AGATHA CHRISTIE LE BAL DE LA VICTOIRE

Poirot avait fixé au mardi soir suivant la mystérieuse représentation, dont les préparatifs m’intriguèrent beaucoup. Un grand écran blanc fut dressé d’un côté de la pièce et flanqué de lourds rideaux. Puis un homme se présenta avec du matériel d’éclairage, bientôt suivi d’un petit groupe de comédiens qui disparurent dans la chambre de Poirot, transformée temporairement en loge de théâtre.

Japp arriva un peu avant huit heures, d’humeur assez maussade. Je compris que l’inspecteur n’approuvait guère de plan de Poirot.

— Un peu mélodramatique, comme toutes ses idées, commenta-t-il. Mais cela ne peut pas faire de mal ; il est même possible, comme il le dit, que cela nous simplifie la tâche. Il a fait preuve d’une grande perspicacité dans cette affaire. J’étais sur la même piste, bien sûr – je sentis instinctivement que Japp bluffait – mais enfin, je lui ai promis de le laisser agir à sa guise. Ah ! voilà le public. Le vicomte arriva le premier, en compagnie de Mrs. Mallaby, que je n’avais pas encore vue. C’était une jolie femme brune ; elle paraissait assez nerveuse. Les Davidson suivirent. C’était aussi la première fois que je voyais Chris Davidson. Il était beau garçon, grand, brun, et avait la grâce et l’aisance d’un acteur confirmé.

Poirot avait installé des sièges face à l’écran, qui était éclairé par de puissants projecteurs. Lorsque nous fûmes tous assis, il éteignit les autres lumières de façon à ce que le reste de la pièce fût plongé dans l’obscurité. Puis sa voix s’éleva dans la pénombre.

— Mesdames, Messieurs, un mot d’explication. Six personnages que vous connaissez bien vont défiler tour à tour devant vous : Pierrot, Pierrette, Polichinelle le bouffon, l’élégante Pulcinella, la gracieuse Colombine et Arlequin, l’esprit, invisible pour l’homme.

Sur ces mots d’introduction, le spectacle commença. L’un après l’autre, chacun des personnages énumérés par Poirot bondit devant l’écran, y resta un instant immobile, puis disparut. Lorsque la lumière revint, il y eut un soupir de soulagement général. Pendant la représentation, les spectateurs étaient restés immobiles, tendus, dans l’attente d’on ne sait quel coup de théâtre. Pour ma part, je constatais que tout cela avait été inutile. Si l’assassin se trouvait parmi nous et si Poirot espérait qu’il s’effondrerait à la simple vue d’un personnage familier, son stratagème avait singulièrement échoué… comme je m’y attendais, d’ailleurs. Cependant, mon ami n’avait pas du tout l’air déçu. Il s’avança, rayonnant.

— Maintenant, Mesdames et Messieurs, veuillez avoir l’amabilité de me dire, chacun à votre tour, ce que nous venons de voir. Voulez-vous commencer, Milord ?

Le vicomte paraissait intrigué.

— Je crains de n’avoir pas bien compris.

— Dites-moi simplement ce que nous venons de voir.

— Je… euh… eh bien, je dirai que nous avons vu défiler devant l’écran six personnes costumées comme les personnages de la comédie italienne ou… euh… comme nous l’autre soir.

— Laissons de côté l’autre soir, Milord, intervint Poirot. La première partie de votre réponse est exactement celle que j’attendais. Madame, êtes-vous du même avis que Lord Cronshaw ?

Tout en parlant, Poirot s’était tourné vers Mrs. Mallaby.

— Euh… je… oui, bien sûr.

— Vous reconnaissez avoir vu six personnes incarnant des personnages de la comédie italienne ?

— Oui, absolument.

— Vous aussi. Monsieur Davidson ?

— Oui.

— Madame ?

— Oui.

— Hastings ? Japp ? Oui ? Vous êtes tous d’accord ?

Son regard fit le tour de l’assemblée et une petite lueur verte s’y alluma.

— Et pourtant… vous êtes tous dans l’erreur ! Vos yeux vous ont trompés, comme ils vous ont trompé le soir du bal de la Victoire. « Voir avec ses yeux », comme on dit, n’est pas toujours voir ce qui est. Il faut aussi voir avec les yeux de l’esprit, se servir de sa matière grise… Sachez donc que, ce soir et le soir du bal de la Victoire, ce n’est pas six personnes que vous avez vues, mais cinq. Regardez !

On éteignit de nouveau les lumières. Un personnage bondit alors devant l’écran. Pierrot.

— Qui est-ce ? demanda Poirot. Pierrot ?

— Oui, répondîmes-nous tous en chœur.

— Regardez encore !

D’un mouvement rapide, l’acteur se débarrassa de son costume vague de Pierrot et, là, sous les feux des projecteurs, apparut Arlequin dans son habit bariolé. Au même moment, on entendit un cri de rage et un fracas de chaise renversée.

— Que le diable vous emporte ! s’écria Davidson. Bon sang ! Comment avez-vous deviné ?

Suivirent le cliquetis des menottes et la voix calme de Japp qui déclarait avec autorité :

— Christopher Davidson, je vous arrête. Vous êtes accusé du meurtre du vicomte Cronshaw. Tout ce que vous direz à partir de cet instant pourra être retenu contre vous.

Un quart d’heure s’était écoulé. Un petit souper raffiné était apparu comme par enchantement et Poirot, le visage rayonnant, régalait tout le monde tandis qu’il répondait à nos questions pressantes.

