AGATHA CHRISTIE LE BAL DE LA VICTOIRE

Peut-être le visage de Poirot exprimait-il trop bien ses pensées, car Mrs. Lemesurier ajouta vivement :

« Évidemment, vous devez me trouver ridicule et penser que je dramatise.

— Pas du tout, Madame. On comprend très bien qu’une mère puisse être bouleversée par de tels incidents, mais je vois mal en quoi je puis vous aider. Je ne suis pas le Bon Dieu et ne puis contrôler les vagues ; pour la fenêtre de la nursery, je vous conseillerais d’y mettre des barreaux ; quant à la nourriture… rien ne vaut les soins d’une mère.

— Mais pourquoi ces choses-là arrivent-elles à Ronald et pas à Gérald ?

— Le hasard, Madame. Simplement le hasard.

— Vous croyez ?

— Qu’en pensez-vous, Madame ? Vous et votre époux ?

Une ombre passa sur le visage de Mrs. Lemesurier.

— Hugo ne m’est d’aucun secours ; il ne veut même pas m’écouter. Comme vous l’avez peut-être entendu dire, une malédiction pèserait sur la famille, en vertu de quoi aucun fils aîné ne pourrait hériter, et Hugo y croit. Il passe son temps à étudier l’histoire de la famille et il est extrêmement superstitieux. Lorsque je lui fais part de mes craintes, il me répond simplement que c’est à cause de cette malédiction et qu’on ne peut rien y faire. Mais moi je viens des États-Unis, Monsieur Poirot, et, là-bas, nous ne croyons guère aux sortilèges. Nous aimons penser qu’ils sont l’apanage des familles de vieille souche ; cela donne une sorte de cachet, vous comprenez. Pour ma part, quand j’ai rencontré Hugo, je tenais un petit rôle dans une comédie musicale et ce prétendu sortilège attaché à sa famille m’a fascinée. Toutefois, je veux bien qu’on raconte ce genre d’histoire à la veillée, mais lorsqu’il s’agit de ses propres enfants… J’adore mes deux fils, Monsieur Poirot. Je ferais n’importe quoi pour eux.

— Vous refusez donc de croire à cette légende familiale, Madame ?

— Une légende peut-elle scier une racine de lierre ?

— Que voulez-vous dire ? s’exclama Poirot tandis qu’un profond étonnement se peignait sur son visage.

— J’ai dit : est-ce qu’une légende – ou un fantôme, si vous préférez – peut scier une racine de lierre ? Je ne parle pas de ce qui s’est passé en Cornouailles. N’importe quel enfant peut partir trop loin à la nage et se trouver en difficulté… encore que Ronald sache nager depuis l’âge de quatre ans. Mais pour la question du lierre, c’est différent. Les deux garçons sont des petits polissons. Ils ont découvert un jour qu’ils pouvaient descendre de leur chambre et y monter en s’accrochant au lierre. Ils le faisaient constamment, jusqu’au jour où le lierre a cédé sous le poids de Ronald – Gérald était absent, à l’époque – et où il est tombé. Heureusement, il ne s’est pas fait bien mal. Mais je suis sortie pour examiner le lierre : la racine était sciée, Monsieur Poirot ; délibérément sciée.

— Ce que vous affirmez là est très grave, Madame… Vous dites que votre plus jeune fils n’était pas à la maison à cette époque-là ?

— C’est exact.

— Et au moment de l’intoxication alimentaire, était-il toujours absent ?

— Non. Ils étaient là tous les deux.

— C’est sérieux, murmura Poirot. Puis-je vous demander, Madame, qui vit sous votre toit ?

— Miss Saunders, la gouvernante des enfants, et John Gardiner, le secrétaire de mon mari…

Mrs. Lemesurier se tut, comme si elle hésitait à poursuivre.

— Et qui d’autre, Madame ?

— Le major Roger Lemesurier que vous avez, je crois, rencontré le même soir que mon mari, fait d’assez fréquents séjours chez nous.

— Ah oui… C’est un cousin, il me semble ?

— Un cousin éloigné, oui. Il n’appartient pas à la même branche de la famille. Néanmoins, c’est à présent le plus proche parent de mon mari. C’est un homme charmant et nous avons tous beaucoup d’affection pour lui. Les garçons l’adorent.

