AGATHA CHRISTIE LE BAL DE LA VICTOIRE

Après avoir raccompagné la jeune fille jusqu’à la porte, Poirot revint avec un sourire.

— Une affaire intéressante, n’est-ce pas, Hastings ? Je commence à avoir ma petite idée. Et vous ?

— Que faisait donc Léonard Weardale dans l’escalier ? Ce jeune homme ne me plaît pas du tout, Poirot. À mon avis, c’est un petit coureur.

— Je suis bien d’accord avec vous, mon ami.

— Fitzroy a l’air d’un type honnête.

— Lord Alloway insiste assez sur ce point !

— Et pourtant, il y a quelque chose dans ses manières…

— Il en fait presque un peu trop, c’est ça ? J’ai eu moi aussi ce sentiment. D’un autre côté, notre amie Mrs. Conrad n’est pas précisément ce que j’appellerais une femme au-dessus de tout soupçon.

— Et sa chambre se trouve juste au-dessus du bureau, ajoutai-je en observant Poirot du coin de l’œil.

Il secoua la tête en souriant.

— Non, mon ami, je ne puis me résoudre à croire que cette belle dame soit descendue par le conduit de la cheminée ou par le balcon.

Comme il finissait sa phrase, la porte s’ouvrit et, à mon grand étonnement, je vis entrer vivement Lady Juliet Weardale.

— Monsieur Poirot, dit-elle, hors d’haleine, puis-je vous parler seule à seul ?

— Madame, le capitaine Hastings est un autre moi-même. Vous pouvez parler devant lui comme si c’était mon ombre ou qu’il ne fût point là. Asseyez-vous, je vous prie.

Lady Juliet s’assit, le regard toujours fixé sur Poirot.

— Ce que j’ai à vous dire est… assez délicat. Vous êtes chargé de l’enquête. Si les… papiers étaient rendus, cela mettrait-il fin à cette affaire ? Je veux dire : cela pourrait-il se faire sans qu’on pose de questions ?

Poirot la dévisagea attentivement.

— Comprenons-nous bien, Madame. Vous me proposez de me remettre ces documents, c’est cela ? Et je dois moi-même les rendre à Lord Alloway à condition qu’il ne me demande pas comment je les ai obtenus ?

Lady Juliet acquiesça.

— C’est bien ce que je veux dire. Mais il faut que je sois certaine qu’il n’y aura pas de… publicité.

— Je ne pense pas que Lord Alloway tienne particulièrement à la publicité, dit Poirot d’un ton sévère.

— Vous acceptez donc ? s’écria Lady Juliet d’un air soulagé.

— Un instant, Madame. Tout dépend du temps qu’il vous faudra pour me remettre ces documents.

— Je puis vous les donner presque tout de suite.

Poirot leva les yeux vers l’horloge.

— Dans combien de temps exactement ?

— Disons… dix minutes.

— J’accepte, Madame.

Lady Juliet se précipita hors de la pièce. J’émis alors un petit sifflement.

— Pouvez-vous me résumer la situation, Hastings ?

— Le bridge, répondis-je laconiquement.

— Ah ! vous vous souvenez des paroles anodines de l’amiral. Quelle mémoire. Je vous félicite, Hastings.

Nous nous tûmes en voyant entrer Lord Alloway, qui interrogea Poirot du regard.

— Avez-vous une autre idée, Monsieur Poirot ? Je crains fort que les réponses à vos questions n’aient été plutôt décevantes.

— Pas du tout, Milord. Elles m’ont, au contraire, suffisamment éclairé. Il ne me sera pas nécessaire de rester ici plus longtemps. Aussi, avec votre permission, vais-je repartir aussitôt pour Londres.

Lord Alloway paraissait stupéfait.

— Mais… mais qu’avez-vous découvert ? Savez-vous qui a pris les plans ?

— Oui, Milord, je le sais. Dites-moi, à supposer que les papiers vous soient remis de façon anonyme, vous ne demanderiez pas la poursuite de l’enquête ?

Lord Alloway dévisagea Poirot un instant.

— Vous voulez dire : s’ils m’étaient remis en échange d’une somme d’argent ?

— Non, Milord. Sans condition.

— Évidemment, l’essentiel est de récupérer les plans, dit lentement Lord Alloway.

Cependant, il avait encore l’air intrigué.

