Pot-Bouille

Pot-Bouille

d’ Émile Zola
Chapitre 1

Rue Neuve-Saint-Augustin, un embarras de voitures arrêta le fiacre chargé de trois malles, qui amenait Octave de la gare de Lyon. Le jeune homme baissa la glace d’une portière, malgré le froid déjà vif de cette sombre après-midi de novembre. Il restait surpris de la brusque tombée du jour, dans ce quartier aux rues étranglées, toutes grouillantes de foule. Les jurons des cochers tapant sur les chevaux qui s’ébrouaient, les coudoiements sans fin des trottoirs, la file pressée des boutiques débordantes de commis et de clients, l’étourdissaient ; car, s’il avait rêvé Paris plus propre, il ne l’espérait pas d’un commerce aussi âpre, il le sentait publiquement ouvert aux appétits des gaillards solides.

Le cocher s’était penché.

– C’est bien passage Choiseul ?

– Mais non, rue de Choiseul… Une maison neuve, je crois.

Et le fiacre n’eut qu’à tourner, la maison se trouvait la seconde, une grande maison de quatre étages, dont la pierre gardait une pâleur à peine roussie, au milieu du plâtre rouillé desvieilles façades voisines. Octave, qui était descendu sur letrottoir, la mesurait, l’étudiait d’un regard machinal, depuis lemagasin de soierie du rez-de-chaussée et de l’entresol, jusqu’auxfenêtres en retrait du quatrième, ouvrant sur une étroite terrasse.Au premier, des têtes de femme soutenaient un balcon à rampe defonte très ouvragée. Les fenêtres avaient des encadrementscompliqués, taillés à la grosse sur des poncifs ; et, en bas,au-dessus de la porte cochère, plus chargée encore d’ornements,deux amours déroulaient un cartouche, où était le numéro, qu’un becde gaz intérieur éclairait la nuit.

Un gros monsieur blond, qui sortait du vestibule, s’arrêta net,en apercevant Octave.

– Comment ! vous voilà ! cria-t-il. Mais je necomptais sur vous que demain !

– Ma foi, répondit le jeune homme, j’ai quitté Plassans unjour plus tôt… Est-ce que la chambre n’est pas prête ?

– Oh ! si… J’avais loué depuis quinze jours, et j’aimeublé ça tout de suite, comme vous me le demandiez. Attendez, jeveux vous installer.

Il rentra, malgré les instances d’Octave. Le cocher avaitdescendu les trois malles. Debout dans la loge du concierge, unhomme digne, à longue face rasée de diplomate, parcourait gravementle Moniteur. Il daigna pourtant s’inquiéter de ces mallesqu’on déposait sous sa porte ; et, s’avançant, il demanda àson locataire, l’architecte du troisième, comme il lenommait :

– Monsieur Campardon, est-ce la personne ?

– Oui, monsieur Gourd, c’est M. Octave Mouret, pourqui j’ai loué la chambre du quatrième. Il couchera là-haut et ilprendra ses repas chez nous… M. Mouret est un ami des parentsde ma femme, que je vous recommande.

Octave regardait l’entrée, aux panneaux de faux marbre, et dontla voûte était décorée de rosaces. La cour, au fond, pavée etcimentée, avait un grand air de propreté froide ; seul, uncocher, à la porte des écuries, frottait un mors avec une peau.Jamais le soleil ne devait descendre là.

Cependant, M. Gourd examinait les malles. Il les poussa dupied, devint respectueux devant leur poids, et parla d’allerchercher un commissionnaire, pour les faire monter par l’escalierde service.

– Madame Gourd, je sors, cria-t-il en se penchant dans laloge.

Cette loge était un petit salon, aux glaces claires, garni d’unemoquette à fleurs rouges et meublé de palissandre ; et, parune porte entrouverte, on apercevait un coin de la chambre àcoucher, un lit drapé de reps grenat. Mme Gourd,très grasse, coiffée de rubans jaunes, était allongée dans unfauteuil, les mains jointes, à ne rien faire.

– Eh bien ! montons, dit l’architecte.

Et, comme il poussait la porte d’acajou du vestibule, il ajouta,en voyant l’impression causée au jeune homme par la calotte develours noir et les pantoufles bleu ciel deM. Gourd :

– Vous savez, c’est l’ancien valet de chambre du duc deVaugelade.

– Ah ! dit simplement Octave.

– Parfaitement, et il a épousé la veuve d’un petit huissierde Mort-la-Ville. Ils possèdent même une maison là-bas. Mais ilsattendent d’avoir trois mille francs de rente pour s’y retirer…Oh ! des concierges convenables !

Le vestibule et l’escalier étaient d’un luxe violent. En bas,une figure de femme, une sorte de Napolitaine toute dorée, portaitsur la tête une amphore, d’où sortaient trois becs de gaz, garnisde globes dépolis. Les panneaux de faux marbre, blancs à borduresroses, montaient régulièrement dans la cage ronde ; tandis quela rampe de fonte, à bois d’acajou, imitait le vieil argent, avecdes épanouissements de feuilles d’or. Un tapis rouge, retenu pardes tringles de cuivre, couvrait les marches. Mais ce qui frappasurtout Octave, ce fut, en entrant, une chaleur de serre, unehaleine tiède qu’une bouche lui soufflait au visage.

– Tiens ! dit-il, l’escalier est chauffé ?