— C’était très simple. Les circonstances dans lesquelles on a trouvé le pompon vert laissaient à penser qu’il avait été arraché au costume du meurtrier. J’ai éliminé Pierrette, compte tenu de la force qu’il fallait pour enfoncer ainsi un couteau de table, et j’en ai conclu que c’était Pierrot l’assassin. Mais Pierrot avait quitté le bal près de deux heures avant que le meurtre ne soit commis. Donc, ou bien il était revenu un peu plus tard pour tuer Lord Cronshaw, ou bien il l’avait tué avant de partir. Était-ce impossible ? Qui avait vu Lord Cronshaw après le souper ? Seulement Mrs. Davidson. Mais je la soupçonnais d’avoir menti pour expliquer la disparition d’un des pompons de sa robe. En fait, elle l’avait elle-même décousu pour remplacer celui qu’avait perdu son mari. Donc, L’Arlequin qu’on a aperçu dans une loge à une heure et demie ne pouvait pas être Lord Cronshaw. Pendant un moment, au tout début, j’ai pensé que le coupable était peut-être Mr. Beltane. Mais, avec son costume compliqué, il lui était tout à fait impossible de jouer en même temps les rôles de Polichinelle et d’Arlequin. Par contre, pour Davidson, qui avait à peu près la même stature que la victime et qui, en outre, est un acteur professionnel, c’était l’enfance de l’art.

« Cependant, une chose m’ennuyait. Un médecin ne pouvait pas manquer de noter la différence entre un homme mort depuis deux heures et un homme mort depuis dix minutes ! En fait, le médecin l’a bel et bien notée. Mais, quand on l’a conduit auprès du corps, on ne lui a pas demandé : « Depuis combien de temps cet homme est-il mort ? » ; on l’a informé que le vicomte avait été vu encore en vie dix minutes plus tôt. Lors de l’enquête judiciaire, il a donc simplement mentionné une raideur anormale des membres, qu’il était tout à fait incapable d’expliquer.

« Tout cela confirmait donc mon hypothèse. Davidson a tué Lord Cronshaw tout de suite après le souper, quand – vous vous en souvenez – il l’a retenu dans la salle à manger. Ensuite, il est parti avec Miss Courtenay, qu’il a laissée à la porte de son appartement (au lieu d’entrer avec elle et d’essayer de la calmer, comme il l’a prétendu) ; après quoi il est revenu en toute hâte au Colossus, mais en tenue d’Arlequin, et non de Pierrot, simple transformation pour laquelle il lui suffisait d’enlever son costume de dessus.

L’oncle de la victime se pencha en avant, l’air perplexe.

— Mais si c’est bien ce qui s’est passé, il a dû venir au bal avec l’intention de tuer mon neveu ? Quelle raison pouvait-il bien avoir ? Le mobile, c’est cela que je cherche à comprendre.

— Ah ! Nous en arrivons donc à la seconde tragédie – la mort de Miss Courtenay. Il y a un petit détail auquel personne n’a prêté attention. La mort de Miss Courtenay est due à l’absorption d’une dose massive de cocaïne ; mais sa réserve de drogue se trouvait dans la petite boîte en émail qu’on a découverte sur le corps de Lord Cronshaw. Où s’était-elle donc procuré la dose qui a causé sa mort ? Une seule personne pouvait la lui avoir fournie : Davidson. Et cela explique tout ; entre autres, son amitié avec les Davidson et le fait qu’elle ait demandé à Davidson de la raccompagner. Lord Cronshaw, qui était un farouche adversaire de la toxicomanie, avait découvert qu’elle prenait de la cocaïne et soupçonnait Davidson de la lui procurer. Ce dernier s’en est sans nul doute défendu, mais Lord Cronshaw était bien décidé à faire avouer la vérité à Miss Courtenay lors du bal. Il pouvait pardonner sa faiblesse à la jeune femme, mais il serait sans pitié pour l’homme qui lui fournissait la drogue et en tirait des bénéfices substantiels. Se sachant menacé de scandale et perdu, Davidson s’est donc rendu à la soirée avec la ferme intention d’obtenir le silence de Cronshaw à tout prix.

— La mort de Coco était donc un accident ?

— Je pense que c’était un accident savamment manigancé par Davidson. La jeune femme était furieuse contre Cronshaw, tout d’abord à cause des reproches qu’il lui avait faits et, ensuite, parce qu’il lui avait pris sa cocaïne. Davidson l’a alors réapprovisionnée et lui a probablement suggéré d’augmenter la dose pour défier « le vieux Cronçh ».

— Une dernière précision, demandai-je. La tenture et le renfoncement dans le mur… comment y avez-vous pensé ?

— Ça, mon ami, c’était le plus enfantin. Après le souper, les serveurs n’ont cessé d’aller et venir dans la petite salle ; de toute évidence, le corps ne pouvait donc pas se trouver déjà là on l’a découvert. Il devait par conséquent y avoir dans la pièce un endroit où le cacher. J’en ai déduit qu’il s’agissait vraisemblablement d’un renfoncement dissimulé par une tenture. Davidson y a traîné le corps et, un peu plus tard, après avoir attiré l’attention sur lui dans la loge, il est venu le ressortir de sa cachette. Ensuite, il a définitivement quitté le Colossus Hall. Son plan était combiné d’une façon magistrale… Oui, c’est vraiment un garçon astucieux ! déclara Poirot en conclusion.

Cependant, dans ses yeux verts, je lus nettement cette pensée non formulée : «… mais pas autant qu’Hercule Poirot ».

L’AVENTURE DE LA CUISINIÈRE DE CLAPHAM

À l’époque où je vivais avec mon ami Hercule Poirot, j’avais pris l’habitude de lui lire tous les matins à haute voix les gros titres du Daily Blare.