— Est-ce lui qui leur a appris à grimper au lierre ?

— C’est possible. Il les incite bien souvent à faire des bêtises.

— Madame, je vous prie de m’excuser pour ce que je vous ai dit tout à l’heure. Je crois, à présent, que le danger est réel et que je peux vous aider. Je suggérerais donc que vous nous invitiez tous deux chez vous pour quelque temps. Votre époux n’y verra pas d’inconvénient ?

— Oh non ! Mais il estimera que tout cela est inutile. Cela me rend folle de le voir accepter sans réagir l’idée que son enfant doit mourir.

— Reprenez votre calme, Madame. Voyons. Nous allons mettre au point notre visite de façon méthodique.

Ainsi fut fait et, le lendemain même, nous étions en route vers le nord. Poirot était plongé dans une rêverie dont il sortit brusquement pour faire cette réflexion :

— C’est d’un train comme celui-ci que Vincent Lemesurier est tombé ?

Il insista quelque peu sur le mot tombé.

— Vous ne soupçonnez tout de même pas quelque malveillance ? lui demandai-je.

— N’avez-vous pas, Hastings, été frappé par le fait que certaines des morts survenues dans la famille Lemesurier auraient pu être, dirons-nous, provoquées ? Celle de Vincent, par exemple. Et celle du jeune homme qui faisait ses études à Eton ; un accident causé par le maniement d’une arme à feu est toujours ambigu. Supposons que le petit Ronald, en tombant de la fenêtre de sa chambre, se soit, tué. Qui aurait pu soupçonner qu’il ne s’agissait pas d’un accident ? Mais pourquoi ne s’en prendrait-on qu’à cet enfant-là ? À qui profite sa mort ? À son jeune frère, un enfant de sept ans ! C’est absurde !

— On a peut-être l’intention de se débarrasser ensuite du deuxième ? hasardai-je, sans trop savoir qui était ce on.

Poirot secoua la tête. Cette hypothèse ne le satisfaisait pas.

— Une intoxication alimentaire, murmura-t-il d’un air pensif. Une ingestion d’atropine produirait les mêmes symptômes. Oui, notre présence là-bas est vraiment nécessaire.

Mrs. Lemesurier nous accueillit avec enthousiasme. Elle nous emmena ensuite dans le bureau de son mari et nous laissa avec lui. Il avait beaucoup changé depuis la dernière – et seule – fois que nous l’avions vu. Il était encore plus voûté et avait le teint étrangement terreux. Il écouta Poirot lui expliquer la raison de notre présence dans la maison.

— Je reconnais bien là le sens pratique de Sadie ! s’exclama-t-il enfin. Je suis ravi de vous avoir quelque temps chez nous, Monsieur Poirot, et je vous remercie d’être venu ; mais… ce qui est écrit est écrit. Il faut expier la faute. Nous, les Lemesurier, le savons bien… Pas un d’entre nous ne peut échapper à son destin.

Poirot parla de la racine de lierre sciée, mais Hugo Lemesurier parut peu impressionné.

— C’est sans doute une négligence de la part du jardinier… Oui, oui, il y a peut-être un instrument, mais la cause est très claire ; et je vous dirai ceci, Monsieur Poirot : l’échéance n’est plus très loin.

Poirot le dévisagea avec attention.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que je suis moi-même condamné. Je suis allé trouver un médecin l’année dernière. Je souffre d’une maladie incurable… la fin ne devrait plus tarder ; mais ; avant que je meure, Ronald sera emporté ; c’est Gérald qui héritera.

— Et s’il arrivait aussi quelque chose à votre second fils ?

— Il ne lui arrivera rien ; aucune malédiction ne pèse sur lui.

— Mais si cela se produisait ? insista Poirot.

— L’héritier suivant est mon cousin Roger.

Nous fûmes interrompus par l’entrée d’un homme grand et bien bâti, aux cheveux frisés d’un roux flamboyant, qui tenait à la main une liasse de papiers.

— Nous verrons cela plus tard, Gardiner, lui dit Hugo Lemesurier avant d’ajouter à notre intention : mon secrétaire, Mr. Gardiner.

