AGATHA CHRISTIE LE BAL DE LA VICTOIRE

— Oh ! Mrs. Clapperton, c’est vraiment dommage. Nous tenions tant à ce que vous nous accompagniez. Êtes-vous sûre que cela ne vous tente pas ?

— Certaine, répondit Mrs. Clapperton d’une voix encore plus aiguë.

Le colonel tournait la poignée de la porte en vain.

— Qu’y a-t-il John ? La porte est fermée à clé. Je ne veux pas être dérangée par les stewards.

— Excuse-moi, ma chérie, excuse-moi. Je voulais simplement mon Baedeker.

— Eh bien, tu t’en passeras, répliqua sèchement Mrs. Clapperton. Je n’ai pas l’intention de me lever. Va-t-en, John, et laisse-moi me reposer en paix.

— Mais certainement, ma chérie, certainement.

Le colonel recula et Pam et Kitty l’entourèrent aussitôt.

— Partons tout de suite. Dieu merci, vous avez votre chapeau. Oh ! mon Dieu ! j’espère que votre passeport n’est pas dans la cabine.

— Non, il se trouve que je l’ai dans ma poche… commença à dire le colonel.

Kitty lui serra le bras.

— Dieu soit loué ! Alors, en route.

Accoudé au bastingage, Poirot les regarda tous trois descendre du bateau. Il entendit alors un petit soupir tout près de lui et se retourna pour voir miss Henderson, debout à ses côtés. Ses yeux étaient rivés sur le petit groupe qui s’éloignait.

— Ils sont donc allés à terre, dit-elle d’un ton morne.

— Oui. Vous ne vous joignez pas à eux ?

Poirot remarqua qu’elle avait un chapeau de paille et un sac et des souliers élégants. Sa tenue indiquait qu’elle comptait bien descendre à terre. Cependant, après une imperceptible seconde d’hésitation, elle secoua la tête.

— Non, répondit-elle. Je pense que je vais rester à bord. J’ai beaucoup de lettres à écrire.

Elle se retourna alors et s’éloigna.

Un peu haletant après ses quarante-huit tours de pont matinaux, le général Forbes vint prendre sa place.

— Ah, ah ! s’exclama-t-il en apercevant le colonel et les deux jeunes filles qui s’éloignaient. Voilà donc ce qu’ils mijotaient ! Où est Madame ?

Poirot lui expliqua que Mrs. Clapperton comptait passer la journée au lit.

— C’est ce qu’elle raconte ! répliqua le vieux guerrier en clignant de l’œil d’un air entendu. Elle sera levée pour le déjeuner et si elle s’aperçoit que le pauvre diable est parti sans permission, il va y avoir du grabuge.

Cependant, les pronostics du général ne se réalisèrent pas. Mrs. Clapperton ne parut pas pour le déjeuner et, à quatre heures, lorsque le colonel et les deux jeunes compagnes remontèrent à bord, elle ne s’était toujours pas manifestée.

Poirot était dans sa cabine et il entendit le petit coup un peu honteux du mari lorsqu’il frappa à sa porte. Il l’entendit frapper de nouveau, essayer de tourner la poignée et finalement appeler un steward.

— Dites. Ma femme ne répond pas. Avez-vous un double ?

Poirot bondit de sa couchette et sortit dans le couloir.

La nouvelle se répandit sur le bateau comme une traînée de poudre. Les passagers horrifiés apprirent avec incrédulité que l’on avait trouvé Mrs. Clapperton morte dans sa couchette, un poignard indigène planté dans le cœur, et qu’un collier de perles d’ambre avaient été découvert à terre dans sa cabine.

Des rumeurs contradictoires se succédaient. On rassemblait, disait-on, tous les marchands de perles admis à bord ce jour-là pour leur faire subir un interrogatoire. Une somme d’argent importante avait disparu d’un tiroir de la cabine. On avait retrouvé les billets. On ne les avait pas encore retrouvés. Une fortune en bijoux avait été volée. On n’avait pas pris un seul bijou. Un steward avait été arrêté et il avait avoué être l’auteur du meurtre…

— Quelle est la vérité dans tout cela ? demanda miss Henderson à Poirot en le prenant à part.

Elle était pâle et paraissait troublée.