— Dans ce cas, c’est la solution que je vous conseille d’adopter. Seuls vous-même, l’amiral et votre secrétaire êtes au courant de la disparition des documents. Personne d’autre n’a besoin de savoir qu’ils ont été restitués. Et vous pouvez compter sur moi pour vous aider de toutes les manières possibles… j’endosse la responsabilité de ce mystère. Vous m’avez demandé de retrouver les documents ; je l’ai fait. Vous ne savez rien de plus. (Poirot se leva et tendit la main à Lord Alloway.) Milord, je suis ravi de vous avoir rencontré. J’ai foi en vous… et en votre dévouement à l’Angleterre. Vous saurez la guider d’une main ferme.

— Monsieur Poirot… Je vous promets de faire de mon mieux. C’est peut-être un tort… ou peut-être une vertu, mais je crois en moi.

— Comme tous les grands hommes. Moi, c’est pareil ! déclara Poirot avec emphase.

Quelques minutes plus tard, la voiture venait s’immobiliser devant la porte. Lord Alloway nous dit au revoir sur le perron en nous réitérant ses chaleureux remerciements.

— Voilà un grand homme, Hastings, me dit Poirot tandis que la voiture démarrait. Il est intelligent, plein de ressources et puissant. C’est l’homme fort dont l’Angleterre a besoin pour guider ses pas en cette difficile période de reconstruction.

— Je veux bien vous croire, Poirot… mais que faites-vous de Lady Juliet ? Va-t-elle restituer directement les papiers à Lord Alloway ? Que va-t-elle penser en voyant que vous êtes parti sans un mot ?

— Hastings, je vais vous poser une petite question. Pourquoi lorsqu’elle est venue me trouver, ne m’a-t-elle pas remis aussitôt les plans ?

— Elle ne les avait pas.

— Précisément. Combien de temps lui faudrait-il pour aller les chercher dans sa chambre ? Ou dans toute autre cachette à l’intérieur de la maison ? Inutile de répondre. Je vais vous le dire. Certainement pas plus de deux minutes et demie. Pourtant, elle en demande dix. Pourquoi ? Vraisemblablement parce qu’il lui faut les demander à une autre personne avec qui elle devra discuter avant de pouvoir la convaincre de les rendre. Voyons maintenant qui pourrait bien être cette personne. Certainement pas Mrs. Conrad, mais plutôt un membre de sa famille ; son mari ou son fils. Lequel des deux ? Léonard Weardale nous a dit qu’il était monté directement se coucher. Or, nous savons que c’est faux. Supposons donc que sa mère soit allée dans sa chambre et l’ait trouvée vide. Elle est peut-être redescendue, en proie à une crainte indicible… son fils est loin d’être un petit saint ! Bien qu’elle ne l’ait pas trouvé dans sa chambre, elle l’entend, par la suite, affirmer qu’il n’en est pas sorti. Aussitôt, elle en conclut que c’est lui le voleur. Et c’est ce qui explique l’entretien qu’elle a eu avec moi.

Toutefois, mon ami, nous savons pour notre part quelque chose que Lady Juliet ignore. Nous savons que son fils ne pouvait pas se trouver dans le bureau puisqu’il était dans l’escalier en train de courtiser la jolie petite femme de chambre. Bien que sa mère l’ignore, Léonard Weardale avait un alibi.

— Alors, qui a volé les plans ? Il semble que nous ayons éliminé tout le monde… Lady Juliet, son fils, Mrs. Conrad, la femme de chambre…

— Précisément, faites donc fonctionner votre matière grise, mon ami. La réponse saute aux yeux.

Je secouai la tête en signe d’ignorance.

— Mais si, voyons ! Si seulement vous vous donniez la peine de persévérer ! Réfléchissez. Fitzroy sort du bureau ; il laisse les papiers sur la table. Quelques minutes plus tard, Lord Alloway entre dans la pièce et s’en approche ; les plans ont disparu. Il n’y a que deux hypothèses possibles : ou bien Fitzroy ne les a pas mis sur la table, mais dans sa poche – et cela paraît peu vraisemblable car, comme l’a fait très justement remarquer Alloway, il aurait pu en faire une copie n’importe quand – ou bien les plans étaient encore sur la table lorsqu’Alloway s’en est approché, auquel cas c’est lui qui les a empochés.

— Lord Alloway ? le voleur ? m’exclamai-je, déconcerté. Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Ne m’avez-vous pas dit qu’il avait été mêlé à un scandale il y a quelques années ? Selon vous, il a été disculpé. Mais supposez, après tout, qu’il n’ait pas été innocent. Dans la vie publique anglaise, on n’admet pas le scandale. Si l’on revenait sur cette affaire aujourd’hui et que sa culpabilité soit prouvée, adieu sa carrière politique. Nous pourrions donc supposer qu’on l’a fait chanter et qu’on lui a demandé, en échange du silence, les plans du sous-marin.