– Sans doute, répondit Campardon. Maintenant, tous lespropriétaires qui se respectent, font cette dépense… La maison esttrès bien, très bien…

Il tournait la tête, comme s’il en eût sondé les murs, de sonœil d’architecte.

– Mon cher, vous allez voir, elle est tout à fait bien… Ethabitée rien que par des gens comme il faut !

Alors, montant avec lenteur, il nomma les locataires. À chaqueétage, il y avait deux appartements, l’un sur la rue, l’autre surla cour, et dont les portes d’acajou verni se faisaient face.D’abord, il dit un mot de M. Auguste Vabre : c’était lefils aîné du propriétaire ; il avait pris, au printemps, lemagasin de soierie du rez-de-chaussée, et occupait également toutl’entresol. Ensuite, au premier, se trouvaient, sur la cour,l’autre fils du propriétaire, M. Théophile Vabre, avec sadame, et sur la rue, le propriétaire lui-même, un ancien notaire deVersailles, qui logeait du reste chez son gendre,M. Duveyrier, conseiller à la cour d’appel.

– Un gaillard qui n’a pas quarante-cinq ans, dit ens’arrêtant Campardon, hein ? c’est joli !

Il monta deux marches, et se tournant brusquement, ilajouta :

– Eau et gaz à tous les étages.

Sous la haute fenêtre de chaque palier, dont les vitres, bordéesd’une grecque, éclairaient l’escalier d’un jour blanc, se trouvaitune étroite banquette de velours. L’architecte fit remarquer queles personnes âgées pouvaient s’asseoir. Puis, comme il dépassaitle second étage, sans nommer les locataires :

– Et là ? demanda Octave, en désignant la porte dugrand appartement.

– Oh ! là, dit-il, des gens qu’on ne voit pas, quepersonne ne connaît… La maison s’en passerait volontiers. Enfin, ontrouve des taches partout…

Il eut un petit souffle de mépris.

– Le monsieur fait des livres, je crois.

Mais, au troisième, son rire de satisfaction reparut.L’appartement sur la cour était divisé en deux : il y avait làMme Juzeur, une petite femme bien malheureuse, etun monsieur très distingué, qui avait loué une chambre, où ilvenait une fois par semaine, pour des affaires. Tout en donnant cesexplications, Campardon ouvrait la porte de l’autreappartement.

– Ici, nous sommes chez moi, reprit-il. Attendez, il fautque je prenne votre clef… Nous allons monter d’abord à votrechambre, et vous verrez ma femme ensuite.

Pendant les deux minutes qu’il resta seul, Octave se sentitpénétrer par le silence grave de l’escalier. Il se pencha sur larampe, dans l’air tiède qui venait du vestibule ; il leva latête, écoutant si aucun bruit ne tombait d’en haut. C’était unepaix morte de salon bourgeois, soigneusement clos, où n’entrait pasun souffle du dehors. Derrière les belles portes d’acajou luisant,il y avait comme des abîmes d’honnêteté.

– Vous aurez d’excellents voisins, dit Campardon, qui avaitreparu avec la clef : sur la rue, les Josserand, toute unefamille, le père caissier à la cristallerie Saint-Joseph, deuxfilles à marier ; et, près de vous, un petit ménaged’employés, les Pichon, des gens qui ne roulent pas sur l’or, maisd’une éducation parfaite… Il faut que tout se loue, n’est-cepas ? même dans une maison comme celle-ci.

À partir du troisième, le tapis rouge cessait et était remplacépar une simple toile grise. Octave en éprouva une légèrecontrariété d’amour-propre. L’escalier, peu à peu, l’avait empli derespect ; il était tout ému d’habiter une maison si bien,selon l’expression de l’architecte. Comme il s’engageait, derrièrecelui-ci, dans le couloir qui conduisait à sa chambre, il aperçut,par une porte entrouverte, une jeune femme debout devant unberceau. Elle leva la tête, au bruit. Elle était blonde, avec desyeux clairs et vides ; et il n’emporta que ce regard, trèsdistinct, car la jeune femme, tout d’un coup rougissante, poussa laporte, de l’air honteux d’une personne surprise.

Campardon s’était tourné, pour répéter :

– Eau et gaz à tous les étages, mon cher.

Puis, il montra une porte qui communiquait avec l’escalier deservice. En haut, étaient les chambres de domestique. Et,s’arrêtant au fond du couloir :

– Enfin, nous voici chez vous.

La chambre, carrée, assez grande, tapissée d’un papier gris àfleurs bleues, était meublée très simplement. Près de l’alcôve, setrouvait ménagé un cabinet de toilette, juste la place de se laverles mains. Octave alla droit à la fenêtre, d’où tombait une clartéverdâtre. La cour s’enfonçait, triste et propre, avec son pavérégulier, sa fontaine dont le robinet de cuivre luisait. Ettoujours pas un être, pas un bruit ; rien que les fenêtresuniformes, sans une cage d’oiseau, sans un pot de fleurs, étalantla monotonie de leurs rideaux blancs. Pour cacher le grand mur nude la maison de gauche, qui fermait le carré de la cour, on y avaitrépété les fenêtres, de fausses fenêtres peintes, aux persienneséternellement closes, derrière lesquelles semblait se continuer lavie murée des appartements voisins.

– Mais je serai parfaitement ! cria Octaveenchanté.

