Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky

LES NUITS BLANCHES

 

1848

La Nouvelle Revue, 1887

 

 

 

Et n’était-ce pas sa part de bonheur,

Vivre seulement un instant

Dans l’intimité de ton cœur ?

Ivan TOURGUENEFF.

 

 

PREMIÈRE NUIT

 

[Note – On appelle Nuits blanches, à Saint-Pétersbourg, cette époque de l’été où le soleil se couche vers 9 heures du soir et se lève vers 1 heure du matin.]

 

La nuit était merveilleuse – une de ces nuits comme notre jeunesse seule en connut, cher lecteur. Un firmament si étoilé, si calme, qu’en le regardant on se demandait involontairement : Peut-il vraiment exister des méchants sous un si beau ciel ? – et cette pensée est encore une pensée de jeunesse, cher lecteur, de la plus naïve jeunesse. Mais puissiez-vous avoir le cœur bien longtemps jeune !

En pensant aux « méchants », je songeai, non sans plaisir, à la façon dont j’avais employé la journée qui venait de finir. Dès le matin, j’avais été pris d’un étrange chagrin : il me semblait que tout le monde me fuyait,m’abandonnait, qu’on me laissait seul. Certes, on serait en droit de me demander : Qui est-ce donc ce « tout le monde » ? Car, depuis huit ans que je vis à Pétersbourg,je n’ai pas réussi à me faire un seul ami. Mais qu’est-ce qu’un ami ? Mon ami, c’est Pétersbourg tout entier. Et s’il me semblait ce matin que « tout le monde » m’abandonnait,c’est que Pétersbourg tout entier s’en était allé à la campagne. Jem’effrayais à l’idée que j’allais être seul. Depuis déjà troisjours, cette crainte germait en moi sans que je pusse mel’expliquer, et depuis trois jours j’errais à travers la ville,profondément triste, sans rien comprendre à ce qui se passait enmoi. À Nevsky, au jardin, sur les quais, plus un seul visage deconnaissance. Sans doute, pas un ne me connaît parmi cesvisages de connaissance, mais moi je lesconnais tous et très particulièrement ; j’ai étudié cesphysionomies, j’y sais lire leurs joies et leurs tristesses, et jeles partage. Je me suis lié d’une étroite amitié (peu s’en faut dumoins, car nous ne nous sommes jamais parlé) avec un petitvieillard que je rencontrais presque tous les jours, à une certaineheure, sur la Fontanka. Un vénérable petit vieillard, toujoursoccupé à discuter avec lui-même, la main gauche toujours agitée et,dans la droite, une longue canne à pomme d’or. Si quelque accidentm’empêchait de me rendre à l’heure ordinaire à la Fontanka j’avaisdes remords, je me disais : Mon petit vieillard a le spleen.Aussi étions-nous vivement tentés de nous saluer, surtout quandnous nous trouvions tous deux dans de bonnes dispositions. Il n’y apas longtemps, – nous avions passé deux jours entiers sans nousvoir, – nous avons fait ensemble simultanément, le même geste poursaisir nos chapeaux. Mais nous nous sommes rappelé à temps que nousne nous connaissions pas et nous avons échangé seulement un regardsympathique.

Je suis très bien aussi avec les maisons.Quand je passe, chacune d’elles accourt à ma rencontre, me regardede toutes ses fenêtres et me dit : « Bonjour !comment vas-tu ? Moi, grâce à Dieu, je me porte bien. Au moisde mai on m’ajoutera un étage. » Ou bien : « Commentva la santé ? Demain on me répare. » Ou bien :« J’ai failli brûler, Dieu ! que j’ai eupeur ! » etc. D’ailleurs, je ne les aime pas touteségalement, j’ai mes préférences. Parmi mes grandes amies, j’en saisune qui a l’intention de faire, cet été, une cure chezl’architecte : je viendrai certainement tous les jours dans sarue, exprès pour voir si on ne la soigne pas trop, car cesmédecins-là !… Dieu la garde !