Le Daily Blare était un journal sans cesse à l’affût du sensationnel. Les meurtres et les vols, loin d’y être relégués en dernière page, s’étalaient à la une, en gros caractères.

UN EMPLOYÉ DE BANQUE DISPARAÎT AVEC £ 50.000 DE VALEURS NÉGOCIABLES – UN HOMME MALHEUREUX EN MÉNAGE SE SUICIDE AU GAZ – DISPARITION D’UNE JOLIE DACTYLO DE 21 ANS. OU EST EDNA FIELD ?

— Voilà les gros titres du jour, Poirot, annonçai-je ce matin-là. Il y a le choix. Un employé de banque en fuite, un suicide mystérieux, la disparition d’une dactylo… Que préférez-vous ?

Poirot était d’humeur sereine. Il secoua lentement la tête.

— Aucun des trois ne me tente, mon ami. Aujourd’hui, j’ai envie de prendre la vie du bon côté. Il faudrait vraiment une affaire extrêmement intéressante pour me faire bouger d’ici. À tout à l’heure ; j’ai des choses importantes à faire.

— Telles que ?…

— M’occuper de ma garde-robe, Hastings. Si je ne me trompe, il y a sur mon nouveau costume gris une tache de gras – une seule, mais cela suffit à m’indisposer. Ensuite, il y a mon manteau d’hiver ; il faut que je le range dans la naphtaline. Et puis je pense, oui, je pense que le moment est venu d’égaliser mes moustaches ; après ça, il faudra que j’y applique de la pommade.

— Eh bien, je doute que vous puissiez mettre à exécution ce programme exaltant, dis-je en m’approchant de la fenêtre. C’est la sonnette de la porte d’entrée que nous venons d’entendre. Voilà sûrement un client.

— À moins que l’affaire ne soit d’importance nationale, déclara dignement Poirot, je ne m’en occuperai pas.

Un instant plus tard, une grosse dame au visage rougeaud vint troubler notre tranquillité. Elle avait monté l’escalier trop vite et soufflait bruyamment.

— Vous êtes M. Poirot ? demanda-t-elle à mon ami en s’écroulant dans un fauteuil.

— Je suis Hercule Poirot, oui, Madame.

— Vous ne ressemblez pas du tout à l’image que j’avais de vous, dit la dame en le dévisageant d’un œil critique. Est-ce vous qui avez payé pour qu’ils vantent vos mérites de détective dans le journal, ou l’ont-ils faits d’eux-mêmes ?

— Madame ! se récria Poirot en se levant.

— Je suis désolée, mais vous savez comment sont les journaux de nos jours. Vous commencez à lire un bel article intitulé : « Ce qu’une jeune mariée a dit à son amie célibataire » et il s’agit en fait d’une publicité pour un shampooing. Il n’y a que de la réclame. Mais j’espère que je ne vous ai pas vexé ? Je vais vous dire ce que j’attends de vous. J’aimerais que vous retrouviez ma cuisinière.

Poirot regarda la grosse dame d’un air médusé et, pour une fois, sa langue bien pendue lui fit défaut. Je dus me tourner pour dissimuler le sourire amusé qu’il m’était impossible de réprimer.

— Tout ça, c’est à cause des allocations de chômage ! poursuivit la visiteuse. Mettre dans la tête des domestiques l’idée qu’elles peuvent prétendre à un poste de dactylo ou je ne sais quoi ! Supprimer ces maudites allocations, voilà ce qu’il faut ! Je voudrais bien savoir de quoi ont à se plaindre mes domestiques ; un après-midi et une soirée libres par semaine, un dimanche sur deux, tout le linge donné à l’extérieur, la même nourriture que nous, et jamais de margarine dans la maison ; toujours le meilleur beurre…

Elle se tut un instant pour reprendre son souffle et Poirot en profita. Il déclara d’un ton hautain en se levant :

— Je crains que vous ne fassiez erreur, Madame. Je n’enquête pas sur les conditions de travail du personnel de maison. Je suis un détective privé.

— Je le sais, répondit la visiteuse. Ne vous ai-je pas dit que je voulais que vous retrouviez ma cuisinière ? Elle est partie mercredi sans même me dire quoi que ce soit, et elle n’est par rentrée depuis.

Je suis désolé, Madame, mais je ne m’occupe pas de ce genre d’affaires. Je vous souhaite le bonjour.

La visiteuse eut un haut-le-corps d’indignation.

— Alors, c’est ainsi, mon ami ! Vous êtes trop fier pour vous occuper d’autre chose que de secrets d’état et de bijoux de comtesses disparus ? Laissez-moi vous dire que pour une femme de ma condition, une domestique est tout aussi précieuse qu’une tiare de diamants. Nous ne pouvons pas toutes être de grandes dames qui se pavanent en voiture, parées de leurs plus beaux bijoux. Une bonne cuisinière est une bonne cuisinière et quand on la perd, c’est tout aussi désolant pour nous que la perte de ses perles pour une de ces dames.

Pendant un instant, je sentis Poirot hésiter entre la dignité et le sens de l’humour. Finalement, il éclata de rire et se rassit.

— Madame, c’est vous qui avez raison et moi qui ai tort. Vos réflexions sont tout à fait pertinentes. Cette affaire sera une nouveauté pour moi. Je ne suis encore jamais parti à la recherche d’une domestique disparue. Voilà la question d’importance nationale que je demandais à la providence de me confier, juste avant que vous n’arriviez. Allons-y ! Vous dites que cette perle de cuisinière est partie mercredi et n’est pas rentrée depuis ? C’était donc avant-hier ?

— Oui. C’était son jour de sortie.