L’homme s’inclina, murmura quelques paroles aimables et ressortit. En dépit de son physique agréable, quelque chose en lui me déplaisait. Je le dis à Poirot un moment plus tard tandis que nous faisions le tour du magnifique jardin à la française et, chose surprenante, il se montra du même avis.

— Oui, oui, Hastings, vous avez raison. Moi non plus, je ne l’aime pas. Il est trop bien de sa personne. Je dirais que c’est le genre délicat qui répugne à se salir les mains. Ah ! voilà les enfants !

Mrs. Lemesurier approchait avec ses deux garçons. C’étaient de beaux enfants ; le cadet était brun comme sa mère et l’aîné roux – presque rouge – et bouclé. Ils nous serrèrent la main gentiment et, en quelques minutes, Poirot fit leur conquête. On nous présenta ensuite Miss Saunders, une femme insipide et sans âge. Nous connaissions à présent toute la maisonnée.

Pendant quelques jours, nous menâmes une vie agréable et notre vigilance de tout instant ne fut pas récompensée. Les garçons jouaient gaiement et tout semblait normal. Le quatrième jour après notre arrivée, le major Roger Lemesurier vint s’installer pour quelque temps. Je le trouvai peu changé, aussi insouciant et jovial que par le passé, avec cette même tendance à tout prendre à la légère. Il était manifestement très aimé des garçons, qui l’accueillirent avec des hurlements de joie et l’entraînèrent aussitôt dans le jardin pour jouer aux indiens. Je remarquai que Poirot les avait discrètement suivis.

Le lendemain, foute la famille, y compris les garçons, était invitée pour le thé chez Lady Claygate, qui possédait la propriété voisine de celle des Lemesurier. Mrs. Lemesurier nous proposa de les y accompagner, mais parut assez soulagée lorsque Poirot déclina cette invitation en déclarant que nous préférions rester à la maison.

Dès que tout le monde fut parti, Poirot se mit au travail. Il me faisait penser à un terrier à l’affût. Il fouilla méthodiquement toute la maison jusque dans les moindres recoins, mais si discrètement, cependant, qu’il réussit à ne pas attirer l’attention. Toutefois, ses recherches terminées, il paraissait encore insatisfait. Nous prîmes le thé sur la terrasse avec Miss Saunders, la gouvernante, qui n’avait pas été invitée.

— Cela va amuser les garçons, murmura-t-elle de sa voix atone. Mais j’espère qu’ils sauront se tenir et ne piétineront pas les plates-bandes ou ne s’approcheront pas des abeilles…

Poirot s’immobilisa, sa tasse à la main. On aurait dit un homme qui vient d’apercevoir un revenant.

— Des abeilles ?

— Oui, Monsieur Poirot ; des abeilles. Trois ruches. Lady Claygate en est très fière…

— Des abeilles ! s’exclama de nouveau Poirot.

Il se leva d’un bond et se mit à arpenter la terrasse de long en large en se tenant la tête. Je ne comprenais pas en quoi le simple fait de mentionner des abeilles avait pu le mettre dans un tel état.

À cet instant, nous entendîmes la voiture. Poirot était debout devant la porte d’entrée lorsque toute la famille en descendit.

— Ronald s’est fait piquer, annonça Gérald d’une voix excitée.

— Ce n’est rien, dit Mrs. Lemesurier. La plaie n’a même pas enflé. Nous avons mis de l’ammoniaque dessus.

— Fais-moi voir ça, mon bonhomme, dit Poirot au jeune Ronald. Où t’es-tu fait piquer ?

— Ici, sur le côté du cou, répondit le garçonnet d’un ton important. Mais ça ne fait pas mal. Papa m’a dit : « Ne bouge pas… tu as une abeille dans le cou. » Je n’ai pas bougé et il l’a chassée, mais elle m’a d’abord piqué. Ça ne m’a pas vraiment fait mal – C’était comme une simple piqûre d’épingle – et je n’ai pas pleuré parce que je suis grand et que, l’année prochaine, j’irai à l’école.

Poirot examina le cou de l’enfant, puis s’écarta. Il me prit alors le bras et me chuchota à l’oreille :

— Ce soir, mon ami, ce soir nous avons un petit travail à faire ! Mais n’en parlez à personne.

