Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

XIII

LA CATASTROPHE.

Par une nuit noire, noire, sans lune, sansétoile, sans ciel, sur la blancheur tremblotante d’une immensepente de neige, lentement se déroule une longue corde où des ombrescraintives et toutes petites sont attachées à la file, précédées, àcent mètres, d’une lanterne en tache rouge presque au ras du sol.Des coups de piolet sonnant dans la neige dure, le roulement desglaçons détachés dérangent seuls le silence du névé oùs’amortissent les pas de la caravane ; puis de minute enminute un cri, une plainte étouffée, la chute d’un corps sur laglace et, tout de suite, une grosse voix qui répond du bout de lacorde : « Allez doucement de tomber, Gonzague. » Carle pauvre Bompard s’est décidé à suivre son ami Tartarin jusqu’ausommet du Mont-Blanc.

Depuis deux heures du matin – il en est quatreà la montre à répétition du président – le malheureux courriers’avance à tâtons, vrai forçat la chaîne, traîné, poussé, vacillantet bronchant, contraint de retenir les exclamations diverses quelui arrache sa mésaventure, l’avalanche guettant de tous côtés etle moindre ébranlement, une vibration un peu forte de l’aircristallin, pouvant déterminer des tombées de neige ou de glace.Souffrir en silence, quel supplice pour un homme deTarascon !

Mais la caravane a fait halte, Tartarins’informe, on entend une discussion à voix basse, des chuchotementsanimés : « C’est votre compagnon qui ne veut plusavancer… » répond le Suédois. L’ordre de marche est rompu, lechapelet humain se détend, revient sur lui-même, et les voilà tousau bord d’une énorme crevasse, ce que les montagnards appellent une« roture ». On a franchi les précédentes l’aide d’uneéchelle mise en travers et qu’on passe sur les genoux ; ici,la crevasse est beaucoup trop large et l’autre bord se dresse enhauteur de quatre-vingts à cent pieds. Il s’agit de descendre aufond du trou qui se rétrécit, à l’aide de marches creusées aupiolet, et de remonter pareillement. Mais Bompard s’y refuse avecobstination.

Penché sur le gouffre que l’ombre faitparaître insondable, il regarde s’agiter dans une buée la petitelanterne des guides préparant le chemin. Tartarin, peu rassurélui-même, se donne du courage en exhortant son ami :« Allons, Gonzague, zou !» et, tout bas, il le sollicited’honneur, invoque Tarascon, la bannière, le Club des Alpines…

« Ah ! vaï, le Club… jen’en suis pas », répond l’autre cyniquement.

Alors Tartarin lui explique qu’on lui poserales pieds que rien n’est plus facile.

« Pour vous, peut-être, mais pas pourmoi…

– Pas moins, vous disiez que vous aviezl’habitude…

– Bé oui ! certainement, l’habitude… maislaquelle ? J’en ai tant… l’habitude de fumer, de dormir…

– De mentir, surtout, interrompt leprésident…

– D’exagérer, allons ! » dit Bompardsans s’émouvoir le moins du monde.

Cependant, après bien des hésitations, lamenace de le laisser là tout seul le décide à descendre lentement,posément, cette terrible échelle de meunier… Remonter est plusdifficile, sur l’autre paroi droite et lisse comme un marbre etplus haute que la tour du roi René Tarascon. D’en bas, la clignantelumière des guides semble un ver luisant en marche, il faut sedécider, pourtant ; la neige sous les pieds, n’est pas solide,des glouglous de fonte et d’eau circulante s’agitent autour d’unelarge fissure qu’on devine plutôt qu’on ne la voit, au pied du murde glace, et qui souffle son haleine froide d’abîme souterrain.

– Allez doucement de tomber,Gonzague !…

Cette phrase, que Tartarin profère d’uneintonation attendrie, presque suppliante, emprunte unesignification solennelle à la position respective desascensionnistes, cramponnés maintenant des pieds et des mains, lesuns au-dessous des autres, liés par la corde, et par la similitudede leurs mouvements, si bien que la chute ou la maladresse d’unseul les mettrait tous en danger. Et quel danger, coquin desort ! Il suffit d’entendre rebondir et dégringoler les débrisde glaçons avec l’écho de la chute par les crevasses et les dessousinconnus pour imaginer quelle gueule de monstre vous guette et voushapperait au moindre faux pas.

