Souvenirs de la maison des morts

Souvenirs de la maison des morts

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky

Avertissement

On vient enfin de traduire les Souvenirs de la maison des morts,par le romancier russe Dostoïevsky. De courtes indications seront peut-être utiles pour préciser l’origine et la signification de ce livre.

Le public français connaît déjà Dostoïevsky par un de ses romans les plus caractéristiques, le Crime et le châtiment. Ceux qui ont lu cette œuvre ont du prendre leur parti d’aimer ou de haïr le singulier écrivain. On va nous donner des traductions de ses autres romans. Elles continueront de plaire à quelques curieux, aux esprits qui courent le monde en quête d’horizons nouveaux. Elles achèveront de scandaliser la raison commune, celle qu’on se procure dans les maisons de confections philosophiques ; car ce temps est merveilleux pour tailler aux intelligences comme aux corps des vêtements uniformes, décents, à la portée de tous, un peu étriqués peut-être, mais qui évitent les tracas de la recherche et de l’invention. Ceux qui n’ont pas eu le courage d’aborder le monstre sont néanmoins renseignés sur sa façon de souffrir et de faire souffrir. On a beaucoup parlé de Dostoïevsky, depuis un an ;un critique a expliqué en deux mots la supériorité du romancier russe. — « Il possède deux facultés qui sont rarement réunies chez nos écrivains : la faculté d’évoquer et celle d’analyser. »

Oui, avec cela tout le principal est dit. Prenez chez nousVictor Hugo et Sainte-Beuve comme les représentants extrêmes de cesdeux qualités littéraires ; derrière l’un ou l’autre, vouspourrez ranger, en deux familles intellectuelles, presque tous lesmaîtres qui ont travaillé sur l’homme. Les premiers le projettentdans l’action, ils ont toute puissance pour rendre sensible ledrame extérieur, mais ils ne savent pas nous faire voir les mobilessecrets qui ont décidé le choix de l’âme dans ce drame. Les secondsétudient ces mobiles avec une pénétration infinie, ils sontincapables de reconstruire pour le mouvement tragique l’organismedélicat qu’ils ont démonté. Il y aurait une exception à faire pourBalzac ; quant à Flaubert, il faudrait entrer dans desdistinctions et des réserves sacrilèges ; gardons-les pour lejour où l’on mettra le dieu de Rouen au Panthéon. Toujours est-ilque, dans le pays de Tourguénef, de Tolstoï et de Dostoïevsky, lesdeux qualités contradictoires se trouvent souvent réunies ;cette alliance se paye, il est vrai, au prix de défauts que noussupportons malaisément : la lenteur et l’obscurité.

Mais ce n’est point des romans que je veux parler aujourd’hui.Les Souvenirs de la maison des morts n’empruntent rien à lafiction, sauf quelques précautions de mise en scène, nécessitéespar des causes étrangères à l’art. Ce livre est un fragmentd’autobiographie, mêlé d’observations sur un monde spécial, dedescriptions et de récits très simples ; c’est le journal dubagne, un album de croquis rassemblés dans les casemates deSibérie. Avant de vous récrier sur l’éloge d’un galérien, écoutezcomment Dostoïevsky fut précipité dans cette infâme condition.

Il avait vingt-sept ans en 1848, il commençait à écrire avecquelque succès. Sa vie, pauvre et solitaire, allait par de mauvaischemins ; misère, maladie, tout lui donnait sur le monde desvues noires ; ses nerfs d’épileptique lui étaient déjà decruels ennemis. Avec cela, un malheureux cœur plein de pitié, d’oùest sorti le meilleur de son talent ; cette sensibilitécontenue, vite aigrie, qui se change en folles colères devant lesaspects d’injustice de l’ordre social. Il regardait autour de lui,cherchant l’idéal, le progrès, les moyens de se dévouer ; ilvoyait la triste Russie, bien froide, bien immobile, bien dure,tout ulcérée de maux anciens. Sur cette Russie, les idéesgénéreuses du moment passaient et ramassaient à coup sûr de tellesâmes. Le jeune écrivain fut entraîné, avec beaucoup d’autres de sagénération littéraire, dans les conciliabules présidés parPétrachevsky. Cette sédition intellectuelle n’alla pas bienloin ; des récriminations, des menaces vagues, de beauxprojets d’utopie. Il y a impropriété de mot à appeler cetteeffervescence d’idées, comme on le fait habituellement, laconspiration de Pétrachevsky ; de conspiration, il n’y en eutpas, au sens terrible que ce terme a reçu depuis lors en Russie. Entout cas, Dostoïevsky y prit la moindre part ; toute sa fautene fut qu’un rêve défendu ; l’instruction ne put relevercontre lui aucune charge effective. Chez nous, il eut été au centregauche ; en Russie, il alla au bagne.