— Mais elle a sans doute eu un accident, Madame. Vous êtes-vous renseignée auprès des hôpitaux ?

— C’est exactement ce que j’ai pensé hier, mais, ce matin, figurez-vous qu’elle a envoyé chercher sa malle. Sans même un mot d’explication ! Si j’avais été à la maison, je ne l’aurais pas laissé emporter. Me traiter de cette façon !… Malheureusement, j’étais allée faire un saut chez le boucher.

— Voulez-vous me décrire votre cuisinière ?

— Elle a une cinquantaine d’années, des cheveux bruns : grisonnants ; elle est assez corpulente… tout à fait respectable. Avant de venir chez moi, elle était restée dix ans ; dans la même maison. Elle s’appelle Eliza Dunn.

— Et vous n’aviez pas eu de… d’altercation avec elle, mercredi ?

— Aucune. C’est pourquoi tout cela est si étrange.

— Combien de domestiques avez-vous à votre service, Madame ?

— Deux. La femme de chambre, Annie, est une très gentille fille. Un peu étourdie et très préoccupée par les jeunes gens, mais c’est une bonne employée de maison ; il suffit de la rappeler un peu à l’ordre.

— La cuisinière et elle s’entendaient-elles bien ?

— Elles avaient leurs petites sautes d’humeur, bien sûr ; mais, dans l’ensemble, oui, elles s’entendaient très bien.

— Et la jeune fille ne peut apporter aucun éclaircissement sur ce mystère ?

— Elle dit que non… mais vous savez comment sont les domestiques ; ils se tiennent tous les coudes.

— Bien, bien. Cela demande une petite enquête. Où m’avez-vous dit que vous demeuriez ?

— À Clapham. 88 Prince Albert Road.

— C’est parfait, Madame. Je vous souhaite le bonjour. Si vous le permettez, je vous rendrai visite dans la journée.

Mrs. Todd, puisque tel était le nom de notre nouvelle clientèle, prit congé. Poirot se tourna alors vers moi d’un air sombre.

— Hastings, nous voilà chargés d’une affaire d’un genre nouveau. La disparition de la cuisinière de Clapham !

Jamais, au grand jamais notre ami l’inspecteur Japp ne doit l’apprendre !

Il fit aussitôt chauffer le fer à repasser et entreprit d’ôter délicatement la tache de gras de son costume gris à l’aide d’un morceau de papier buvard. Non sans regret, il remit à plus tard la taille de ses moustaches, et nous nous mîmes en route pour Clapham.

Prince Albert Road était une rue bordée de maisons bourgeoises toutes semblables avec leurs fenêtres garnies de rideaux de dentelle et leur marteau de porte en cuivre soigneusement poli.

Nous sonnâmes au numéro 88 et une jolie petite bonne nous ouvrit. Mrs. Todd sortit dans le hall pour nous accueillir.

— Ne partez pas, Annie, dit-elle à la jeune fille. Monsieur est détective ; il voudra certainement vous poser quelques questions.

Sur le visage de la jeune fille apparut un mélange d’inquiétude et de plaisir anticipé.

— Je vous remercie, Madame, murmura Poirot en s’inclinant. J’aimerais en effet interroger tout de suite votre employée… seule, si possible.

On nous fit entrer dans un petit salon et dès que Mrs. Todd eut quitté la pièce – manifestement à contrecœur –, Poirot commença son interrogatoire.

— Mademoiselle Annie, tout ce que vous nous direz sera de la plus grande importance. Vous seule pouvez nous éclairer un peu dans cette affaire. Sans vous, moi-même je ne puis rien.

L’inquiétude disparut du visage de la jeune fille, où le plaisir anticipé était de plus en plus évident.

— Je vous dirai tout ce que je pourrai, Monsieur.

— C’est bien, commenta Poirot avec un sourire approbateur. Bon, tout d’abord, quelle est votre opinion ? Vous êtes une jeune fille d’une intelligence remarquable. Cela se voit tout de suite. Alors, comment expliquez-vous la disparition d’Eliza ?

Ainsi encouragée, Annie se mit à parler de façon volubile.

— Les proxénètes, Monsieur. Je le dis depuis le début ! Eliza me mettait toujours en garde contre eux. « N’accepte jamais de renifler du parfum ou de manger des bonbons, même si le type a l’air d’un monsieur comme il faut ! » C’est ce qu’elle disait. Et maintenant, ils l’ont enlevée ! J’en suis sûre. À mon avis, ils l’ont expédiée par bateau en Turquie ou dans un de ces pays d’Orient où j’ai entendu dire qu’ils aiment les femmes rondes.

Poirot réussit à garder son air grave.

— Mais dans ce cas – après tout, c’est une idée ! – aurait-elle envoyé chercher sa malle ?

— Ma foi, je ne sais pas, Monsieur. Elle a besoin de ses affaires, même dans ces pays étrangers.

— Qui est venu prendre sa malle ? Un homme ?

— La compagnie Carter Paterson, Monsieur.

— Est-ce vous qui avez emballé ses affaires ?

— Non, Monsieur. Sa malle était déjà prête et ficelée.

— Ah ! Voilà qui est intéressant. Cela signifie qu’en quittant la maison mercredi, elle avait déjà décidé de ne pas revenir. Vous êtes bien de cet avis, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur, répondit Annie, l’air quelque peu déconcerté. Je n’y avais pas pensé… Mais cela pourrait tout de même être à cause de proxénètes, n’est-ce pas, Monsieur ? ajouta-t-elle d’un air songeur.

— Certainement ! répondit Poirot avec gravité avant de poursuivre. Partagiez-vous la même chambre ?

