AGATHA CHRISTIE LE BAL DE LA VICTOIRE

Miss Lemon attendait à nouveau avec espoir, la main levée au-dessus de son bloc-sténo. Cette fois, Poirot répondit à son attente.

— Dites-lui que je lui ferai l’honneur de venir moi-même la voir aux date et heure qui lui conviendront, à moins qu’elle ne préfère venir me consulter ici. Ne tapez pas la lettre à la machine ; écrivez-la à la main.

— Bien, Monsieur.

Poirot lui tendit le reste du courrier.

— Ce sont des factures.

Miss Lemon les tria rapidement de ses mains efficaces.

— Je les paierai toutes sauf ces deux-là.

— Pourquoi ces deux-là ? Elles ne contiennent pas d’erreur.

— Elles proviennent de sociétés avec lesquelles vous n’êtes en relation que depuis peu. Cela fait mauvais effet de payer trop rapidement quand on vient juste d’ouvrir un compte ; on dirait qu’on cherche à faire bonne impression pour obtenir un crédit par la suite.

— Ah ! murmura Poirot. Je m’incline devant votre connaissance supérieure des commerçants britanniques.

— Je n’ignore pratiquement rien d’eux, déclara miss Lemon d’un ton sévère.

La lettre destinée à Amélia Barrowby avait été dûment écrite et envoyée, mais la réponse ne venait toujours pas. Peut-être, pensa Hercule Poirot, la vieille dame avait-elle éclairci elle-même la situation. Il était cependant surpris que, dans ce cas, elle ne lui eût pas envoyé un mot courtois pour l’informer qu’elle n’avait plus besoin de ses services.

Ce fut cinq jours plus tard que miss Lemon, après avoir reçu les instructions du jour, dit à Poirot :

— La miss Barrowby à qui nous avons écrit, pas étonnant qu’elle n’ait pas répondu. Elle est morte.

— Ah ! murmura Poirot. Elle est morte.

C’était plus une question qu’une réponse.

Ouvrant son sac à main, miss Lemon en sortit une coupure de journal :

— J’ai vu ça dans le métro et je l’ai arraché.

Approuvant mentalement le fait que, bien que miss Lemon eût employé le terme « arraché », elle avait soigneusement découpé ce qui l’intéressait avec des ciseaux, Poirot lut la publication parue dans la rubrique « État-Civil » du Morning Post.

Le 26 mars – de façon brutale – à Rosebank, Charman’s Grenn, Amélia Jane Barrowby est décédée à l’âge de soixante-treize ans. Ni fleurs ni couronnes, à la demande de la défunte.

Poirot relut les trois lignes et murmura comme pour lui-même : de façon brutale.

— Si vous voulez bien prendre une lettre, Miss Lemon ? ajouta-t-il ensuite d’un ton vif.

Le crayon était déjà prêt à courir sur le papier. Tout en pensant aux finesses d’un système de classement parfait, miss Lemon prit rapidement et correctement en sténo le texte dicté :

Chère Miss Barrowby,

Je n’ai pas reçu de réponse de votre part, mais étant donné que je me trouverai à proximité de Charman’s Green vendredi, je viendrai vous rendre visite ce jour-là et nous pourrons discuter plus en détail de l’affaire dont vous m’avez parlé dans votre lettre.

Veuillez agréer, etc.

— Soyez aimable de taper cette lettre tout de suite. Si vous la postez ce matin, elle devrait parvenir à Charman’s Green ce soir.

Le lendemain, une lettre arriva au second courrier de la matinée, dans une enveloppe bordée de noir.

Cher Monsieur,

En réponse à la lettre que vous avez adressée à ma tante, miss Barrowby, je vous informe que celle-ci est décédée le 26. L’affaire dont vous parlez n’a donc plus d’importance.

Je vous prie d’agréer, cher Monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

Marie Delafontaine.

Poirot esquissa un sourire.

— Plus d’importance… C’est ce que nous allons voir. En avant. Direction : Charman’s Green.

La maison Rosebank semblait bien porter son nom, ce qui n’est pas le cas pour la plupart des habitations de classe et de caractère semblables.

Hercule Poirot s’arrêta au milieu de l’allée qui conduisait à la porte d’entrée, pour jeter un regard admiratif aux jolies plates-bandes qui la bordaient. Il y avait là des rosiers qui promettaient une belle floraison d’ici quelques mois, des jonquilles, des tulipes précoces et des jacinthes bleues. Il remarqua que la dernière plate-bande était partiellement bordée de coquillages.