— Mais alors c’est un traître ! m’écriai-je.

— Oh non ! C’est un homme astucieux et plein de ressource. Supposez, mon ami, qu’il ait reproduit ces plans en apportant – car c’est un ingénieur de talent – une légère modification par-ci, par-là, de façon à les rendre inutilisables. Il remet les faux plans à l’agent de l’ennemi… Mrs. Conrad, je suppose ; mais pour qu’on ne doute pas de leur authenticité, il faut qu’ils aient l’air d’avoir été volés. Il fait de son mieux pour ne faire peser les soupçons sur aucun des membres de la maisonnée, en prétendant avoir vu un homme sortir par la porte-fenêtre. Mais, là, il se heurte à l’obstination de l’amiral. Son principal souci est alors d’éviter que les soupçons ne se portent sur Fitzroy.

— Mais tout cela n’est que supposition de votre part, Poirot, lui fis-je remarquer.

— C’est de la psychologie, mon ami. Un homme qui aurait remis à l’ennemi les vrais plans ne se soucierait guère de savoir qui pourrait être soupçonné. Et pourquoi tenait-il tant à éviter que Mrs. Conrad soit mise au courant des circonstances du vol ? Parce qu’il lui avait remis les faux plans en début de soirée et ne voulait pas qu’elle découvre que le prétendu vol n’avait été commis que par la suite.

— Je me demande dans quelle mesure vous avez raison.

— Bien sûr que j’ai raison ! J’ai parlé à Alloway comme un grand homme parle à un autre grand homme, et il a parfaitement compris. Vous verrez.

Une chose est certaine. Le jour où Lord Alloway devint Premier ministre, Poirot trouva dans son courrier un chèque et une photo portant cette dédicace : À mon discret ami, Hercule Poirot. De la part d’Alloway.

Il semble, par ailleurs, qu’on soit enchanté du sous-marin de type Z dans les milieux de la Marine. Il paraît qu’il va révolutionner la conception moderne de la guerre navale. J’ai entendu dire qu’une certaine puissance étrangère avait essayé de construire quelque chose de semblable, mais que cela s’était soldé par un véritable fiasco. Néanmoins, je continue de penser que Poirot n’avait fait que deviner ce qui s’était passé. Un de ces jours, cela lui jouera un mauvais tour.

LE MYSTÈRE DE MARKET BASING

— Au fond, rien ne vaut la campagne, dit l’inspecteur Japp en inspirant et expirant profondément dans les règles de l’art, N’êtes-vous pas de cet avis ?

Poirot et moi approuvâmes avec chaleur. C’était l’inspecteur de Scotland Yard qui avait suggéré que nous allions tous les trois passer le week-end à la campagne, dans la petite bourgade de Market Basing. À ses moments de loisirs, Japp était un fervent botaniste, et il discourait longuement sur de minuscules fleurs dotées d’un nom latin interminable (qu’il prononçait d’une façon étrange), avec un enthousiasme encore plus débordant que celui avec lequel il menait ses enquêtes.

— Là-bas, personne ne nous connaît et nous ne connaissons personne, nous avait-il expliqué. C’est l’intérêt de cet endroit.

Ce n’était pas tout à fait le cas, cependant, car il se trouvait que l’agent de police local avait été muté d’un village situé à vingt-cinq kilomètres de là, ou une affaire d’empoisonnement à l’arsenic l’avait amené à faire la connaissance de notre ami de Scotland Yard. Toutefois, le fait qu’il eût reconnu le grand homme ne fit qu’accroître le sentiment de bien-être de Japp et, le dimanche matin, tandis que nous nous installions autour de la table du petit déjeuner dans la salle à manger de l’auberge du village, face à la fenêtre derrière laquelle s’entrelaçaient des vrilles de chèvrefeuille et brillait un soleil magnifique, nous étions tous trois d’excellente humeur. Le bacon et les œufs étaient excellents, le café un peu moins bon, mais bien chaud.

— C’est ça la vraie vie, déclara Japp. Quand je serai à la retraite, j’aurai une petite maison à la campagne. Loin du crime, comme ici !

— Le crime ? il est partout, lui fit remarquer Poirot en choisissant soigneusement un morceau de pain et en regardant avec un froncement de sourcils un petit passereau qui était venu se percher avec impertinence sur le rebord de la fenêtre.

