Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

VIII

DIALOGUE MÉMORABLE ENTRE LA JUNGFRAU ET TARTARIN. – UNSALON NIHILISTE. – LE DUEL AU COUTEAU DE CHASSE. – AFFREUXCAUCHEMAR. – « C’EST MOI QUE VOUS CHERCHEZ,MESSIEURS ? » – ÉTRANGE ACCUEIL FAIT PAR L’HÔTELIER MEYERÀ LA DÉLÉGATION TARASCONNAISE.

Comme tous les hôtels chics d’Interlaken,l’hôtel Jungfrau, tenu par Meyer, est situé sur le Hoeheweg, largepromenade à la double allée de noyers qui rappelait vaguement àTartarin son cher Tour de ville, moins le soleil, la poussière etles cigales ; car, depuis une semaine de séjour, la pluien’avait cessé de tomber.

Il habitait une très belle chambre avecbalcon, au premier étage ; et le matin, faisant sa barbedevant la petite glace à main pendue à la croisée, une vieillehabitude de voyage, le premier objet qui frappait ses yeux par delàdes blés, des luzernes, des sapinières, un cirque de sombresverdures étagées, c’était la Jungfrau sortant des nuages sa cime encorne, d’un blanc pur de neige amoncelée, où s’accrochait toujoursle rayon furtif d’un invisible levant. Alors entre l’Alpe rose etblanche et l’Alpiniste de Tarascon, s’établissait un court dialoguequi ne manquait pas de grandeur.

« Tartarin, y sommes-nous ? »demandait la Jungfrau sévèrement.

« Voilà, voilà… » répondait lehéros, son pouce sous le nez, se hâtant de finir sa barbe ;et, bien vite, il atteignait son complet à carreauxd’ascensionniste, au rancart depuis quelques jours, le passait ens’injuriant :

« Coquin de sort ! c’est vrai que çan’a pas de nom… »

Mais une petite voix discrète et clairemontait entre les myrtes en bordure devant les fenêtres durez-de-chaussée :

« Bonjour… disait Sonia, le voyantparaître au balcon… le landau nous attend… dépêchez-vous donc,paresseux…

– Je viens, je viens… »

En deux temps, il remplaçait sa grosse chemisede laine par du linge empesé fin, ses knickers-bockers de montagnepar la jaquette vert-serpent qui, le dimanche, à la musique,tournait la tête à toutes les dames de Tarascon.

Le landau piaffait devant l’hôtel, Sonia déjàinstallée à côté de son frère, plus pâle et creusé de jour en jourmalgré le bienfaisant climat d’Interlaken ; mais, au moment departir, Tartarin voyait régulièrement se lever d’un banc de lapromenade et s’approcher, avec le lourd dandinement d’ours demontagne, deux guides fameux de Grindelwald, Rodolphe Kaufmann etChristian Inebnit, retenus par lui pour l’ascension de la Jungfrauet qui, chaque matin, venaient voir si leur monsieur étaitdisposé.

L’apparition de ces deux hommes aux forteschaussures ferrées, aux vestes de futaine, râpées au dos et surl’épaule par le sac et les cordes d’ascension, leurs faces naïveset sérieuses, les quatre mots de français qu’ils baragouinaientpéniblement en tortillant leurs grands chapeaux de feutre, c’étaitpour Tartarin un véritable supplice. Il avait beau leurdire :

« Ne vous dérangez pas… je vouspréviendrai… »

Tous les jours, il les retrouvait à la mêmeplace et s’en débarrassait par une grosse pièce proportionnée àl’énormité de son remords.

Enchantés de cette façon de « faire laJungfrau », les montagnards empochaient le trinkgeldgravement et reprenaient d’un pas résigné, sous la fine pluie, lechemin de leur village, laissant Tartarin confus et désespéré de safaiblesse. Puis le grand air, les plaines fleuries reflétées auxprunelles limpides de Sonia, le frôlement d’un petit pied contre sabotte au fond de la voiture… Au diable la Jungfrau ! Le hérosne songeait qu’à ses amours, ou plutôt à la mission qu’il s’étaitdonnée de ramener dans le droit chemin cette pauvre petite Sonia,criminelle inconsciente, jetée par dévouement fraternel hors la loiet hors la nature.

