AGATHA CHRISTIE LE BAL DE LA VICTOIRE

— Il est inutile de me préciser cela, Mademoiselle. À présent, racontez-moi ce qui s’est passé hier soir.

— Je lui avais offert de l’argent et il semblait prêt à traiter avec moi. Il m’avait donné rendez-vous hier soir à neuf heures à Mon Désir. Je connaissais l’endroit pour y être déjà venue. Je devais passer par la porte-fenêtre de la bibliothèque de façon que les domestiques ne me voient pas.

— Excusez-moi, Mademoiselle, mais n’étiez-vous pas effrayée de vous y rendre seule, la nuit ?

Était-ce un effet de mon imagination ? La jeune femme parut hésiter un instant avant de répondre.

— Peut-être l’étais-je. Mais, voyez-vous, je ne pouvais demander à personne de m’accompagner. Et j’étais désespérée. Reedburn m’a fait entrer dans la bibliothèque. Oh ! cet homme ! Je suis contente qu’il soit mort ! Il s’est diverti à mes dépens, comme un chat joue avec une souris. Il m’a accablée de sarcasmes. Je l’ai imploré à genoux. Je lui ai offert tous les bijoux que je possède. En vain ! Puis il m’a fait part de ses conditions. Peut-être pouvez-vous deviner ce qu’elles étaient. J’ai refusé. Je lui ai dit ce que je pensais de lui. Je me suis emportée. Mais il gardait son sourire impassible. Puis, comme je me taisais enfin, j’ai entendu un bruit… cela venait de derrière le rideau de la fenêtre. Il l’a entendu aussi. Il s’en est approché à grands pas et l’a écarté d’un geste brusque. Un homme se cachait derrière, un homme à l’aspect effrayant, une sorte de vagabond. Il a frappé Mr. Reedburn… il l’a frappé de nouveau, et Mr. Reedburn s’est écroulé à terre. Le vagabond s’est alors précipité sur moi avec ses mains tachées de sang. J’ai réussi à lui échapper, je me suis glissée au-dehors par la fenêtre et me suis enfuie à toutes jambes. J’ai alors aperçut les lumières de cette maison et j’ai couru dans cette direction. Le store était levé et j’ai vu des gens qui jouaient au bridge, je suis entrée comme une folie dans la pièce. J’ai simplement eu le temps de murmurer : « Meurtre ! », puis tout s’est obscurci…

— Merci, Mademoiselle. Cela a dû vous causer un terrible choc. Pour en revenir à ce vagabond, pourriez-vous me le décrire ? Vous souvenez-vous de la façon dont il était habillé ?

— Non… tout s’est passé si vite ! Mais je reconnaîtrais cet homme n’importe où. Son visage est gravé dans ma mémoire.

— Une dernière question, Mademoiselle. Les rideaux de l’autre fenêtre, celle qui donne sur l’allée, étaient-ils tirés ?

Pour la première fois, le visage de la danseuse prit une expression perplexe. Elle semblait faire un effort pour se souvenir de ce détail.

— Eh bien, Mademoiselle ?

— Je pense… je suis presque certaine… oui, j’en suis certaine ? Ils n’étaient pas tirés.

— C’est curieux, étant donné que les autres l’étaient. Enfin, cela n’a pas grande importance. Comptez-vous rester ici longtemps, Mademoiselle ?

— Le docteur pense que je serai en état de rentrer en ville demain.

La jeune femme jeta un regard circulaire sur la pièce. Miss Oglander était repartie.

— Ces gens sont très gentils, mais nous n’appartenons pas au même monde. Je les choque. Et, pour ma part, eh bien, je n’aime pas beaucoup la bourgeoisie.

Une légère note d’amertume perçait dans sa voix.

Poirot hocha la tête.

— Je comprends. J’espère que je ne vous ai pas trop fatiguée avec mes questions ?

— Pas du tout, je n’ai que trop hâte que Paul, sache la vérité.

— Bien. Je vous souhaite le bonjour, Mademoiselle.

Comme nous quittions la pièce, Poirot s’arrêta et s’empara d’une paire d’escarpins en cuir verni.

— Ce sont les vôtres, Mademoiselle ?

— Oui. On vient de les nettoyer et de me les rapporter.

— Tiens ! murmura Poirot tandis que nous descendions ensemble l’escalier. Les domestiques ne sont pas si troublés puisqu’ils ont pensé à nettoyer les chaussures, quoiqu’ils aient oublié de retirer les cendres de la cheminée. Ma fois, mon ami, il semblait, au début, y avoir un ou deux points intéressants, mais je crains fort, oui, je crains fort, que nous ne dévions considérer cette enquête comme terminée. Tout me paraît très clair.

— Et l’assassin ?

— Hercule Poirot ne donne pas la chasse aux vagabonds, répondit mon ami d’un ton grandiloquent.

Miss Oglander vint à notre rencontre dans le hall.

— Si vous voulez bien attendre une minute au salon, Mère aimerait vous parler.

On n’avait, toujours pas remis de l’ordre dans la pièce et Poirot rassembla distraitement les cartes posées sur la table, puis il les battit de ses petites mains parfaitement soignées.

— Savez-vous ce que je pense, mon ami ?

— Non, répondis-je, impatient d’entendre la suite.

— Je pense que Miss Oglander a eu tort de demander un sans-atout. Elle aurait dû se contenter de trois piques.

— Poirot ! Vous exagérez !

— Mon Dieu, je ne peux pas sans cesse parler de sang et de foudre !

Brusquement, il se redressa.

— Hastings… Hastings ! Regardez ! Il manque le roi de trèfle !

— Zara ! m’écriai-je.

— Hein ?

Il ne semblait pas avoir saisi mon allusion. D’un geste machinal, il remit les cartes en paquet et les rangea dans leur étui. Son visage avait une expression sévère.

— Hastings, dit-il enfin. Moi, Hercule Poirot, j’ai failli commettre une grave erreur… une très grave erreur.

