Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

IV

SUR LE BATEAU. – IL PLEUT. – LE HÉROS TARASCONNAIS SALUEDES MANES. – LA VÉRITÉ SUR GUILLAUME TELL. – DÉSILLUSION. –TARTARIN DE TARASCON N’A JAMAIS EXISTÉ. – « TÉ !BOMPARD. »

Il avait laissé la neige au Rigi-Kulm ;en bas, sur le lac, il retrouva la pluie, fine, serrée,indistincte, une vapeur d’eau à travers laquelle les montagness’estompaient, graduées et lointaines, en forme de nuages.

Le « Fœhn » soufflait, faisaitmoutonner le lac où les mouettes volant bas semblaient portées parla vague ; on aurait pu se croire en pleine mer.

Et Tartarin se rappelait sa sortie deMarseille, quinze ans auparavant, lorsqu’il partit pour la chasseau lion, ce ciel sans tache, ébloui de lumière blonde, cette merbleue, mais bleue comme une eau de teinture, rebroussée par lemistral avec de blancs étincellements de salines, et les claironsdes forts, tous les clochers en branle, ivresse, joie, soleil,féerie du premier voyage !

Quel contraste avec ce pont noir de mouillure,presque désert, sur lequel se distinguaient dans la brume, commederrière un papier huilé, quelques passagers vêtus d’ulsters, decaoutchoucs informes, et l’homme de la barre immobile à l’arrière,tout encapuchonné dans son caban, l’air grave et sibyllin au-dessusde cette pancarte en trois langues :

« Défense de parler autimonier. »

Recommandation bien inutile, car personne neparlait à bord du Winkelried, pas plus sur le pont quedans les salons de première et de seconde, bondés de voyageurs auxmines lugubres, dormant, lisant, bâillant, pêle-mêle avec leursmenus bagages semés sur les banquettes.

C’est ainsi qu’on se figure un convoi dedéportés au lendemain d’un coup d’État.

De temps en temps, le beuglement rauque de lavapeur annonçait l’approche d’une station. Un bruit de pas, debagages remués traînait sur le pont. Le rivage sortait de la brume,s’avançait, montrant des pentes d’un vert sombre, des villasgrelottant parmi des massifs inondés, des peupliers en file au bordde routes boueuses le long desquelles de somptueux hôtelss’alignaient avec des lettres d’or sur leurs façades, hôtels Meyer,Müller, du Lac, et des têtes ennuyées apparaissant aux vitresruisselantes.

On abordait le ponton de débarquement, desgens descendaient, montaient, également crottés, trempés etsilencieux. C’était sur le petit port un va-et-vient de parapluies,d’omnibus vite évanouis.

Puis le grand battement des roues faisaitmousser l’eau sous leurs palettes et le rivage fuyait, rentraitdans le vague paysage avec les pensions Meyer, Müller, du Lac, dontles fenêtres, un instant ouvertes, laissaient voir à tous lesétages des mouchoirs agités, des bras tendus qui semblaientdire : « Grâce, pitié, emmenez-nous… si voussaviez… ! »

Parfois, le Winkelried croisait aupassage un autre vapeur avec son nom en lettres noires sur letambour blanc : Germania…, Guillaume Tell…C’était le même pont lugubre, les mêmes caoutchoucs miroitants, lamême traversée lamentable, que le vaisseau fantôme allât dans cesens-ci ou dans celui-là, les mêmes regards navrés, échangés d’unbord a l’autre.

Et dire que tous ces gens voyageaient pourleur plaisir, et qu’ils étaient aussi captifs pour leur plaisir,les pensionnaires des hôtels du Lac, Meyer et Müller !

Ici, comme au Rigi-Kulm, ce qui suffoquaitsurtout Tartarin, ce qui le navrait, le gelait encore plus que lapluie froide et le ciel sans lumière, c’était de ne pouvoir parler.En bas, il avait bien retrouvé des figures de connaissance, lemembre du Jockey avec sa nièce (hum ! hum !…),l’académicien Astier-Réhu et le professeur Schwanthaler, ces deuximplacables ennemis condamnés à vivre côte à côte, pendant un mois,rivés au même itinéraire d’un voyage circulaire Cook, d’autresencore ; mais aucun de ces illustres Pruneaux ne voulaitreconnaître le Tarasconnais, que son passe-montagne, ses outils defer, ses cordes en sautoir distinguaient cependant, poinçonnaientd’une façon toute particulière. Tous semblaient honteux du bal dela veille, de l’entraînement inexplicable où les avait jetés lafougue de ce gros homme.