— Non, Monsieur. Nous avions chacune la nôtre.

— Eliza vous avait-elle confié qu’elle n’était pas entièrement satisfaite de cette place ? Étiez-vous heureuses, ici, toutes les deux ?

— Elle n’a jamais parlé de partir. C’est une bonne maison…

La jeune fille semblait hésiter.

— Parlez librement, lui dit Poirot avec douceur. Je ne répéterai rien à votre patronne.

— Bien sûr, Madame est une drôle de femme… Mais la nourriture est bonne. Et on n’est pas rationné. Un plat chaud au dîner, de bons desserts, autant de beurre qu’on veut… D’ailleurs, si Eliza voulait changer de maison, elle ne serait jamais partie comme ça ; j’en suis sûre. Elle aurait donné son mois de préavis. Madame pourrait lui retirer un mois de salaire pour avoir fait ça !

— Et le travail ? Il n’est pas trop dur ?

— Eh bien, Madame est un peu maniaque… toujours à regarder dans les coins et à chercher la poussière. Et puis il y a la pensionnaire – « l’hôte payant », comme ils l’appellent. Mais il n’est là que pour le petit déjeuner et le dîner, comme Monsieur. Ils restent toute la journée à la City.

— Vous aimez votre patron ?

— Il n’est pas embêtant… un peu radin, peut-être, mais on ne l’entend pas souvent.

— Vous ne vous souvenez pas, je présume, de la dernière chose qu’a dite Eliza avant de partir ?

— Si, si. « S’il revient des pêches cuites de la salle à manger, nous les mangerons au dîner, avec du bacon et des pommes de terre frites ». C’est ce qu’elle m’a dit. Elle raffolait des pêches cuites. Je ne serais pas surprise qu’ils l’aient attirée avec ça.

— Le mercredi était-il son jour de sortie habituel ?

— Oui. Elle avait le mercredi et moi le jeudi.

Poirot posa quelques autres questions à la jeune fille, puis se déclara satisfait. Annie prit congé et Mrs. Todd se précipita dans la pièce, le regard brillant de curiosité. Elle avait été très vexée, j’en étais convaincu, de n’avoir pas pu assister à notre entretien avec la jeune fille. Cependant, Poirot prit soin d’atténuer son amertume.

— Il est difficile, expliqua-t-il, pour une femme d’une intelligence exceptionnelle comme vous, Madame, de supporter patiemment les méthodes détournées que nous, pauvres détectives, sommes obligés d’employer. Se montrer patient devant la bêtise est très pénible pour les esprits vifs.

Ayant ainsi chassé avec tact le ressentiment qu’aurait pu éprouver Mrs. Todd, il amena la conversation sur son mari et apprit de cette façon qu’il travaillait pour une société de la City et ne serait pas de retour avant six heures.

— Il est certainement très préoccupé par cette histoire invraisemblable ? Est-ce que je me trompe ?

— Lui ! Il ne se fait jamais de souci, déclara Mrs. Todd. « Eh bien, trouve une autre cuisinière, ma chère. » Voilà tout ce qu’il m’a dit. Il est si flegmatique que cela me rend folle, parfois. « Une ingrate », a-t-il conclu. « Nous en voilà débarrassés. »

— Et les autres occupants de la maison, Madame ?

— Vous voulez parler de Mr. Simpson, notre hôte payant ? Lui, dans la mesure où on lui sert son petit déjeuner et son dîner, il ne se soucie de rien.

— Quelle profession exerce-t-il ?

— Il travaille dans une banque.

Mrs. Todd mentionna le nom de l’établissement et j’eus un léger sursaut, car cela me rappelait un des articles que j’avais lus le matin dans le Daily Blare.

— C’est un homme jeune ?

— Vingt-huit ans, je crois. Un garçon tranquille.

— J’aimerais avoir un court entretien avec lui ; et avec votre époux, aussi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Je reviendrai donc dans la soirée. Entre-temps, si je puis me permettre ce conseil, vous devriez vous reposer un peu, Madame. Vous paraissez fatiguée.

— Et pour cause ! D’abord le souci que me donne Eliza, et puis j’ai passé presque toute la journée d’hier à faire les soldes, et vous savez ce que c’est, Monsieur Poirot ! Entre une chose et l’autre et tout le travail que j’ai à la maison, parce que bien sûr, Annie ne peut pas tout faire… – elle va d’ailleurs sûrement me donner sa démission, après ce qui s’est passé – enfin, avec tout cela, je suis épuisée !

Poirot murmura quelques mots de sympathie à la brave femme et nous prîmes congé.

— C’est une curieuse coïncidence, déclarai-je, mais l’employé de banque en fuite, Davis, travaillait dans la même banque que Simpson. Ne pourrait-il, à votre avis, y avoir un rapport ?

Poirot sourit.

— D’un côté, un employé sans scrupule et, de l’autre, une cuisinière qui disparaît. Il est difficile d’imaginer un rapport entre les deux, à moins que Davis n’ait rendu visite à Simpson, ne soit tombé amoureux de la cuisinière et ne l’ait persuadée de prendre la fuite avec lui !

Je me mis à rire, mais Poirot demeura grave.

— Il aurait pu faire pire, dit-il d’un ton de reproche. N’oubliez pas, Hastings, que si l’on part en exil, une bonne cuisinière peut être plus utile qu’une jolie compagne !

Il se tut un instant avant de poursuivre.

« C’est une curieuse affaire, pleine d’éléments contradictoires. Cela m’intéresse… oui, cela m’intéresse beaucoup.

Dans la soirée, nous retournâmes au 88 Prince Albert Road et interrogeâmes Todd et Simpson. Le premier était un homme d’une quarantaine d’années, au visage émacié et à l’expression mélancolique.