Mais je n’oublierai jamais mon aventure avecune très jolie maisonnette rose tendre, une toute petite maison enpierre qui me regardait avait tant d’affection et avait pour sesvoisines, mesquines et mal bâties, tant d’évident mépris, que j’enétais réjoui chaque fois que je passais auprès d’elle. Un certainjour, ma pauvre amie me dit avec une inexprimable tristesse :« On me peint en jaune ! les brigands ! lesbarbares ! Ils n’épargnent rien, ni les colonnes, ni lesbalustrades… » et en effet mon amie jaunit comme un citron. Oneût dit que la bile se répandait dans son corps ! Je n’eusplus le courage d’aller la voir, la pauvre jolie ainsi défigurée,ma pauvre amie peinte aux couleurs du Céleste Empire !…

Vous comprenez maintenant, lecteur, comment jeconnais tout Pétersbourg.

Je vous ai déjà dit les trois journéesd’inquiétude que je passai à chercher les causes du singulier étatd’esprit où je me trouvais. Je ne me sentais bien nulle part, nidans la rue ni chez moi. Que me manque-t-il donc ? pensais-je,pourquoi suis-je si mal à l’aise ? Et je m’étonnais deremarquer, pour la première fois, la laideur de mes murs enfumés etdu plafond où Matrena cultivait des toiles d’araignées avec grandsuccès. J’examinais mon mobilier, meuble par meuble, me demandantdevant chacun : N’est-ce pas là qu’est le malheur ? (Car,en temps normal, il suffisait qu’une chaise fût placée autrementque la veille pour que je fusse hors de moi.) Puis je regardais parla fenêtre… Rien, nulle nouvelle cause d’ennui. J’imaginaid’appeler Matrena et de lui faire des reproches paternels au sujetde sa saleté en général et des toiles d’araignées enparticulier ; mais elle me regarda avec stupéfaction et c’esttout ce que j’obtins d’elle ; elle sortit de la chambre sansme répondre un seul mot. Et les toiles d’araignées ne disparaîtrontjamais.

C’est ce matin seulement que j’ai compris dequoi il s’agissait : hé ! hé ! mais… ils ont tousfichu le camp à la campagne !… (Passez-moi ce mot trivial, jene suis pas en train de faire du grand style.) Oui, toutPétersbourg est à la campagne… Et aussitôt chaque gentlemanhonorable, je veux dire d’extérieur comme il faut, qui passait enfiacre, se transformait à mes yeux en un estimable père de famillequi, après ses occupations ordinaires, s’en allait légèrement danssa maison familiale, à la campagne. Tous les passants, depuis troisjours, avaient changé d’allure et tout en eux disaitclairement : Nous ne sommes ici qu’en passant, et dans deuxheures nous serons partis.

S’il s’ouvrait dans ma rue une fenêtre oùd’abord avaient tambouriné de petits doigts blancs comme du sucre,puis d’où sortait une jolie tête de jeune fille qui appelait lemarchand de fleurs, il ne me semblait pas du tout que la jeunefille prétendît se faire, avec ces fleurs, un printemps intime dansson appartement étouffant de Saint-Pétersbourg, cela signifiait aucontraire : « Ces fleurs ! ah ! bientôt, j’irailes reporter dans les champs ! »

Plus encore, – car j’ai fait des progrès dansma nouvelle découverte, – je sais déjà, rien qu’à l’aspectextérieur, discerner dans quelle villa telle personne demeure. Leshabitants de Kamenni, des îles Aptekarsky ou de la route dePetergov, se distinguent par des manières recherchées, d’élégantscostumes d’été et de jolies voitures. Les habitants de Pargolovo etau delà ont un caractère particulier de sagesse et de bonne tenue.Ceux des îles Krestovsky ont une imperturbable gaîté.

Rencontrais-je une procession de charretiersqui marchaient paresseusement, les guides dans leurs deux mains,auprès de leurs charrettes chargées de montagnes de meubles,tables, chaises, divans turcs et pas turcs, ustensiles de ménage,le tout terminé assez souvent par une cuisinière qui, assise ausommet du tas, couvait les biens de ses maîtres ; regardais-jeglisser sur la Neva des bateaux eux aussi chargés de meubles :charrettes et bateaux se multipliaient à mes yeux, il me semblaitque toute la ville s’en allait, que tout déménageait par caravanes,que la ville allait être déserte. J’en étais attristé, offensé. Carmoi, je ne pouvais aller à la campagne ! J’étais pourtant prêtà partir avec chaque charrette, avec chaque monsieur unpeu cossu qui louait une voiture. Mais pas un, pas un seul nem’invitait. On eût dit que tous m’oubliaient, comme si j’étais poureux un étranger !