Je le regardai, impressionné, mais sans comprendre.

— Il nous faut repartir de zéro, Hastings. Oui, il nous faut repartir de zéro. Mais, cette fois, nous ne nous tromperons pas.

Il fut interrompu par l’entrée d’une belle femme d’une cinquantaine d’années. Elle tenait quelques livres de comptes à la main. Poirot s’inclina devant elle.

— Dois-je comprendre, Monsieur, que vous êtes un ami… de… euh… Mlle Saintclair ?

— C’est, plus exactement, un de ses amis qui m’envoie, Madame.

— Oh ! je vois. Je pensais que, peut-être…

Poirot fit brusquement un geste en direction de la fenêtre.

— Le store n’était pas baissé, hier soir ?

— Non. Je suppose que c’est pour cela que Mlle Saintclair a vu la lumière.

— Il y avait un beau clair de lune, il me semble. Je m’étonne que vous-même, qui étiez assise face à la fenêtre, ne l’ayez pas vue approcher.

— Nous étions sans doute trop pris par le jeu. Il ne nous est encore jamais rien arrivé de ce genre.

— Je veux bien le croire, Madame. Et je vais vous rassurer. Mlle Saintclair a l’intention de repartir demain.

— Oh ! s’exclama l’aimable femme, dont le visage s’éclaira.

— Quant à moi ; je vous souhaite le bonjour, Madame.

Une domestique nettoyait les marches du perron lorsque nous passâmes la porte d’entrée. Poirot lui demanda :

— Est-ce vous qui avez nettoyé les chaussures de la jeune femme qui est là-haut ?

La domestique secoua la tête.

— Non, Monsieur. Je ne pense pas qu’elles aient été nettoyées.

— Alors, qui l’a fait ? demandai-je à Poirot tandis que nous rejoignions la route.

— Personne. Elles n’avaient pas besoin d’être nettoyées.

— J’admets que de marcher sur la route ou dans l’allée par une belle nuit étoilée ne suffirait pas à les salir. Mais après avoir traversé le jardin, elles devraient au moins être poussiéreuses et tachées d’herbe.

— Oui, répondit Poirot avec un curieux petit sourire. Je suis d’accord : dans ce cas, elles devraient être sales.

— Mais…

— Gardez patience pendant une petite demi-heure encore, mon ami. Nous retournons à Mon Désir.

Le maître d’hôtel parut surpris de nous revoir, mais il nous laissa retourner dans la bibliothèque sans faire de difficultés.

— Eh ! Ce n’est pas la bonne fenêtre, criai-je à Poirot en 84 le voyant se diriger vers celle qui donnait sur l’allée.

— Ce n’est pas mon avis. Regardez.

Il montrait du doigt la tête de lion en marbre. Dessus, on pouvait voir une petite tache plus claire. Il m’indiqua alors une tache semblable sur le parquet ciré.

— Quelqu’un a donné un coup de poing à Reedburn entre les deux yeux. Il est tombé en arrière, sur cette avancée de marbre, puis a glissé à terre. Après ça, on l’a traîné jusqu’à l’autre fenêtre et on l’a étendu devant, mais pas tout à fait dans la même position, comme le docteur me l’a fait remarquer.

— Mais pourquoi ? C’était absolument inutile.

— Au contraire. C’était indispensable. D’ailleurs, c’est ce qui dévoile l’identité de l’assassin… bien que, soit dit en passant, il n’ait eu aucunement l’intention de tuer Reedburn ; on peut donc difficilement le qualifier d’assassin. Ce doit être un homme très fort !

— Parce qu’il a traîné le corps d’un bout à l’autre de la pièce ?

— Pas précisément… Cette affaire est vraiment très intéressante. Mais j’ai bien failli faire des sottises.

— Vous voulez dire que l’enquête est terminée ? Que vous savez tout ?

— Oui.

Un détail me revint brusquement à l’esprit ;

— Mon ! m’écriai-je. Il y a une chose que vous ignorez !

— Laquelle ?

— Vous ignorez où se trouve le roi de trèfle manquant !

— Vraiment ? Oh ! c’est très drôle. Très, très drôle, mon ami.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est dans ma poche !

Il l’en sortit d’un geste large du bras.

— Oh ! dis-je, quelque peu déconfit. Où l’avez-vous trouvé ? Ici ?

— Cela n’avait rien d’extraordinaire. On ne l’avait pas sorti avec les autres cartes ; tout simplement. Il était resté dans la boîte.

— Hum ! N’empêche que cela vous a donné une idée, non ?

— Oui, mon ami. Je présente mes respects à Sa Majesté.

— Et à Mme Zara !

— Ah oui ! À cette brave femme, aussi.

— Bon. Que faisons-nous à présent ?

— Nous allons retourner en ville. Mais il faut d’abord que j’aie un petit entretien avec une certaine dame, à Daisymead.

Ce fut la même domestique qui nous ouvrit.

— Ils sont tous à table, Monsieur… à moins que ce ne soit miss Saintclair que vous désiriez voir ; mais elle se repose.

— J’aimerais seulement parler un instant à Mrs. Oglander. Voulez-vous aller la prévenir ?

La domestique nous conduisit au salon. En passant devant la salle à manger, j’entrevis la tablée familiale, complétée par deux hommes robustes et massifs, dont l’un était moustachu et l’autre barbu et moustachu.

Quelques minutes plus tard, Mrs. Oglander entra dans la pièce et jeta un regard interrogateur à Poirot, qui s’inclina.

— Madame, dans mon pays, nous avons beaucoup de respect et de tendresse pour la mère. La mère de famille est tout pour nous !

Cette entrée en matière surprit quelque peu Mrs. Oglander.