— Oui, oui, dit-il d’un ton vague, Eliza. Oui. Une bonne cuisinière. Et économe. J’ai un souci poussé de l’économie.

— Voyez-vous une raison à ce départ si soudain ? lui demanda Poirot.

— Oh ! les domestiques, vous savez… Ma femme se fait trop de mauvais sang. Elle s’use la santé à force de s’en faire.

« Trouve une autre cuisinière, ma chère. » C’est ce que je lui ai dit. « Trouves-en une autre. » Il n’y a que ça à faire. Inutile de se lamenter. Cela ne change rien.

Mr. Simpson ne nous fut pas d’un plus grand secours. C’était un jeune homme à lunettes, calme et effacé.

— J’ai dû la voir à l’occasion, répondit-il d’un ton vague. Une femme d’un certain âge, c’est cela ? Évidemment, c’est toujours l’autre que je vois : Annie, une gentille fille. Très aimable.

— Est-ce qu’elles s’entendaient bien, toutes les deux ?

Mr. Simpson était incapable de le dire. Il supposait que oui.

— Rien d’intéressant de ce côté, mon ami, conclut Poirot lorsque nous pûmes enfin quitter les lieux.

Mrs. Todd nous avait, en effet, longuement retenus pour nous répéter en vociférant et avec encore plus de prolixité tout ce qu’elle nous avait dit le matin même.

— Êtes-vous déçu ? demandai-je à Poirot. Vous attendiez-vous à apprendre quelque chose ?

Il secoua la tête.

— Il y avait bien une possibilité. Mais je n’y croyais pas vraiment.

La suite des événements consista en l’arrivée d’une lettre pour Poirot le lendemain matin. Après l’avoir lue, il me la tendit, rouge d’indignation.

Mrs. Todd a le regret d’informer M. Poirot qu’en fin de compte, elle n’aura pas recours à ses services. Après avoir discuté de cette question avec son époux, elle reconnaît qu’il est ridicule de faire appel à un détective pour une simple histoire de domestique. Elle vous prie de trouver ci-joint un chèque d’une guinée à titre de dédommagement.

— Ah ça ! s’écria Poirot, furieux. Et ils pensent qu’ils vont se débarrasser d’Hercule Poirot ainsi ! Je consens, à titre de faveur – une très grande faveur – de m’occuper de leur misérable et insignifiante affaire, et ils osent me congédier comme ça ! Cette décision vient, j’en suis sûr, de Mr. Todd. Mais je ne suis pas d’accord ! Pas d’accord du tout ! Cela me coûtera ce qu’il faudra, mais j’éclaircirai ce mystère.

— Oui. Mais comment ?

Poirot se calma un peu.

— D’abord, nous allons mettre une annonce dans les journaux. Voyons… oui, quelque chose dans ce goût-là : « Si Eliza Dunn veut bien téléphoner ou se rendre à cette adresse, elle y apprendra une bonne nouvelle. » Faites passer ça dans tous les journaux auxquels vous pouvez penser, Hastings. Pendant ce temps, je vais prendre quelques petits renseignements de mon côté. Allez, allez… Il faut agir aussi vite que possible !

Je ne le revis pas avant le soir, où il consentit à me dire ce qu’il avait fait.

— Je me suis renseigné auprès de la société qui emploie Mr. Todd. Il n’était pas absent mercredi, et l’on ne m’a dit que du bien de lui. Voilà en ce qui le concerne. Quant à Simpson, jeudi il était malade et n’est pas allé travailler à la banque, mais il y était mercredi. Il était, modérément ami avec Davis. Rien d’extraordinaire. Il ne semble pas y avoir quoi que ce soit d’intéressant de ce côté-là. Non. Nous devons mettre tous nos espoirs dans l’annonce.

Celle-ci parut dès le lendemain, comme prévu, dans tous les grands quotidiens. Sur les ordres de Poirot, elle devait y rester pendant une semaine. Il portait à cette insignifiante affaire de cuisinière envolée un intérêt tout à fait surprenant, mais je me rendais compte qu’il mettait un point d’honneur à ne pas l’abandonner tant qu’il n’aurait pas réussi à découvrir le fin mot de l’histoire. Dans les jours qui suivirent, on vint lui proposer plusieurs affaires extrêmement intéressantes, mais il les refusa toutes. Tous les matins, il se précipitait sur son courrier, examinait attentivement chaque lettre, puis les reposait avec un soupir.

Cependant, notre patience finit par être récompensée. Le mercredi suivant, six jours après la visite de Mrs. Todd, notre logeuse vint nous annoncer qu’une personne du nom d’Eliza Dunn était en bas.

— Enfin ! s’écria Poirot. Mais faites-la monter ! Tout de suite ! Qu’attendez-vous donc ?

Toute penaude, notre logeuse redescendit précipitamment et revint un moment plus tard, suivie de miss Dunn. Celle-ci répondait bien au signalement qu’on nous en avait donné : grande, corpulente et éminemment respectable d’allure.

— Je suis venue en réponse à l’annonce, expliqua-t-elle. J’ai pensé qu’il y avait peut-être eu une erreur et que vous ne saviez pas que j’avais déjà touché mon héritage.

Poirot étudiait attentivement sa proie. Il lui avança un fauteuil et l’invita à s’asseoir d’un large geste du bras.

— Pour tout vous dire, déclara Poirot, votre dernière patronne, Mrs. Todd, était très inquiète à votre sujet. Elle craignait qu’il ne vous soit arrivé un accident.

Eliza Dunn parut très surprise.

