Aventures de Lyderic

Aventures de Lyderic

d’ Alexandre Dumas

Chapitre 1

 

L’origine des comtes de Flandre remonterait, s’il faut en croire la chronique, à l’an 640 : comme toute grande puissance, son berceau est entouré de ces traditions mystérieuses familières à tous les peuples et qui se sont perpétuées depuis Sémiramis, la fille des colombes, jusqu’à Rémus et Romulus, les nourrissons de la louve. Voici, au reste, cette tradition dans toute sa simplicité :

Vers la fin de l’an 628, Boniface V étant pape à Rome et Clotaire régnant sur l’empire des Francs, Salwart, prince de Dijon,revenant, avec sa femme Ermengarde, de faire baptiser dans une église très vénérée, Lyderic, leur fils premier-né, traversait la forêt de Sans-Merci, que l’on appelait ainsi à cause des brigandages qu’y exerçait Phinard, prince de Buck. Malgré la mauvaise réputation du lieu, Salwart, comptant sur son courage,n’avait autour de lui, pour toute suite, que quatre serviteurs,lorsque, arrivés vers la fin du jour à un endroit très épais et très sombre de la forêt, il fut attaqué par une troupe d’une vingtaine d’hommes, commandée par un chef qu’à sa taille gigantesque il lui fut facile de reconnaître pour le prince de Buck. Malgré la disproportion du nombre, il ne résolut pas moins de combattre, non point qu’il eût l’espérance de sauver sa vie, mais parce que pendant le combat il espérait que sa femme et son enfant auraient le temps de fuir. En effet, comme la nuit, ainsi que nous l’avons dit, commençait à se faire sombre, Ermengarde se laissa glisser au bas de son cheval et s’enfonça dans la forêt. Confiante alors dans la providence de Dieu, et voulant accomplir autant qu’ilétait en elle ses devoirs de mère et d’épouse, elle cacha sonenfant au milieu d’un buisson, qui poussait proche d’une fontaineappelée encore aujourd’hui le Saulx, à cause des grands saules quil’ombrageaient ; puis, après l’avoir recommandé à Dieu dansune ardente prière, elle revint vers l’endroit de la forêt où elleavait quitté son mari, afin, vivant ou mort, libre ou prisonnier,de partager le sort qu’il avait plu au Seigneur de lui faire.

En arrivant au lieu du combat, elle trouva huit corps mortsétendus par terre. Comme la lune venait de se lever, elle put enexaminer les visages, reconnaître que c’étaient ceux de ses quatreserviteurs et probablement ceux de quatre assaillants ; maisen aucun des trépassés elle ne reconnut son mari : il étaitdonc à coup sûr prisonnier, car elle connaissait trop le noblecomte de Salwart pour penser un seul instant qu’il avait fui. Aumême instant, elle aperçut, à la lueur des torches quil’escortaient, un convoi qui s’avançait dans la direction d’unchâteau fort, qui avait été autrefois une citadelle romaine ;et, comme elle reconnut dans la haute stature de l’homme qui leprécédait à cheval le chef de la troupe qui les avait attaqués,elle ne fit plus de doute que ce convoi n’emmenât son mari. Or,comme elle avait décidé que sa place à elle était près du comte,elle hâta le pas et rejoignit le cortège. Elle ne s’était pointtrompée : le comte, mortellement blessé, était couché sur unbrancard. Les soldats s’écartèrent pour faire place à cette femmedéjà à demi veuve, et de Buck, enchanté d’avoir deux prisonniers aulieu d’un, continua sa route vers son château, où l’on arriva aprèsune demi-heure de marche à peu près.

Dans la nuit, le comte mourut en priant pour son fils. Lacomtesse resta prisonnière.