— Ma chère amie, comment le saurais-je ?

— Vous le savez certainement, répliqua miss Henderson.

On était en fin d’après-midi. La plupart des passagers s’étaient retirés dans leur cabine. Miss Henderson entraîna Poirot vers deux fauteuils de pont installés sur le côté abrité du bateau.

— Alors, racontez-moi tout, lui intima-t-elle d’un ton autoritaire.

Poirot la considéra pensivement.

— C’est une affaire intéressante, déclara-t-il.

— Est-ce qu’on lui a volé des bijoux d’une grande valeur ?

Poirot secoua la tête.

— Non. Aucun bijou n’a été volé. En revanche, une petite somme d’argent qui se trouvait dans un tiroir a disparu.

— Je ne me sentirai plus jamais en sécurité sur un bateau, dit miss Henderson avec un frisson. Sait-on laquelle de ces brutes de couleur café au lait a fait le coup ?

— Non, répondit Poirot. Cette affaire est assez… étrange.

— Que voulez-vous dire ? demanda miss Henderson d’un ton brusque.

Poirot étendit les mains.

— Eh bien… prenons les faits. Miss Clapperton était morte depuis au moins cinq heures lorsqu’on l’a découverte. De l’argent avait disparu. Un collier de perles gisait à terre près de sa couchette. La porte était fermée à clé et la clé n’était pas à l’intérieur de la cabine. La fenêtre – je dis bien : fenêtre et non hublot – donne sur le pont et était ouverte.

— Et alors ? demanda miss Henderson avec impatience.

— Ne trouvez-vous pas curieux qu’un meurtre ait été commis dans ces circonstances particulières ? Je vous rappelle que tous les vendeurs de cartes postales, changeurs d’argent et marchands de perles admis à bord sont tous bien connus de la police.

— Ce qui n’empêche que les stewards ferment généralement votre cabine à clé, fit remarquer miss Henderson.

— Oui, pour éliminer tout risque de petit larcin. Mais là, il s’agit d’un meurtre.

— À quoi pensez-vous exactement, Monsieur Poirot ? demanda miss Henderson d’une voix légèrement haletante.

— Je pense à la porte fermée à clé.

Miss Henderson réfléchit un instant.

— Qu’y a-t-il d’extraordinaire. L’homme est ressorti par la porte, l’a verrouillée et a emporté la clé pour éviter qu’on ne découvre le meurtre trop rapidement. Très astucieux de sa part puisque, effectivement, on ne l’a découvert qu’à quatre heures de l’après-midi.

— Non, non, Mademoiselle, vous interprétez mal ma pensée. Je ne m’interroge pas sur la façon dont il est sorti, mais sur celle dont il est entré.

— Par la fenêtre ; c’est évident.

— C’est possible. Mais la fenêtre n’est pas si large… et n’oubliez pas qu’il y avait sans cesse des allées et venues sur le pont.

— Alors, par la porte, dit miss Henderson avec irritation.

— Mais vous oubliez, Mademoiselle, que Mrs. Clapperton avait fermé la porte de l’intérieur. Elle l’avait fait ce matin avant que le colonel ne quitte le bateau. Il a effectivement essayé de l’ouvrir, en vain ; nous avons donc la preuve qu’elle était bien fermée à clé.

— C’est ridicule. Elle était sans doute coincée… ou alors il n’a pas bien tourné la poignée.

— Mais ce n’est pas sur sa parole que je me fonde. Nous avons entendu Mrs. Clapperton le dire elle-même.

— Nous ?

— Miss Mooney, Miss Cregan, le colonel Clapperton et moi-même.

Miss Henderson tapa du pied, un pied joliment chaussé. Elle resta silencieuse un moment, puis elle demanda d’un ton quelque peu irrité :

— Alors ? Quelle conclusion en tirez-vous, exactement ? Si Mrs. Clapperton a pu fermer la porte à clé, elle a très bien pu la rouvrir, je suppose.

— Précisément. Précisément, dit Poirot avec un sourire épanoui. Et vous voyez où cela nous mène. Mrs. Clapperton a, en fait, déverrouillé la porte et laissé entrer le meurtrier. Le ferait-elle pour un marchand de perles ?