Il refusa de m’en dire davantage et, toute la soirée, je fus dévoré de curiosité. Il se retira assez tôt et je l’imitai. Pendant que nous montions l’escalier, il me prit par le bras et me donna ses instructions :

— Ne vous déshabillez pas. Attendez un peu, éteignez votre lampe et venez me rejoindre ici.

Je fis ce qu’il m’avait demandé et, un moment plus tard, je le rejoignis sur le palier. D’un geste, il m’imposa le silence et nous nous faufilâmes sans bruit jusqu’à l’aile réservée aux enfants. Ronald occupait, seul, une petite chambre. Nous y entrâmes tout doucement et nous installâmes à notre poste d’observation dans le coin le plus sombre. La respiration de l’enfant était forte et régulière.

— Il dort profondément, chuchotai-je.

Poirot hocha la tête.

— On l’a drogué.

— Pourquoi ?

— Pour qu’il ne crie pas quand…

— Quand quoi ? demandai-je, comme Poirot se taisait.

— Quand on enfoncera la seringue hypodermique, mon ami ! Mais, chut, ne parlons plus… encore que je ne pense pas qu’il se passe quoi que ce soit avant un moment.

Poirot se trompait, cependant. Dix minutes à peine s’étaient écoulées lorsque la porte s’ouvrit tout doucement et que quelqu’un entra dans la pièce. J’entendis une respiration précipitée, un bruit de pas qui s’approchaient du lit, puis un déclic soudain. Le faisceau d’une petite lampe de poche éclaira l’enfant endormi, mais l’intrus était encore invisible dans l’ombre. De la main droite, il sortit une seringue tandis que, de la gauche, il tâtait le cou de l’enfant…

Poirot et moi bondîmes en même temps. La lampe roula à terre et nous luttâmes un moment dans le noir avec l’intrus. Il avait une force extraordinaire. Nous finîmes cependant par en venir à bout.

— La lampe, Hastings, me dit Poirot. Il faut que je voie son visage… encore que je craigne fort de savoir qui c’est.

« Moi aussi », pensai-je tandis que je tâtonnais dans l’obscurité pour trouver la lampe. Un moment, j’avais soupçonné le secrétaire, poussé par ma profonde antipathie pour cet homme, mais à présent, j’étais sûr que celui à qui profiterait la mort de ses deux jeunes cousins était le monstre que nous traquions.

Mon pied heurta la lampe. Je la ramassai et l’allumai, et son faisceau éclaira le visage de… Hugo Lemesurier, le père du garçonnet !

Je faillis en lâcher la lampe.

— Pas possible ! murmurai-je d’une voix rauque. Pas possible !

Lemesurier était inconscient. Poirot et moi le transportâmes jusqu’à sa chambre et l’étendîmes sur son lit. Poirot se pencha alors pour lui retirer doucement ce qu’il tenait dans la main droite. C’était une seringue hypodermique.

— Qu’y a-t-il dedans ? demandais-je en frissonnant. Du poison ?

— De l’acide formique, je pense.

— De l’acide formique ?

— Oui. Obtenu sans doute en distillant des fourmis rouges. Il était chimiste, ne l’oubliez pas. La mort aurait été attribuée à la piqûre de guêpe.

— Mon Dieu ! murmurai-je. Son propre fils ! Et vous vous attendiez à ça ?

Poirot hocha la tête avec gravité.

— Oui. C’est un malade mental, incontestablement. J’imagine que l’histoire de la famille est devenue une véritable obsession pour lui. C’est son ardent désir de toucher l’héritage qui l’a poussé à commettre toute cette série de meurtres. L’idée lui est peut-être venue pour la première fois pendant qu’il voyageait en train avec Vincent, la fameuse nuit. Il ne pouvait pas supporter que la prédiction ne se réalise pas. Le fils de Ronald était déjà mort, et Ronald lui-même se mourait. Ils sont de santé fragile dans cette famille. C’est lui qui a manigancé l’accident avec le fusil et – chose que je viens seulement de comprendre – c’est aussi lui qui a provoqué la mort de son frère John par l’injection d’acide formique dans sa veine jugulaire. Il avait alors réalisé son ambition et se trouvait à la tête du patrimoine familial. Mais son triomphe a été de courte durée ; il a appris qu’il était atteint d’un mal incurable. Et il avait cette idée fixe de fou que le fils aîné d’un Lemesurier ne pouvait pas hériter. Je le soupçonne d’être à l’origine de l’accident de baignade ; c’est lui qui a encouragé son fils à s’éloigner vers le large. Ayant manqué son coup cette fois-là, il a scié la racine de lierre et mis ensuite du poison dans la nourriture de l’enfant.