Dès le lendemain, le prince de Buck offrit à la comtesse deSalwart de racheter sa liberté au prix de ses États, ou du moinsd’une partie. Mais la comtesse pensa que tels elle les avait reçusde ses pères, tels elle devait les conserver à son enfant, etrefusa toute négociation, disant au prince de Buck que, comme sonmari et elle étaient comtes souverains, ayant reçu leurs biens deDieu, c’était à Dieu seul à disposer de leurs biens. Le prince deBuck ordonna alors de resserrer encore la captivité de la comtesse,espérant qu’elle se lasserait de sa prison, et qu’il obtiendrait dutemps ce qu’il voyait bien qu’il ne pourrait obtenir de la menaceet de la violence. Il reprit donc ses brigandages dans la forêtSans-Merci, et Ermengarde continua de prier près de la tombe ducomte.

Il y avait dans la forêt, et non loin de l’endroit où avait eulieu le combat, un ermitage très vénéré habité par un vieilanachorète, qui avait fait force miracles dans son temps, mais quicommençait à se reposer, voyant l’espèce humaine devenir de jour enjour plus mauvaise et ne la jugeant plus digne des célestesspectacles qu’il aurait pu lui donner ; aussi demeurait-ilpour la plupart du temps retiré dans le fond de sa grotte, où il nevivait que du lait d’une biche qui, trois fois par jour, venait luiprésenter sa mamelle. L’ermite buvait une partie de ce lait etfaisait cailler l’autre ; de sorte que, avec quelques racinesqu’il arrachait de terre aux environs de sa grotte, il se trouvaitavoir des provisions suffisantes : grâce à cette frugalité, ily avait plus de cinq ans qu’il n’avait mis le pied dans aucuneville ni dans aucun village.

Or, il arriva qu’un jour le bon vieillard s’aperçut que sa bichene revenait à lui que la mamelle à moitié pleine, si bien que cejour-là il eut encore du lait pour boire, mais n’en eut point àfaire cailler : il attribua cette cause à quelque accidentnaturel qui disparaîtrait sans doute comme il était venu, etattendit au lendemain.

Le lendemain, il trouva sa mesure encore diminuée, et nonseulement il n’en eut pas pour faire cailler, mais encore à peineen eut-il pour boire. Le bon ermite prit patience, espéranttoujours que les choses changeraient, et cela était d’autant plusprobable que sa biche paraissait mieux portante que jamais et avaitun air joyeux qui faisait plaisir à voir.

Mais, le surlendemain, la chose continuait d’aller de mal enpis : la pauvre biche ce jour-là avait la mamelle si sèche quel’ermite, qui n’avait plus même de lait pour boire, fut obligé desortir de sa grotte pour aller chercher de l’eau. Il profita enmême temps de la circonstance pour faire provision de racines, cardepuis deux jours il était à la diète, et son ordinaire était déjàsi peu de chose que, quelque peu qu’on en retranchât, le jeûnedevenait par trop rigoureux pour être supporté.

Le jour d’après, la biche revint la mamelle parfaitementvide.

Pour cette fois, il n’y avait pas à s’y tromper : quelquevoleur se trouvait sur la route de la bonne pourvoyeuse etinterceptait les vivres du pauvre anachorète. Cependant, avant deconcevoir un si terrible soupçon contre son prochain, le vieillardrésolut de s’en assurer, et, le matin du cinquième jour, comme labiche venait ainsi que d’habitude lui faire sa visite, il ferma laporte sur elle.

Toute la journée, la biche parut fort inquiète, allant del’ermite à la porte de l’ermitage, et de la porte de l’ermitage àl’ermite ; le tout en bramant d’une façon si lamentable, quele vieillard vit bien qu’il se passait quelque chose d’étrange.Pendant ce temps, au reste, sa mamelle se remplissait comme auxjours de sa plus grande abondance, et l’ermite fut obligé de latraire trois fois. Il était donc bien évident que le défaut de laitqu’il avait trouvé chez elle depuis quelques jours ne devait pasêtre attribué à la stérilité.

Le soir, l’ermite entrouvrit la porte pour se chauffer, commec’était son habitude, aux derniers rayons du soleil couchant ;mais, quelque précaution qu’il eût prise en ouvrant la porte pourretenir la biche prisonnière, celle-ci, dès qu’elle vit uneouverture, s’élança si violemment qu’elle renversa le vieillard,et, se trouvant libre, s’élança joyeuse et bondissante dans laforêt.