Ellie Henderson objecta :

— Elle ne savait peut-être pas qui c’était. Il se peut qu’il ait frappé, qu’elle se soit levée, ait ouvert la porte, et qu’il soit entré de force et l’ait assassinée.

Poirot secoua la tête.

— Impossible. Elle était allongée sur son lit quand on l’a poignardée.

Miss Henderson dévisagea un instant Poirot.

— Quelle est votre opinion ? lui demanda-t-elle brusquement.

Poirot sourit.

— Eh bien, il semblerait qu’elle connaissait la personne qu’elle a laissée entrer…

— Vous voulez dire, demanda miss Henderson quelque peu sèchement, que l’assassin est un des passagers ?

Poirot hocha la tête.

— C’est ce qu’il semblerait.

— Et le collier de perles laissé à terre ne servirait, en fait, qu’à égarer les soupçons ?

— Précisément.

— Et le vol de l’argent aussi ?

— Exactement.

Miss Henderson resta silencieuse un moment avant de déclarer :

— Je trouvais Mrs. Clapperton très désagréable et je ne pense pas que quiconque à bord ait réellement eu de sympathie pour elle… mais personne n’avait de raison de la tuer.

— À l’exception de son mari, peut-être.

— Vous ne pensez pas vraiment…

Miss Henderson ne finit pas sa phrase.

— Tout le monde sur ce bateau pense que le colonel Clapperton aurait eu de bonnes raisons de « la réduire en bouillie ». C’est, je crois, l’expression qui a été employée.

Ellie Henderson regardait Poirot, attendant la suite.

— Mais je dois reconnaître, poursuivit celui-ci, que je n’ai personnellement noté aucun signe d’exaspération chez le brave colonel. En outre, ce qui est plus important, il avait un alibi. Il a passé toute la journée avec les deux jeunes filles et n’est remonté sur le bateau qu’à quatre heures. À cette heure-là, Mrs. Clapperton, était morte depuis longtemps.

Il y eut de nouveau silence. Puis Ellie Henderson demanda d’une voix douce :

— Mais vous pensez cependant… à un passager ?

Poirot hocha la tête.

Soudain, Ellie Henderson éclata de rire, d’un rire insouciant, plein de défi.

— Vous risquez d’avoir du mal à prouver votre théorie, Monsieur Poirot. Les passagers sont nombreux sur ce bateau.

Poirot s’inclina.

— Je dirai comme l’un de vos célèbres détectives de romans : « J’ai mes méthodes, Watson. »

Le lendemain soir au dîner, chacun des passagers trouva à côté de son assiette un mot dactylographié lui demandant de bien vouloir se trouver dans le salon à vingt heures trente. Lorsque tout le monde fut réuni, le capitaine monta sur l’estrade qui servait habituellement à l’orchestre, et prit la parole.

— Mesdames, Messieurs, vous êtes tous au courant du drame qui s’est déroulé hier. Je suis certain que vous êtes tous prêts à nous aider à livrer l’auteur de ce crime odieux à la justice. (Il fit une pause pour s’éclaircir la voix.) Nous avons à bord parmi nous M. Hercule Poirot qui est probablement connu de vous tous comme un homme ayant une grande expérience de… euh… ce genre d’affaires. J’espère que vous voudrez bien écouter attentivement ce qu’il a à dire.

C’est à ce moment-là que le colonel Clapperton, qui n’avait pas paru pour le dîner, entra et vint s’asseoir à côté du général Forbes. H avait l’air d’un homme écrasé par le chagrin et non celui d’un homme soulagé. Ou c’était un excellent comédien ou bien il avait réellement aimé son odieuse épouse.

— M. Hercule Poirot, annonça le capitaine avant de quitter l’estrade.

Poirot prit sa place. Il avait un air ridiculement suffisant lorsqu’il adressa un large sourire à son auditoire.

— Mesdames, Messieurs, attaqua-t-il, c’est très aimable à vous de bien vouloir prendre la peine de m’écouter. Le capitaine vous a dit que j’avais une certaine expérience de ce genre d’affaires. J’ai effectivement ma petite idée sur la façon dont il faut procéder dans ce cas particulier.

Il fit signe à un steward d’avancer et celui-ci lui passa un objet volumineux et informe, enveloppé dans un drap.