— C’est la raison pour laquelle je suis revenu, poursuivit Poirot. Pour apaiser l’inquiétude d’une mère. On ne découvrira pas l’identité du meurtrier de Mr. Reedburn. N’ayez crainte. C’est moi, Hercule Poirot, qui vous le dis. J’ai vu juste, n’est-ce pas ? Ou est-ce une épouse que je dois rassurer ?

Il y eut un long silence. Mrs. Oglander dévisageait Poirot avec attention. Puis elle dit d’une voix calme :

— J’ignore comment vous le savez… mais vous avez vu juste, en effet.

Poirot hocha la tête avec gravité.

— Ce sera tout, Madame. Mais ne craignez rien. Vos policiers anglais n’ont pas les yeux d’Hercule Poirot.

Il tapota du bout de l’ongle le portrait de famille accroché au mur.

— Vous aviez une autre fille, Madame. Est-elle morte ?

Il y eut à nouveau un moment de silence, pendant que, Mrs. Oglander scrutait le visage de Poirot.

— Oui, elle est morte, répondit-elle enfin.

— Ah ! dit vivement Poirot. Nous devons retourner en ville à présent. Me permettez-vous de remettre le roi de trèfle dans le paquet ? Ce fut votre seule erreur. Vous comprenez, avoir joué au bridge pendant une heure avec seulement cinquante et une cartes… pour une personne connaissant un tant soit peu ce jeu, c’est impossible ! Au revoir, Madame.

— Ça y est, mon ami, me dit Poirot tandis que nous nous dirigions vers la gare, vous avez tout compris.

— Je n’ai rien compris du tout ! Qui a tué Reedburn ?

— John Oglander junior. J’hésitais entre le père et le fils, mais je me suis décidé pour le fils, celui-ci étant le plus jeune et le plus fort. C’était obligatoirement l’un des deux, à cause de la fenêtre.

— La fenêtre ?

— Oui. Il y a quatre issues à la bibliothèque : deux portes et deux fenêtres ; mais, évidemment, une suffisait. Trois d’entre elles donnaient directement ou indirectement sur le devant de la maison. Le drame devait, en apparence, se dérouler près de la fenêtre donnant sur l’arrière pour faire croire que c’était par hasard que Valérie Saintclair était venue à Daisymead. En réalité, bien sûr, elle s’est évanouie et John Oglander l’a transportée sur ses épaules. C’est la raison pour laquelle j’ai dit que l’assassin devait être un homme fort.

— Y étaient-ils allés ensemble ?

— Oui. Vous vous souvenez de l’hésitation de Valérie lorsque je lui ai demandé si elle n’avait pas eu peur de se rendre seule à Mon Désir. En fait, John Oglander l’y a accompagnée, ce qui, j’imagine, n’a pas arrangé l’humeur de Reedburn. Ils se sont disputés et c’est sans doute à cause d’une insulte lancée à Valérie qu’Oglander l’a frappé. Vous connaissez la suite.

— Mais pourquoi cette histoire de partie de bridge ?

— Parce que, jouer au bridge, cela suppose quatre personnes. Un simple détail comme celui-là est très convaincant. Qui aurait pensé que, pendant toute la soirée, il n’y avait eu que trois personnes dans la pièce ?

J’étais encore perplexe.

— Il y a une chose que je ne comprends pas. Qu’est-ce que les Oglander ont à voir avec la danseuse Valérie Saintclair !

— Ah ! Je m’étonne que vous n’ayez pas fait le rapprochement. Pourtant, vous avez longuement regardé le tableau accroché au mur ; plus longuement que moi. La deuxième fille de Mrs. Oglander est peut-être morte aux yeux de sa famille, mais le monde entier la connaît sous le nom de Valérie Saintclair !

— Quoi !

— N’avez-vous pas remarqué la ressemblance, lorsque vous avez vu les deux sœurs ensemble ?

— Non, avouai-je, J’ai au contraire, été frappé par l’incroyable différence qu’il y avait entre les deux jeunes femmes.

— C’est parce que votre esprit romanesque est trop sensible aux impressions extérieures, mon cher Hastings. Mais toutes deux ont pratiquement les mêmes traits. Le même teint, aussi. Ce qui est à noter, c’est que Valérie a honte de sa famille et que sa famille a honte d’elle. Toutefois, se trouvant en danger, elle a fait appel à son frère et, lorsque les choses ont mal tourné, ils se sont tous serré les coudes d’une façon extraordinaire. La force des liens du sang est une chose merveilleuse. Ce sont tous d’excellents acteurs dans cette famille. C’est de là que Valérie tient son talent d’artiste. Comme le prince Paul, je crois à l’hérédité ! Ils ont même réussi à me tromper, moi. Sans un heureux hasard et la question-piège par laquelle j’ai amené Mrs. Oglander à contredire la description que m’avait faite sa fille des places qu’occupaient les joueurs, la famille Oglander aurait mis Hercule Poirot lui-même en échec.

— Que comptez-vous dire au prince Paul ?

— Qu’il est impossible que Valérie ait été l’auteur du meurtre, et que je doute fort qu’on retrouve jamais le vagabond. Je lui dirai aussi de transmettre mes compliments à Zara. Avouez que c’est une curieuse coïncidence ! Je pense que j’appellerai cette petite affaire « l’aventure du roi de trèfle ». Qu’en pensez-vous, mon ami ?

LA MINE PERDUE

Je reposai mon carnet de chèques en soupirant.

— C’est curieux, remarquai-je, mais mon découvert n’a jamais l’air de diminuer.

— Et cela ne vous dérange pas ? Moi, si j’avais le moindre découvert, je n’en fermerais pas l’œil de la nuit.

— Votre compte se porte bien, je suppose, rétorquai-je amèrement.

— Mon solde se montre à quatre cent quarante-quatre livres, quatre shillings et quatre pence, me dit Poirot avec une certaine complaisance. Un joli chiffre, n’est-ce pas ?