— Diabolique ! murmurai-je en frissonnant. Et si bien planifié !

— Oui, mon ami, rien n’est plus surprenant que l’extraordinaire logique des fous… si ce n’est la non moins extraordinaire incohérence des sains d’esprit ! J’imagine que ce n’est que récemment qu’il a basculé de l’autre côté ; pour commencer, il y avait de la méthode dans sa folie…

— Quand je pense que j’ai soupçonné Roger… ce type formidable.

— C’est normal, mon ami. Nous savions qu’il avait lui aussi voyagé avec Vincent, la fameuse nuit. Nous savions également que c’était lui qui devait hériter après Hugo et ses fils. Mais notre supposition n’était pas confirmée par les faits. Le lierre a été scié alors que seul le petit Ronald se trouvait à la maison ; or, l’intérêt de Roger était que les deux enfants meurent. De la même manière, ce n’est que la nourriture de Ronald qui a été empoisonnée. Et, aujourd’hui, lorsqu’ils sont rentrés et que je me suis rendu compte que le père du garçonnet était le seul à pouvoir témoigner qu’il s’était fait piquer, cela m’a rappelé l’autre mort due à une piqûre de guêpe… et j’ai compris !

Hugo Lemesurier mourut quelques mois plus tard à la clinique psychiatrique où on l’avait fait interner. Sa veuve se remaria un an après avec John Gardiner, le secrétaire. Ronald hérita des terres de son père et, à l’heure actuelle, il vit encore et se porte comme un charme.

— Voilà encore une illusion envolée, fis-je remarquer à Poirot. Vous avez chassé avec brio la prétendue malédiction qui pesait sur les Lemesurier.

— Je n’en suis pas sûr, répondit Poirot d’un air pensif. Je n’en suis pas sûr du tout.

— Que voulez-vous dire ?

— Mon ami, je vous répondrai par un seul mot : rouge !

— Vous voulez parler de sang ? demandai-je, éberlué, en baissant la voix.

— Vous avez toujours la même imagination et le même goût du mélodrame, Hastings ! Non, je veux parler de quelque chose de beaucoup plus prosaïque… la couleur de cheveux du petit Ronald Lemesurier… Et de Mr. Gardiner… Vous saisissez ?

COMMENT POUSSENT DONC VOS FLEURS ?

Hercule Poirot rassembla son courrier en un petit paquet bien net devant lui. Il prit ensuite la lettre du dessus, en examina l’adresse un instant, puis il détacha délicatement le rabat de l’enveloppe avec un petit coupe-papier qu’il gardait sur sa table du petit déjeuner spécialement pour cet usage, et en sortit le contenu. À l’intérieur se trouvait une autre, enveloppe, soigneusement cachetée à la cire rouge et portant la mention « personnel et confidentiel ».

Les sourcils d’Hercule Poirot remontèrent légèrement sur son visage ovoïde.

— Patience ! Nous y arrivons, murmura-t-il en se servant de nouveau du petit coupe-papier.

La deuxième enveloppe contenait une lettre rédigée d’une écriture tremblante et pointue. Plusieurs mots y étaient soulignés d’un gros trait.