– N’est-ce pas ? dit Campardon. Mon Dieu ! j’aifait comme pour moi ; et, d’ailleurs, j’ai suivi lesinstructions contenues dans vos lettres… Alors, le mobilier vousplaît ? C’est tout ce qu’il faut pour un jeune homme. Plustard, vous verrez.

Et, comme Octave lui serrait les mains, en le remerciant, ens’excusant de lui avoir donné tout ce tracas, il reprit d’un airsérieux :

– Seulement, mon brave, pas de tapage ici, surtout pas defemme !… Parole d’honneur ! si vous ameniez une femme, çaferait une révolution.

– Soyez tranquille ! murmura le jeune homme, un peuinquiet.

– Non, laissez-moi vous dire, c’est moi qui seraiscompromis… Vous avez vu la maison. Tous bourgeois, et d’unemoralité ! même, entre nous, ils raffinent trop. Jamais unmot, jamais plus de bruit que vous ne venez d’en entendre… Ahbien ! M. Gourd irait chercher M. Vabre, nousserions propres tous les deux ! Mon cher, je vous le demandepour ma tranquillité : respectez la maison.

Octave, que tant d’honnêteté gagnait, jura de la respecter.Alors, Campardon, jetant autour de lui un regard de méfiance, etbaissant la voix, comme si l’on eût pu l’entendre, ajouta, l’œilallumé :

– Dehors, ça ne regarde personne. Hein ? Paris estassez grand, on a de la place… Moi, au fond, je suis un artiste, jem’en fiche !

Un commissionnaire montait les malles. Quand l’installation futterminée, l’architecte assista paternellement à la toiletted’Octave. Puis, se levant :

– Maintenant, descendons voir ma femme.

Au troisième, la femme de chambre, une fille mince, noiraude etcoquette, dit que madame était occupée. Campardon, pour mettre àl’aise son jeune ami, et lancé d’ailleurs par ses premièresexplications, lui fit visiter l’appartement : d’abord, legrand salon blanc et or, très orné de moulures rapportées, entre unpetit salon vert qu’il avait transformé en cabinet de travail, etla chambre à coucher, où ils ne purent entrer, mais dont il luiindiqua la forme étranglée et le papier mauve. Comme ill’introduisait ensuite dans la salle à manger, toute en faux bois,avec une complication extraordinaire de baguettes et de caissons,Octave séduit s’écria :

– C’est très riche !

Au plafond, deux grandes fentes coupaient les caissons, et, dansun coin, la peinture qui s’était écaillée, montrait le plâtre.

– Oui, ça fait de l’effet, dit lentement l’architecte, lesyeux fixés sur le plafond. Vous comprenez, ces maisons-là, c’estbâti pour faire de l’effet… Seulement, il ne faudrait pas tropfouiller les murs. Ça n’a pas douze ans et ça part déjà… On met lafaçade en belle pierre, avec des machines sculptées ; onvernit l’escalier à trois couches ; on dore et on peinturlureles appartements ; et ça flatte le monde, ça inspire de laconsidération… Oh ! c’est encore solide, ça durera toujoursautant que nous !

Il lui fit traverser de nouveau l’antichambre, que des vitresdépolies éclairaient. À gauche, donnant sur la cour, il y avait uneseconde chambre, où couchait sa fille Angèle ; et, touteblanche, elle était, par cette après-midi de novembre, d’unetristesse de tombe. Puis, au fond du couloir, se trouvait lacuisine, dans laquelle il tint absolument à le conduire, disantqu’il fallait tout connaître.

– Entrez donc, répétait-il en poussant la porte.

Un terrible bruit s’en échappa. La fenêtre, malgré le froid,était grande ouverte. Accoudées à la barre d’appui, la femme dechambre noiraude et une cuisinière grasse, une vieille débordante,se penchaient dans le puits étroit d’une cour intérieure, oùs’éclairaient, face à face, les cuisines de chaque étage. Ellescriaient ensemble, les reins tendus, pendant que, du fond de ceboyau, montaient des éclats de voix canailles, mêlés à des rires età des jurons. C’était comme la déverse d’un égout : toute ladomesticité de la maison était là, à se satisfaire. Octave serappela la majesté bourgeoise du grand escalier.

Mais les deux femmes, averties par un instinct, s’étaientretournées. Elles restèrent saisies, en apercevant leur maître avecun monsieur. Il y eut un léger sifflement, des fenêtres serefermèrent, tout retomba à un silence de mort.

– Qu’est-ce donc, Lisa ? demanda Campardon.

– Monsieur, répondit la femme de chambre très excitée,c’est encore cette malpropre d’Adèle. Elle a jeté une tripée delapin par la fenêtre… Monsieur devrait bien parler àM. Josserand.

Campardon resta grave, désireux de ne pas s’engager. Il revintdans son cabinet de travail, en disant à Octave :

– Vous avez tout vu. À chaque étage, les appartements serépètent. Moi, j’en ai pour deux mille cinq cents francs, et autroisième ! Les loyers augmentant tous les jours…M. Vabre doit se faire dans les vingt-deux mille francs avecson immeuble. Et ça montera encore, car il est question d’ouvrirune large voie, de la place de la Bourse au nouvel Opéra… Unemaison dont il a eu le terrain pour rien, il n’y a pas douze ans,après ce grand incendie, allumé par la bonne d’undroguiste !