Mais qu’y a-t-il encore ? Voilà que lelong Suédois qui précède justement Tartarin s’est arrêté et touchede ses talons ferrés la casquette du P. C. A. Les guides ont beaucrier : « En avant !… » et le président :« Avancez donc, jeune homme… » Rien ne bouge. Dressé deson long, accroché d’une main négligente, le Suédois se penche etle jour levant effleure sa barbe grêle, éclaire la singulièreexpression de ses yeux dilatés, pendant qu’il fait signe àTartarin :

« Quelle chute, hein, si onlâchait !…

– Outre ! Je crois bien… vous nousentraîneriez tous… Montez donc !… »

L’autre continue, immobile :

« Belle occasion pour en finir avec lavie, rentrer au néant par les entrailles de la terre, rouler decrevasse en crevasse comme ceci que je détache de mon pied… »Et il s’incline effroyablement pour suivre le quartier de glace quirebondit et sonne sans fin dans la nuit.

« Malheureux ! prenez garde… »crie Tartarin blême d’épouvante ; et, désespérément cramponnéà la paroi suintante, il reprend d’une chaude ardeur son argumentde la veille en faveur de l’existence : « Elle a du bon,que diantre !… À votre âge, un beau garçon comme vous… vous necroyez donc pas à l’amour, qué ? »

Non, le Suédois n’y croit pas. L’amour idéalest un mensonge des poètes ; l’autre, un besoin qu’il n’ajamais ressenti…

« Bé oui ! bé oui !… C’est vraique les poètes sont un peu de Tarascon, ils en disent toujours plusqu’il n’y en a ; mais, pas moins, c’est gentil lefemellan, comme on appelle les dames chez nous. Puis, on ades enfants, des jolis mignons qui vous ressemblent.

– Ah ! oui, les enfants, une source dechagrins. Depuis qu’elle m’a eu, ma mère n’a cessé de pleurer.

– Écoutez, Otto, vous me connaissez, mon bonami… »

Et de toute l’expansion valeureuse de son âme,Tartarin s’épuise ranimer, à frictionner à distance cette victimede Schopenhauer et de Hartmann, deux polichinelles qu’il voudraittenir au coin d’un bois, coquin de sort ! pour leur fairepayer tout le mal qu’ils ont fait la jeunesse…

Qu’on se représente, pendant cette discussionphilosophique, la haute muraille de glace, froide, glauque,ruisselante, frôlée d’un rayon pâle, et cette brochée de corpshumains plaqués dessus en échelons, avec les sinistresgargouillements qui montent des profondeurs béantes et blanchâtres,les jurons des guides, leurs menaces de se détacher et d’abandonnerleurs voyageurs. À la fin, Tartarin, voyant que nul raisonnement nepeut convaincre ce fou, dissiper son vertige de mort, lui suggèrel’idée de se jeter de la pointe extrême du Mont-Blanc…

À la bonne heure, ça vaudrait la peine delà-haut ? Une belle fin dans les éléments… Mais ici, au fondd’une cave… Ah ! vaï, quellefoutaise !… Il y met tant d’accent, à la fois brusqueet persuasif, une telle conviction, que le Suédois se laissevaincre ; et les voilà enfin, un par un, en haut de cetteterrible roture.

On se détache, on fait halte pour boire uncoup et casser une croûte.

Le jour est venu. Un jour froid et blême surun cirque grandiose de pics, de flèches, dominés par le Mont-Blancencore à quinze cents mètres. Les guides à part gesticulent et seconcertent avec des hochements de tête. Sur le sol tout blanc,lourds et ramassés, le dos rond dans leur veste brune, on diraitdes marmottes prêtes à remiser pour l’hiver. Bompard et Tartarin,inquiets, transis, ont laissé le Suédois manger tout seul et sesont approchés au moment où le guide-chef disait d’un airgrave :

« C’est qu’il fume sa pipe, il n’y a pasà dire que non.

– Qui donc fume sa pipe ? demandaTartarin.

– Le Mont-Blanc, monsieur,regardez. »

Et l’homme montre tout au bout de la hautecime, comme une aigrette, une fumée blanche qui va versl’Italie.