Hercule Poirot la déplia et la lut. Cette lettre portait, elle aussi, en en-tête, la mention « personnel et confidentiel ». En haut à droite figurait l’adresse de l’expéditeur – Rosebank, Charman’s Green, Buck – et la date –21 mars –, et le texte était le suivant :

Cher Monsieur Poirot,

Je me permets de vous écrire sur la recommandation d’une vieille amie très chère gui sait quel souci et quelle détresse m’accablent depuis quelque temps. Toutefois, cette amie n’en connaît pas les raisons profondes – que j’ai préféré garder entièrement pour moi –, cette affaire étant strictement confidentielle. Mon amie m’assure que vous êtes la discrétion même et que je n’ai pas à craindre une intervention de la police, qui, si mes soupçons s’avèrent fondés, me serait très désagréable. Mais il se peut, bien sûr, que je me trompe totalement. Je n’ai plus l’esprit assez clair, aujourd’hui – souffrant d’insomnie et des séquelles d’une grave maladie contractée l’hiver dernier – pour mener moi-même mon enquête. Je n’en ai ni les moyens ni la capacité. Par ailleurs, j’insiste une fois de plus sur le fait qu’il s’agit d’une affaire de famille très délicate et que, pour bien des raisons, je vous demanderai peut-être de l’étouffer. Si j’ai une certitude sur les faits, je pourrai prendre moi-même la situation en main, ce qui me paraîtrait préférable. J’espère avoir été claire sur ce point. Si vous voulez bien vous charger de cette enquête, pourriez-vous avoir l’obligeance de me le faire savoir à l’adresse indiquée ci-dessus ?

Veuillez agréer, cher Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.

Amélia Barrowby.

Poirot relut la lettre et, de nouveau, il haussa légèrement les sourcils. Il la mit ensuite de côté et passa à l’enveloppe suivante.

À dix heures précises, il entra dans la pièce où Miss Lemon, sa secrétaire particulière, attendait ses instructions pour la journée. Miss Lemon avait quarante-huit ans et un physique peu engageant. Elle faisait penser à un sac d’os rassemblés au hasard. Sa passion pour l’ordre était presque aussi grande que celle de Poirot lui-même et, bien qu’elle fût parfaitement capable de réfléchir, elle ne le faisait jamais à moins d’en recevoir l’ordre.

Poirot lui tendit le courrier du jour.

— Veuillez avoir la bonté, Mademoiselle, d’envoyer une lettre de refus rédigée dans les termes appropriés en réponse à toutes ces demandes.

Miss Lemon passa en revue les différentes lettres, gribouillant au fur et à mesure un petit signe hiéroglyphique sur chacune d’elles. Ces mentions étaient lisibles d’elle seule et rédigée dans un code qui lui était propre : « pommade », « gifle », « ron-ron », « bref », etc. Lorsqu’elle eut fini, elle hocha la tête, puis la releva, attendant d’autres instructions.

Poirot lui tendit la lettre d’Amélia Barrowby. Elle l’extirpa de sa double enveloppe, la lut et jeta un regard interrogateur à son patron.

— Oui, Monsieur ?

Son crayon était déjà pointé au-dessus de son bloc-sténo.

— Que pensez-vous de cette lettre Miss Lemon ?

Avec un léger froncement de sourcils, miss Lemon reposa son crayon et relut la demande d’Amélia Barrowby.

Le contenu d’une lettre ne signifiait rien pour elle, sinon la nécessité de composer une réponse appropriée. Il était très rare que son patron fit appel à elle en tant qu’être humain plutôt qu’en sa qualité de secrétaire et lorsqu’il le faisait, cela l’ennuyait quelque peu car, si c’était une machine quasiment parfaite, elle se désintéressait totalement des questions humaines. Sa véritable passion dans la vie était la mise au point d’un système de classement idéal à côté duquel tous les autres n’auraient plus qu’à tomber dans l’oubli. Elle en rêvait même la nuit. Toutefois, miss Lemon pouvait parfaitement faire preuve d’intelligence pour les questions purement humaines et Poirot le savait bien.

— Alors ? lui demanda-t-il.

— Une vieille femme, commenta-t-elle brièvement.

Elle ajouta une expression quelque peu argotique signifiant que Mrs. Barrowby avait peur.

— Ah ! Vous pensez qu’elle n’est pas rassurée ? dit Poirot.

Miss Lemon, qui estimait que Poirot vivait depuis assez longtemps en Grande-Bretagne pour comprendre son argot, ne répondit pas. Elle jeta un bref coup d’œil à la double enveloppe.

— Très secrète, poursuivit-elle. Et elle ne vous dit rien du tout.

— Oui, répondit Poirot. Je m’en suis moi-même rendu compte.

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