Comme ils entraient, Octave aperçut, au-dessus d’une table àdessin, dans le plein jour de la fenêtre, une image de saintetérichement encadrée, une Vierge montrant, hors de sa poitrineouverte, un cœur énorme qui flambait. Il ne put réprimer unmouvement de surprise ; il regarda Campardon, qu’il avaitconnu très farceur à Plassans.

– Ah ! je ne vous ai pas dit, reprit celui-ci avec unerougeur légère, j’ai été nommé architecte diocésain, oui, à Évreux.Oh ! une misère comme argent, en tout à peine deux millefrancs par an. Mais il n’y a rien à faire, de temps à autre unvoyage ; pour le reste, j’ai là-bas un inspecteur… Et,voyez-vous, c’est beaucoup, quand on peut mettre sur sescartes : architecte du gouvernement. Vous ne vous imaginez pasles travaux que cela me procure dans la haute société.

En parlant, il regardait la Vierge au cœur embrasé.

– Après tout, continua-t-il dans un brusque accès defranchise, moi, je m’en fiche, de leurs machines !

Mais, Octave s’étant mis à rire, l’architecte fut pris de peur.Pourquoi se confier à ce jeune homme ? Il eut un regardoblique, se donna un air de componction, tâcha de rattraper saphrase.

– Je m’en fiche et je ne m’en fiche pas… Mon Dieu !oui, j’y arrive. Vous verrez, vous verrez, mon ami : quandvous aurez un peu vécu, vous ferez comme tout le monde.

Et il parla de ses quarante-deux ans, du vide de l’existence,posa pour une mélancolie qui jurait avec sa grosse santé. Dans latête d’artiste qu’il s’était faite, les cheveux en coup de vent, labarbe taillée à la Henri IV, on retrouvait le crâne plat et lamâchoire carrée d’un bourgeois d’esprit borné, aux appétitsvoraces. Plus jeune, il avait eu une gaieté fatigante.

Les yeux d’Octave s’étaient arrêtés sur un numéro de laGazette de France, qui traînait parmi des plans. Alors,Campardon, de plus en plus gêné, sonna la femme de chambre poursavoir si madame était libre enfin. Oui, le docteur partait, madameallait venir.

– Est-ce que Mme Campardon estsouffrante ? demanda le jeune homme.

– Non, elle est comme d’habitude, dit l’architecte d’unevoix ennuyée.

– Ah ! et qu’a-t-elle donc ?

Repris d’embarras, il ne répondit pas directement.

– Vous savez, les femmes, il y a toujours quelque chose quise casse… Elle est ainsi depuis treize ans, depuis ses couches…Autrement, elle se porte comme un charme. Vous allez même latrouver engraissée.

Octave n’insista pas. Justement, Lisa revenait, apportant unecarte ; et l’architecte s’excusa, se précipita vers le salon,en priant le jeune homme de causer avec sa femme, pour prendrepatience. Celui-ci, par la porte vivement ouverte et refermée,avait aperçu, au milieu de la grande pièce blanc et or, la tachenoire d’une soutane.

Au même moment, Mme Campardon entrait parl’antichambre. Il ne la reconnaissait pas. Autrefois, étant gamin,lorsqu’il l’avait connue à Plassans, chez son père,M. Domergue, conducteur des ponts et chaussées, elle étaitmaigre et laide, chétive à vingt ans comme une fillette qui souffrede la crise de sa puberté ; et il la retrouvait dodue, d’unteint clair et reposé de nonne, avec des yeux tendres, desfossettes, un air de chatte gourmande. Si elle n’avait pu devenirjolie, elle s’était mûrie vers les trente ans, prenant une saveurdouce et une bonne odeur fraîche de fruit d’automne. Il remarquaseulement qu’elle marchait avec difficulté, la taille roulante,vêtue d’un long peignoir de soie réséda ; ce qui lui donnaitune langueur.

– Mais vous êtes un homme, maintenant ! dit-ellegaiement, les mains tendues. Comme vous avez poussé, depuis notredernier voyage !

Et elle le regardait, grand, brun, beau garçon, avec sesmoustaches et sa barbe soignées. Quand il dit son âge, vingt-deuxans, elle se récria : il en paraissait vingt-cinq au moins.Lui, que la présence d’une femme, même de la dernière desservantes, emplissait d’un ravissement, riait d’un rire perlé, enla caressant de ses yeux couleur de vieil or, d’une douceur develours.

– Ah ! oui, répétait-il mollement, j’ai poussé, j’aipoussé… Vous rappelez-vous, quand votre cousine Gasparinem’achetait des billes ?

Ensuite, il lui donna des nouvelles de ses parents. M. etMme Domergue vivaient heureux, dans la maison oùils s’étaient retirés ; ils se plaignaient seulement d’êtrebien seuls, ils gardaient rancune à Campardon de leur avoir enlevéainsi leur petite Rose, pendant un séjour fait à Plassans, pour destravaux. Puis, le jeune homme tâcha de ramener la conversation surla cousine Gasparine, ayant une ancienne curiosité de galopinprécoce à satisfaire, au sujet d’une aventure jadisinexpliquée : le coup de passion de l’architecte pourGasparine, une grande belle fille pauvre, et son brusque mariageavec la maigre Rose qui avait trente mille francs de dot, et touteune scène de larmes, et une brouille, une fuite de l’abandonnée àParis, auprès d’une tante couturière. MaisMme Campardon, dont la chair paisible gardait unepâleur rosée, parut ne pas comprendre. Il ne put en tirer aucundétail.