Seule, Mme Schwanthaler était venue versson danseur, avec sa mine toute rose et riante de petite féeboulotte, et, prenant sa jupe deux doigts comme pour esquisser unpas de menuet : « Ballir… dantsir… très choli… »disait la bonne dame. Était-ce un souvenir qu’elle évoquait, ou latentation de tourner encore en mesure ? C’est qu’elle ne lelâchait pas, et Tartarin, pour échapper à son insistance, remontaitsur le pont, aimant mieux se tremper jusqu’aux os que d’êtreridicule.

Et il en tombait, et le ciel était sale !Pour achever de l’assombrir, toute une bande de « l’Armée duSalut » qu’on venait de prendre à Beckenried, une dizaine degrosses filles à l’air hébété, en robe bleu marine et chapeauxGreenaway, se groupait sous trois énormes parapluies rouges etchantait des versets, accompagnés sur l’accordéon par un homme, uneespèce de David-la-Gamme, long, décharné, les yeux fous.

Ces voix aiguës, molles, discordantes commedes cris de mouettes, roulaient, se traînaient à travers la pluie,la fumée noire de la machine que le vent rabattait. Jamais Tartarinn’avait entendu rien de si lamentable.

À Brunnen, la troupe descendit, laissant lespoches des voyageurs gonflées de petites brochures pieuses ;et presque aussitôt que l’accordéon et les chants de ces pauvreslarves eurent cessé, le ciel se débrouilla, laissa voir quelquesmorceaux de bleu.

Maintenant, on entrait dans le lac d’Uriassombri et resserré entre de hautes montagnes sauvages et, sur ladroite, au pied du Seelisberg, les touristes se montraient le champde Grütli, où Melchtal, Fürst et Stauffacher firent le serment dedélivrer leur patrie.

Tartarin, très ému, se découvritreligieusement sans prendre garde la stupeur environnante, agitamême sa casquette en l’air par trois fois, pour rendre hommage aumânes des héros. Quelques passagers s’y trompèrent, et, poliment,lui rendirent son salut.

Enfin la machine poussa un mugissement enroué,répercuté d’un écho l’autre de l’étroit espace. L’écriteau qu’onaccrochait sur le pont chaque station nouvelle, comme on fait dansles bals publics pour varier les contredanses, annonçaTellsplatte.

On arrivait.

La chapelle est située à cinq minutes dudébarcadère, tout au bord du lac, sur la roche même où GuillaumeTell sauta, pendant la tempête, de la barque de Gessler. Et c’étaitpour Tartarin une émotion délicieuse, pendant qu’il suivait le longdu lac les voyageurs du circulaire Cook, de fouler ce solhistorique, de se rappeler, de revivre les principaux épisodes dugrand drame qu’il connaissait comme sa propre histoire.

De tout temps, Guillaume Tell avait été untype. Quand, à la pharmacie Bézuquet, on jouait aux préférences etque chacun écrivait sous pli cacheté le poète, l’arbre, l’odeur, lehéros, la femme qu’il préférait un de ces papiers portaitinvariablement ceci :

« L’arbre préféré ? – le baobab.

« L’odeur ? – de la poudre.

« L’écrivain ? – FenimoreCooper.

« Ce que j’aurais voulu être ? –Guillaume Tell… »

Et dans la pharmacie, il n’y avait qu’une voixpour s’écrier : « C’est Tartarin ! »

Pensez s’il était heureux et si le cœur luibattait d’arriver devant la chapelle commémorative élevée par lareconnaissance de tout un peuple, il lui semblait que GuillaumeTell, en personne, allait lui ouvrir la porte, encore trempé del’eau du lac, son arbalète et ses flèches à la main.

« On n’entre pas… Je travaille… Ce n’estpas le jour… » cria de l’intérieur une voix forte doublée parla sonorité des voûtes.