Je marchais beaucoup, longtemps, de sorte queje finissais par ne plus savoir où j’étais, quand j’aperçus lesfortifications. Immédiatement je me sentis joyeux. Je m’engageai àtravers les champs et les prairies, je n’éprouvais aucune fatigue.Il me semblait même qu’un lourd fardeau tombait de mon âme. Tousles gens en carrosses me regardaient avec tant de sympathie qu’unpeu plus ils m’auraient salué. Tous étaient contents, je ne saispourquoi ; tous fumaient de beaux cigares. Moi j’étaisheureux. Je me croyais tout à coup transporté en Italie, tant lanature m’étonnait, pauvre citadin à demi malade, à demi mort del’atmosphère empoisonnée de la ville.

Il y a quelque chose d’ineffablement touchantdans notre campagne pétersbourgeoise, quand, au printemps, elledéploie soudain toute sa force, s’épanouit, se pare, s’enguirlandede fleurs. Elle me fait songer à ces jeunes filles languissantes,anémiées, qui n’excitent que la pitié, parfois l’indifférence, etbrusquement, du jour au lendemain, deviennent inexprimablementmerveilleuses de beauté : vous demeurez stupéfaits devantelles, vous demandant quelle puissance a mis ce feu inattendu dansces yeux tristes et pensifs, qui a coloré d’un sang rose ces jouespâles naguère, qui a répandu cette passion sur ces traits quin’avaient pas d’expression, pourquoi s’élèvent et s’abaissent siprofondément ces jeunes seins ? Mon Dieu ! qui a pudonner à la pauvre fille cette force, cette soudaine plénitude devie, cette beauté ? Qui a jeté cet éclair dans cesourire ? Qui donc fait ainsi étinceler cette gaîté ?Vous regardez autour de vous, vous cherchez quelqu’un, vousdevinez… Mais que les heures passent et peut-être demainretrouverez-vous le regard triste et pensif d’autrefois, le mêmevisage pâle, les mêmes allures timides, effacées : c’est lesceau du chagrin, du repentir, c’est aussi le regret del’épanouissement éphémère… et vous déplorez que cette beauté sesoit fanée si vite : quoi ! vous n’avez pas même eu letemps de l’aimer !…

Je ne rentrai dans la ville qu’asseztard ; dix heures sonnaient. La route longeait le canal ;c’est un endroit désert à cette heure… Oui, je demeure dans labanlieue la plus reculée.

Je marchais en chantant. Quand je suis heureuxje fredonne toujours. C’est, je crois, l’habitude des hommes qui,n’ayant ni amis ni camarades, ne savent avec qui partager un momentde joie.

Mais ce soir-là me réservait une aventure.

À l’écart, accoudée au parapet du canal,j’aperçus une femme. Elle semblait examiner attentivement l’eautrouble. Elle portait un charmant chapeau à fleurs jaunes et unecoquette mantille noire.

« C’est une jeune fille et sûrement unebrune, » pensai-je.

Elle semblait ne pas entendre mes pas et nebougea point quand je passai auprès d’elle en retenant marespiration et le cœur battant très fort.

« C’est étrange, pensai-je ; elledoit être très préoccupée. »

Et tout à coup je m’arrêtai, il me semblaitavoir entendu des sanglots étouffés.

« Je ne me trompe pas, ellepleure. »

Un instant de silence, puis encore un sanglot.Mon Dieu ! mon cœur se serra. Je suis d’ordinaire très timideavec les femmes, mais dans un pareil moment !… – Je retournaisur mes pas, je m’approchai d’elle et j’aurais certainementprononcé le mot : « Madame, » si je ne m’étaisrappelé à temps que ce mot est utilisé au moins dans millecirconstances analogues par tous nos romanciers mondains. Ce n’estque cela qui m’arrêta, et je cherchais un mot plus rare quand lajeune fille m’aperçut, se redressa et glissa vivement devant moi enlongeant le canal. Je me mis aussitôt à la suivre. Mais elle s’enaperçut, quitta le quai, traversa la rue et prit le trottoir. Jen’osais traverser la rue à mon tour, mon cœur sautait dans mapoitrine comme un oiseau en cage. Heureusement le hasard me vint enaide.