– Et vos parents ? demanda-t-elle à son tour. Commentse portent M. et Mme Mouret ?

– Très bien, je vous remercie, répondit-il. Ma mère ne sortplus de son jardin. Vous retrouveriez la maison de la rue de laBanne, telle que vous l’avez laissée.

Mme Campardon, qui semblait ne pouvoir resterlongtemps debout sans fatigue, s’était assise sur une haute chaiseà dessiner, les jambes allongées dans son peignoir ; et lui,approchant un siège bas, levait la tête pour lui parler, de son aird’adoration habituel. Avec ses larges épaules, il était femme, ilavait un sens des femmes qui, tout de suite, le mettait dans leurcœur. Aussi, au bout de dix minutes, tous deux causaient-ils déjàcomme de vieilles amies.

– Me voilà donc votre pensionnaire ? disait-il enpassant sur sa barbe une main belle, aux ongles correctementtaillés. Nous ferons bon ménage, vous verrez… Que vous avez étécharmante, de vous souvenir du gamin de Plassans et de vous occuperde tout, au premier mot !

Mais elle se défendait.

– Non, ne me remerciez pas. Je suis bien trop paresseuse,je ne bouge plus. C’est Achille qui a tout arrangé… Et, d’ailleurs,ne suffisait-il pas que ma mère nous confiât votre désir de prendrepension dans une famille, pour que nous songions à vous ouvrirnotre maison ? Vous ne tomberez pas chez des étrangers, etcela nous fera de la compagnie.

Alors, il conta ses affaires. Après avoir enfin obtenu lediplôme de bachelier, pour contenter sa famille, il venait depasser trois ans à Marseille, dans une grande maison d’indiennesimprimées, dont la fabrique se trouvait aux environs de Plassans.Le commerce le passionnait, le commerce du luxe de la femme, où ilentre une séduction, une possession lente par des paroles dorées etdes regards adulateurs. Et il raconta, avec des rires de victoire,comment il avait gagné les cinq mille francs, sans lesquels, d’uneprudence de juif sous les dehors d’un étourdi aimable, il ne seserait jamais risqué à Paris.

– Imaginez-vous, ils avaient une indienne pompadour, unancien dessin, une merveille… Personne ne mordait ; c’étaitdans les caves depuis deux ans… Alors, comme j’allais faire le Varet les Basses-Alpes, j’eus l’idée d’acheter tout le solde et de leplacer pour mon compte. Oh ! un succès, un succès fou !Les femmes s’arrachaient les coupons ; il n’y en a pas une,aujourd’hui, qui n’ait là-bas de mon indienne sur le corps… Il fautdire que je les roulais si gentiment ! Elles étaient toutes àmoi, j’aurais fait d’elles ce que j’aurais voulu.

Et il riait, pendant que Mme Campardon, séduite,troublée par la pensée de cette indienne pompadour, lequestionnait. Des petits bouquets sur fond écru, n’est-cepas ? Elle en avait cherché partout pour un peignoird’été.

– J’ai voyagé deux ans, c’est assez, reprit-il. D’ailleurs,il faut bien conquérir Paris… Je vais immédiatement chercherquelque chose.

– Comment ! s’écria-t-elle, Achille ne vous a pasraconté ? Mais il a pour vous une situation, et à deux pasd’ici !

Il remerciait, s’étonnant comme en pays de Cocagne, demandantpar plaisanterie s’il n’allait pas trouver, le soir, une femme etcent mille francs de rente dans sa chambre, lorsqu’une enfant dequatorze ans, longue et laide, avec des cheveux d’un blond fade,poussa la porte et jeta un léger cri d’effarouchement.

– Entre et n’aie pas peur, ditMme Campardon. C’est M. Octave Mouret, dont tunous as entendu parler.

Puis, se tournant vers celui-ci :

– Ma fille Angèle… Nous ne l’avions pas emmenée, lors denotre dernier voyage. Elle était si délicate ! Mais la voilàqui se remplit un peu.

Angèle, avec la gêne maussade des filles dans l’âge ingrat,était venue se placer derrière sa mère. Elle coulait des regardssur le jeune homme souriant. Presque aussitôt, Campardon reparut,l’air animé ; et il ne put se tenir, il conta l’heureusechance à sa femme, en quelques phrases coupées : l’abbéMauduit, vicaire à Saint-Roch, pour des travaux ; une simpleréparation, mais qui pouvait le mener loin. Puis, contrarié d’avoircausé devant Octave, frémissant encore, il tapa dans ses mains, endisant :

– Allons, allons, que faisons-nous ?

– Mais vous sortiez, dit Octave. Je ne veux pas vousdéranger.

– Achille, murmura Mme Campardon, cetteplace, chez les Hédouin…

– Tiens ! c’est vrai, s’écria l’architecte. Mon cher,une place de premier commis, dans une maison de nouveautés. J’yconnais quelqu’un, qui a parlé pour vous… On vous attend. Il n’estpas quatre heures, voulez-vous que je vous présente ?

Octave hésitait, inquiet du nœud de sa cravate, troublé dans sapassion d’une mise correcte. Pourtant, il se décida, lorsqueMme Campardon lui eut juré qu’il était trèsconvenable. D’un mouvement languissant, elle avait tendu le front àson mari, qui la baisait avec une effusion de tendresse,répétant :

– Adieu, mon chat… adieu, ma cocotte…

– Vous savez, on dîne à sept heures, dit-elle en lesaccompagnant à travers le salon, où ils cherchaient leurschapeaux.