« Monsieur Astier-Réhu, de l’AcadémieFrançaise !…

– Herr Doctor ProfessorSchwanthaler !…

– Tartarin de Tarascon !… »

Dans l’ogive au-dessus du portail, le peintre,grimpé sur un échafaudage, parut presque à mi-corps, en blouse detravail, la palette à la main.

« Mon famulus descend vousouvrir, messieurs, dit-il avec une intonation respectueuse.

– J’en étais sûr, pardi ! pensa Tartarin…Je n’avais qu’à me nommer. »

Toutefois il eut le bon goût de se ranger et,modestement, n’entra qu’après tout le monde.

Le peintre, gaillard superbe, la têterutilante et dorée d’un artiste de la Renaissance, reçut sesvisiteurs sur l’escalier de bois qui menait à l’étage provisoireinstallé pour les peintures du haut de la chapelle. Les fresquesreprésentant les principaux épisodes de la vie de Guillaume Tell,étaient terminées, moins une, la scène de la pomme sur la placed’Altorf. Il y travaillait en ce moment, et son jeunefamoulous, – comme il disait, – les cheveux à l’archange,les jambes et les pieds nus sous son sarrau moyen âge, lui posaitl’enfant de Guillaume Tell.

Tous ces personnages archaïques, rouges,verts, jaunes, bleus, empilés plus hauts que nature dans d’étroitesrues, sous des poternes du temps, et faits pour être vus àdistance, impressionnaient les spectateurs un peu tristement, maison était là pour admirer et l’on admira. D’ailleurs, personne n’yconnaissait rien.

« Je trouve cela d’un grandcaractère ! » dit le pontifiant Astier-Réhu, son sac denuit à la main.

Et Schwanthaler, un pliant sous le bras, nevoulant pas être en reste, cita deux vers de Schiller, dont lamoitié resta dans sa barbe de fleuve. Puis les dames s’exclamèrentet, pendant un moment, on n’entendit que des :

« Schön !… oh !schön…

– Yes… lovely…

– Exquis, délicieux… »

On se serait cru chez le pâtisser.

Brusquement une voix éclata, déchira d’unesonnerie de trompette le silence recueilli :

« Mal épaulé, je vous dis… Cette arbalèten’est pas en place… »

On se figure la stupeur du peintre en face del’exorbitant alpiniste qui, le pic en main, le piolet sur l’épaule,risquant d’assommer quelqu’un à chacune de ses voltes nombreuses,lui démontrait par A + B que le mouvement de son Guillaume Telln’était pas juste.

« Et je m’y connais, au mouains…Je vous prie de le croire…

– Vous êtes ?

– Comment ! qui je suis ?… »fit le Tarasconnais tout à fait vexé. Ce n’était donc pas devantlui que la porte avait cédé ; et redressant sa taille :« Allez demander mon nom aux panthères du Zaccar, aux lions del’Atlas, ils vous répondront peut-être. »

Il y eut une reculade, un effarementgénéral.

« Mais, enfin, demanda le peintre, enquoi mon mouvement n’est-il pas juste ?

– Regardez-moi, té ! »

Tombant en arrêt d’un double coup de talon quifit fumer les planches, Tartarin, épaulant son piolet en arbalète,se campa.

« Superbe ! Il a raison… Ne bougezplus… »

Puis au famulus : « Vite, un carton,du fusain. »

Le fait est que le Tarasconnais était àpeindre, trapu, le dos rond, la tête inclinée dans lepasse-montagne en mentonnière de casque et son petit œil flamboyantqui visait le famulus épouvanté.

Imagination, ô magie ! Il se croyait surla place d’Altorf, en face de son enfant, lui qui n’en avait jamaiseu ; une flèche dans le goulot de son arbalète, une autre à saceinture pour percer le cœur du tyran.

Et sa conviction devenait si forte qu’elle secommuniquait autour de lui.

« C’est Guillaume Tell !… »disait le peintre, accroupi sur un escabeau, poussant son croquisd’une main fiévreuse :

« Ah ! monsieur, que ne vous ai-jeconnu plus tôt ! vous m’auriez servi de modèle…

– Vraiment ! vous trouvez quelqueressemblance ?… » fit Tartarin flatté, sans déranger lapose.