Je déclamai d’un ton léger :

Voici un bien joli lapin,

Mais sa vie privée est une infamie,

Er vous dire tout ce que font les lapins,

Ah non ! vraiment, je ne le puis.

— Ma foi, dit Japp en s’étirant, je mangerais volontiers un autre œuf, et peut-être une tranche ou deux de bacon de plus. Qu’en dites-vous, Capitaine ?

— Je vous suis, répondis-je de bon cœur. Et vous, Poirot ?

Poirot secoua la tête.

— Il ne faut pas se remplir l’estomac au point que le cerveau refuse de fonctionner, dit-il d’un ton pontifiant.

— Eh bien, je prends le risque de remplir le mien un peu plus, rétorqua Japp en riant. Il est de bonne taille. D’ailleurs, vous prenez vous-même de l’embonpoint, mon cher Poirot. Mademoiselle ! Deux assiettes d’œufs au bacon, s’il vous plaît.

Au moment même où Japp passait sa commande, une silhouette imposante apparut dans l’encadrement de la porte. C’était le sergent Pollard.

— J’espère que vous ne m’en voudrez pas de venir déranger l’inspecteur, Messieurs, mais j’aimerais bien avoir son avis.

— Je suis en vacances, répliqua vivement Japp. Ne me faites pas travailler. De quoi s’agit-il ?

— C’est le locataire du manoir de Leigh ; il s’est tiré une balle dans la tête.

— Ce sont des choses qui arrivent, commenta Japp d’un ton léger. Des dettes ou une femme, je suppose. Désolé de ne pas pouvoir vous aider, Pollard.

— L’ennui, reprit le sergent, c’est qu’il ne peut pas s’être tiré cette balle lui-même. En tout cas, c’est ce que dit le docteur Giles.

Japp reposa sa tasse.

— Il ne peut pas s’être tiré la balle lui-même ? Que voulez-vous dire ?

— C’est le docteur Giles qui dit ça, répéta Pollard. Il affirme que c’est absolument impossible. Il n’y comprend rien, la porte étant verrouillée de l’intérieur et la fenêtre fermée, mais il maintient que ça ne peut pas être un suicide.

Cela suffit à nous décider. Nous annulâmes notre commande d’œufs au bacon et, quelques minutes plus tard, nous nous dirigions au pas de course vers le manoir de Leigh tandis que Japp questionnait le sergent avec intérêt.

La victime s’appelait Walter Protheroe ; c’était un homme d’une cinquantaine d’années, qui vivait un peu en reclus. Il était venu s’installer à Market Basing huit ans plus tôt et avait loué le manoir de Leigh, une vieille bâtisse qui tombait en ruine. Il n’en occupait qu’une petite partie et était servi par une gouvernante qu’il avait amenée avec lui. Celle-ci s’appelait Miss Clegg ; c’était une femme très digne, dont on pensait le plus grand bien dans le village. Depuis quelques jours, Mr. Protheroe avait des invités, un certain Mr. Parker et son épouse, de Londres. Ce matin-là, n’obtenant pas de réponse lorsqu’elle était allée appeler son maître et trouvant la porte fermée à clé, Miss Clegg s’était inquiétée et avait téléphoné à la police et au docteur. Le sergent Pollard et le docteur Giles étaient arrivés sur les lieux en même temps. Grâce à leurs efforts conjugués, ils avaient réussi à enfoncer la porte en chêne de la chambre.

Mr. Protheroe gisait à terre, une balle dans la tête, un pistolet dans la main droite. Cela avait tout l’air d’un suicide.

Toutefois, après avoir examiné le corps, le docteur Giles avait pris un air perplexe et il avait finalement entraîné le sergent à l’écart pour lui faire part de ses doutes ; c’est alors que Tollard avait aussitôt pensé à Japp. Laissant le médecin sur place, il avait couru à l’auberge.

Le temps que le sergent termine son récit, nous étions arrivés au manoir de Leigh, une grande maison désolée, entourée d’un jardin mal entretenu et envahi par les mauvaises herbes. La porte d’entrée était ouverte et nous pénétrâmes dans le hall et, de là, dans un petit salon, où nous avions perçu un murmure de voix. Il y avait quatre personnes dans la pièce : un homme à la tenue tapageuse et à l’air sournois qui me déplut aussitôt ; une femme du même genre et d’une beauté vulgaire ; une autre femme vêtue de noir, qui se tenait à l’écart et qui devait être la gouvernante ; et enfin un homme de haute stature au visage ouvert et intelligent et à l’allure sportive avec son costume de gros tweed, qui était manifestement maître de la situation.

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