Angèle les suivait, sans grâce. Mais son professeur de pianol’attendait, et tout de suite elle tapa sur l’instrument, de sesdoigts secs. Octave, qui s’attardait dans l’antichambre à remercierencore, eut la voix couverte. Et, comme il descendait l’escalier,le piano sembla le poursuivre : au milieu du silence tiède,chez Mme Juzeur, chez les Vabre, chez lesDuveyrier, d’autres pianos répondaient, jouant à chaque étaged’autres airs qui sortaient, lointains et religieux, durecueillement des portes.

En bas, Campardon tourna dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Il setaisait, de l’air absorbé d’un homme qui cherche unetransition.

– Vous vous rappelez Mlle Gasparine ?demanda-t-il enfin. Elle est première demoiselle chez les Hédouin…Vous allez la voir.

Octave crut l’occasion venue de contenter sa curiosité.

– Ah ! dit-il. Elle loge chez vous ?

– Non ! non ! s’écria l’architecte vivement etcomme blessé.

Puis, le jeune homme ayant paru surpris de sa violence, ilcontinua, gêné, avec douceur :

– Non, elle et ma femme ne se voient plus… Vous savez, dansles familles… Moi, je l’ai rencontrée, et je n’ai pu lui refuser lamain, n’est-ce pas ? d’autant plus qu’elle ne roule guère surl’or, la pauvre fille. Ça fait que, maintenant, elles ont par moide leurs nouvelles… Dans ces vieilles querelles, il faut laisser letemps fermer les blessures.

Octave se décidait à l’interroger carrément sur son mariage,lorsque l’architecte coupa court, en disant :

– Nous y voilà !

C’était, à l’encoignure des rues Neuve-Saint-Augustin et de laMichodière, un magasin de nouveautés dont la porte ouvrait sur letriangle étroit de la place Gaillon. Barrant deux fenêtres del’entresol, une enseigne portait, en grandes lettresdédorées : Au Bonheur des Dames, maison fondée en1822 ; tandis que, sur les glaces sans tain des vitrines,on lisait, peinte en rouge, la raison sociale : Deleuze,Hédouin et Cie.

– Cela n’a pas le chic moderne, mais c’est honnête et c’estsolide, expliquait rapidement Campardon. M. Hédouin, un anciencommis, a épousé la fille de l’aîné des Deleuze, qui est mort il ya deux ans ; de sorte que la maison est dirigée maintenant parle jeune ménage, le vieil oncle Deleuze et un autre associé, jecrois, qui tous deux se tiennent à l’écart… Vous verrezMme Hédouin. Oh ! une femme de tête !…Entrons.

Justement, M. Hédouin était à Lille, pour un achat detoile. Ce fut Mme Hédouin qui les reçut. Elle étaitdebout, un porte-plume derrière l’oreille, donnant des ordres àdeux garçons de magasin qui rangeaient des pièces d’étoffe dans descases ; et elle lui apparut si grande, si admirablement belleavec son visage régulier et ses bandeaux unis, si gravementsouriante dans sa robe noire, sur laquelle tranchaient un col platet une petite cravate d’homme, qu’Octave, peu timide de sa naturepourtant, balbutia. Tout fut réglé en quelques mots.

– Eh bien ! dit-elle de son air tranquille, avec sagrâce accoutumée de marchande, puisque vous êtes libre, visitez lemagasin.

Elle appela un commis, lui confia Octave ; puis, aprèsavoir répondu poliment, sur une question de Campardon, queMlle Gasparine était en course, elle tourna le dos,elle continua sa besogne, jetant des ordres de sa voix douce etbrève.

– Pas là, Alexandre… Mettez les soies en haut… Ce n’estplus la même marque, prenez garde !

Campardon, hésitant, dit enfin à Octave qu’il repasserait leprendre, pour le dîner. Alors, pendant deux heures, le jeune hommevisita le magasin. Il le trouva mal éclairé, petit, encombré demarchandises, qui débordaient du sous-sol, s’entassaient dans lescoins, ne laissaient que des passages étranglés entre des murailleshautes de ballots. À plusieurs reprises, il s’y rencontra avecMme Hédouin, affairée, filant par les plus étroitscouloirs, sans jamais accrocher un bout de sa robe. Elle semblaitl’âme vive et équilibrée de la maison, dont tout le personnelobéissait au moindre signe de ses mains blanches. Octave étaitblessé qu’elle ne le regardât pas davantage. Vers sept heures moinsun quart, comme il remontait une dernière fois du sous-sol, on luidit que Campardon était au premier, avecMlle Gasparine. Il y avait là un comptoir delingerie, que tenait cette demoiselle. Mais, en haut de l’escaliertournant, derrière une pyramide faite de pièces de calicotsymétriquement rangées, le jeune homme s’arrêta net, en entendantl’architecte tutoyer Gasparine.

– Je te jure que non ! criait-il, s’oubliant jusqu’àhausser la voix.

Il y eut un silence.

– Comment se porte-t-elle ? demanda la jeunefemme.

– Mon Dieu ! toujours la même chose. Ça va, ça vient…Elle sent bien que c’est fini, maintenant. Jamais ça ne seremettra.

