaissait, ressassait depuis cinquante ans, et dont ilprenait prétexte pour se donner un air désolé, détaché de lavie.

« Après ce que j’ai vu ! »disait-il, et bien injustement, puisqu’il devait à cela son postede receveur conservé sous tous les régimes.

Près de lui, les frères Rognonas, jumeaux etsexagénaires, ne se quittant pas, mais toujours en querelle etdisant des monstruosités l’un de l’autre ; une telleressemblance que leurs deux vieilles têtes frustes et irrégulières,regardant à l’opposé par antipathie, auraient pu figurer dans unmédaillier avec IANVS BIFRONS pour exergue.

De-ci, de-là, le président Bédaride, Barjavell’avoué, le notaire Cambalalette, et le terrible docteurTournatoire dont Bravida disait qu’il aurait tiré du sang d’unerave.

Vu la chaleur accablante, accrue parl’éclairage au gaz, ces messieurs siégeaient en bras de chemise, cequi ôtait beaucoup de solennité à la réunion. Il est vrai qu’onétait en petit comité, et l’infâme Costecalde voulait en profiterpour fixer au plus tôt la date des élections, sans attendre leretour de Tartarin. Assuré de son coup, il triomphait d’avance, etlorsque, après la lecture de l’ordre du jour par Excourbaniès, ilse leva pour intriguer, un infernal sourire retroussait sa lèvremince.

« Méfie-toi de celui qui rit avant deparler », murmura le commandant.

Costecalde, sans broncher, et clignant del’œil au fidèle Tournatoire, commença d’une voixfielleuse :

« Messieurs, l’inqualifiable conduite denotre président, l’incertitude où il nous laisse…

– C’est faux !… Le Président aécrit… »

Bézuquet frémissant se campait devant lebureau ; mais comprenant ce que son attitude avaitd’antiréglementaire, il changea de ton et, la main levée selonl’usage, demanda la parole pour une communication pressante.

« Parlez ! Parlez ! »

Costecalde, très jaune, la gorge serrée luidonna la parole d’un mouvement de tête. Alors, mais alorsseulement, Bézuquet commença :

« Tartarin est au pied de la Jungfrau… Ilva monter… Il demande la bannière !… »

Un silence coupé du rauque halètement despoitrines, du crépitement du gaz ; puis un hurrah formidable,des bravos, des trépignements, que dominait le gong d’Excourbanièspoussant son cri de guerre : « Ah ! ah !ah ! fen dè brut ! » auquel la fouleanxieuse répondait du dehors.

Costecalde, de plus en plus jaune, agitaitdésespérément la sonnette présidentielle ; enfin Bézuquetcontinua, s’épongeant le front, soufflant comme s’il venait demonter cinq étages.

« Différemment, cette bannière que leurprésident réclamait pour la planter sur les cimes vierges,allait-on la ficeler, l’empaqueter par la grande vitesse comme unsimple colis ?

– Jamais !…, ah ! ah !ah ! rugit Excourbaniès. Ne vaudrait-il pas mieux nommer unedélégation, tirer au sort trois membres dubureau ?… »

On ne le laissa pas finir. Le temps de dire« zou ! » la proposition de Bézuquet était votée,acclamée, les noms des trois délégués sortis dans l’ordresuivant : 1, Bravida ; 2, Pégoulade ; 3, lepharmacien.

Le 2 protesta. Ce grand voyage lui faisaitpeur, si faible et mal portant comme il était, péchère,depuis le sinistre de la Méduse.

« Je partirai pour vous,Pégoulade… » gronda Excourbaniès dans une télégraphie de tousses membres. Quant à Bézuquet, il ne pouvait quitter la pharmacie.Il y allait du salut de la ville. Une imprudence de l’élève etvoila Tarascon empoisonné, décimé.

« Outre ! » fit lebureau se levant comme un seul homme.

Bien sûr que le pharmacien ne pouvait partir,mais il enverrait Pascalon, Pascalon se chargerait de la bannière.Ça le connaissait !

Là-dessus, nouvelles exclamations, nouvelleexplosion du gong et, sur le cours, une telle tempête populaire,qu’Excourbaniès dut se montrer à la fenêtre, au-dessus deshurlements que maîtrisa bientôt sa voix sans rivale.

« Mes amis, Tartarin est retrouvé. Il esten train de se couvrir de gloire. »

Sans rien ajouter de plus que « ViveTartarin ! » et son cri de guerre lancé à toute gorge, ilsavoura une minute la clameur épouvantable de toute cette foulesous les arbres du Cours, roulant et s’agitant confuse dans unefumée de poussière, tandis que, sur les branches, tout untremblement de cigales faisait aller ses petites crécelles comme enplein jour.

Entendant cela, Costecalde, qui s’étaitapproché d’une croisée avec tous les autres, revint vers sonfauteuil en chancelant.

« Vé Costecalde, dit quelqu’un…Qu’est-ce qu’il a ?… Comme il est jaune ! »

On s’élança ; déjà le terribleTournatoire tirait sa trousse, mais l’armurier, tordu par le mal,en une grimace horrible, murmurait ingénument :

« Rien… rien… laissez-moi… Je sais ce quec’est… c’est l’envie ! »

Pauvre Costecalde, il avait l’air de biensouffrir.

Pendant que se passaient ces choses, à l’autrebout du Tour de ville, dans la pharmacie de la placette, l’élève deBézuquet, assis au bureau du patron, collait patiemment etremettait bout à bout les fragments oubliés par le pharmacien aufond de la corbeille ; mais de nombreux morceaux échappaient àla reconstruction, car voici l’énigme singulière et farouche,étalée devant lui, assez pareille à une carte de l’Afriquecentrale, avec des manques, des blancs de terra incognita,qu’explorait dans la terreur l’imagination du naïfporte-bannière :

foud’amour          lampeà chalum         conserves deChicago          peuxpas m’arrac         nihiliste          àmort         conditionabom          enéchange          deson          Vous meconnaissez, Ferdi         savez mesidéeslibérales,          mais de là autsaricide         rriblesconséquences         Sibérie         Pendu         l’adore         Ah          serrer ta mainloya         Tar         Tar

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