Oui, c’est bien ainsi que l’artiste sereprésentait son héros.

« La tête aussi ?

– Oh ! la tête peu importe… »

Le peintre s’écartait, regardait soncroquis : « Un masque viril, énergique, c’est tout cequ’il faut, puisqu’on ne sait rien de Guillaume Tell et queprobablement il n’a jamais existé. »

De stupeur, Tartarin laissa tomber sonarbalète.

« Outre !…[3] Jamaisexisté !… Que me dites-vous là ?

– Demandez à ces messieurs… »

Astier-Réhu solennel, ses trois mentons sur sacravate blanche :

« C’est une légende danoise.

– Isländische… ? affirma Schwanthaler nonmoins majestueux.

– Saxo Grammaticus raconte qu’un vaillantarcher appelé Tobe ou Paltanoke…

– Es ist in der Vilkinasagageschrieben…

Ensemble :

– fut condamné par le roi de Danemark, Haroldaux dents bleues… » | dass der Isländische KönigNecding… »

L’œil fixe, le bras tendu, sans se regarder nise comprendre ils parlaient à la fois, comme en chaire, de ce tondoctoral, despotique, du professeur sûr de n’être jamais contesté,ils s’échauffaient, criant des noms, des dates : Justinger deBerne ! Jean de Winterthur !…

Et peu à peu, la discussion devint générale,agitée, furieuse, parmi les visiteurs. On brandissait des pliants,des parapluies, des valises, et le malheureux artiste allait del’un à l’autre prêchant la concorde, tremblant pour la solidité deson échafaudage. Quand la tempête fut apaisée, il voulut reprendreson croquis et chercher le mystérieux alpiniste, celui dont lespanthères du Zaccar et les lions de l’Atlas seuls auraient pu direle nom ; l’Alpiniste avait disparu.

Il grimpait maintenant à grands pas furieux unpetit chemin à travers des bouleaux et des hêtres vers l’hôtel dela Tellsplatte où le courrier des Péruviens devait passer la nuit,et, sous le coup de sa déception, parlait tout haut, enfonçaitrageusement son alpenstock dans la sente détrempée.

Jamais existé, Guillaume Tell ! GuillaumeTell, une légende ! Et c’est le peintre chargé de décorer laTellsplatte qui lui disait cela tranquillement. Il lui en voulaitcomme d’un sacrilège, il en voulait aux savants, à ce siècle nieur,démolisseur, impie, qui ne respecte rien, ni gloire ni grandeur,coquin de sort !

Ainsi, dans deux cents, trois cents ans,lorsqu’on parlerait de Tartarin il se trouverait des Astier-Réhu,des Schwanthaler pour soutenir que Tartarin n’avait jamais existé,une légende provençale ou barbaresque ! Il s’arrêta suffoquépar l’indignation et la raide montée, s’assit sur un bancrustique.

On voyait de là le lac entre les branches, lesmurs blancs de la chapelle comme un mausolée neuf. Un mugissementde vapeur, avec le clapotis de l’abordage, annonçait encorel’arrivée de nouveaux visiteurs. Ils se groupaient au bord de l’eaule Guide en main, s’avançaient avec des gestes recueillis, des brastendus qui racontaient la légende. Et tout à coup, par un brusquerevirement d’idées, le comique de la chose lui apparut.

Il se représentait toute la Suisse historiquevivant sur ce héros imaginaire, élevant des statues, des chapellesen son honneur sur les placettes des petites villes et dans lesmusées des grandes, organisant des fêtes patriotiques où l’onaccourait, bannières en tête, de tous les cantons ; et desbanquets, des toasts, des discours, des hurrahs, des chants, leslarmes gonflant les poitrines, tout cela pour le grand patriote quetous savaient n’avoir jamais existé.

Vous parlez de Tarascon, en voilà unetarasconnade, et comme jamais, là-bas, il ne s’en est inventé depareille !