Sur le trottoir où marchait l’inconnue et toutprès d’elle surgit un monsieur en frac ; d’un âge« sérieux » : on n’eût pu dire, par exemple, que sadémarche aussi fût sérieuse. Il se dandinait en rasant prudemmentles murs. La jeune fille filait droit comme une flèche, d’un pas àla fois précipité et peureux, comme font toutes les jeunes fillesqui veulent éviter qu’on leur offre de les accompagner ; etcertes, avec son allure mal assurée, le monsieur dont l’ombre sedandinait sur les murs n’eût pu la rejoindre s’il ne s’étaitbrusquement mis à courir. Elle allait comme le vent, mais sonpersécuteur gagnait du terrain, il était déjà tout près d’elle,elle jeta un cri, et… Je remerciai la destinée pour l’excellentbâton que je tenais dans ma main droite. En un instant je fus del’autre côté, le monsieur prit en considération l’argumentirréfutable que je lui proposai, se tut, recula et, seulement quandnous l’eûmes distancé, se mit à protester en termes assezénergiques ; mais ses paroles se perdirent dans l’air.

– Prenez mon bras, dis-je àl’inconnue.

Elle passa silencieusement sous mon bras samain tremblante encore de frayeur. Ô le monsieur inattendu !Comme je le bénissais !

Je jetai un rapide regard sur elle. Elle étaitbrune comme je l’avais deviné, et fort jolie. Ses yeux étaientencore mouillés de larmes, mais ses lèvres souriaient. Elle meregarda furtivement, rougit un peu et baissa les yeux.

– Vous voyez ! Pourquoi m’aviez-vousrepoussé ? Si j’avais été là, rien ne serait arrivé…

– Mais je ne vous connaissais pas, jecroyais que vous aussi…

– Me connaissez-vous davantage,maintenant ?

– Un peu. Par exemple, vous tremblez,pensez-vous que je ne sache pas pourquoi ?

– Oh ! vous avez deviné du premiercoup ! m’écriai-je transporté de joie que la jeune fille fûtsi intelligente, car l’intelligence et la beauté vont très bienensemble. – Oui, vous avez deviné à qui vous aviez affaire. C’estvrai, je suis timide avec les femmes. Je suis même plus émumaintenant que vous ne l’étiez, vous, quand ce monsieur vous a faitpeur. C’est comme un rêve… Non, c’est plus qu’un rêve, car jamais,même en rêve, il ne m’arrive de parler à une femme.

– Que dites-vous ?Vraiment ?

– Oui. Si mon bras tremble, c’est quejamais encore une aussi jolie petite main ne s’y est appuyée. Jen’ai pas du tout l’habitude des femmes… J’ai toujours vécu seul.Aussi je ne sais pas leur parler. Peut-être bien vous ai-je déjàdit quelque sottise ; parlez franchement, vous le pouvez, jene suis pas susceptible…

– Vous n’avez pas dit de sottise, pas dutout, au contraire, et puisque vous voulez que je vous parlefranchement, je vous dirai qu’une telle timidité plaît aux femmes,et si vous voulez tout savoir je vous dirai encore qu’elle me plaîtparticulièrement. Aussi je vous permets de m’accompagner jusqu’à maporte.

– Mais, dis-je étouffant de joie, vousm’en direz tant que je cesserai d’être timide et alors, adieu tousmes avantages…

– Des avantages ! Quelsavantages ? Pourquoi faire ? Voilà qui n’est pasbien.

– Pardon… Mais comment voulez-vous que jene désire pas…

– Plaire, n’est-ce pas ?