C’était le motif qui le retenait à Interlaken,dans le même hôtel que les Wassilief. À son âge, avec son air papa,il ne pouvait songer se faire aimer de cette enfant ;seulement, il la voyait si douce, si bravette, si généreuse enverstous les misérables de son parti, si dévouée pour ce frère, que lesmines sibériennes lui avaient renvoyé le corps rongé d’ulcères,empoisonné de vert-de-gris, condamné à mort par la phtisie plussûrement que par toutes les cours martiales ! Il y avait dequoi s’attendrir, allons !

Tartarin leur proposait de les emmener àTarascon, de les installer dans un bastidon plein de soleil auxportes de la ville, cette bonne petite ville où il ne pleut jamais,où la vie se passe en chansons et en fêtes. Il s’exaltait,esquissait un air de tambourin sur son chapeau, entonnait le gairefrain national sur une mesure de farandole :

Lagadigadeù

La Tarasco, la Tarasco,

Lagadigadeù

La Tarasco de Casteù.

Mais tandis qu’un sourire ironique amincissaitencore les lèvres du malade, Sonia secouait la tête. Ni fêtes nisoleil pour elle, tant que le peuple russe râlerait sous le tyran.Sitôt son frère guéri, – ses yeux navrés disaient autre chose, –rien ne l’empêcherait de retourner là-bas souffrir et mourir pourla cause sacrée.

« Mais, coquin de bon sort ! criaitle Tarasconnais, après ce tyran là, si vous le faites sauter, il enviendra un autre… Il faudra donc recommencer… Et les années sepassent, vé ! le temps du bonheur et des jeunes amours… »Sa façon de dire « amour » à la tarasconnaise, avec lesr et les yeux hors du front, amusait la jeune fille ;puis, sérieuse, elle déclarait qu’elle n’aimerait jamais quel’homme qui délivrerait sa patrie. Oh ! celui-là, fut-il laidcomme Bolibine, plus rustique et grossier que Manilof, elle étaitprête à se donner toute à lui, à vivre à ses côtés en libre grâce,aussi longtemps que durerait sa jeunesse de femme, et que cet hommevoudrait d’elle.

« En libre grâce ! » le motdont se servent les nihilistes pour qualifier ces unions illégalescontractées entre eux par le consentement réciproque. Et de cemariage primitif, Sonia parlait tranquillement, avec son air devierge, en face du Tarasconnais, bon bourgeois, électeur paisible,tout disposé pourtant à finir ses jours auprès de cette adorablefille, dans ledit état de libre grâce, si elle n’y avait misd’aussi meurtrières et abominables conditions.

Pendant qu’ils devisaient de ces chosesextrêmement délicates, des champs, des lacs, des forêts, desmontagnes se déroulaient devant eux et, toujours, à quelquetournant, à travers le frais tamis de cette perpétuelle ondée quisuivait le héros dans ses excursions, la Jungfrau dressait sa cimeblanche comme pour aiguiser d’un remords la délicieuse promenade.On rentrait déjeuner, s’asseoir à l’immense table d’hôte où les Rizet les Pruneaux continuaient leurs hostilités silencieuses dont sedésintéressait absolument Tartarin, assis près de Sonia, veillant àce que Boris n’eût pas de fenêtre ouverte dans le dos, empressé,paternel, mettant à l’air toutes ses séductions d’homme du monde etses qualités domestiques d’excellent lapin de choux.

Ensuite, on prenait le thé chez les Russes,dans le petit salon ouvert au rez-de-chaussée devant un bout dejardin, au bord de la promenade.