— Votre directeur de banque doit avoir du tact. Il connaît manifestement votre passion pour la symétrie. Pourquoi ne pas investir, disons, trois cents livres dans la Compagnie pétrolière du Porc-épic ? D’après la publicité qui est parue dans les journaux d’aujourd’hui, ils garantissent un dividende de cent pour cent l’année prochaine.

— Très peu pour moi, répondit Poirot en secouant la tête. Je n’aime pas prendre de risques. Je préfère les placements sûrs : les obligations, les bons du trésor, les rentes convertibles…

— N’avez-vous donc jamais fait de spéculation ?

— Non, mon ami, répondit Poirot, le regard sévère. Les seuls titres que je possède, qui ne soient pas des valeurs dites de tout repos, ce sont quatorze mille actions dans la Société des Mines de Birmanie.

Poirot se tut, mais je voyais bien, à son air, qu’il ne demandait qu’à poursuivre.

— Oui ? dis-je d’un ton encourageant.

— Et, pour ces actions, je n’ai pas déboursé un sou. Non, ce fut la récompense du travail de ma matière grise. Aimeriez-vous connaître l’histoire ?

— Bien sûr.

— Ces mines sont situées en Birmanie, à l’intérieur des terres, à environ trois cents kilomètres de Rangoon. Elles ont été découvertes par les chinois au XVème siècle et exploitées jusqu’au moment des luttes intestines, pour être finalement abandonnées en 1868. Les Chinois extrayèrent le riche plomb argentifère de la couche supérieure du gisement, qu’ils fondirent uniquement pour l’argent qu’il contenait, laissant se perdre de grosses quantités de scories de plomb. Les Anglais s’en rendirent vite compte lorsqu’ils commencèrent à prospecter le sous-sol birman, mais étant donné que l’ancien chantier d’extraction s’était rempli de matières inertes et d’eau, toutes les tentatives entreprises pour retrouver le gisement se révélèrent infructueuses. De nombreux groupes de chercheurs furent envoyés par des consortiums, ils creusèrent sur des kilomètres et des kilomètres, mais en vain. Toutefois, le représentant de l’un de ces consortiums retrouva la trace d’une famille chinoise qui était censée posséder des plans indiquant l’emplacement de la mine. Le chef de la famille était alors un certain Wu Ling.

— Quel passionnant roman d’aventures… commerciales !

— N’est-ce pas ? Voyons, mon ami, il peut y avoir des histoires captivantes sans qu’il soit forcément question de filles à chevelure d’or d’une beauté sans pareille… Non, je me trompe ; ce sont les cheveux roux qui vous émeuvent. Vous vous souvenez…

— Poursuivez votre histoire, dis-je un peu trop vivement.

— Wu Ling, donc, fut contacté. C’était un honorable marchand, très respecté dans la province où il vivait. Il reconnut aussitôt être en possession des documents en question et se montra entièrement d’accord pour les vendre, mais il refusa de traiter avec des subalternes.

Finalement, il fut décidé qu’il se rendrait en Angleterre pour rencontrer les membres du conseil d’administration d’une importante société.

« Wu Ling fit la traversée sur l’Assunta, qui arriva à Southampton par un froid et brumeux matin de novembre. L’un des membres du conseil d’administration, Mr. Pearson, se rendit à Southampton pour l’accueillir, mais en raison du brouillard, son train fut considérablement retardé et, lorsqu’il y arriva, Wu Ling avait déjà débarqué et pris un train spécial pour Londres. Mr. Pearson s’en retourna fort ennuyé car il ignorait dans quel hôtel le Chinois comptait descendre. Dans la journée, cependant, Wu Ling appela les bureaux de la Compagnie pour dire qu’il était descendu au Russell Square Hotel. Il se sentait un peu fatigué par ce long voyage, mais il affirma qu’il serait en forme pour se rendre à la réunion du conseil qui devait avoir lieu le lendemain.

« Cette réunion était prévue pour onze heures. Comme Wu Ling n’était toujours pas là à onze heures et demie, le secrétaire appela son hôtel. En réponse à ses questions, on lui dit que le Chinois était sorti avec un ami vers dix heures et demie. Il était clair qu’il avait l’intention de se rendre à la réunion, mais la matinée passa sans qu’il parût. Il était possible, évidemment, que, ne connaissant pas Londres, il se fût perdu, mais à minuit, il n’était toujours pas rentré à son hôtel. Sérieusement inquiet, Mr. Pearson remit alors l’affaire entre les mains de la police. Le lendemain on ne l’avait toujours pas retrouvé, mais le surlendemain en fin d’après-midi, un corps fut repêché dans la Tamise ; c’était celui du malheureux Chinois. Cependant, pas plus sur lui que dans ses bagages, restés à l’hôtel, on ne trouva trace des papiers concernant la mine.

« C’est à ce moment-là, mon ami, que j’entre en scène, je reçus en effet la visite de Mr. Pearson. Bien qu’il fût bouleversé par la mort du Chinois ; son principal souci était de retrouver les papiers qui avaient motivé la visite de Wu Ling en Angleterre. La police, pour sa part, se souciait uniquement de mettre la main sur le meurtrier, la récupération des documents était pour elle d’un intérêt secondaire. En fait, ce que Pearson me demandait, c’était de collaborer avec la police tout en agissant dans l’intérêt de la Compagnie.

« J’acceptai sans me faire prier. Il était clair que je pouvais orienter mes recherches de deux côtés différents : d’une part, les employés de la Compagnie qui étaient au courant de la venue du Chinois ; et, d’autre part, les passagers de l’Assunta à qui il avait pu parler de sa mission.