« Et autrement, mon bon ami, quand leMont-Blanc fume sa pipe, qu’est-ce que cela veut dire ?

– Ça veut dire, monsieur, qu’il fait un ventterrible au sommet, une tempête de neige qui sera sur nous avantlongtemps. Et dame ! c’est dangereux.

– Revenons » dit Bompardverdissant ; et Tartarin ajoute :

« Oui, oui, certainemain, pas desot amour-propre ! »

Mais le Suédois s’en mêle ; il a payépour qu’on le mène au Mont-Blanc, rien ne l’empêchera d’y aller. Ily montera seul, si personne ne l’accompagne. « Lâches !lâches ! » ajoute-t-il tourné vers les guides, et il leurrépète l’injure de la même voix de revenant dont il s’excitait toutà l’heure au suicide.

« Vous allez bien voir si nous sommes deslâches… Qu’on s’attache, et en route ! » s’écrie leguide-chef. Cette fois, c’est Bompard qui proteste énergiquement.Il en a assez, il veut qu’on le ramène, Tartarin l’appuie avecvigueur :

« Vous voyez bien que ce jeune homme estfou !… » s’écrie-t-il en montrant le Suédois déjà parti àgrandes enjambées sous les floches de neige que le vent commence àchasser de toutes parts. Mais rien n’arrêtera plus ces hommes quel’on a traités de lâches. Les marmottes se sont réveillées,héroïques, et Tartarin ne peut obtenir un conducteur pour leramener avec Bompard aux Grands-Mulets.

D’ailleurs, la direction est simple :trois heures de marche en comptant un écart de vingt minutes pourtourner la grande roture si elle les effraie à passer toutseuls.

« Outre, oui, qu’elle nouseffraie !… » fait Bompard sans pudeur aucune, et les deuxcaravanes se séparent.

À présent, les Tarasconnais sont seuls. Ilsavancent avec précaution sur le désert de neige, attachés à la mêmecorde, Tartarin en avant, tâtant de son piolet gravement, pénétréde la responsabilité qui lui incombe, y cherchant un réconfort.

« Courage ! du sang-froid !…Nous nous en tirerons !… » crie-t-il chaque instant àBompard. Ainsi l’officier, dans la bataille, chasse la peur qu’ila, en brandissant son épée et criant à ses hommes :

« En avant, s… n… de D… ! toutes lesballes ne tuent pas ! »

Enfin les voilà au bout de cette horriblecrevasse. D’ici au but, ils n’ont plus d’obstacles biengraves ; mais le vent souffle, les aveugle de tourbillonsneigeux. La marche devient impossible sous peine de s’égarer.

« Arrêtons-nous un moment, » ditTartarin. Un sérac de glace gigantesque leur creuse un abri à sabase ; ils s’y glissent, étendent la couverture doublée decaoutchouc du président, et débouchent la gourde de rhum, seuleprovision que n’aient pas emportée les guides.

Il s’ensuit alors un peu de chaleur et debien-être, tandis que les coups de piolet, toujours plus faiblessur la hauteur, les avertissent du progrès de l’expédition. Celarésonne au cœur du P. C. A. comme un regret de n’avoir pas fait leMont-Blanc jusqu’aux cimes.

« Qui le saura ? riposte Bompardcyniquement. Les porteurs ont conservé la bannière ; deChamonix on croira que c’est vous.

– Vous avez raison, l’honneur de Tarascon estsauf… » conclut Tartarin d’un ton convaincu.

Mais les éléments s’acharnent, la bise enouragan, la neige par paquets. Les deux amis se taisent, hantésd’idées sinistres, ils se rappellent l’ossuaire sous la vitrine duvieil aubergiste, ses récits lamentables, la légende de ce touristeaméricain qu’on a retrouvé pétrifié de froid et de faim, tenantdans sa main crispée un carnet où ses angoisses étaient écritesjusqu’à la dernière convulsion qui fit glisser le crayon et dévierla signature.

« Avez-vous un carnet,Gonzague ? »

Et l’autre, qui comprend sansexplications :

« Ah ! vaï, un carnet… Sivous croyez que je vais me laisser mourir comme cet Américain…Vite, allons-nous-en, sortons d’ici.