L’ermite se releva en secouant la tête ; il connaissait sabiche et la savait incapable de se porter à un pareil acte deviolence, même pour recouvrer sa liberté, car quelquefois, étanttombé malade, il l’avait vue des jours entiers rester couchée prèsde lui, ne sortant que pour brouter l’herbe et revenant aussitôt.Il comprit donc qu’il y avait là-dessous quelque mystère, et que cemystère était tout autre chose que ce qu’il avait soupçonnéd’abord.

Le jour suivant, sa conviction redoubla quand il ne vit pointrevenir la biche : c’était la première fois depuis cinq ansque le fidèle animal manquait à ses habitudes. Le bon ermiteattendit ; mais toute la journée se passa sans que la bichereparût.

Le lendemain, le vieillard commença de craindre qu’il ne fûtarrivé malheur à sa compagne. Aussi, dès le point du jour,alla-t-il ouvrir sa porte ; mais alors il la vit qui broutaità quelques pas de l’ermitage ; en l’apercevant, la bichemanifesta par quelques bonds joyeux le plaisir qu’elle avait à lerevoir ; mais ce fut tout, car elle ne fit pas un pas versl’ermitage. L’anachorète l’appela ; à sa voix, fût-elle à cinqcents pas de distance, elle avait l’habitude d’accourir ;mais, cette fois, elle se contenta de tourner la tête de son côtéen dressant les oreilles. L’ermite fit alors quelques pas verselle ; mais elle s’éloigna à mesure qu’elle le vit s’avancer.Il était évident qu’elle lui gardait rancune de sa captivité de laveille, et qu’elle ne voulait pas s’y exposer une seconde fois.

Ce langage mimique était trop clair pour que le vieillard ne lecomprît pas : il résolut donc de pénétrer les causes duchangement de la biche à son égard ; et comme, vers le midi,elle cessa de paître et parut manifester l’intention de s’enfoncerdans la forêt, l’ermite, de son côté, prit la résolution de lasuivre. Ce qu’il fit en effet, secondé par la complaisance del’animal, qui, comme s’il eût compris l’intention du vieillard,continua de marcher joyeusement par sauts et par bonds, mais sansjamais s’éloigner assez de lui pour qu’il la perdît de vue.

La biche conduisit ainsi le vieillard dans une charmante valléetoute plantée de saules qui trempaient l’extrémité de leurs longuesbranches pleurantes dans un petit ruisseau dont l’ermiteconnaissait la source pour s’y être souvent désaltéré. Arrivée àquelques pas de cette source, la biche fit trois ou quatre bonds etdisparut. Le vieillard hâta le pas et arriva à l’endroit où ill’avait perdue de vue : là, il s’arrêta, regardant autour delui sans rien voir autre chose qu’un gros buisson, sur lequelchantait un rossignol. Bientôt, au milieu de ce buisson, ilentendit bramer doucement ; il s’approcha alors avecprécaution et aperçut la biche couchée et allaitant un petit garçonde trois ou quatre mois, qui pressait ses mamelles avec ses petitesmains. Le voleur était trouvé.

Le vieillard tomba à genoux et loua Dieu. Puis, ne voulant paslaisser la faible créature exposée aux animaux féroces auxquelselle avait échappé jusqu’alors comme par miracle, il la prit entreses bras, et, l’enveloppant dans un pan de sa robe, il l’emportadans son ermitage.

La biche les accompagna, regardant l’enfant et léchant les mainsdu vieillard.

Le vieillard appela l’enfant Lyderic en mémoire du rossignol quichantait sur le buisson où il l’avait trouvé : liedervoulant dire en vieil allemand : joyeux chansonnier.

On devine qu’à compter de ce jour le bon anachorète vécut d’eauet de racines, laissant à son nourrisson tout le lait de labiche : aussi le nourrisson venait-il gros et fort que c’étaitmerveille ; à huit mois il se tenait debout sur ses pieds, et,à dix, il commençait à parler.

L’ermite lui apprit à lire dans la Bible. Mais de toutes leshistoires que contenait le livre saint, celles qui lui plaisaientdavantage étaient l’histoire de Nemrod, de Samson et de JudasMachabée.

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