Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

V

CONFIDENCES SOUS UN TUNNEL.

« La Suisse, à l’heure qu’il est,vé ! monsieur Tartarin, n’est plus qu’un vasteKursaal, ouvert de juin en septembre, un casino panoramique, oùl’on vient se distraire des quatre parties du monde et qu’exploiteune compagnie richissime à centaines de millions de milliasses, quia son siège à Genève et à Londres. Il en fallait de l’argent,figurez-vous bien, pour affermer, peigner et pomponner tout ceterritoire, lacs, forêts, montagnes et cascades, entretenir unpeuple d’employés, de comparses, et sur les plus hautes cimesinstaller des hôtels mirobolants, avec gaz, télégraphes,téléphones !…

– C’est pourtant vrai, songe tout hautTartarin qui se rappelle le Rigi.

– Si c’est vrai !… Mais vous n’avez rienvu… Avancez un peu dans le pays, vous ne trouverez pas un coin quine soit truqué, machin comme les dessous de l’Opéra ; descascades éclairées à giorno, des tourniquets à l’entrée desglaciers, et, pour les ascensions, des tas de chemins de ferhydrauliques ou funiculaires. Toutefois, la Compagnie, songeant àsa clientèle d’Anglais et d’Américains grimpeurs, garde à quelquesAlpes fameuses, la Jungfrau, le Moine, le Finsteraarhorn, leurapparence dangereuse et farouche, bien qu’en réalité, il n’y aitpas plus de risques là qu’ailleurs.

– Pas moins, les crevasses, mon bon, ceshorribles crevasses… Si vous tombez dedans ?

– Vous tombez sur la neige, monsieur Tartarin,et vous ne vous faites pas de mal ; il y a toujours en bas, aufond, un portier, un chasseur, quelqu’un qui vous relève, vousbrosse, vous secoue et gracieusement s’informe :« Monsieur n’a pas de bagages ?…

– Qu’est-ce que vous me chantez là,Gonzague ? »

Et Bompard redoublant de gravité :

« L’entretien de ces crevasses est unedes plus grosses dépenses de la Compagnie. »

Un moment de silence sous le tunnel dont lesenvirons sont accalmis.

Plus de feux variés, de poudre en l’air, debarques sur l’eau ; mais la lune s’est levée et fait un autrepaysage de convention, bleuâtre, fluidique, avec des pans d’uneombre impénétrable…

Tartarin hésite à croire son compagnon surparole. Pourtant il réfléchit à tout ce qu’il a vu déjàd’extraordinaire en quatre jours, le soleil du Rigi, la farce deGuillaume Tell ; et les inventions de Bompard lui paraissentd’autant plus vraisemblables que dans tout Tarasconnais le hâbleurse double d’un gobeur.

« Différemment, mon bon ami, commentexpliquez-vous ces catastrophes épouvantables… celle du Cervin, parexemple !…

– Il y a seize ans de cela, la Compagnien’était pas constituée, monsieur Tartarin.

– Mais, l’année dernière encore, l’accident duWetterhorn, ces deux guides ensevelis avec leursvoyageurs !…

– Il faut bien, té, pardi !… pour amorcerles alpinistes… Une montagne où l’on ne s’est pas un peu cassé latête, les Anglais n’y viennent plus… Le Wetterhorn périclitaitdepuis quelque temps ; avec ce petit fait-divers, les recettesont remonté tout de suite.

– Alors, les deux guides ?…

– Se portent aussi bien que lesvoyageurs ; on les a seulement fait disparaître, entretenus àl’étranger pendant six mois… Une réclame qui coûte cher, mais laCompagnie est assez riche pour s’offrir cela.

– Écoutez, Gonzague… »

Tartarin s’est levé, une main sur l’épaule del’ancien gérant :

« Vous ne voudriez pas qu’il m’arrivâtmalheur, qué ?… Eh bien ! parlez-moifranchement… vous connaissez mes moyens comme alpiniste, ils sontmédiocres.

– Très médiocres, c’est vrai !

– Pensez-vous cependant que je puisse, sanstrop de danger, tenter l’ascension de la Jungfrau ?

– J’en répondrais, ma tête dans le feu,monsieur Tartarin… Vous n’avez qu’à vous fier au guide,vé !

– Et si j’ai le vertige ?

– Fermez les yeux.

– Si je glisse ?

– Laissez-vous faire… C’est comme au théâtre…Il y a des praticables… On ne risque rien…

– Ah ! si je vous avais là pour me ledire, pour me le répéter… Allons, mon brave, un bon mouvement,venez avec moi… »

Bompard ne demanderait pas mieux,pécaïré ! mais il a ses Péruviens sur les bras jusqu’à la finde la saison ; et comme son ami s’étonne de lui voir accepterces fonctions de courrier, de subalterne :

« Que voulez-vous, monsieurTartarin ?… C’est dans notre engagement… La Compagnie a ledroit de nous employer comme bon lui semble. »

Le voilà comptant sur ses doigts tous sesavatars divers depuis trois ans… guide dans l’Oberland, joueur decor des Alpes, vieux chasseur de chamois, ancien soldat de CharlesX, pasteur protestant sur les hauteurs…

« Quès aco ? » demande Tartarinsurpris.

Et l’autre de son air tranquille :

« Bé ! oui. Quand vous voyagez dansla Suisse allemande, des fois vous apercevez à des hauteursvertigineuses un pasteur prêchant en plein air, debout sur uneroche ou dans une chaire rustique en tronc d’arbre. Quelquesbergers, fromagers, à la main leurs bonnets de cuir, des femmescoiffées et costumées selon le canton, se groupent autour avec desposes pittoresques ; et le paysage est joli, des pâturagesverts ou frais moissonnés, des cascades jusqu’à la route et destroupeaux aux lourdes cloches sonnant à tous les degrés de lamontagne. Tout ça, vé ! c’est du décor, de lafiguration.