Encore une heure exquise pour Tartarin, decauserie intime, à voix basse, pendant que Boris sommeillait sur undivan. L’eau chaude grésillait dans le samovar ; une odeur defleurs mouillées se glissait par l’entrebâillure de la porte avecle reflet bleu des glycines qui l’encadraient. Un peu plus desoleil, de chaleur, et c’était le rêve du Tarasconnais réalisé, sapetite Russe installée là-bas, près de lui, soignant le jardinet dubaobab.

Tout à coup, Sonia tressautait :

« Deux heures !… Et lecourrier ?

– On y va », disait le bonTartarin ; et rien qu’à l’accent de sa voix, au geste résoluet théâtral dont il boutonnait sa jaquette, empoignait sa canne, oneût deviné la gravité de cette démarche en apparence assez simple,aller à la poste restante chercher le courrier des Wassilief.

Très surveillés par l’autorité locale et lapolice russe, les nihilistes, les chefs surtout, sont tenus à decertaines précautions, comme de se faire adresser lettres etjournaux bureau restant, et sur de simples initiales.

Depuis leur installation à Interlaken, Borisse traînant à peine, Tartarin, pour éviter à Sonia l’ennui d’unelongue attente au guichet sous des regards curieux, s’était chargéà ses risques et périls de cette corvée quotidienne. La poste auxlettres n’est qu’à dix minutes de l’hôtel, dans une large etbruyante rue faisant suite à la promenade et bordée de cafés, debrasseries, de boutiques pour les étrangers, étalagesd’alpenstocks, guêtres, courroies, lorgnettes, verres fumés,gourdes, sacs de voyage, qui semblaient là tout exprès pour fairehonte à l’Alpiniste renégat. Des touristes défilaient en caravanes,chevaux, guides, mulets, voiles bleus, voiles verts, avec lebrimbalement des cantines à l’amble des bêtes, les pics ferrésmarquant le pas contre les cailloux ; mais cette fête,toujours renouvelée, le laissait indifférent. Il ne sentait mêmepas la bise fraîche à goût de neige qui venait de la montagne parbouffées, uniquement attentif à dépister les espions qu’ilsupposait sur ses traces.

Le premier soldat d’avant garde, le tirailleurrasant les murs dans la ville ennemie, n’avance pas avec plus deméfiance que le Tarasconnais pendant ce court trajet de l’hôtel àla poste. Au moindre coup de talon sonnant derrière les siens, ils’arrêtait attentivement devant les photographies étalées,feuilletait un livre anglais ou allemand pour obliger le policier àpasser devant lui ; ou bien il se retournait brusquement,dévisageait sous le nez, avec des yeux féroces, une grosse filled’auberge allant aux provisions, ou quelque touriste inoffensif,vieux Pruneau de table d’hôte, qui descendait du trottoir,épouvanté, le prenant pour un fou.

À la hauteur du bureau dont les guichetsouvrent assez bizarrement à même la rue, Tartarin passait etrepassait, guettait les physionomies avant de s’approcher, puiss’élançait, fourrait sa tête, ses épaules, dans l’ouverture,chuchotait quelques mots indistinctement, qu’on lui faisaittoujours répéter, ce qui le mettait au désespoir, et, possesseurenfin du mystérieux dépôt, rentrait à l’hôtel par un grand détourdu côté des cuisines, la main crispée un fond de sa poche sur lepaquet de lettres et de journaux, prêt à tout déchirer, à toutavaler à la moindre alerte.

Presque toujours Manilof et Bolibineattendaient les nouvelles chez leurs amis ; ils ne logeaientpas à l’hôtel pour plus d’économie et de prudence. Bolibine avaittrouvé de l’ouvrage dans une imprimerie, et Manilof, très habileébéniste, travaillait pour des entrepreneurs. Le Tarasconnais neles aimait pas ; l’un le gênait par ses grimaces, ses airsnarquois, l’autre le poursuivait de mines farouches. Puis ilsprenaient trop de place dans le cœur de Sonia.

« C’est un héros ! »disait-elle de Bolibine, et elle racontait que pendant trois ans ilavait imprimé tout seul une feuille révolutionnaire en plein cœurde Pétersbourg. Trois ans sans descendre une fois, sans se montrerà une fenêtre, couchant dans un grand placard où la femme qui lelogeait l’enfermait tous les soirs avec sa presse clandestine.