« Comment, est-ce, déjà, cette ronde que chantent les petits Anglais ? »

Madame Mary, comme c’est joli !

Comment poussent donc vos fleurs ?

Au cœur des coquilles de clovisses et des petites clochettes,

Avec, tout autour, de folies soubrettes.

« Il n’y en a peut-être pas tout autour, pensa Poirot, mais voilà du moins une jolie soubrette pour donner un sens à cette petite ronde. »

La porte d’entrée s’était ouverte et une jeune domestique en coiffe et tablier blancs considérait d’un air hésitant cet étranger à grosse moustache qui parlait tout seul au milieu de l’allée. Comme Poirot l’avait remarqué, c’était une jolie petite servante aux yeux bleus tout ronds et aux joues roses.

Poirot souleva poliment son chapeau et lui dit :

— Excusez-moi, mais est-ce bien ici que vit miss Amélia Barrowby ?

La jeune fille eut un léger sursaut et ses yeux s’arrondirent davantage.

— Oh ! Monsieur, vous n’êtes pas au courant ? Elle est morte. C’est arrivé si brutalement. Mardi soir.

Elle hésitait, tiraillée entre deux instincts : le premier, la méfiance à l’égard d’un étranger ; le second, le plaisir si cher aux gens de son espèce de s’étendre sur des sujets tels que la maladie et la mort.

— Je suis sidéré d’apprendre cette nouvelle, dit Poirot hypocritement. J’avais rendez-vous avec elle aujourd’hui. Mais peut-être pourrais-je voir l’autre dame qui vit ici ?

La petite bonne sembla hésiter.

— La patronne ? Ma foi, vous pourriez peut-être la voir, mais je ne sais pas si elle acceptera de vous recevoir.

— Elle me recevra, déclara Poirot en tendant sa carte.

Son ton autoritaire fit son effet. La jeune fille recula et fit entrer Poirot dans un petit salon situé à droite de l’entrée. Puis, la carte de visite à la main, elle partit chercher sa patronne.

Poirot jeta un regard circulaire sur la pièce. C’était un petit salon meublé de façon tout à fait conventionnelle – papier peint crème bordé, en haut, d’une frise, cretonnes de couleur indéfinie, coussins et rideaux roses, et une foule de petites statuettes et autres bibelots en porcelaine. Il n’y avait rien de particulier dans la pièce qui indiquât une personnalité bien définie.

Soudain, Poirot, qui avait les sens acérés, sentit des yeux posés sur lui. Il fit volte-face, et découvrit une jeune fille debout sur le seuil de la porte-fenêtre, une jeune fille de petite taille au teint olivâtre, aux cheveux d’un noir de jais et au regard soupçonneux.

Elle rentra dans la pièce et, tandis que Poirot s’inclinait, elle lui demanda d’un ton brusque :

— Pourquoi êtes-vous venu ?

Poirot ne répondit pas. Il se contenta de lever les sourcils.

Vous n’êtes pas avocat ? Si ?

Son anglais était bon, mais on ne pouvait pas la prendre un instant pour une Anglaise.

— Pourquoi devrais-je en être un, Mademoiselle ?

La jeune fille regarda Poirot d’un air sombre.

— Je pensais que vous en étiez peut-être un et que vous étiez venu pour me dire qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait. J’ai entendu parler de ce genre de choses : l’intimidation. C’est bien comme ça que cela s’appelle, non ?

Mais c’est faux ! Elle voulait que j’hérite de son argent et je l’aurai. S’il le faut, même, je prendrai un avocat. L’argent est à moi. Elle l’a écrit dans son testament et il en sera ainsi.

Elle était hideuse, le menton projeté en avant, les yeux étincelants de colère.

La porte s’ouvrit et une grande femme entra.

— Katrina !

La jeune fille se tassa sur elle-même, rougit, marmonna quelques mots et sortit par la porte-fenêtre.

Poirot se tourna vers la nouvelle venue qui, d’un seul mot, avait pris si efficacement la situation en main. Il y avait dans sa voix de l’autorité et du mépris en même temps qu’une pointe d’ironie. Poirot comprit aussitôt que c’était la maîtresse de maison, Mary Delafontaine.

— Monsieur Poirot ? Je vous ai écrit. Vous n’avez pas dû recevoir ma lettre.

— À vrai dire, j’étais absent de Londres.