– Impossible… Au premier pas nous serionsemportés comme une paille, jetés dans quelque abîme.

– Mais alors, il faut appeler, l’auberge n’estpas loin… »

Et Bompard à genoux, la tête hors du sérac,dans la pose d’une bête au pâturage et mugissante, hurle :« Au secours ! au secours ! à moi !

– Aux armes !… » crie à son tourTartarin de son creux le plus sonore que la grotte répercute entonnerre.

Bompard lui saisit le bras :« Malheureux, le sérac !… » Positivement tout lebloc a tremblé ; encore un souffle et cette masse de glaçonsaccumulés croulerait sur leur tête. Ils restent figés, immobiles,enveloppés d’un effrayant silence bientôt traversé d’un roulementlointain qui se rapproche, grandit, envahit l’horizon, meurt enfinsous la terre de gouffre en gouffre.

« Les pauvres gens !… » murmureTartarin pensant au Suédois et à ses guides, saisis, emportés sansdoute par l’avalanche. Et Bompard hochant la tête :« Nous ne valons guère mieux qu’eux. » En effet, leursituation est sinistre, n’osant bouger dans leur grotte de glace nise risquer dehors sous les rafales.

Pour achever de leur serrer le cœur, du fondde la vallée monte un aboiement de chien hurlant à la mort. Tout àcoup Tartarin, les yeux gonflés, les lèvres grelottantes, prend lesmains de son compagnon et le regardant avec douceur :

« Pardonnez-moi, Gonzague, oui, oui,pardonnez-moi, Je vous ai rudoyé tantôt, je vous ai traité dementeur…

– Ah ! vaï ! Qu’est-ce queça fait ?

– J’en avais le droit moins que personne, carj’ai beaucoup menti dans ma vie, et, à cette heure suprême,j’éprouve le besoin de m’ouvrir, de me dégonfler, d’avouerpubliquement mes impostures.

– Des impostures, vous ?

– Écoutez-moi, ami… d’abord je n’ai jamais tuéde lion.

– Ça ne m’étonne pas… » fait Bompardtranquillement. « Mais est-ce qu’il faut se tourmenter pour sipeu ?… C’est notre soleil qui veut ça, on naît avec lemensonge… Vé ! moi… Ai-je dit une vérité depuis queje suis au monde ? Dès que j’ouvre la bouche, mon Midi memonte comme une attaque. Les gens dont je parle, je ne les connaispas, les pays, je n’y suis jamais allé, et tout ça fait un teltissu d’inventions que je ne m’y débrouille plus moi-même.

– C’est l’imagination, péchère !soupire Tartarin ; nous sommes des menteurs parimagination.

– Et ces mensonges-là n’ont jamais fait de malà personne, tandis qu’un méchant, un envieux comme Costecalde…

– Ne parlons jamais de cemisérable ! » interrompt le P. C. A., et pris d’un subitaccès de rage : « Coquin de bon sort ! c’est tout demême un peu fichant… » Il s’arrête sur un geste terrifié deBompard… « Ah ! oui, le sérac… » et baissant le ton,forcé de chuchoter sa colère, le pauvre Tartarin continue sesimprécations à voix basse dans une énorme et comiquedésarticulation de la bouche : « Un peu fichant de mourirla fleur de l’âge par la faute d’un scélérat qui, dans ce moment,prend bien tranquillement sa demi-tasse sur le Tour deVille !… »

Mais pendant qu’il fulmine, une éclaircies’ouvre peu à peu dans l’air. Il ne neige plus, il ne venteplus ; et des écarts bleus apparaissent déchirant le gris duciel. Vite, en route, et, rattachés tous deux à la corde, Tartarin,qui a pris la tête comme tout l’heure, se retourne, un doigt sur labouche :

« Et vous savez, Gonzague, tout ce quenous venons de dire reste entre nous.

– Té, pardi… »

Pleins d’ardeur, ils repartent, enfonçantjusqu’aux genoux dans la neige fraîchement tombée, qui a engloutisous sa ouate, immaculée les traces de la caravane ; aussiTartarin consulte sa boussole toutes les cinq minutes. Mais cetteboussole tarasconnaise, habituée aux chauds climats, est frappée decongélation depuis son arrivée en Suisse.