Et la vie de Manilof, pendant six mois, dansles sous-sols du Palais d’hiver, guettant l’occasion, dormant, lanuit, sur sa provision de dynamite, ce qui finissait par lui donnerd’intolérables maux de tête, des troubles nerveux aggravés encorepar l’angoisse perpétuelle, les brusques apparitions de la policeavertie vaguement qu’il se tramait quelque chose et venant tout àcoup surprendre les ouvriers employés au palais. À ses raressorties, Manilof croisait sur la place de l’Amirauté un délégué duComité révolutionnaire qui demandait tout bas enmarchant :

« Est-ce fait ?

– Non, rien encore… » disait l’autre sansremuer les lèvres.

Enfin, un soir de février, à la même demandedans les mêmes termes, il répondait avec le plus grandcalme :

« C’est fait… »

Presque aussitôt un épouvantable fracasconfirmait ses paroles et, toutes les lumières du palaiss’éteignant brusquement, la place se trouvait plongée dans uneobscurité complète que déchiraient des cris de douleur etd’épouvante, des sonneries de clairons, des galopades de soldats etde pompiers accourant avec des civières.

Et Sonia interrompant son récit :

« Est-ce horrible, tant de vies humainessacrifiées, tant d’efforts, de courage, d’intelligenceinutiles ?… Non, non, mauvais moyens, ces tueries en masse…Celui qu’on vise échappe toujours… Le vrai procédé, le plus humain,serait d’aller au tsar comme vous alliez au lion, bien déterminé,bien armé, se poster à une fenêtre, une portière de voiture… etquand il passerait…

– Bé oui !… certainemain… »disait Tartarin embarrassé, feignant de ne pas saisir l’allusion,et tout de suite il se lançait dans quelque discussionphilosophique, humanitaire, avec un des nombreux assistants. CarBolibine et Manilof n’étaient pas les seuls visiteurs desWassilief. Tous les jours se montraient des figuresnouvelles : des jeunes gens, hommes ou femmes, aux tournuresd’étudiants pauvres, d’institutrices exaltées, blondes et roses,avec le front têtu et le féroce enfantillage de Sonia ; desillégaux, des exilés, quelques-uns même condamnés à mort, ce qui neleur ôtait rien de leur expansion de jeunesse.

Ils riaient, causaient haut, et, la plupartparlant français, Tartarin se sentait vite à l’aise. Ilsl’appelaient « l’oncle », devinaient en lui quelque chosed’enfantin, de naïf, qui leur plaisait. Peut-être abusait-il un peude ses récits de chasse, relevant sa manche jusqu’au biceps pourmontrer sur son bras la cicatrice d’un coup de griffe de panthère,ou faisant tâter sous sa barbe les trous qu’y avaient laissés lescrocs d’un lion de l’Atlas, peut-être aussi se familiarisait-il unpeu trop vite avec les gens, les appelant de leurs petits noms aubout de cinq minutes qu’on était ensemble :

« Écoutez, Dmitri… Vous me connaissezFédor Ivanovitch… » Pas depuis bien longtemps, en toutcas ; mais il leur allait tout de même par sa rondeur, son airaimable, confiant, si désireux de plaire. Ils lisaient des lettresdevant lui, combinaient des plans, des mots de passe pour dérouterla police, tout un côté conspirateur dont s’amusait énormémentl’imagination du Tarasconnais ; et, bien qu’opposé par natureaux actes de violence, il ne pouvait parfois s’empêcher de discuterleurs projets homicides, approuvait, critiquait, donnait desconseils dictés par l’expérience d’un grand chef qui a marché surle sentier de la guerre, habitué au maniement de toutes les armes,aux luttes corps à corps avec les grands fauves.