Englobé dans l’arrêt commun qui frappa ses complices, il futjeté à la citadelle, condamné à mort, gracié sur l’échafaud,conduit en Sibérie ; il y purgea quatre ans de fers dans la «section réservée », celle des criminels d’État. Le romancier ylaissa des illusions, mais rien de son honneur ; vingt ansaprès, en des temps meilleurs, les condamnés et leurs jugesparlaient de ces souvenirs avec une égale tristesse, la main dansla main ; l’ancien forçat a fait une carrière glorieuse,remplie de beaux livres, et terminée récemment par un deuil quasiofficiel. Il était nécessaire de préciser ces points, pour qu’on nefit pas confusion d’époques ; il n’y eut rien de commun entrele proscrit de 1848 et les redoutables ennemis contre lesquels legouvernement russe sévit aujourd’hui de la même façon, mais à plusjuste titre.

Un des compagnons d’infortune de l’exilé, Yastrjemsky, aconsigné dans ses Mémoires le récit d’une rencontre avecDostoïevsky, au début de leur pénible voyage. Le hasard les réunitune nuit dans la prison d’étapes de Tobolsk, où ils trouvèrentaussi un de leurs complices les plus connus, Dourof. Ce récit peintsur le vif l’influence bienfaisante du romancier.

« On nous conduisit dans une salle étroite, froide et sombre. Ily avait là des lits de planches avec des sacs bourrés de foin.L’obscurité était complète. Derrière la porte, sur le seuil, onentendait le pas lourd de la sentinelle, qui marchait en long et enlarge par un froid de 40 degrés.

« Dourof s’étendit sur le lit de camp, je me pelotonnai sur leplancher à côté de Dostoïevsky. À travers la mince cloison, untapage infernal arrivait jusqu’à nous : un bruit de tasses et deverres, les cris de gens qui jouaient aux cartes, des injures, desblasphèmes. Dourof avait les doigts des pieds et des mainsgelés ; ses jambes étaient blessées par les fers. Dostoïevskysouffrait d’une plaie qui lui était venue au visage dans lacasemate de la citadelle, à Pétersbourg. Pour moi, j’avais le nezgelé. — Dans cette triste situation, je me rappelai ma vie passée,ma jeunesse écoulée au milieu de mes chers camarades del’Université ; je pensai à ce qu’aurait dit ma sœur, si ellem’eût aperçu dans cet état. Convaincu qu’il n’y avait plus rien àespérer pour moi, je résolus de mettre fin à mes jours… Si jem’appesantis sur cette heure douloureuse, c’est uniquement parcequ’elle me donna l’occasion de connaître de plus près lapersonnalité de Dostoïevsky. Sa conversation amicale et secourableme sauva du désespoir ; elle réveilla en moi l’énergie.

« Contre toute espérance, nous parvînmes à nous procurer unechandelle, des allumettes et du thé chaud qui nous parut plusdélicieux que le nectar. La plus grande partie de la nuit s’écouladans un entretien fraternel. La voix douce et sympathique deDostoïevsky, sa sensibilité, sa délicatesse de sentiment, sessaillies enjouées, tout cela produisit sur moi une impressiond’apaisement. Je renonçai à ma résolution désespérée. Au matin,Dostoïevsky, Dourof et moi, nous nous séparâmes dans cette prisonde Tobolsk, nous nous embrassâmes les larmes aux yeux, et nous nenous revîmes plus.