— Oh ! je vois. Cela explique tout. Mais il faut que je me présente. Je suis Mrs. Delafontaine. Et voici mon mari. Miss Barrowby était ma tante.

Mr. Delafontaine était entré si discrètement que son arrivée était passée inaperçue. C’était un homme de haute stature aux cheveux grisonnants et à l’air indécis. Il se tripotait le menton nerveusement et jetait de fréquents coups d’œil à sa femme, attendant manifestement qu’elle prenne l’initiative de la conversation.

— Je suis absolument navré de venir vous importuner en plein deuil, dit Poirot.

— Vous ne pouviez pas le deviner, répondit Mrs. Delafontaine. Ma tante est morte mardi soir. Cela s’est produit de façon tout à fait inattendue.

— Oui, tout à fait inattendue, renchérit Mr. Delafontaine. Un rude coup, ajouta-t-il en regardant la porte-fenêtre par laquelle était sortie la jeune étrangère.

— Je vous prie à nouveau de m’excuser, dit Poirot. Et je vais vous laisser.

Il fit un pas en direction de la porte.

— Un instant, s’écria Mr. Delafontaine. Vous aviez… euh… rendez-vous avec Tante Amélia, dites-vous ?

— C’est exact.

— Peut-être pourriez-vous nous dire de quoi il s’agissait, suggéra Mrs. Delafontaine. Si nous pouvons faire quoi que ce soit…

— C’était une question d’ordre personnel, répondit Poirot. Je suis détective, ajouta-t-il simplement.

Mr. Delafontaine renversa la statuette en porcelaine qu’il tripotait. Quant à sa femme, elle paraissait intriguée.

— Détective ? Et vous aviez rendez-vous avec Tante Amélia ? C’est incroyable ! (Mrs. Delafontaine regardait fixement Poirot.) Ne pouvez-vous nous en dire un peu plus long, Monsieur Poirot ? C’est… c’est si extraordinaire.

Poirot resta silencieux un moment avant de déclarer en choisissant ses mots.

— Il m’est difficile, Madame, de savoir ce que je dois faire.

— Dites-moi, intervint Mr. Delafontaine. Elle n’a pas parlé de Russes, non ?

— De Russes ?

— Oui, vous savez… les Bolchos, les Rouges et tout ça.

— Ne sois pas ridicule, Henry, lui dit sa femme.

Mr. Delafontaine sembla se tasser sur lui-même.

— Désolé… désolé… je me posais simplement la question.

Mary Delafontaine regarda Poirot droit dans les yeux. Les siens étaient très bleus, de la couleur des myosotis.

— Si vous pouviez nous en dire davantage, Monsieur Poirot, je vous en serais très reconnaissante. Je vous assure que j’ai de… bonnes raisons de vous le demander.

Mr. Delafontaine paraissait inquiet.

— Allons, Mary… Cela ne veut peut-être rien dire.

Cette fois encore, sa femme le fit taire d’un regard.

— Alors, Monsieur Poirot ?

Lentement, gravement, Hercule Poirot secoua la tête négativement. Il la secouait avec un regret manifeste, mais il la secouait tout de même.

— Pour l’instant, Madame, répondit-il, je crains de ne rien pouvoir vous dire.

Il s’inclina, ramassa son chapeau et se dirigea vers la porte. Mary Delafontaine le rejoignit dans l’entrée. Arrivé sur le perron, il s’arrêta et la regarda.

— Vous aimez votre jardin, je pense, Madame ?

— Moi ? Oui. Je passe beaucoup de temps à m’en occuper.

— Je vous fais mes compliments.

Poirot s’inclina de nouveau et descendit l’allée qui conduisait au portail. Au moment où il passait celui-ci et tournait sur la droite, il jeta un coup d’œil en arrière et enregistra deux impressions : un visage au teint olivâtre l’observait d’une fenêtre du premier étage et un homme à la démarche raide et militaire faisait les cent pas sur le trottoir d’en face.

Hercule Poirot hocha la tête.

— C’est évident. Il y a anguille sous roche. Que dois-je donc faire à présent ?

La décision qu’il prit le conduisit au bureau de poste le plus proche. De là, il passa plusieurs coups de téléphone, dont le résultat s’avéra satisfaisant. Il prit ensuite le chemin du commissariat de police de Charman’s Green, où il demanda à voir l’inspecteur Sims.

L’inspecteur Sims était un grand gaillard aux manières cordiales.