Un jour même qu’ils parlaient en sa présencede l’assassinat d’un policier poignardé par un nihiliste authéâtre, il leur démontra que le coup avait été mal porté et leurdonna une leçon de couteau :

« Comme ceci, vé ! de basen haut. On ne risque pas de se blesser… »

Et s’animant à sa propre mimique :

« Une supposition, té ! queje tienne votre despote entre quatre-z’yeux, dans une chasse àl’ours. Il est là-bas où vous êtes, Fédor ; moi, ici, près duguéridon, et chacun son couteau de chasse…

« À nous deux, monseigneur, il faut endécoudre… »

Campé au milieu du salon, ramassé sur sesjambes courtes pour mieux bondir, râlant comme un bûcheron ou ungeindre, il leur mimait un vrai combat terminé par son cri detriomphe quand il eut enfoncé l’arme jusqu’à la garde, de bas enhaut, coquin de sort ! dans les entrailles de sonadversaire.

« Voilà comme ça se joue, mespetits ! »

Mais quels remords ensuite, quelles terreurs,lorsque échappé au magnétisme de Sonia et de ses yeux bleus, à lagriserie que dégageait ce bouquet de têtes folies, il se trouvaitseul, en bonnet de nuit, devant ses réflexions et son verre d’eausucrée de tous les soirs.

Différemment, de quoi se mêlait-il ? Cetsar n’était pas son tsar, en définitive, et toutes ces histoiresne le regardaient guère…

Voyez-vous qu’un de ces jours il fut coffré,extradé, livré à la justice moscovite… Boufre ! c’estqu’ils ne badinent pas, tous ces cosaques… Et dans l’obscurité desa chambre d’hôtel, avec cette horrible faculté qu’augmentait laposition horizontale, se développaient devant lui, comme sur un deces « dépliants » qu’on lui donnait aux jours de l’an deson enfance, les supplices variés et formidables auxquels il étaitexposé : Tartarin, dans les mines de vert-de-gris, commeBoris, travaillant de l’eau jusqu’au ventre, le corps dévoré,empoisonné. Il s’échappe, se cache au milieu des forêts chargées deneige, poursuivi par les Tartares et les chiens dressés pour cettechasse à l’homme. Exténué de froid, de faim, il est repris etfinalement pendu entre deux forçats, embrassé par un pope auxcheveux luisants, puant l’eau-de-vie et l’huile de phoque, pendantque là-bas, à Tarascon, dans le soleil, les fanfares d’un beaudimanche, la foule, l’ingrate et oublieuse foule, installeCostecalde rayonnant sur le fauteuil du P. C. A.

C’est dans l’angoisse d’un de ces mauvaisrêves qu’il avait poussé son cri de détresse : « À moi,Bézuquet… » envoyé au pharmacien sa lettre confidentielletoute moite de la sueur du cauchemar. Mais il suffisait du petitbonjour de Sonia vers sa croisée pour l’ensorceler, le rejeterencore dans toutes les faiblesses de l’indécision.

Un soir, revenant du Kursaal à l’hôtel avecles Wassilief et Bolibine, après deux heures de musique exaltante,le malheureux oublia toute prudence, et le « Sonia, je vousaime », qu’il retenait depuis si longtemps, il le prononça enserrant le bras qui s’appuyait au sien.

Elle ne s’émut pas, le fixa toute pâle sous legaz du perron où ils s’arrêtaient : « Eh bien !méritez-moi… » dit-elle avec un joli sourire d’énigme, unsourire remontant sur les fines dents blanches. Tartarin allaitrépondre, s’engager par serment à quelque folie criminelle, quandle chasseur de l’hôtel s’avançant vers lui :

« Il y a du monde pour vous, là-haut… Desmessieurs… on vous cherche.

– On me cherche !… Outre !…pourquoi faire ? »

Et le numéro 1 du dépliant lui apparut :Tartarin coffré, extradé… Certes, il avait peur, mais son attitudefut héroïque. Détaché vivement de Sonia, « Fuyez,sauvez-vous… » lui dit-il d’une voix étouffée. Puis il monta,la tête droite, les yeux fiers, comme à l’échafaud, si émucependant qu’il était obligé de se cramponner à la rampe…

En s’engageant dans le corridor, il aperçutdes gens groupés au fond, devant sa porte, regardant par laserrure, cognant, appelant : « Hé !Tartarin… »

Il fit deux pas, et la bouche sèche :

« C’est moi que vous cherchez,messieurs ?