— Elle n’a donc pas reçu ma lettre ?

— Pas le moindre mot. (Poirot se tut un instant avant d’ajouter d’un ton engageant). Racontez-moi toute l’histoire, voulez-vous ?

Eliza Dunn n’avait besoin d’aucun encouragement. Elle se lança aussitôt dans un long récit.

— J’étais presque arrivée à la maison, mercredi soir, quand un monsieur m’a arrêtée. Un grand monsieur, avec une barbe et un chapeau haut de forme. « Miss Eliza Dunn ? » m’a-t-il dit. « Oui ? ». « J’ai demandé à vous parler au numéro 88 et l’on m’a dit que vous alliez rentrer d’une minute à l’autre. Miss Dunn, je suis venu d’Australie spécialement pour vous voir. Connaissez-vous le nom de jeune fille de votre grand-mère maternelle ? » « Jane Emmott », ai-je répondu. « C’est exact, m’a-t-il dit. Voilà, Miss Dunn. Bien que vous n’en ayez peut-être jamais entendu parler, votre grand-mère avait une grande amie, Eliza Leech. Cette amie est partie vivre en Australie après avoir épousé un très riche colon, Ses deux enfants sont morts en bas âge et elle a hérité de la fortune de son mari. Elle-même est décédée il y a quelques mois et vous a légué par testament une maison ici, en Angleterre, et une somme d’argent considérable. »

« J’ai failli en tomber à la renverse, poursuivit Miss Dunn. Pendant un moment, je n’y ai pas cru et il a dû s’en rendre compte, car il a souri. « Vous avez raison d’être méfiante, Miss Dunn. Voici mes papiers ». Il m’a tendu une lettre à l’en-tête d’une firme d’avoués de Melbourne – Hurst & Crotchet – et une carte de visite. C’était Mr. Crotchet. « Il y a deux petites clauses restrictives, a-t-il ajouté. Voyez-vous, notre cliente était un peu excentrique. Ce legs ne peut se réaliser que si vous prenez possession de la maison (elle est située dans le Cumberland) avant demain midi. L’autre condition est sans importance… elle stipule simplement que vous ne devez pas être employée de maison ». J’étais consternée. « Oh ! Mr. Crotchet, lui ai-je dit, je suis cuisinière ! On ne vous l’a pas dit à la maison ? » « Mon Dieu, mon Dieu ! s’est-il exclamé. Je n’en avais pas la moindre idée. Je pensais que vous étiez là en tant que dame de compagnie ou de gouvernante. Voilà qui est fâcheux, vraiment très fâcheux. » « Devrai-je renoncer à tout cet argent ? » lui ai-je demandé, plutôt angoissée.

« Il a réfléchi un moment, puis il m’a dit : « Il y a toujours des moyens de contourner la loi, Miss Dunn. Nous, les hommes de loi, le savons bien. Dans le cas présent, la solution serait que vous ayez quitté votre place cet après-midi. » « Mais, mon mois de préavis ? » ai-je répliqué. « Ma chère Miss Dunn, m’a-t-il dit avec un sourire, vous pouvez parfaitement quitter un employeur à tout moment à condition de renoncer à un mois de gages. Votre patronne comprendra très bien, étant donné les circonstances. Le problème, c’est la question de temps ! Il faut absolument que vous preniez le train qui part de King’s Cross à onze heures cinq. Je peux vous avancer une dizaine de livres pour le billet, et vous pourrez écrire un mot à votre patronne à la gare. Je le lui porterai moi-même et lui expliquerai toute l’histoire. » Bien entendu, j’ai accepté et, une heure plus tard, j’étais dans le train, si émue que je ne savais plus si j’avais bien toute ma tête. Quand je suis arrivée à Carlisle, je commençais à penser que tout ça n’était qu’une de ces blagues dont on entend parfois parler dans les journaux. Mais je suis allée à l’adresse qu’il m’avait donnée – c’était une étude d’avoués – et ce n’était pas une blague. Il était bien question d’une jolie petite maison et d’une rente de trois cents livres par an. Ces avoués ne savaient pas grand-chose ; ils avaient simplement reçu une lettre d’un monsieur de Londres leur disant de me remettre les clés de la maison et £ 150 pour les six premiers mois. Mr. Crotchet m’a envoyé mes affaires, mais il n’y avait pas le moindre mot de Madame. Je suppose qu’elle était en colère contre moi et enviait ma chance. Elle a d’ailleurs gardé ma malle et emballé mes affaires dans du papier. Mais, évidemment, si elle n’a pas eu ma lettre, elle a dû trouver que j’avais de drôles de manières.

Poirot avait écouté cette longue histoire avec attention.

Il hocha la tête, l’air entièrement satisfait.

— Merci, Mademoiselle. Il y a eu, en effet, une petite erreur. Permettez-moi de vous dédommager de votre peine. (Il tendit une enveloppe à Miss Dunn.) Vous repartez tout de suite pour le Cumberland ? Un petit conseil : n’oubliez pas vos talents de cuisinière. Il est toujours utile d’avoir un métier entre les mains en cas de revers de fortune.

« Plutôt crédule, murmura-t-il lorsque notre visiteuse fut partie ; mais peut-être pas plus que la plupart des gens de sa condition. (Son visage prit alors une expression grave.) Venez, Hastings, il n’y a pas une minute à perdre. Allez chercher un taxi pendant que j’écris un mot à Japp.

Poirot attendait sous le porche lorsque je revins avec le taxi.

— Où allons-nous ? lui demandai-je avec enthousiasme.

— Tout d’abord, il faut faire porter ce mot par messager spécial.