Je commençai par ces derniers, estimant que mon champ d’investigation était plus restreint de ce côté-là. Il se trouva que j’avais eu la même idée que l’inspecteur Miller qui était officiellement chargé de l’affaire, un homme très différent de notre ami Japp, très imbu de sa personne, mal élevé et tout à fait insupportable. Nous interrogeâmes ensemble les officiers du paquebot, mais ils n’avaient pas grand-chose à dire. Wu Ling était pratiquement resté seul pendant tout le voyage. Il ne s’était lié d’amitié qu’avec deux autres passagers, un Européen désargenté du nom de Dyer, qui n’avait pas très bonne réputation, et un jeune employé de banque du nom de Charles Lester, qui rentrait de Hong Kong. Nous eûmes la chance de pouvoir obtenir une photo des deux hommes. Il semblait évident que si l’un des deux pouvait être impliqué dans cette affaire, c’était Dyer. On le savait en relation avec une bande d’escrocs chinois et c’était donc un suspect de premier ordre.

« Nous nous rendîmes ensuite au Russell Square Hotel, où les employés de la réception reconnurent aussitôt la photo de Wu Ling. Nous leurs montrâmes ensuite celle de Dyer, mais, à notre grande déception, le chasseur déclara sans la moindre hésitation que ce n’était pas l’homme qui était venu à l’hôtel le matin de la mort du Chinois. À tout hasard, je lui montrai alors la photo de Lester et, à ma grande surprise, il le reconnut aussitôt.

« — Oui, Monsieur, m’assura-t-il. C’est l’homme qui est venu à dix heures et demie en demandant à voir Mr. Wu Ling et qui est ressorti avec lui un moment après.

« Notre enquête progressait. Nous décidâmes alors d’interroger Charles Lester. Il parut sincèrement surpris et désolé en apprenant la mort du Chinois et se mit à notre entière disposition. Sa version des faits était la suivante : comme convenu avec Wu Ling, il s’était présenté à son hôtel à dix heures et demie, mais il ne l’avait pas vu. Le domestique de ce dernier était venu lui expliquer que son maître avait dû sortir, et lui avait proposé de le conduire auprès de lui. Sans méfiance, Lester avait accepté et le Chinois avait appelé un taxi. Ils avaient roulé pendant quelque temps en direction des quais. Mais soudain, sans doute pris de soupçons, Lester avait fait arrêter le taxi et en était descendu malgré les protestations du domestique. C’était tout ce qu’il pouvait nous dire.

« Satisfaits en apparence, nous le remerciâmes et prîmes congé. En fait, son histoire ne tarda pas à se révéler quelque peu inexacte. Pour commencer, Wu Ling n’avait pas de domestique avec lui, pas plus sur le bateau qu’à l’hôtel. Ensuite, le chauffeur de taxi qui avait transporté les deux hommes ce matin-là se présenta de lui-même au commissariat et affirma que, loin d’être descendu en route, Lester et le Chinois s’étaient fait conduire tous deux à une maison louche de Limehouse, en plein cœur du quartier chinois. L’endroit en question était plus ou moins connu comme une fumerie d’opium de bas étage. Les deux hommes y étaient entrés ; environ une heure plus tard, l’Anglais, qu’il reconnaissait d’après la photo, en était ressorti, seul. Il était très pâle et paraissait malade. Il lui avait demandé de le conduire à la station de métro la plus proche.

« La police prit des renseignements sur Charles Lester et découvrit que, bien que jouissant d’une excellente réputation, il était couvert de dettes à cause de sa passion secrète du jeu. Évidemment, nous ne perdions pas Dyer de vue pour autant. Il se pouvait qu’il se fût fait passer pour Lester. Mais cette hypothèse se révéla sans fondement. Son alibi pour toute la journée en question était absolument inattaquable. Comme on pouvait s’y attendre, le propriétaire de la fumerie d’opium nia avec un aplomb tout oriental avoir jamais vu Charles Lester ou avoir reçu deux messieurs chez lui ce matin-là. En tout cas, la police avait tort de croire qu’on y fumait de l’opium.

« Si bien intentionnés hissent-elles, ses dénégations n’aidèrent en rien Charles Lester. Il fut arrêté pour le meurtre de Wu Ling. On fouilla toutes ses affaires, mais on n’y découvrit aucun papier se rapportant à la mine. Le propriétaire de la fumerie d’opium fut, lui aussi, arrêté, mais la rapide perquisition effectuée chez lui ne donna strictement rien. Pas la moindre boulette d’opium pour récompenser le zèle de la police.

« Pendant ce temps, mon ami, Mr. Pearson, se rongeait les sangs. Il arpentait ma chambre de long en large en se lamentant à haute voix.

« — Voyons ! vous devez bien avoir une idée, Monsieur Poirot ! ne cessait-il de me répéter. Vous avez sûrement une idée !

« — Des idées, je n’en manque pas, en effet, répondis-je prudemment au bout d’un moment. Seulement voilà ! elles mènent toutes dans des directions différentes.

« — Par exemple ?

« — Par exemple… le chauffeur de taxi. Qui nous dit qu’il a bien emmené les deux hommes à cette maison ? Voilà une première idée. Ensuite… est-ce bien dans cette maison qu’ils sont allés ? Supposons qu’ils se soient fait déposer devant, aient traversé la maison et soient sortis par une autre porte pour aller ailleurs…

« Cette hypothèse frappa Mr. Pearson.

« — Et alors, vous restez là assis à réfléchir ? Ne pourrions-nous pas plutôt passer à l’action ?

« Cet homme était impatient de nature, vous comprenez.

« — Monsieur, lui répondis-je avec dignité, ce n’est pas à Hercule Poirot de parcourir les rues nauséabondes de Limehouse comme un petit chien errant. Rassurez-vous. Mes agents sont au travail.

« Le lendemain, j’avais des nouvelles pour lui. Les deux hommes étaient bien entrés dans la maison en question, mais leur véritable destination était une gargote en bordure du fleuve. On les y avait vus entrer et Lester en ressortir seul un moment plus tard.