L’aiguille joue aux quatre coins, agitée,hésitante ; et ils marchent devant eux, attendant de voir sedresser tout à coup les roches noires des Grands-Mulets dans lablancheur uniforme, silencieuse, en pics, en aiguilles, enmamelons, qui les entoure, les éblouit, les épouvante aussi, carelle peut recouvrir de dangereuses crevasses sous leurs pieds.

« Du sang-froid, Gonzague, dusang-froid !

– C’est justement de ça que je manque, »répond Bompard lamentablement.

Et il gémit : « Aïe de monpied !… aïe de ma jambe !… nous sommes perdus ;jamais nous n’arriverons… »

Ils marchent depuis deux heures lorsque, versle milieu d’une pente de neige très dure à grimper, Bompard s’écrieeffaré :

« Tartaréïn, mais çamonte !

– Eh ! je le vois parbleu bien, que çamonte, riposte le P. C. A. en train de perdre sa sérénité.

– Pas moins, à mon idée, ça devraitdescendre.

– Bé oui ! mais que voulez quej’y fasse ? Allons toujours jusqu’en haut, peut-être que çadescendra de l’autre côté. »

Cela descendait en effet, et terriblement, parune succession de névés, de glaciers presque à pic, et tout au boutde cet étincellement de blancheurs dangereuses une cabanes’apercevait piquée sur une roche à des profondeurs qui semblaientinaccessibles. C’était un asile atteindre avant la nuit, puisqu’onavait perdu la direction des Grands-Mulets, mais au prix de quelsefforts, de quels dangers peut-être !

« Surtout ne me lâchez pas, qué,Gonzague…

– Ni vous non plus,Tartaréïn. »

Ils échangèrent ces recommandations sans sevoir, séparés par une arête derrière laquelle Tartarin a disparu,avançant l’un pour monter, l’autre pour descendre, avec lenteur etterreur. Ils ne se parlent même plus, concentrant toutes leursforces vives, crainte d’un faux pas, d’une glissade. Tout à coup,comme il n’est plus qu’à un mètre de la crête, Bompard entend uncri terrible de son compagnon, en même temps qu’il sent la corde setendre d’une violente et désordonnée secousse… Il veut résister, secramponner pour retenir son compagnon sur l’abîme. Mais la cordeétait vieille, sans doute, car elle se rompt brusquement sousl’effort.

« Outre !

– Boufre ! »

Ces deux cris se croisent, sinistres,déchirant le silence et la solitude, puis un calme effrayant, uncalme de mort que rien ne trouble plus dans la vastitude des neigesimmaculées.

Vers le soir, un homme ressemblant vaguement àBompard, un spectre aux cheveux dressés, boueux, ruisselant,arrivait à l’auberge des Grands-Mulets où on le frictionnait, leréchauffait, le couchait avant qu’il eût prononcé d’autres parolesque celles-ci, entrecoupées de larmes, de poings levés au ciel.« Tartarin… perdu… cassé la corde… » Enfin on putcomprendre le grand malheur qui venait d’arriver.

Pendant que le vieil aubergiste se lamentaitet ajoutait un nouveau chapitre aux sinistres de la montagne enattendant que son ossuaire s’enrichît des restes de l’accident, leSuédois et ses guides, revenus de leur expédition, se mettaient àla recherche de l’infortuné Tartarin avec des cordes, des échelles,tout l’attirail d’un sauvetage, hélas ! infructueux. Bompard,resté comme ahuri, ne pouvait fournir aucun indice précis ni sur ledrame ni sur l’endroit où il avait eu lieu. On trouva seulement auDôme du Goûter un bout de corde resté dans une anfractuosité deglace. Mais cette corde, chose singulière, était coupée aux deuxbouts comme avec un instrument tranchant ; les journaux deChambéry en donnèrent un fac-similé. Enfin, après huit jours decourses, de consciencieuses recherches, quand on eut la convictionque le pauvre présidain était introuvable, perdu sansretour, les délégués désespérés prirent le chemin de Tarascon,ramenant Bompard dont le cerveau ébranlé gardait la trace d’uneterrible secousse.

« Ne me parlez pas de ça, répondait-ilquand il était question du sinistre, ne m’en parlezjamais ! »

Décidément le Mont-Blanc comptait une victimede plus, et quelle victime !

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