– Eh bien ! oui. Oui, soyez bonne,au nom de Dieu ! Écoutez. J’ai vingt-six ans et personneencore ne m’a aimé. Comment donc pourrais-je parler adroitement età propos ? Pourtant il faut que je parle, j’ai envie de toutvous dire, à vous… Mon cœur crie, je ne puis me taire… Mais lecroiriez-vous… pas une seule femme, jamais, jamais… et pas unami ! et tous les jours je rêve qu’enfin je vais rencontrerquelqu’un, je rêve, je rêve… et si vous saviez combien de fois j’aiété amoureux de cette façon !

– Mais comment ? de qui ?

– De personne, idéalement. Ce sont desfigures de femmes aperçues en rêve. Mes rêves sont des romansentiers. Oh ! vous ne me connaissez pas… Il est vrai, – et ilne se pouvait autrement, – j’ai rencontré deux ou trois femmes,mais quelles femmes ! Ah ! l’éternel pot-au-feu !…Mais vous ririez si je vous racontais que j’ai plusieurs fois faitle rêve que je parlais, dans la rue, à une dame du plus grandmonde. Oui, dans la rue, tout simplement : la dame était seuleet moi je lui parlais respectueusement, timidement, passionnément.Je lui disais : que je me perds dans la solitude, qu’il nefaut pas me renvoyer, que nulle femme ne m’aime, que c’est ledevoir de la femme de ne pas repousser la prière d’un malheureux,que je lui demande tout au plus deux paroles de sœur, deux parolescompatissantes, qu’elle doit donc m’écouter, qu’elle peut rire demoi s’il lui plaît, mais qu’il faut qu’elle m’écoute, qu’il fautqu’elle me rende l’espérance que j’ai perdue… Deux paroles,seulement deux paroles et puis ne la revoir plus jamais !…Mais vous riez… Du reste ce que je dis est en effet trèsrisible.

– Ne vous fâchez pas. Ce qui me faitrire, c’est que vous êtes votre propre ennemi. Si vous essayiezvous réussiriez peut-être, même si la scène se passait dans la rue.Plus c’est simple et plus c’est sûr. Pas une femme de cœur, pourvuqu’elle ne fût ni sotte ni, en ce moment même, de mauvaise humeur,n’oserait vous refuser les deux paroles que vous implorez.Pourtant, qui sait ? Peut-être vous prendrait-on pour un fou.J’ai jugé d’après moi, – car moi je sais bien comme vivent les genssur la terre…

– Oh ! je vous remercie,m’écriai-je. Vous ne pouvez comprendre le bien que vous venez de mefaire !

– Bon, bon… Mais dites-moi, à quoiavez-vous vu que je suis une femme avec laquelle… eh bien, unefemme digne… digne… d’attention et d’amitié ? En un mot pas…pot-au-feu, comme vous dites ? Pourquoi vous êtes-vous décidéà vous approcher de moi ?

– Pourquoi ? Mais… vous étiez seule,ce monsieur trop entreprenant… il faisait nuit, convenez quec’était le devoir…

– Mais non, auparavant déjà, là, del’autre côté, vous vouliez m’aborder…

– Là, de l’autre côté ?… Maisvraiment, je ne sais comment vous répondre, je crains…Savez-vous ? Je me sentais aujourd’hui très heureux. Lamarche, les chansons que je me suis rappelées, la campagne… jamaisje ne me suis senti si bien. Voyez… cela m’a semblé peut-être…pardonnez-moi si je vous le rappelle, j’ai cru vous avoir entendupleurer, et moi… je n’ai pu supporter cela, mon cœur s’est serré. Ômon Dieu ! étais-je coupable d’avoir pour vous une pitiéfraternelle !… Pouvais-je vous offenser en m’approchant devous malgré moi ?

– Taisez-vous… dit la jeune fille enbaissant les yeux et en me serrant la main. J’ai eu tort de parlerde cela, mais je suis contente de ne pas m’être trompée sur vous…Eh bien, me voici chez moi. Il faut traverser cette petite ruelleet il n’y a plus que deux pas. Adieu. Merci.

– Alors, nous ne nous verrons plusjamais, c’est fini ?

– Voyez-vous ! dit en riant la jeunefille, vous ne vouliez d’abord que deux mots, et maintenant… Dureste, nous nous reverrons peut-être…

– Je viendrai ici demain… Oh !pardon, je suis déjà exigeant.