« Figurez-vous, Hasting, qu’une idée tout à fait invraisemblable vint alors à l’esprit de Mr. Pearson. Il tenait absolument à ce que nous nous rendions nous-mêmes dans cette gargote et y menions notre petite enquête. Je protestai, l’implorai, mais il ne voulut rien savoir. Il suggéra que nous nous déguisions. Il essaya même de me persuader de… de… – je n’ose le dire – raser ma moustache ! Mais oui, rien que ça ! Je lui fis remarquer que cette idée était absurde et ridicule. On ne détruit pas les belles choses sans motif valable. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi un Belge à moustache n’aurait pas autant envie de voir le monde et de fumer l’opium qu’un Belge sans moustache.

« Il finit donc par céder sur ce point, mais il persista néanmoins dans son projet. Lorsque je le vis arriver ce soir-là… Mon Dieu, quel spectacle ! Il était vêtu d’un caban, son menton était sale et mal rasé, et il portait un cache-col répugnant qui offensait l’odorat. Le comble, figurez-vous, c’est qu’il était ravi. Vraiment, les Anglais sont complètement fous ! Il apporta quelques modifications à mon apparence extérieure et je le laissai faire. À quoi bon discuter avec un fou ? Puis nous nous mîmes en route… Pouvais-je le laisser partir seul, déguisé comme un enfant qui va jouer aux charades ?

— Non, bien sûr.

— Mais reprenons notre histoire… Nous arrivâmes donc à la gargote et, là, Mr. Pearson se mit à baragouiner un anglais des plus étranges. Voulant se faire passer pour un loup de mer, il parlait de gaillard d’avant, de marins d’eau douce et je ne sais quoi. Nous nous trouvions dans une petite pièce basse de plafond, pleine de Chinois. Nous mangeâmes des mets très particuliers. Ah, Dieu mon estomac ! (Poirot mit la main sur cette partie de son anatomie avant de poursuivre.) Puis le propriétaire s’approcha de nous, un Chinois au sourire diabolique.

« — Vous n’aimez pas trop notre cuisine, Messieurs, nous dit-il avec un accent grotesque. Venez goûter quelque chose de meilleur. Une petite pipe, ça vous dit ?

« Mr. Pearson me donna un grand coup de pied sous la table – il avait aussi mis des bottes de marin ! – avant de répondre :

« — Pour ma part, je ne dis pas non. Montrez-nous le chemin.

« Le Chinois sourit et nous conduisit à une cave, nous fit passer par une trappe, descendre quelques marches et en remonter quelques autres pour déboucher dans une pièce garnie de divans et de coussins des plus confortables. Nous nous allongeâmes et un jeune Chinois nous enleva nos bottes. Ce fut le meilleur moment de la soirée. Puis on nous apporta les pipes et on fit chauffer devant nous les boulettes d’opium. Nous fîmes alors semblant de fumer de sombrer dans un sommeil plein de rêves. Mais dès que nous nous retrouvâmes seuls, Mr. Pearson m’appela tout doucement et se mit à avancer à quatre pattes. Je l’imitai aussitôt et nous arrivâmes dans une seconde pièce où il y avait d’autres personnes endormies, puis une troisième, une quatrième, où nous surprîmes deux hommes en grande conversation. Nous restâmes derrières le rideau et tendîmes l’oreille. Ils parlaient de Wu Ling.

« — Où sont tes papiers ? demanda bientôt l’un d’eux.

« — C’est Mr. Lester qui les a pris, répondit l’autre, un Chinois, reconnaissable à son accent. Il m’a dit : « Mets-les à l’abri, dans un endroit où la police ira pas les chercher. »

« — Oui, mais il s’est fait épingler, reprit le premier.

« — On le relâchera. La police est pas sûr que c’est lui le coupable.

« Cette conversation se poursuivit un moment, puis nous entendîmes les deux hommes approcher, et nous retournâmes en toute hâte à nos lits.

« — Nous ferions mieux de sortir d’ici, me dit Pearson au bout de quelques minutes. Cet endroit est malsain.

« — Je suis bien de votre avis, Monsieur, lui répondis-je. La comédie a bien assez duré !

« Nous réussîmes à ressortir sans encombre, en laissant une somme généreuse pour notre séance. Lorsque nous fûmes loin de Limehouse, Mr. Pearson poussa un grand soupir et déclara :

« — Je suis content d’en être sorti ! Mais nous avons appris quelque chose d’intéressant.

« — C’est bien vrai, reconnus-je. Et je pense que nous n’aurons pas de mal à trouver ce que nous cherchons, après la mascarade de ce soir…

« Nous n’en eûmes aucun, en effet, ajouta Poirot en conclusion.

Je n’arrivais pas à croire que c’était la fin de l’histoire et je le considérai d’un œil rond.

— Mais… mais où étaient les documents ? finis-je par demander.

— Dans sa poche, tout simplement.

— Dans la poche de qui ?

— De Mr. Pearson, parbleu !

Devant mon air ahuri, Poirot poursuivit calmement :

— Vous n’avez pas encore compris ? Mr. Pearson, comme Charles Lester, était couvert de dettes. Comme Charles Lester, il aimait jouer. Il a donc conçu le projet de voler les papiers à Wu Ling. Il est bien allé à sa rencontre à Southampton, mais il est rentré à Londres avec lui et l’a aussitôt emmené à Limehouse. Il y avait du brouillard ce jour-là ; l’homme ne pouvait pas voir où ils allaient. J’imagine que Pearson s’y rendait assez souvent pour fumer l’opium et s’y était ainsi fait des amis d’un genre particulier. Je ne pense pas qu’il ait eu l’intention de tuer Wu Ling. Ce qu’il voulait, c’était qu’un de ses amis chinois se fasse passer pour lui et touche à sa place l’argent que devait lui rapporter la vente des documents. Jusque-là, tout allait bien ! mais, dans l’esprit oriental, il était infiniment plus simple de tuer Wu Ling et de jeter son corps dans le fleuve, et les complices de Pearson appliquèrent leurs propres méthodes sans le consulter. Imaginez la peur bleue de Pearson lorsqu’il s’en rendit compte. Quelqu’un pouvait l’avoir vu dans le train avec Wu Ling… C’est que le meurtre est autre chose qu’un simple enlèvement !