Remis en belle humeur, Tartarin gagna enquelques solides enjambées la grand’route de Fluelen au bord delaquelle l’hôtel de la Tellsplatte étale sa longue façade à voletsverts. En attendant la cloche du dîner, les pensionnairesmarchaient de long en large devant une cascade en rocaille, sur laroute ravinée où s’alignaient des berlines, brancards à terre,parmi les flaques d’eau mirées d’un couchant couleur de cuivre.

Tartarin s’informa de son homme. On lui appritqu’il était à table :

« Menez-moi vers lui, zou ! »et ce fut dit d’une telle autorité que, malgré la respectueuserépugnance qu’on témoignait pour déranger un si importantpersonnage, une servante mena l’Alpiniste par tout l’hôtel, où sonpassage souleva quelque stupeur, vers le précieux courrier,mangeant à part, dans une petite salle sur la cour.

« Monsieur, dit Tartarin en entrant, sonpiolet sur l’épaule, excusez-moi si… »

Il s’arrêta stupéfait, pendant que lecourrier, long, sec, la serviette au menton dans le nuage odorantd’une assiettée de soupe chaude, lâchait sa cuillère.

« Vé ! MonsieurTartarin…

– Té Bompard. »

C’était Bompard, l’ancien gérant du Cercle,bon garçon, mais affligé d’une imagination fabuleuse quil’empêchait de dire un mot de vrai et l’avait fait surnommer àTarascon : l’Imposteur. Qualifié d’imposteur, à Tarascon,jugez ce que cela doit être ! Et voilà le guide incomparable,le grimpeur des Alpes, de l’Himalaya, des monts de laLune !

« Oh ! alors, je comprends… »fit Tartarin un peu déçu mais joyeux quand même de retrouver unefigure du pays et le cher, le délicieux accent du Cours.

« Différemment, monsieur Tartarin, vousdînez avec moi, qué ? »

Tartarin s’empressa d’accepter, savourant leplaisir de s’asseoir une petite table intime, deux couverts face àface, sans le moindre compotier litigieux, de pouvoir trinquer,parler en mangeant, et en mangeant d’excellentes choses, soignéeset naturelles, car MM. les courriers sont admirablementtraités par les aubergistes, servis part, des meilleurs vins et demets d’extra.

Et il y en eut des « au moins »,« pas moins », « différemment » !

« Alors, mon bon, c’est vous quej’entendais cette nuit, là-haut, sur la plate-forme ?…

– Et ! parfaitemain… Je faisaisadmirer à ces demoiselles… C’est beau, pas vrai, ce soleil levantsur les Alpes ?

– Superbe ! » fit Tartarin, d’abordsans conviction, pour ne pas le contrarier, mais emballé au boutd’une minute ; et c’était étourdissant d’entendre les deuxTarasconnais célébrer avec enthousiasme les splendeurs qu’ondécouvre du Rigi. On aurait dit Joanne alternant avec Baedeker.

Puis, à mesure que le repas avançait, laconversation devenait plus intime, pleine de confidences,d’effusions, de protestations qui mettaient de bonnes larmes dansleurs yeux de Provence, brillants et vifs, gardant toujours en leurfacile émotion une pointe de farce et de raillerie. C’est par làseulement que les deux amis se ressemblaient ; l’un aussi sec,mariné, tanné, couturé de ces fronces spéciales aux grimes deprofession, que l’autre était petit, râblé, de teint lisse et desang reposé.

Il en avait tant vu ce pauvre Bompard, depuisson départ du Cercle :

cette imagination insatiable qui l’empêchaitde tenir en place l’avait roulé sous tant de soleils, de fortunesdiverses ! Et il racontait ses aventures, dénombrait toutesles belles occasions de s’enrichir qui lui avaient craqué, là, dansla main, comme sa dernière invention d’économiser au budget de laguerre la dépense des godillots…

« Savez-vous comment ?… Oh !mon Dieu, c’est bien simple… en faisant ferrer les pieds desmilitaires.

– Outre !… » dit Tartarinépouvanté.

Bompard continuait, toujours très calme, aveccet air fou à froid qu’il avait :

« Une grande idée, n’est-ce pas ?Eh ! bé, au ministère, ils ne m’ont seulement pas répondu…Ah ! mon pauvre monsieur Tartarin, j’en ai eu de mauvaismoments, j’en ai mangé du pain de misère, avant d’être entré auservice de la Compagnie…

– La Compagnie ? »

Bompard baissa la voix discrètement.