Gasparine reprit d’une voix apitoyée :

– Mon pauvre ami, c’est toi qui es à plaindre. Enfin,puisque tu as pu t’arranger d’une autre façon… Dis-lui combien jesuis chagrine de la savoir toujours souffrante…

Campardon, sans la laisser achever, l’avait saisie aux épauleset la baisait rudement sur les lèvres, dans l’air chauffé de gaz,qui s’alourdissait déjà sous le plafond bas. Elle lui rendit sonbaiser, en murmurant :

– Si tu peux, demain matin, à six heures… Je resteraicouchée. Frappe trois coups.

Octave, étourdi, commençant à comprendre, toussa et se montra.Une autre surprise l’attendait : la cousine Gasparine s’étaitséchée, maigre, anguleuse, la mâchoire saillante, les cheveuxdurs ; et elle n’avait gardé que ses grands yeux superbes,dans son visage devenu terreux. Avec son front jaloux, sa boucheardente et volontaire, elle le troubla, autant que Rose l’avaitcharmé, par son épanouissement tardif de blonde indolente.

Cependant, Gasparine fut polie, sans effusion. Elle se souvenaitde Plassans, elle parla au jeune homme des jours d’autrefois. Quandils descendirent, Campardon et lui, elle leur serra la main. Enbas, Mme Hédouin dit simplement à Octave :

– À demain, monsieur.

Dans la rue, assourdi par les fiacres, bousculé par lespassants, le jeune homme ne put s’empêcher de faire remarquer quecette dame était très belle, mais qu’elle n’avait pas l’airaimable. Sur le pavé noir et boueux, des vitrines claires demagasins fraîchement décorés, flambant de gaz, jetaient des carrésde vive lumière ; tandis que de vieilles boutiques, auxétalages obscurs, attristaient la chaussée de trous d’ombre,éclairées seulement à l’intérieur par des lampes fumeuses, quibrûlaient comme des étoiles lointaines. Rue Neuve-Saint-Augustin,un peu avant de tourner dans la rue de Choiseul, l’architectesalua, en passant devant une de ces boutiques.

Une jeune femme, mince et élégante, drapée dans un mantelet desoie, se tenait debout sur le seuil, tirant à elle un petit garçonde trois ans, pour qu’il ne se fit pas écraser. Elle causait avecune vieille dame en cheveux, la marchande sans doute, qu’elletutoyait. Octave ne pouvait distinguer ses traits, dans ce cadre deténèbres, sous les reflets dansants des becs de gaz voisins ;elle lui parut jolie, il ne voyait que deux yeux ardents, qui sefixèrent un instant sur lui comme deux flammes. Derrière, laboutique s’enfonçait, humide, pareille à une cave, d’où montait unevague odeur de salpêtre.

– C’est Mme Valérie, la femme deM. Théophile Vabre, le fils cadet du propriétaire : voussavez, les gens du premier ? reprit Campardon, quand il eutfait quelques pas. Oh ! une dame bien charmante !… Elleest née dans cette boutique, une des merceries les plus achalandéesdu quartier, que ses parents, M. etMme Louhette, tiennent encore, pour s’occuper. Ilsy ont gagné des sous, je vous en réponds !

Mais Octave ne comprenait pas le commerce de la sorte, dans cestrous du vieux Paris, où jadis une pièce d’étoffe suffisaitd’enseigne. Il jura que, pour rien au monde, il ne consentirait àvivre au fond d’un pareil caveau. On devait y empoigner de joliesdouleurs !

Tout en causant, ils avaient monté l’escalier. On les attendait.Mme Campardon s’était mise en robe de soie grise,coiffée coquettement, très soignée dans toute sa personne.Campardon la baisa sur le cou, avec une émotion de bon mari.

– Bonsoir, mon chat… bonsoir, ma cocotte…

Et l’on passa dans la salle à manger. Le dîner fut charmant.Mme Campardon causa d’abord des Deleuze et desHédouin : une famille respectée de tout le quartier, et dontles membres étaient bien connus, un cousin papetier rue Gaillon, unoncle marchand de parapluies passage Choiseul, des neveux et desnièces établis un peu partout aux alentours. Puis, la conversationtourna, on s’occupa d’Angèle, raide sur sa chaise, mangeant avecdes gestes cassés. Sa mère l’élevait à la maison, c’était plussûr ; et, ne voulant pas en dire davantage, elle clignait lesyeux, pour faire entendre que les demoiselles apprennent devilaines choses dans les pensionnats. Sournoisement, la jeune fillevenait de poser son assiette en équilibre sur son couteau. Lisa,qui servait, ayant failli la casser, s’écria :

– C’est votre faute, mademoiselle !

Un fou rire, violemment contenu, passa sur le visage d’Angèle.Mme Campardon s’était contentée de hocher latête ; et, quand Lisa fut sortie pour aller chercher ledessert, elle fit d’elle un grand éloge : très intelligente,très active, une fille de Paris sachant toujours se retourner. Onaurait pu se passer de Victoire, la cuisinière, qui n’était plustrès propre, à cause de son grand âge ; mais elle avait vunaître monsieur chez son père, c’était une ruine de famille qu’ilsrespectaient. Puis, comme la femme de chambre rentrait avec despommes cuites :

– Conduite irréprochable, continuaMme Campardon à l’oreille d’Octave. Je n’ai encorerien découvert… Un seul jour de sortie par mois pour allerembrasser sa vieille tante, qui demeure très loin.