« Son salut dépend alors du Chinois qui va se faire passer pour Wu Ling au Russel Square Hotel. Il suffit que le corps ne soit pas découvert trop tôt ! Wu Ling lui a sans doute parlé de son rendez-vous du lendemain avec Charles Lester. Pearson voit là un merveilleux moyen de détourner les soupçons de la police. Charles Lester sera la dernière personne à avoir été vue en compagnie de Wu Ling. Le mystificateur a pour ordre de se présenter à lui comme le domestique de Wu Ling et de l’amener le plus rapidement possible à Limehouse. Là, on offre vraisemblablement à Lester un verre contenant une drogue quelconque, de façon à ce que, en reprenant ses esprits une heure plus tard, il n’ait qu’un très vague souvenir de ce qui s’est passé. C’est si bien le cas, dès qu’il apprend la mort de Wu Ling, Lester prend peur et nie carrément être allé jusqu’à Limehouse.

« Évidemment, cela fait le jeu de Pearson. Mais croyez-vous que celui-ci soit satisfait ? Non. Je l’inquiète et il décide alors de renforcer les soupçons qui pèsent déjà sur Lester. Il met donc au point cette mascarade compliquée, pensant que je serai totalement dupe. Ne vous ai-je pas dit il y a un instant qu’il était comme un enfant jouant aux charades ? Eh bien, je joue mon rôle jusqu’au bout et il rentre chez lui en se frottant les mains. Mais, le lendemain matin, l’inspecteur Miller se présente à son appartement. On trouve les papiers sur lui ; tout est terminé. Il n’a plus qu’à regretter amèrement de s’être permis de jouer au plus fin avec Hercule Poirot !… En fait, cette affaire n’a présenté pour moi qu’une seule difficulté.

— Laquelle ? m’enquis-je avec curiosité.

— Convaincre l’inspecteur Miller ! Quel animal, celui-là ! À la fois bête et têtu. Et, pour finir, c’est lui qui a été couvert de gloire.

— Quel dommage ! m’exclamai-je.

— Enfin, moi j’en ai retiré des compensations. Les autres membres du conseil d’administration de la Société des Mines de Birmanie m’ont donné quatorze mille actions à titre de modeste récompense pour mes services. Pas si mal, hein ?

« Néanmoins, quand vous aurez de l’argent à placer, je vous en prie, Hastings, tenez-vous-en strictement aux placements traditionnels. Rien ne prouve que ce qu’on lit dans les journaux soit vrai. Les membres du conseil d’administration de la Compagnie du Porc-Épic… ce sont peut-être autant de Mr. Pearson !

LA SUCCESSION LEMESURIER

Mon ami Poirot et moi avons enquêté sur bien des affaires ; mais aucune, je pense, ne peut être comparée à l’extraordinaire série de rebondissements qui retint notre attention pendant plusieurs années et dont Poirot fut appelé à élucider la dernière énigme. C’est un soir, pendant la guerre, que l’histoire de la famille Lemesurier éveilla notre intérêt pour la première fois. Poirot et moi nous étions retrouvés depuis peu, renouant les liens d’amitié qui nous unissaient en Belgique. Il s’était occupé d’une petite affaire pour le compte du ministère de la Guerre – à l’entière satisfaction de celui-ci, d’ailleurs –, et nous venions de dîner au Carlton en compagnie d’un officier d’état-major qui avait encensé Poirot pendant tout le repas. L’officier d’état-major avait dû nous quitter précipitamment pour un autre rendez-vous et nous avions tranquillement terminé notre café avant de partir à notre tour.

Au moment où nous quittions la salle, une voix familière m’interpella et, en me retournant, j’aperçus le capitaine Vincent Lemesurier, un jeune homme que j’avais connu en France, assis à une table en compagnie d’un homme plus âgé. Leur ressemblance laissait à penser qu’ils étaient de la même famille. C’était bien le cas, en effet : mon jeune ami nous présenta son oncle, Hugo Lemesurier.

Je ne connaissais pas intimement le capitaine Lemesurier, un garçon sympathique et un peu rêveur, mais j’avais entendu dire qu’il appartenait à une famille huppée aux origines lointaines, propriétaire d’un château du XVIème siècle dans le Northumberland datant d’avant la Réforme. Poirot et moi n’étions pas pressés et, à la demande du jeune homme, nous nous assîmes à leur table et bavardâmes agréablement avec eux pendant un moment. Hugo Lemesurier était un homme d’une quarantaine d’années aux épaules un peu voûtées et à l’allure de savant ; il était chimiste et faisait actuellement, à ce qu’il nous dit, des recherches pour le compte du gouvernement.

Notre conversation fut interrompue par un grand jeune homme brun qui s’approcha de notre table à grands pas, l’air visiblement agité.

— Dieu merci, je vous ai trouvés ! s’exclama-t-il en s’adressant à nos deux amis.

— Que se passe-t-il, Roger ?

— Ton père, Vincent. Une mauvaise chute. Un jeune cheval…

Nous n’entendîmes pas la suite, car il entraîna Vincent Lemesurier à l’écart.

Quelques instants plus tard, nos deux amis prirent congé précipitamment. Le père de Vincent avait fait une très mauvaise chute en essayant un jeune cheval et l’on ne pensait pas qu’il survivrait jusqu’au lendemain. Vincent était devenu tout pâle en apprenant la nouvelle. En un sens, cela m’avait surpris car, d’après les quelques confidences qu’il m’avait faites en France, j’avais cru comprendre que lui et son père ne s’entendaient pas particulièrement bien, et cette démonstration d’affection filiale avait de quoi surprendre.

Le jeune homme brun qu’on nous avait présenté comme un cousin, Roger Lemesurier, était resté en arrière et nous avions quitté le restaurant ensemble.