« Dostoïevsky appartenait à la catégorie de ces êtres dontMichelet a dit que, tout en étant les plus forts mâles, ils ontbeaucoup de la nature féminine. Par là s’explique tout un côté deses œuvres, où l’on aperçoit la cruauté du talent et le besoin defaire souffrir. Étant donné cette nature, le martyre cruel etimmérité qu’un sort aveugle lui envoya devait profondément modifierson caractère. Rien d’étonnant à ce qu’il soit devenu nerveux etirritable au plus haut degré. Mais je ne crois pas risquer unparadoxe en disant que son talent bénéficia de ses souffrances,qu’elles développèrent en lui le sens de l’analyse psychologique.»

C’était l’opinion de l’écrivain lui-même, non-seulement au pointde vue de son talent, mais de toute la suite de sa vie morale. Ilparlait toujours avec gratitude de cette épreuve, où il disaitavoir tout appris. Encore une leçon sur la vanité universelle denos calculs ! À quelques degrés de longitude plus à l’ouest, àFrancfort ou à Paris, cette incartade révolutionnaire eût réussi àDostoïevsky, elle l’eût porté sur les bancs d’un Parlement, où ileût fait de médiocres lois ; sous un ciel plus rigoureux, lapolitique le perd, le déporte en Sibérie ; il en revient avecdes œuvres durables, un grand renom, et l’assurance intime d’avoirété remis malgré lui dans sa voie. Le destin rit sur nos revers etnos réussites ; il culbute nos combinaisons et nous dispensele bien ou le mal en raison inverse de notre raison, Quand onécoute ce rire perpétuel, dans l’histoire de chaque homme et dechaque jour, on se trouve niais de souhaiter quelque chose.

Pourtant l’épreuve était cruelle, on le verra de reste en lisantles pages qui la racontent. Notre auteur feint d’avoir trouvé cerécit dans les papiers d’un ancien déporté, criminel de droitcommun, qu’il nous représente comme un repenti digne de touteindulgence. Plusieurs des personnages qu’il met en scèneappartiennent à la même catégorie. C’étaient là des concessionsobligées à l’ombrageuse censure du temps ; cette censuren’admettait pas qu’il y eût des condamnés politiques en Russie. Ilfaut tenir compte de cette fiction, il faut se souvenir en lisantque le narrateur et quelques-uns de ses codétenus sont des gensd’honneur, de haute éducation. Cette transposition, que le lecteurrusse fait de lui-même, est indispensable pour rendre tout leurrelief aux sentiments, aux contrastes des situations. Ce qui n’estpas un hommage à la censure, mais un tour d’esprit particulier àl’écrivain, c’est la résignation, la sérénité, parfois même le goûtde la souffrance avec lesquels il nous décrit ses tortures. Pas unmot enflé ou frémissant, pas une invective devant les atrocitésphysiques et morales où l’on attend que l’indignation éclate ;toujours le ton d’un fils soumis, châtié par un père barbare, etqui murmure à peine : « C’est bien dur ! » On appréciera cequ’une telle contention ajoute d’épouvante à l’horreur des chosesdépeintes.

Ah ! il faudra bander ses nerfs et cuirasser son cœur pourachever quelques-unes de ces pages ! Jamais plus âpre réalismen’a travaillé sur des sujets plus repoussants. Ressuscitez lespires visions de Dante, rappelez-vous, si vous avez pratiqué cettelittérature, le Maleus maleficorum, les procès-verbaux de questionsextraordinaires rapportés par Llorente, vous serez encore malpréparé à la lecture de certains chapitres ; néanmoins, jeconseille aux dégoûtés d’avoir bon courage et d’attendrel’impression d’ensemble ; ils seront étonnés de trouver cetteimpression consolante, presque douce. Voici, je crois, le secret decette apparente contradiction.

À son entrée au bagne, l’infortuné se replie sur lui-même : dumonde ignoble où il est précipité, il n’attend que désespoir etscandale. Mais peu à peu, il regarde dans son âme et dans les âmesqui l’entourent, avec la minutieuse patience d’un prisonnier. Ils’aperçoit que la fatigue physique est saine, que la souffrancemorale est salutaire, qu’elle fait germer en lui d’humbles petitesfleurs aux bons parfums, la semence de vertu qui ne levait pas autemps du bonheur. Surtout il examine de très-près ses grossierscompagnons ; et voici que, sous les physionomies les plussombres, un rayon transparaît qui les embellit et les réchauffe.C’est l’accoutumance d’un homme jeté dans les ténèbres : il apprendà voir, et jouit vivement des pâles clartés reconquises. Cheztoutes ces bêtes fauves qui l’effrayaient d’abord, il dégage desparties humaines, et dans ces parties humaines des parcellesdivines. Il se simplifie au contact de ces natures simples, ils’attache à quelques-unes, il apprend d’elles à supporter ses mauxavec la soumission héroïque des humbles. Plus il avance dans sonétude, plus il rencontre parmi ces malheureux d’excellentsexemplaires de l’homme. L’horreur du supplice passe bientôt ausecond plan, adoucie et noyée dans ce large courant de pitié, defraternité : que de bonnes choses ressuscitées dans la maison desmorts ! Insensiblement, l’enfer se transforme et prend joursur le ciel. Il semble que l’auteur ait prévu cette transformationmorale, quand il disait au début de son récit, en décrivant lepréau de la forteresse : « Par les fentes de la palissade, … onaperçoit un petit coin de ciel, non plus de ce ciel qui estau-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre.»

On comprend maintenant pourquoi cette douloureuse lecture laisseune impression consolante ; beaucoup plus, je vous assure, quetels livres réputés très-gais, qui font rire en maint endroit, etqu’on referme avec une incommensurable tristesse ; car ceux-cinous montrent, dans l’homme le plus heureux, une bête désolée etstupide, ravalée à terre pour y jouir sans but. Dans un autre art,regardez le Martyre de saint Sébastien et l’Orgie romaine deCouture : quel est celui des deux tableaux qui vous attriste leplus ? C’est que la joie et la peine ne résident pas dans lesfaits extérieurs, mais dans la disposition d’esprit de l’artistequi les envisage ; c’est qu’il n’y a qu’un seul malheurvéritable, celui de manquer de foi et d’espérance. De ces trésors,Dostoïevsky avait assez pour enrichir toute la chiourme. Il lespuisait dans l’unique livre qu’il posséda durant quatre ans, dansle petit évangile, que lui avait donné la fille d’unproscrit ; il vous racontera comment il apprenait à lire à sescompagnons sur les pages usées. Et l’on dirait, en effet, que lesSouvenirs ont été écrits sur les marges de ce volume ; un seulmot définit bien le caractère do l’œuvre et l’esprit de celui quila conçut : c’est l’esprit évangélique. La plupart de ces écrivainsrusses en sont pénétrés, mais nul ne l’est au même degré queDostoïevsky, assez indifférent aux conséquences dogmatiques, il neretient que la source de vie morale ; tout lui vient de cettesource, même le talent d’écrire, c’est-à-dire de communiquer soncœur aux hommes, de leur répondre quand ils demandent un peu delumière et de compassion.

En insistant sur ce trait capital, je dois mettre le lecteur engarde contre une assimilation trompeuse. Quelques-uns dirontpeut-être : Tout ceci n’est pas nouveau, c’est la fantaisieromantique sur laquelle nous vivons depuis soixante ans, laréhabilitation du forçat, une génération de plus dans la nombreusefamille qui va de Claude Gueux à Jean Valjean. — Qu’on regarde deplus près ; il n’y a rien de commun entre les deuxconceptions. Chez nous, ce parti pris est trop souvent un jeud’antithèses qui nous laisse l’impression de quelque chosed’artificiel et de faux ; car on grandit le forçat audétriment des honnêtes gens, comme la courtisane aux dépens deshonnêtes femmes. Chez l’écrivain russe, pas l’ombre d’uneantithèse ; il ne sacrifie personne à ses clients, il ne faitpas d’eux des héros ; il nous les montre ce qu’ils sont,pleins de vices et de misères ; seulement, il persiste àchercher en eux le reflet divin, à les traiter en frères déchus,dignes encore de charité. Il ne les voit pas dans un mirage, maissous le jour simple de la réalité ; il les dépeint avecl’accent de la vérité vivante, avec cette juste mesure qu’on nedéfinit point à l’avance, mais qui s’impose peu a peu au lecteur etcontente la raison.

Une autre catégorie de modèles pose devant le peintre : lesautorités du bagne, fonctionnaires et gens de police, les tristesmaîtres de ce triste peuple. On retrouvera dans leurs portraits lamême sobriété d’indignation, la même équanimité. Rien ne trahitchez Dostoïevsky l’ombre d’un ressentiment personnel, ni ce quenous appellerions l’esprit d’opposition. Il explique, il excusepresque la brutalité et l’arbitraire de ces hommes par laperversion fatale qu’entraîne le pouvoir absolu. Il dit quelquepart : « Les instincts d’un bourreau existent en germe dans chacunde nos contemporains. » L’habitude et l’absence de freindéveloppent ces instincts, parallèlement à des qualités qui forcentla sympathie. Il en résulte un bourreau bon garçon, une réductionde Néron, c’est-à-dire un type foncièrement vrai. On remarqueradans ce genre l’officier Smékalof, qui prend tant de plaisir à voiradministrer les verges ; les forçats raffolent de lui, parcequ’il les fustige drôlement.

— C’est un farceur, un cœur d’or, disent-ils à l’envi.

Qui expliquera les folles contradictions de l’homme, surtout del’homme russe, instinctif, prime-sautier, plus près qu’un autre dela nature ?

J’ai rencontré un de ces tyranneaux des mines sibériennes. Aumois d’octobre 1878, je me trouvais au célèbre couvent deSaint-Serge, près de Moscou. Des religieux erraient indolemmentdans les cours, sous la robe noire des basiliens. Mon guide, unpetit frère lai très-dégourdi, m’indiqua, avec une nuance derespect, un vieux moine accoudé sur la galerie du réfectoire, d’oùil émiettait le reste de son pain de seigle aux pigeons quis’abattaient des bouleaux voisins. — « C’est le père un tel, unancien maître de police en Sibérie. » — Je m’approchai du cénobite.Il reconnut un étranger et m’adressa la parole en français. Saconversation, bien que très-réservée, dénotait une ouvertured’horizon fort rare dans le monde où il vivait. Je laissai tomberle nom d’un des proscrits de décembre 1825, dont l’histoire m’étaitfamilière, « L’auriez-vous rencontré en Sibérie ? demandai-jeà mon interlocuteur. — Comment donc, il a été sous ma juridiction.» J’étais fixé. Je savais ce qu’avait été cette juridiction. Peud’hommes dans tout l’empire eussent pu trouver dans leur mémoireles lourds secrets et les douloureuses images qui devaient hanterla conscience de ce moine. Quelle impulsion mystérieuse l’avaitamené dans ce couvent, où il psalmodiait paisiblement les litaniesdepuis de longues années ? Était-ce piété, remords,lassitude ? — « En voilà un qui a beaucoup à expier, dis-je àmon guide : il a vu et fait des choses terribles ; le repentirl’ai poussé ici, peut-être ! » — Le petit frère convers meregarda d’un air étonné ; évidemment, la vocation de sonancien ne s’était jamais présentée à son esprit sous ce point devue, — « Nous sommes tous pécheurs ! » répondit-il. Il ajouta,en clignant de l’œil vers le vieillard avec une nuance encore plusmarquée de respect et d’admiration : « Sans doute, qu’il se repent: on raconte qu’il a beaucoup aimé les femmes. »

Dostoïevsky parcourt en tous sens ces âmes complexes. Le grandintérêt de son livre, pour les lettrés curieux de formes nouvelles,c’est qu’ils sentiront les mots leur manquer, quand ils voudrontappliquer nos formules usuelles aux diverses faces de ce talent. Aupremier abord, ils feront appel à toutes les règles de notrecatéchisme littéraire, pour y emprisonner ce réaliste, cetimpassible, cet impressionniste ; ils continueront, croyantl’avoir saisi, et Protée leur échappera ; son réalismefarouche découvrira une recherche inquiète de l’idéal, sonimpassibilité laissera deviner une flamme intérieure ; cet artsubtil épuisera des pages pour fixer un trait de physionomie etramassera en une ligne tout le dessin d’une âme. Il faudra s’avouervaincu, égaré sur des eaux troubles et profondes, dans un grandcourant de vie qui porte vers l’aurore.

Je ne me dissimule point les défauts de Dostoïevsky, la lenteurhabituelle du trait, le désordre et l’obscurité de la narration,qui revient sans cesse sur elle-même, l’acharnement de myope sur lemenu détail, et parfois la complaisance maladive pour le détailrépugnant. Plus d’un lecteur en sera rebuté, s’il n’a pas laflexibilité d’esprit nécessaire pour se plier aux procédés du génierusse, assez semblables à ceux du génie anglais. À l’inverse denotre goût, qui exige des effets rapides, pressés, pas bienprofonds par exemple, vos consciencieux ouvriers du Nord, unThackeray ou un Dostoïevsky, accumulent de longues pages pourpréparer un effet tardif. Mais aussi quelle intensité dans ceteffet, quand on a la patience de l’attendre ! Comme le bouletest chassé loin par cette pesante charge de poudre, tassée grain àgrain ! Je crois pouvoir promettre de délicates émotions àceux qui auront cette patience de lecture, si difficile à desFrançais.

Il y a bien un moyen d’apprivoiser le public ; on nel’emploie que trop. C’est d’étrangler les traductions de et cesœuvres étrangères, de les « adapter » à notre goût. On aimpitoyablement écarté plusieurs de ces fantaisies secourables, ona attendu, pour nous offrir les Souvenirs de la maison des morts,une version qui fût du moins un décalque fidèle du texte russe.Eût-il été possible, tout en satisfaisant à ce premier devoir dutraducteur, de donner au récit et surtout aux dialogues une allureplus conforme aux habitudes de notre langue ? C’est unproblème ardu que je ne veux pas examiner, n’ayant pas mission dejuger ici la traduction de M. Neyroud. Je viens de parler del’écrivain russe d’après les impressions que m’a laissées son œuvreoriginale ; je n’ose espérer que ces impressions soient aussifortes sur le lecteur qui va les recevoir par intermédiaire.

Mais j’ai hâte de laisser la parole à Dostoïevsky. Quelle quesoit la fortune de ses Souvenirs, je ne regretterai pas d’avoirplaidé pour eux. C’est si rare et si bon de recommander un livre oul’on est certain que pas une ligne ne peut blesser une âme, que pasun mot ne risque d’éveiller une passion douteuse ; un livreque chacun fermera avec une idée meilleure de l’humanité, avec unpeu moins de sécheresse pour les misères d’autrui, un peu plus decourage contre ses propres misères. Voilà, si l’on veut bien yréfléchir, un divin mystère de solidarité. Une affreuse souffrancefut endurée, il y a trente ans, par un inconnu, dans une geôle deSibérie, presque à nos antipodes ; conservée en secret depuislors, elle vit, elle sert, elle vient de si loin assainir etfortifier d’autres hommes. C’est la plante aux sucs amers, mortedepuis longtemps dans quelque vallée d’un autre hémisphère, et dontl’essence recueillie guérit les plaies de gens qui ne l’ont jamaisvue fleurir. Oui, nulle souffrance ne se perd, toute douleurfructifie, il en reste un arôme subtil qui se répand indéfinimentdans le monde. Je ne donne point cette vérité pour unedécouverte ; c’est tout simplement l’admirable doctrine del’Église sur le trésor des souffrances des saints. Ainsi de biend’autres inventions qui procurent beaucoup de gloire à tant debeaux esprits ; changez les mots, grattez le vernis de «psychologie expérimentale », reconnaissez la vieille vérité sous larouille théologique ; des philosophes vêtus de bure avaientaperçu tout cela, il y a quelques centaines d’années, en serelevant la nuit dans un cloître pour interroger leurconscience.

Enfin, ce n’est pas d’eux qu’il s’agit, mais de ce forçatsibérien, de ce petit apôtre laïque au corps ravagé, à l’âmeendolorie, toujours agité entre d’atroces visions et de doux rêves.Je crois le voir encore dans ses accès de zèle patriotique,déblatérant contre l’abomination de l’Occident et la corruptionfrançaise. Comme la plupart des écrivains étrangers, il nousjugeait sur les grimaces littéraires que nous leur montronsquelquefois. On l’eût bien étonné, si on lui eût prédit qu’il iraitun matin dans Paris pour y réciter son étrange martyrologe ! —Allez et ne craignez rien, Féodor Michaïlovitch. Quelque mal qu’onait pu vous dire de notre ville, vous verrez comme on s’y faitentendre en lui parlant simplement, avec la vérité qu’on tire deson cœur.

Vicomte E. M. de Vogüé.

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