— Monsieur Poirot ? C’est ce qu’il me semblait. Je viens d’avoir un coup de téléphone du sergent-chef. Il m’a dit que vous deviez passer. Venez dans mon bureau.

Après avoir fermé la porte, l’inspecteur indiqua une chaise à Poirot, s’installa à son tour, et interrogea du regard son visiteur.

— Vous êtes très rapide, Monsieur Poirot. Vous venez nous voir à propos de cette affaire de Rosebank avant même que nous sachions si elle nécessite une enquête. Comment êtes-vous au courant ?

Poirot sortit la lettre qu’il avait reçue et la tendit à l’inspecteur. Ce dernier la lut avec un intérêt manifeste.

— Intéressant, commenta-t-il. L’ennui, c’est que cela peut vouloir dire bien des choses. Dommage qu’elle n’ait pas été un peu plus explicite. Cela nous aurait aidés dans notre tâche actuelle.

— Ou vous n’auriez pas eu besoin d’aide.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’elle serait peut-être encore en vie.

— Vous allez aussi loin que ça ? Ma foi… vous avez peut-être raison.

— Je vous en prie, inspecteur, racontez-moi ce qui s’est passé. Je ne sais rien du tout.

— C’est très simple. La vieille dame s’est sentie mal après le dîner mardi soir. État très alarmant. Convulsions, spasmes et je ne sais quoi. Ils ont envoyé chercher le docteur. Mais quand il est arrivé, elle était déjà morte. La cause apparente serait une crise cardiaque. Mais le toubib n’était pas satisfait. Il hésitait à se prononcer et il a pris des gants avec la famille, mais il leur a bien fait comprendre qu’il ne pouvait pas délivrer de permis d’inhumer. Pour ce qui est de la famille, voilà où en sont les choses. Ils attendent le résultat de l’autopsie. Nous en sommes un peu plus loin. Le toubib nous a tout de suite fait part de ses soupçons, lui et le médecin légiste ont procédé à l’autopsie ensemble, et le résultat ne fait aucun doute. La vieille dame a succombé à l’absorption d’une dose massive de strychnine.

— Ah ! ah !

— Eh oui ! C’est une sale affaire. Le problème, c’est de savoir qui la lui a donnée. Elle a dû lui être administrée très peu de temps avant que survienne la mort. La première hypothèse était qu’on l’a mélangée à sa nourriture au dîner, mais, franchement, cela paraît impossible. Ils ont mangé de la soupe d’artichauts, servie dans une soupière, un pain de poisson et de la tarte aux pommes. Miss Barrowby, Mr. Delafontaine et Mrs. Delafontaine. Miss Barrowby avait une sorte de garde-malade – une fille à moitié russe –, mais elle ne mangeait pas à table avec la famille. Elle avait droit aux restes qui revenaient de la salle à manger. Il y a aussi la domestique, mais c’était son soir de sortie. Elle a laissé la soupe sur le fourneau et le pain de poisson dans le four, la tarte aux pommes était froide. Tous trois ont mangé la même chose et, en dehors de cela, je ne pense pas qu’on puisse faire ingurgiter de la strychnine à quelqu’un de cette façon. C’est terriblement amer. Le toubib m’a dit que ça se sentait, même dans une solution à un millième ou quelque chose comme ça.

— Dans le café ?

— C’est déjà plus faisable, mais la vieille dame n’en buvait jamais.

— Je vois ce que vous voulez dire. La difficulté paraît, en effet, insurmontable. Qu’a bu Miss Barrowby au repas ?

— De l’eau.

— De mieux en mieux !

— C’est un sacré casse-tête, hein ?

— Est-ce qu’elle avait de l’argent, cette vieille dame ?

— Elle était assez riche, je crois. Bien sûr, nous n’avons pas encore de détails précis. En revanche, les Delafontaine ne roulent pas sur l’or, d’après ce que j’ai compris. La vieille dame participait à l’entretien de la maison.

Poirot esquissa un petit sourire.

— Vous soupçonnez donc les Delafontaine. Lequel des deux ?

— Je ne dis pas que je les soupçonne particulièrement. Mais voilà les faits ; c’étaient ses seuls parents et sa mort leur rapporte une jolie somme, j’en suis sûr. Nous connaissons tous la nature humaine !

— Parfois inhumaine… oui, c’est tout à fait vrai. Et la vieille dame n’a rien bu ou mangé d’autre ?

— Eh bien, à vrai dire…

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