— Curieuse affaire, commenta le jeune homme. Elle intéresserait certainement Monsieur Poirot. J’ai entendu parler de vous, Monsieur Poirot… Par Higginson. (C’était l’officier d’état-major qui nous avait invités à dîner.) Il dit que vous êtes un as en matière de psychologie.

— J’étudie la psychologie, en effet, reconnut mon ami avec une prudente réserve.

— Avez-vous vu le visage de mon cousin ? Il avait l’air complètement assommé. Et savez-vous pourquoi ? C’est à cause d’un sort qui aurait été jeté à la famille. Aimeriez-vous en savoir davantage ?

— Ce serait très aimable à vous de me raconter toute l’histoire, répondit Poirot.

Roger Lemesurier jeta un coup d’œil à sa montre.

— J’ai tout mon temps. Je dois les retrouver à King’s Cross. Voilà, Monsieur Poirot. La famille Lemesurier est de souche très ancienne. Il y a bien longtemps, au Moyen Age, un de nos ancêtres avait des doutes sur la fidélité de sa femme. Il la surprit un jour dans une situation compromettante et, bien qu’elle l’eût assuré de son innocence, le vieux baron Hugo ne voulut rien entendre. Quelque temps après, elle eut un enfant – un fils – et il déclara que l’enfant n’était pas de lui et jura ses grands dieux qu’il n’hériterait pas de sa fortune. J’ai oublié ce qu’il leur fit exactement – quelque douceur à la façon médiévale, comme les emmurer vivants – ; quoi qu’il en soit, il tua le fils et la mère, et celle-ci mourut en proclamant son innocence et en jetant un sort aux Lemesurier. Cette malédiction était la suivante : pas un seul fils aîné ne pourrait hériter du patrimoine familial. Le temps passa et la preuve fut faite de l’innocence de la malheureuse. Je crois que le baron Hugo prit le cilice et finit ses jours à genoux dans une cellule de moine. Mais ce qu’il y a de curieux, c’est que, de ce jour, pas un seul fils aîné n’a jamais hérité de son père. L’héritage est allé à un frère de celui-ci, un neveu, un enfant cadet, mais jamais à un fils aîné. Le père de Vincent était le second d’une famille de cinq garçons dont l’aîné est mort en bas âge. Évidemment, pendant toute la guerre, Vincent a été convaincu que s’il y avait un autre maudit dans la famille, ce ne pouvait être que lui. Mais, chose étrange, ses deux jeunes frères ont été tués et lui-même s’en est tiré sans une égratignure.

— Cette histoire de famille est fort intéressante, dit Poirot d’un ton pensif. Mais, à présent, son père se meurt et c’est lui, en qualité de fils aîné, qui doit hériter ?

— Exactement. La malédiction a perdu son pouvoir ; elle n’a pas résisté à la vie moderne.

Poirot secoua la tête, comme s’il déplorait le ton léger du jeune homme. Celui-ci consulta de nouveau sa montre et déclara qu’il était temps pour lui de partir.

Nous eûmes la suite de l’histoire le lendemain en apprenant la mort tragique du capitaine Vincent Lemesurier. Il voyageait dans le train postal en direction du nord et, au cours de la nuit, il avait vraisemblablement ouvert la portière et sauté sur la voie. On estimait que le choc provoqué par l’accident de son père, venant s’ajouter à la commotion due aux éclatements d’obus, était la cause de cet accès de folie. Les journaux mentionnaient la curieuse superstition qui régnait dans la famille Lemesurier et le fait que le nouvel héritier était un oncle du jeune homme, Ronald Lemesurier, dont le fils unique avait été tué sur la Somme.

Je pense que ce fut notre rencontre fortuite avec le jeune Vincent la veille de sa mort qui nous fit porter un intérêt particulier au destin tragique de cette famille. Deux ans plus tard, en effet, nous ne manquâmes pas de noter le décès de Ronald Lemesurier, qui était d’ailleurs invalide à l’époque où il avait hérité des biens de la famille. L’héritier suivant était son frère John, un homme d’une santé florissante, dont le fils était à Eton.

Il n’y avait pas de doute qu’une malédiction pesait sur les Lemesurier. L’été suivant, le jeune garçon se tua accidentellement avec une arme. Quelque temps après, son père mourut subitement à la suite d’une piqûre de guêpe, transmettant l’héritage au plus jeune des cinq frères, Hugo, que nous nous souvenions d’avoir rencontré au Carlton le soir de la mort tragique du jeune Vincent.

En dehors des réflexions que nous avait inspirées cette extraordinaire série de malheurs, nous ne nous étions pas intéressés d’une façon personnelle à l’histoire de la famille Lemesurier, mais l’heure approchait pour nous d’y prendre une part plus active.

Un matin, on nous annonça la visite de « Mrs. Lemesurier ». C’était une grande femme énergique d’une trentaine d’années, chez qui l’on sentait une forte détermination et un solide bon sens. Elle parlait avec un léger accent américain.

— Monsieur Poirot ? Je suis ravie de faire votre connaissance. Vous avez rencontré mon ami, Hugo Lemesurier, il y a bien des années, mais je doute que vous vous en souveniez.

— Je m’en souviens parfaitement, Madame. C’était au Carlton.

— Quelle mémoire ! Monsieur Poirot, je suis très inquiète.

— À propos de quoi, Madame ?

— De mon fils aîné… J’ai deux garçons : Ronald, qui a huit ans, et Gérald, qui en a six.

— Poursuivez, Madame : qu’est-ce qui vous inquiète à propos du petit Ronald ?

— Monsieur Poirot, au cours des six derniers mois, il a échappé de justesse à la mort à trois reprises : la première fois, il a failli se noyer – c’était l’été dernier, quand nous étions tous en Cornouailles – ; la deuxième fois, c’est lorsqu’il est tombé de la fenêtre de la nursery ; et la troisième, c’est à cause d’une intoxication alimentaire.

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