Octave regardait Lisa. À la voir, nerveuse, la poitrine plate,les paupières meurtries, cette pensée lui vint qu’elle devait faireune sacrée noce, chez sa vieille tante. Du reste, il approuvaitfortement la mère, qui continuait à lui soumettre ses idées surl’éducation : une jeune fille est une responsabilité silourde, il fallait écarter d’elle jusqu’aux souffles de la rue. Et,pendant ce temps, Angèle, chaque fois que Lisa se penchait près desa chaise pour changer une assiette, lui pinçait les cuisses, dansune rage d’intimité, sans que ni l’une ni l’autre, très sérieuses,eussent seulement un battement de paupières.

– On doit être vertueux pour soi, dit l’architectedoctement, comme conclusion à des pensées qu’il n’exprimait pas.Moi, je me fiche de l’opinion, je suis un artiste !

Après le dîner, on resta jusqu’à minuit au salon. C’était unedébauche, pour fêter l’arrivée d’Octave.Mme Campardon paraissait très lasse ; peu àpeu, elle s’abandonnait, renversée sur un canapé.

– Tu souffres, mon chat ? lui demanda son mari.

– Non, répondit-elle à demi-voix. C’est toujours la mêmechose.

Elle le regarda, puis doucement :

– Tu l’as vue chez les Hédouin ?

– Oui… Elle m’a demandé de tes nouvelles.

Des larmes montaient aux yeux de Rose.

– Elle se porte bien, elle !

– Voyons, voyons, dit l’architecte en lui mettant de petitsbaisers sur les cheveux, oubliant qu’ils n’étaient pas seuls. Tuvas encore te faire du mal… Ne sais-tu pas que je t’aime tout demême, ma pauvre cocotte !

Octave, qui, discrètement, était allé à la fenêtre, comme pourregarder dans la rue, revint étudier le visage deMme Campardon, la curiosité remise en éveil, sedemandant si elle savait. Mais elle avait repris sa face aimable etdolente, elle se pelotonnait au fond du canapé, en femme qui sefait son plaisir, forcément résignée à sa part de caresses.

Enfin, Octave leur souhaita une bonne nuit. Son bougeoir à lamain, il était encore sur le palier, lorsqu’il entendit un bruit derobes de soie frôlant les marches. Par politesse, il s’effaça.C’étaient évidemment les dames du quatrième,Mme Josserand et ses deux filles, qui revenaient desoirée. Quand elles passèrent, la mère, une femme corpulente etsuperbe, le dévisagea ; tandis que l’aînée des demoiselless’écartait d’un air rêche, et que la cadette, étourdiment, leregardait avec un rire, dans la vive clarté de la bougie. Elleétait charmante, celle-là, la mine chiffonnée, le teint clair, lescheveux châtains, dorés de reflets blonds ; et elle avait unegrâce hardie, la libre allure d’une jeune mariée, rentrant d’un baldans une toilette compliquée de nœuds et de dentelles, comme lesfilles à marier n’en portent pas. Les traînes disparurent le longde la rampe, une porte se referma. Octave restait tout amusé de lagaieté de ses yeux.

Lentement, il monta à son tour. Un seul bec de gaz brûlait,l’escalier s’endormait dans une chaleur lourde. Il lui sembla plusrecueilli, avec ses portes chastes, ses portes de riche acajou,fermées sur des alcôves honnêtes. Pas un soupir ne passait, c’étaitun silence de gens bien élevés qui retiennent leur souffle.Cependant, un léger bruit se fit entendre, il se pencha et aperçutM. Gourd, en pantoufles et en calotte, éteignant le dernierbec de gaz. Alors, tout s’abîma, la maison tomba à la solennité desténèbres, comme anéantie dans la distinction et la décence de sonsommeil.

Octave, pourtant, eut beaucoup de peine à s’endormir. Il seretournait fiévreusement, la cervelle occupée des figures nouvellesqu’il avait vues. Pourquoi diable les Campardon se montraient-ilssi aimables ? Est-ce qu’ils rêvaient, plus tard, de lui donnerleur fille ? Peut-être aussi le mari le prenait-il en pensionpour occuper et égayer sa femme ? Et cette pauvre dame, quelledrôle de maladie pouvait-elle avoir ? Puis, ses idées sebrouillèrent davantage, il vit passer des ombres : la petiteMme Pichon, sa voisine, avec ses regards vides etclairs ; la belle Mme Hédouin, correcte etsérieuse dans sa robe noire ; et les yeux ardents deMme Valérie ; et le rire gai deMlle Josserand. Comme il en poussait en quelquesheures, sur le pavé de Paris ! Toujours il avait rêvé cela,des dames qui le prendraient par la main et qui l’aideraient dansses affaires. Mais celles-là revenaient, se mêlaient avec uneobstination fatigante. Il ne savait laquelle choisir, ils’efforçait de garder sa voix tendre, ses gestes câlins. Et,brusquement, accablé, exaspéré, il céda à son fond de brutalité, audédain féroce qu’il avait de la femme, sous son air d’adorationamoureuse.

– Vont-elles me laisser dormir à la fin ! dit-il àvoix haute, en se remettant violemment sur le dos. La première quivoudra, je m’en fiche ! et toutes à la fois, si ça leurplaît !… Dormons, il fera jour demain.

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