« Ce que je m’apprête à faire va peut-être vous surprendre quelque peu, prévint Poirot. Vous pouvez penser que je suis excentrique, peut-être même fou. Néanmoins, je puis vous assurer que derrière ma folie apparente se cache une méthode, comme vous dites, vous, les Anglais.

Les yeux de Poirot rencontrèrent ceux de miss Henderson pendant un bref instant. Il se mit alors à déballer l’objet volumineux qu’il tenait à la main.

— J’ai ici, Mesdames, Messieurs, un témoin important du meurtre de Mrs. Clapperton.

D’une main adroite, il écarta la dernière épaisseur de drap et l’objet qu’il renfermait apparut. C’était un pantin en bois presque grandeur nature, vêtu d’un costume de velours et d’un col en dentelle.

— À présent, Arthur, dit Poirot d’une voix très différente (il n’avait plus son accent étranger, mais parlait avec un bon accent anglais dans lequel perçaient des inflexions cockney) peux-tu me dire, je répète, peux-tu me dire quoi que ce soit sur la mort de Mrs. Clapperton ?

Le cou du pantin oscilla légèrement, sa mâchoire inférieure de bois s’abaissa et se mit à trembler, et une voix aiguë et criarde se fit entendre :

« Qu’y a-t-il John ? La porte est fermée à clé. Je ne veux pas être dérangée par les stewards…»

Un cri s’éleva de la salle, suivi d’un bruit de chaise renversée ; un homme se leva en titubant, la main à la gorge, essayant de parler, essayant… Soudain, il sembla se tasser sur lui-même et il s’abattit en avant.

C’était le colonel Clapperton.

Poirot et le médecin de bord se redressèrent à côté du corps prostré.

— C’est fini, je le crains, déclara le docteur d’un ton bref. Le cœur.

Poirot hocha la tête.

— Le choc d’avoir été découvert.

Il se tourna vers le général Forbes.

— C’est vous, général, qui m’avez fourni un précieux indice en parlant de music-hall. Je me suis posé des questions, j’ai réfléchi et, soudain, la réponse m’est apparue. Supposons qu’avant la guerre, Clapperton ait été ventriloque. Dans ce cas, il serait tout à fait possible que trois personnes aient entendu Mrs. Clapperton parler de l’intérieur de sa cabine alors qu’elle était déjà morte…

Ellie Henderson était debout auprès de Poirot, le regard sombre et douloureux.

— Saviez-vous qu’il avait le cœur malade ? lui demanda-t-elle.

— Je l’avais deviné… Mrs. Clapperton m’avait dit qu’elle était cardiaque, mais j’avais senti que c’était le genre de femme qui aime se faire passer pour malade. Il s’est trouvé ensuite que j’ai ramassé une ordonnance déchirée sur laquelle était prescrite une forte dose de digitaline. La digitaline est un médicament pour le cœur, mais cette ordonnance ne pouvait pas avoir été rédigée pour Mrs. Clapperton car la digitaline dilate les pupilles. Or, je n’ai jamais remarqué pareil effet chez elle. En revanche, lorsque j’ai regardé ses yeux, à lui, j’ai aussitôt reconnu les signes.

— Vous pensiez donc… que cela pourrait se terminer… de cette façon ? murmura Ellie Henderson.

— C’était la plus souhaitable, ne croyez-vous pas, Mademoiselle ? répondit Poirot avec douceur.

Il vit ses yeux s’emplir de larmes.

— Vous saviez… vous saviez depuis le début, dit-elle d’une voix entrecoupée, que j’avais des sentiments pour lui… Mais ce n’est pas pour moi qu’il a fait cela… C’est pour ces deux filles… la jeunesse… Cela rendait son esclavage encore plus insupportable. Il voulait se libérer avant qu’il ne soit trop tard… Oui, je suis sûre que c’est cela… Quand avez-vous deviné… que c’était lui ?

— Il avait une trop grande maîtrise de lui-même, répondit simplement Poirot. Sa femme avait beau se montrer parfois extrêmement blessante, cela ne semblait jamais l’affecter. Cela signifiait ou bien qu’il y était tellement habitué qu’il n’en était plus blessé, ou… eh bien, c’est la deuxième hypothèse que j’avais retenue… Et j’avais raison…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer