AGATHA CHRISTIE LE BAL DE LA VICTOIRE

— Vraiment, Poirot, vous êtes formidable !

— Mon ami, c’était l’enfance de l’art. Et maintenant, au travail ! Les domestiques dorment au tout dernier étage ; il n’y a donc pas trop de risques de les réveiller.

— Je suppose que le coffre se trouve quelque part dans un mur ?

— Le coffre ? Allons donc ! Il n’y a pas de coffre. Mr. Lavington est un homme astucieux. Vous verrez. Il aura sûrement conçu une cachette beaucoup plus intelligente qu’un coffre. Un coffre, c’est la première chose qu’on cherche.

Là-dessus, nous nous lançâmes dans une fouille systématique de la maison. Mais après plusieurs heures de recherches, nous n’avions toujours rien trouvé. Des signes de colères commençaient à apparaître sur le visage de Poirot.

— Ah ! sapristi ! Hercule Poirot devrait-il s’avouer vaincu ? Jamais ! Gardons notre calme. Réfléchissons. Raisonnons. En un mot, faisons fonctionner notre matière grise !

Il resta immobile un moment, les sourcils froncés dans un effort de concentration ; puis la lueur verte que je connaissais si bien s’alluma dans ses yeux.

— Suis-je bête ! La cuisine !

— La cuisine ? Mais c’est impossible ! m’écriai-je. Avec les domestiques ?

— Justement. C’est ce que diraient quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent ! Et c’est pour cette raison même que la cuisine est l’endroit idéal. Parce qu’elle est pleine d’objets ordinaires. En avant ! À la cuisine !

Très sceptique, je suivis Poirot et l’observai tandis qu’il plongeait dans la huche à pain, secouait les casseroles et mettait la tête dans le four. Puis, lassé de le regarder faire, je finis par retourner dans le bureau. J’étais convaincu que c’était là seulement que nous avions une chance de découvrir la cachette. Je procédai à une seconde fouille méthodique de la pièce, remarquai qu’il était quatre heures et quart et que le jour ne tarderait pas à se lever, puis retournai du côté de la cuisine.

Je découvris avec étonnement Poirot, debout dans la caisse à charbon, au mépris de son costume de couleur claire.

— Eh oui, mon ami ! me dit-il en faisant la grimace ! Ce n’est pas de gaieté de cœur que je me salis de cette façon, mais que voulez-vous…

— Lavington ne l’a tout de même pas enterrée sous le charbon !

— Si vous vous serviez de vos yeux, vous verriez que ce n’est pas le charbon que j’examine.

Je vis, en effet, que des bûches étaient empilées sur une étagère derrière la caisse à charbon et que Poirot les retirait délicatement l’une après l’autre. Soudain, il poussa une exclamation !

— Votre canif, Hastings !

Je le lui tendis. Il en inséra la lame dans le bois d’une bûche et, brusquement, celle-ci s’ouvrit en deux. Elle était soigneusement sciée au milieu et une cavité était aménagée au centre. De cette cavité, Poirot sortit une petite boîte en bois de fabrication chinoise.

— Bravo ! m’écriai-je, au comble de l’enthousiasme.

— Du calme, Hastings ! N’élevez pas trop la voix. Venez, partons avant qu’il ne fasse jour.

Après avoir glissé la boîte dans sa poche, Poirot sauta avec légèreté hors de la caisse à charbon et se brossa du mieux qu’il put. Nous quittâmes la maison de la même façon que nous y étions entrés et prîmes rapidement la direction de Londres.

— Mais quelle invraisemblable cachette ! m’exclamai-je. N’importe qui aurait pu se servir de cette bûche.

— En juillet, Hastings ? Et puis, elle était tout en dessous de la pile… C’est au contraire une cachette très ingénieuse. Ah ! voici un taxi ! Rentrons chez nous prendre un bon bain et nous reposer.

Après l’excitation de la nuit, je dormis longtemps. Lorsque j’entrai enfin dans notre petit salon, un peu avant une heure de l’après-midi, je fus surpris de trouver Poirot assis dans un fauteuil, la boîte chinoise ouverte à côté de lui, en train de lire calmement la lettre qu’il en avait sorti.

Il m’accueillit avec un grand sourire et tapota la feuille qu’il tenait en main.

— Lady Millicent avait raison ; le duc n’aurait jamais excusé une lettre semblable ! Elle contient les termes d’affection les plus extravagants que j’aie jamais vus.

— Vraiment, Poirot, dis-je d’un ton de reproche, je pense que vous n’auriez pas dû lire cette lettre ! Cela ne se fait pas.

— Hercule Poirot peut le faire, répondit mon ami avec un calme imperturbable.

— Et, d’autre part, j’estime que vous n’avez pas joué franc jeu en vous servant, hier, de la carte de visite de Japp.

— Mais je ne jouais pas, Hastings. Je menais une enquête.

Je haussai les épaules. Comment discuter devant une telle mauvaise foi ?

— J’entends des pas dans l’escalier, annonça Poirot. Ce doit être Lady Millicent.

Notre jolie cliente entra avec une expression inquiète qui se transforma en ravissement lorsqu’elle aperçut la lettre et la boîte que Poirot tenait à la main.

— Oh ! Monsieur Poirot ! C’est merveilleux ! Comment y êtes-vous arrivé ?

— Par des méthodes assez répréhensibles, Mademoiselle. Mais Mr. Lavington n’engagera pas de poursuites. Ceci est bien votre lettre, n’est-ce pas ?

Lady Millicent la parcourut rapidement.

— Oui. Oh ! je ne pourrai jamais assez vous remercier ! Vous êtes vraiment un homme merveilleux ! Où était-elle cachée ?

Poirot lui expliqua.

— Quelle ingéniosité de votre part d’y avoir pensé ! Je vais garder ceci en souvenir, ajouta la jeune fille en prenant la petite boîte sur la table.

— J’espérais, Mademoiselle, que vous m’autoriseriez à la garder… en souvenir également.

— Je compte bien vous envoyer un plus beau souvenir que cela… le jour de mon mariage. Vous verrez que je ne suis pas une ingrate, Monsieur Poirot.

— Le plaisir de vous avoir rendu service est une plus belle récompense pour moi qu’un chèque. Aussi, permettez-moi de garder cette boîte.

— Oh non, Monsieur Poirot ! Je la veux absolument, s’écria la jeune fille en riant.

Elle étendit la main, mais Poirot fut plus prompt qu’elle. Sa main se referma sur la boîte.

— Pas question ! déclara-t-il d’une voix changée.

— Que voulez-vous dire ? demanda Lady Millicent d’un ton cassant qui me surprit.

— Permettez-moi alors de retirer de cette boîte le restant de son contenu. Comme vous le voyez, la cavité a été réduite de moitié en profondeur. Dans la moitié supérieure, la lettre compromettante ; et au fond…

D’un geste adroit Poirot sortit quelque chose de la boîte et étendit la main. Sur sa paume s’étalaient quatre grosses pierres scintillantes et deux énormes perles d’une blancheur de lait.

— Les bijoux volés l’autre jour dans Bond Street, je suppose, murmura-t-il. Japp nous dira ça.

À mon grand étonnement, je vis Japp en personne sortir de la chambre de Poirot.

— Un vieil ami à vous, je crois, dit poliment Poirot à la jeune fille.

— Mince ! Je suis refaite ! s’écria celle-ci en changeant totalement de manières. Vieux gredin ! ajouta-t-elle d’un ton presque affectueux en se tournant vers Poirot.

— Gertie, ma chère, lui dit Japp, je pense que cette fois-ci vous avez perdu la partie. Je ne m’attendais guère à vous retrouver si vite ! Nous tenons aussi votre ami, l’homme qui est venu ici l’autre jour en se faisant passer pour Lavington. Quant à Lavington lui-même, alias Croker et alias Reed, j’aimerais bien savoir lequel d’entre vous l’a poignardé il y a quelques jours en Hollande. Vous pensiez qu’il avait la marchandise avec lui, pas vrai ? Mais il ne l’avait pas. Il vous a doublés en cachant les bijoux chez lui. Vous avez envoyé deux acolytes fouiller la maison et, après ça, vous avez fait appel à Monsieur Poirot ici présent, qui, par une chance inouïe, a réussi à les retrouver.

— Vous aimez bien parler, à ce que je vois, dit la fausse Lady Millicent. Lâchez-moi. Je veux bien vous suivre sans faire d’histoires. Vous ne pourrez pas dire que je ne suis pas une parfaite lady. Salut, la compagnie !

— C’étaient ses chaussures qui ne collaient pas, murmura Poirot d’un ton pensif, alors que j’étais moi-même encore trop stupéfait pour pouvoir parler. J’ai pu observer différentes petites choses dans votre chère patrie et j’ai remarqué qu’une grande dame, une vraie lady, est toujours très pointilleuse sur les chaussures qu’elle porte. Ses vêtements peuvent être usagés, mais elle sera toujours impeccablement chaussée. Or, cette Lady Millicent avait une toilette élégante et coûteuse, mais des escarpins bon marché. Il y avait peu de chances que vous et moi ayons eu l’occasion de voir la véritable Lady Millicent ; elle a passé très peu de temps à Londres et il faut reconnaître que cette fille lui ressemblait assez pour pouvoir se faire passer pour elle. Comme je vous l’ai dit, ce sont tout d’abord ses chaussures qui ont éveillé mes soupçons ; et puis, son histoire – et son voile – étaient un peu trop mélodramatiques, vous ne trouvez pas ? Toute la bande devait être au courant que les bijoux étaient cachés dans la boîte chinoise à double fond renfermant une fausse lettre compromettante, mais l’idée de la bûche creuse devait être celle du défunt Lavington… En tout cas, Hastings, j’espère bien que vous ne me blesserez plus dans mon amour-propre comme vous l’avez fait hier en disant que mon nom est inconnu des milieux criminels… Que diable ! Ils font, même appel à moi quand, eux-mêmes, ils échouent !

FIN

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