« Chut ! tout à l’heure, pasici… » Puis reprenant son intonation naturelle :« Et autrement, vous autres, à Tarascon, qu’est-ce qu’onfait ? Vous ne m’avez toujours pas dit ce qui vous amène dansnos montagnes… »

Ce fut à Tartarin de s’épancher. Sans colère,mais avec cette mélancolie de déclin, cet ennui dont sont atteintsen vieillissant les grands artistes, les femmes très belles, tousles conquérants de peuples et de cœurs, il dit la défection de sescompatriotes, le complot tramé pour lui enlever la présidence, etle parti qu’il avait pris de faire acte d’héroïsme, une grandeascension, la bannière tarasconnaise plus haut qu’on ne l’avaitjamais plantée, de prouver enfin aux alpinistes de Tarascon qu’ilétait toujours digne… toujours digne… L’émotion l’étreignait, ildut se taire, puis :

« Vous me connaissez,Gonzague… »

Et rien ne saurait rendre ce qu’il mettaitd’effusion, de caresse rapprochante, dans ce prénom troubadouresquede Bompard. C’était comme une façon de serrer ses mains, de se lemettre plus près du cœur…

« Vous me connaissez, qué ! voussavez si j’ai boudé quand il s’est agi de marcher au lion ;et, pendant la guerre, quand nous avons organisé ensemble ladéfense du Cercle… »

Bompard hocha la tête avec une mimiqueterrible ; il croyait y être encore.

« Eh bien ! mon bon, ce que leslions, ce que les canons Krupp n’avaient pu faire, les Alpes y sontarrivées… J’ai peur.

– Ne dites pas cela, Tartarin !

– Pourquoi ? fit le héros avec une grandedouceur… Je le dis, parce que cela est… »

Et tranquillement, sans pose, il avoual’impression que lui avait faite le dessin de Doré, cettecatastrophe du Cervin restée dans ses yeux. Il craignait des périlspareils ; et c’est ainsi qu’entendant parler d’un guideextraordinaire, capable de les lui éviter, il était venu se confierà lui.

Du ton le plus naturel, il ajouta :

« Vous n’avez jamais été guide, n’est-cepas, Gonzague ?

– Hé ! si, répondit Bompard en souriant…Seulement je n’ai pas fait tout ce que j’ai raconté…

– Bien entendu ! » approuvaTartarin.

Et l’autre entre ses dents :

« Sortons un moment sur la route, nousserons plus libres pour causer. »

La nuit venait, un souffle tiède, humide,roulait des flocons noirs sur le ciel où le couchant avait laisséde vagues poussières grises.

Ils allaient à mi-côte, dans la direction deFluelen, croisant des ombres muettes de touristes affamés quirentraient à l’hôtel, ombres eux-mêmes, sans parler, jusqu’au longtunnel qui coupe la route, ouvert de baies en terrasse du côté dulac.

« Arrêtons-nous ici… » entonna lavoix creuse de Bompard, qui résonna sous la voûte comme un coup decanon. Et assis sur le parapet, ils contemplèrent l’admirable vuedu lac, des dégringolades de sapins et de hêtres, noirs, serrés, enpremier plan, derrière, des montagnes plus hautes, aux sommets envagues, puis d’autres encore d’une confusion bleuâtre comme desnuées ; au milieu la traînée blanche, peine visible, d’unglacier figé dans les creux, qui tout à coup s’illuminait de feuxirisés, jaunes, rouges, verts. On éclairait la montagne de flammesde bengale.

De Fluelen, des fusées montaient, s’égrenaienten étoiles multicolores, et des lanternes vénitiennes allaient,venaient sur le lac dont les bateaux restaient invisibles,promenant de la musique et des gens de fête.

Un vrai décor de féerie dans l’encadrement desmurs de granit, réguliers et froids, du tunnel.

« Quel drôle de pays, pas moins, quecette Suisse… » s’écria Tartarin.

Bompard se mit à rire.

« Ah ! vaï, la Suisse…D’abord, il n’y en a pas de Suisse ! »

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