« Seulement, il n’y a que les employés dela Compagnie, guides, pasteurs, courriers, hôteliers qui soientdans le secret, et leur intérêt est de ne pas l’ébruiter de peurd’effaroucher la clientèle. »

L’Alpiniste reste abasourdi, muet, le comblechez lui de la stupéfaction. Au fond, quelque doute qu’il ait de lavéracité de Bompard, il se sent rassuré, plus calme sur lesascensions alpestres, et bientôt l’entretien se fait joyeux. Lesdeux amis parlent de Tarascon, de leurs bonnes parties de rired’autrefois, quand on était plus jeune.

« À propos de galéjade[4], dit subitement Tartarin, ils m’en ontfait une bien bonne au Rigi-Kulm… Figurez-vous que ce matin… »et il raconte la lettre piquée à sa glace, la récite avecemphase :

« Français du diable… C’est unemystification, qué ?…

– On ne sait pas… Peut-être… » ditBompard qui semble prendre la chose plus sérieusement que lui. Ils’informe si Tartarin, pendant son séjour au Rigi, n’a eud’histoire avec personne, n’a pas dit un mot de trop.

« Ah ! vaï, un mot detrop ! Est-ce qu’on ouvre seulement la bouche avec tous cesAnglais, Allemands, muets comme des carpes sous prétexte de bonnetenue ! »

À la réflexion, pourtant ; il se souvientd’avoir rivé son clou, et vertement, à une espèce de Cosaque, uncertain Mi… Milanof.

« Manilof, corrige Bompard.

– Vous le connaissez ?… De vous à moi, jecrois que ce Manilof m’en voulait à cause d’une petite Russe…

– Oui, Sonia… murmure Bompard soucieux…

– Vous la connaissez aussi ? Ah !mon ami, la perle fine, le joli petit perdreau gris !

– Sonia de Wassilief… C’est elle qui a tuéd’un coup de revolver, en pleine rue, le général Felianine, leprésident du Conseil de guerre qui avait condamné son frère à ladéportation perpétuelle. »

Sonia assassin ! cette enfant, cetteblondinette… Tartarin ne veut y croire. Mais Bompard précise, donnedes détails sur l’aventure, du reste bien connue. Depuis deux ansSonia habite Zurich, où son frère Boris, échappé de Sibérie, estvenu la rejoindre, la poitrine perdue ; et, tout l’été, ellele promène au bon air dans la montagne. Le courrier les a souventrencontrés, escortés d’amis qui sont tous des exilés, desconspirateurs. Les Wassilief, très intelligents, très énergiques,ayant encore quelque fortune, sont à la tête du parti nihilisteavec Bolibine, l’assassin du préfet de police, et ce Manilof qui,l’an dernier, a fait sauter le palais d’hiver.

« Boufre ! dit Tartarin, ona de drôles de voisins au Rigi. »

Mais en voilà bien d’une autre. Bompard neva-t-il pas s’imaginer que la fameuse lettre est venue de cesjeunes gens ; il reconnaît les procédés nihilistes. Le czar,tous les matins, trouve de ces avertissements, dans son cabinet,sous sa serviette…

« Mais enfin, dit Tartarin en pâlissant,pourquoi ces menaces ? Qu’est-ce que je leur aifait ? »

Bompard pense qu’on l’a pris pour unespion.

« Un espion, moi !

– Bé oui ! »

Dans tous les centres nihilistes, à Zurich, àLausanne, Genève, la Russie entretient à grands frais une nombreusesurveillance ; depuis quelque temps même, elle a engagél’ancien chef de la police impériale française avec une dizaine deCorses qui suivent et observent tous les exilés russes, se serventde mille déguisements pour les surprendre. La tenue de l’Alpiniste,ses lunettes, son accent, il n’en fallait pas plus pour leconfondre avec un de ces agents.

« Coquin de sort ! vous m’y faitespenser, dit Tartarin… ils avaient tout le temps sur leurs talons unsacré ténor italien… Ce doit être un mouchard bien sûr…Différemment, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

– Avant tout, ne plus vous trouver sur lechemin de ces gens là, puisqu’on vous prévient qu’il vousarriverait malheur.

– Ah ! vaï, malheur… Le premierqui m’approche, je lui fends la tête avec mon piolet. »

Et dans l’ombre du tunnel les yeux duTarasconnais s’enflamment. Mais Bompard, moins rassuré que lui,sait que la haine de ces nihilistes est terrible, s’attaque endessous, creuse et trame. On a beau être un lapin comme leprésident, allez donc vous méfier du lit d’auberge où l’on couche,de la chaise où l’on s’assied, de la rampe de paquebot qui céderatout à coup pour une chute mortelle. Et les cuisines préparées, leverre enduit d’un poison invisible.

« Prenez garde au kirsch de votre gourde,au lait mousseux que vous apporte le vacher en sabots. Ils nereculent devant rien, je vous dis.

– Alors, quoi ? Je suisfichu ! » gronde Tartarin ; puis saisissant la mainde son compagnon :

« Conseillez-moi, Gonzague. »

Après une minute de réflexion, Bompard luitrace son programme.

Partir le lendemain de bonne heure, traverserle lac, le col du Brünig, coucher le soir à Interlaken. Le joursuivant Grindelwald et la petite Scheideck. Le surlendemain, laJungfrau ! Puis, en route pour Tarascon, sans perdre uneheure, sans se retourner.

« Je partirai demain, Gonzague… »fait le héros d’une voix mâle avec un regard d’effroi au mystérieuxhorizon que recouvre la pleine nuit, au lac qui semble recéler pourlui toutes les trahisons dans son calme glacé de pâles reflets…

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