– Oui, vous n’avez pas de patience, vousordonnez presque…

– Écoutez-moi, interrompis-je, je ne puispas ne pas venir ici demain. Je suis un rêveur, j’ai si peu de vieréelle, j’ai si peu de moments comme celui-ci, que je ne puis pasne pas les revivre dans mes rêves. Je rêverai de vous toute lanuit, toute la semaine, toute l’année. Je viendrai ici demain,absolument, précisément ici, demain, à la même heure et je seraiheureux de m’y souvenir de la veille… Cette place m’est déjà chère.– J’ai deux ou trois endroits pareils dans Pétersbourg. Dans l’und’eux j’ai pleuré… d’un souvenir. Qui sait ? il y a dixminutes, vous aussi vous pleuriez peut-être pour quelque souvenir.Peut-être autrefois avez-vous été très heureuse ici ?

– Je viendrai peut-être aussi demain àdix heures, je vois que je ne peux plus vous le défendre… Mais, ilne faut pas venir ici. Ne pensez pas que je vous fixe unrendez-vous, je prévois seulement que j’aurai à venir ici pour mesaffaires, mais… eh bien, franchement, je ne serai pas fâchée quevous y veniez aussi. D’abord je puis avoir encore des désagrémentscomme aujourd’hui, mais laissons cela… En un mot, je voudrais toutsimplement vous voir… pour vous dire deux mots. N’allez pas mejuger mal pour cela. Ne pensez pas que je donne si facilement desrendez-vous ; je ne vous aurais pas dit cela si… mais que celareste un secret, c’est la condition…

– Une convention, dites tout de suite quec’est une condition ! je consens à tout, m’écriai-jetransporté, à tout, je réponds de moi, je serai obéissant,respectueux… vous me connaissez.

– C’est précisément parce que je vousconnais que je vous invite demain ; mais vous, prenez garde àcette autre condition tout à fait capitale (je vais vous parlerfranchement) : ne devenez pas amoureux de moi, cela ne se peutpas, je vous assure ; pour l’amitié je veux bien, voici mamain ; mais l’amour, non, je vous en prie.

– Je vous jure…

– Ne jurez pas, vous êtes inflammablecomme la poudre… Ne m’en veuillez pas pour vous avoir dit cela, sivous saviez… Moi non plus je n’ai personne au monde à qui faire uneconfidence, demander un conseil ; vous, vous êtes uneexception, je vous connais comme si nous étions des amis de vingtans… n’est-ce pas que vous ne me trahirez pas ?

– Vous verrez ! Mais comment vivreencore tout ce grand jour ?

– Dormez bien, bonne nuit, etrappelez-vous que j’ai déjà confiance en vous. Dites, on n’a pas àrendre compte de tous ses sentiments, même d’une sympathiefraternelle ? C’est vous qui m’avez dit cela, et vous l’avezsi bien dit que la pensée m’est venue aussitôt de me confier à vouset de vous dire…

– Quoi, mon Dieu ! direquoi ?

– À demain ! que cela reste unsecret jusqu’à demain ! Ça vaudra mieux pour vous ! Çaressemblera mieux à un roman !

– Peut-être vous dirai-je demain… tout, etpeut-être ne vous dirai-je rien ! Je veux d’abord causer avecvous, vous mieux connaître.

– Moi, déclarai-je avec décision, je vousraconterai demain toute mon histoire ! Mais quoi donc ?Quelque chose de merveilleux se passe en moi. Où suis-jedonc ? mon Dieu ! Eh bien ! n’êtes-vous pas contentemaintenant de ne pas vous être fâchée tout à l’heure, de ne pasm’avoir repoussé dès le premier mot ? En deux minutes vousm’avez rendu heureux pour toute la vie, oui heureux ! vousm’avez réconcilié avec moi-même ! vous avez peut-être éclaircitous mes doutes ! S’il me revient des instants semblables… Ehbien, je vous dirai demain tout, vous saurez tout, tout…

– Alors c’est vous quicommencerez ?

– Entendu.

– Au revoir !

– Au revoir !

Et nous nous séparâmes. J’errai toute la nuit,je ne pouvais me décider à rentrer…

« À demain ! »

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