– Té ! pardi oui, monprésident !… »

Un petit vieux, alerte et sec, habillé de griset qui semblait porter sur sa jaquette, son chapeau, ses guêtres,ses longues moustaches tombantes, toute la poussière du Tour deville, sautait au cou du héros, frottait à ses joues satinées etdouillettes le cuir desséché de l’ancien capitained’habillement.

« Bravida !… pas possible !…Excourbaniès aussi ?… Et là-bas, qui est-ce ?… »

Un bêlement répondit : « Chermaî-aî-aître !… » et l’élève s’avança, cognant aux mursune espèce de longue canne à pêche empaquetée dans le haut, ficeléede papier gris et de toile cirée.

« Hé ! vé ! c’estPascalon… Embrassons-nous, petitot… Mais qu’est-ce qu’ilporte ?… Débarrasse-toi donc !…

– Le papier… ôte le papier !… »soufflait le commandant.

L’enfant roula l’enveloppe d’une main prompte,et l’étendard tarasconnais se déploya aux yeux de Tartarinanéanti.

Les délégués se découvrirent.

« Mon président – la voix de Bravidatremblait solennelle et rude – vous avez demandé la bannière, nousvous l’apportons, té !… »

Le président arrondissait des yeux gros commedes pommes :

« Moi, j’ai demandé ?…

– Comment ! vous n’avez pasdemandé ?

– Ah ! si, parfaitemain… »dit Tartarin subitement éclairé par le nom de Bézuquet.

Il comprit tout, devina le reste, et,s’attendrissant devant l’ingénieux mensonge du pharmacien pour lerappeler au devoir et à l’honneur, il suffoquait, bégayait dans sabarbe courte :

« Ah ! mes enfants, que c’estbon ! quel bien vous me faites…

– Vive le présidain !… »glapit Pascalon, brandissant l’oriflamme.

Le gong d’Excourbaniès retentit, fit roulerson cri de guerre. « Ha ! ha ! ha ! fen dèbrut… » jusque dans les caves de l’hôtel. Des portess’ouvraient, des têtes curieuses se montraient à tous les étages,puis disparaissaient épouvantées devant cet étendard, ces hommesnoirs et velus qui hurlaient des mots étranges, les bras en l’air.Jamais le pacifique hôtel Jungfrau n’avait subi pareil vacarme.

« Entrons chez moi, » fit Tartarinun peu gêné.

Ils tâtonnaient dans la nuit de la chambre,cherchant des allumettes, quand un coup autoritaire frappé à laporte la fit s’ouvrir d’elle-même devant la face rogue, jaune etbouffie de l’hôtelier Meyer. Il allait entrer, mais s’arrêta devantcette ombre où luisaient des yeux terribles, et du seuil, les dentssoirées sur son dur accent tudesque :

« Tâchez de vous tenir tranquilles… ou jevous fais tous ramasser par le police… »

Un grognement de buffle sortit de l’ombre à cemot brutal de « ramasser ». L’hôtelier recula d’un pas,mais jeta encore :

« On sait qui vous êtes, allez ! ona l’œil sur vous, et moi je ne veux plus de monde comme ça dans mamaison.

– Monsieur Meyer, dit Tartarin doucement,poliment, mais très ferme… faites préparer ma note… Ces messieurset moi nous partons demain matin pour la Jungfrau. »

Ô sol natal, ô petite patrie dans lagrande ! rien que d’entendre l’accent tarasconnais frémissantavec l’air du pays aux plis d’azur de la bannière ; voilàTartarin délivré de l’amour et de ses pièges, rendu à ses amis, àsa mission, à la gloire.

Maintenant, zou !…

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