Cette question réglée, lorsqu’il revint dans le taxi, Poirot donna l’adresse suivante au chauffeur :

— 88 Prince Albert Road, à Clapham.

— C’est donc là que nous allons ?

— Mais oui. Encore qu’à franchement parler, je craigne que nous n’arrivions trop tard. Notre oiseau s’est sans doute déjà envolé, Hastings.

— Qui est notre oiseau ?

Poirot sourit.

— Le discret Mr. Simpson.

— Quoi ! m’exclamai-je.

— Allons, Hastings. Ne me dites, pas que tout n’est pas parfaitement clair pour vous ?

— On s’est débarrassé de la cuisinière ; ça, je l’ai compris, répondis-je, légèrement vexé. Mais pourquoi ? Pourquoi Simpson chercherait-il à l’éloigner de la maison ? Savait-elle quelque chose à son sujet ?

— Absolument pas.

— Alors…

— Mais il voulait quelque chose qui était en sa possession.

— De l’argent ? L’héritage d’Australie ?

— Non, mon ami… quelque chose de bien différent. (Poirot se tut un instant avant d’ajouter d’un ton grave) : Une vieille malle en fer…

Je lui jetai un regard de côté. Cette déclaration était si surprenante que je le soupçonnais de se moquer de moi, mais il était parfaitement grave et sérieux.

— Voyons ! Il pourrait certainement s’acheter une malle s’il en avait besoin d’une ! rétorquai-je.

— Il ne voulait pas d’une malle neuve. Il voulait une malle d’un certain standing. Une malle appartenant à une personne respectable.

— Vraiment, Poirot, vous y allez un peu fort ! Vous êtes en train de vous payer ma tête.

Il se tourna vers moi.

— Vous n’avez pas l’intelligence et l’imagination de Mr. Simpson, Hastings. Écoutez ça : mercredi soir, Simpson éloigne la cuisinière par la ruse que vous savez. Une carte de visite et une feuille de papier à en-tête sont des choses très faciles à se procurer, et il est prêt à payer £ 150 et une année de loyer pour assurer la réussite de son plan. Miss Dunn ne le reconnaît pas ; elle se laisse totalement tromper par la barbe, le chapeau et le léger accent colonial. C’est tout pour mercredi… en dehors du menu fait que Simpson s’est mis, en outre, cinquante mille livres de valeurs négociables dans la poche.

— Simpson ?… Mais c’est Davis…

— Si vous voulez bien me laisser poursuivre, Hastings !… Simpson sait que le vol sera découvert jeudi après-midi. Il ne va donc pas travailler à la banque jeudi, mais guette la sortie de Davis à l’heure du déjeuner. Peut-être lui avoue-t-il être l’auteur du vol et lui dit-il qu’il est prêt à lui rendre les valeurs… en tout cas, il réussit à convaincre Davis de le suivre jusqu’à Clapham. C’est le jour de congé de la domestique et il se trouve que Mrs. Todd est sortie pour faire les soldes ; il n’y a donc personne dans la maison. Quand le vol sera découvert et qu’on s’apercevra de la disparition de Davis, la conclusion sera évidente. C’est Davis le voleur ! Simpson, à l’abri de tout soupçon, pourra retourner travailler le lendemain comme l’honnête employé pour lequel il se fait passer.

— Et Davis ?

Poirot fit un geste éloquent de la main et secoua lentement la tête.

— Cela paraît trop ignoble pour être vrai ; pourtant, quelle autre explication peut-il y avoir, mon ami ? La seule difficulté pour un assassin est de se débarrasser du corps… Et Simpson avait déjà tout prévu. J’ai tout de suite été frappé par le fait que, bien qu’en partant, Eliza Dunn ait eu manifestement l’intention de rentrer le soir même (témoin sa réflexion sur les pêches cuites), sa malle était toute prête quand on est venu la prendre. C’est Simpson qui a demandé à Carter Paterson d’aller la chercher le vendredi et c’est lui qui l’avait ficelée le jeudi après-midi. Quels soupçons cela pouvait-il éveiller ? Une domestique s’en va et envoie chercher sa malle ; elle est étiquetée et adressée à son nom, sans doute à quelque gare proche de Londres. Le samedi après-midi, sous son déguisement d’Australien, Simpson va l’y chercher, il y colle une nouvelle étiquette et la réexpédie ailleurs, toujours avec la mention « à laisser à la consigne ». Lorsque les autorités commenceront, pour d’excellentes raisons, à se poser des questions et l’ouvriront, elles pourront seulement apprendre que c’est un colonial barbu qui l’a expédiée de quelque gare de jonction près de Londres. Rien ne permettra de deviner qu’elle est partie du 88 Prince Albert Road… Ah ! nous voilà arrivés.

Les pronostics de Poirot étaient exacts. Simpson était parti deux jours plus tôt. Mais il ne devait pas échapper aux conséquences de son acte criminel. Grâce aux appels lancés à la radio, on le retrouva à bord de l’Olympia, en route pour l’Amérique.

Une malle en fer adressée à Mr. Henry Wintergreen ne tarda pas à attirer l’attention des responsables des services de chemin de fer à Glasgow. Lorsqu’elle fut ouverte, on y découvrit le corps du malheureux Davis.

Poirot n’encaissa jamais le chèque d’une guinée de Mrs. Todd. Il le fit encadrer et l’accrocha au mur de notre petit salon.

— C’est pour moi un petit rappel, Hastings. Il ne faut jamais mépriser un fait en apparence insignifiant et de prime abord sans intérêt. Une domestique qui disparaît d’un côté, un meurtre de sang-froid de l’autre… Ce fut un de mes sujets d’enquête les plus passionnants.

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