AGATHA CHRISTIE LE BAL DE LA VICTOIRE

— Nous avons trouvé ceci dans la poche de la robe que portait la morte. Vous pouvez la toucher sans crainte. Il n’y a pas d’empreintes digitales.

Poirot aplatit la feuille, sur laquelle on pouvait lire ces quelques mots calligraphiés en petites majuscules :

JE VIENDRAI TE VOIR CE SOIR À SEPT HEURES ET DEMIE.

J.F.

— Un document qu’il est compromettant de laisser derrière soi, commenta Poirot en rendant la feuille à l’inspecteur.

— Il ne savait pas qu’elle l’avait dans sa poche, répondit ce dernier. Il pensait sans doute qu’elle l’avait détruit. Nous avons néanmoins la preuve que c’est un homme prudent. Le pistolet avec lequel elle a été assassinée était sous son corps et, là encore, nous n’y avons trouvé aucune empreinte digitale. Elles avaient été soigneusement effacées avec un mouchoir de soie.

— Comment savez-vous, demanda Poirot, qu’il s’agissait d’un mouchoir de soie ?

— Parce que nous l’avons trouvé, répondit l’inspecteur d’un air triomphant. À la dernière minute, au moment où il tirait les tentures, il a dû le laisser tomber sans s’en apercevoir.

L’inspecteur exhiba un grand mouchoir de soie blanc, un mouchoir de bonne qualité. Poirot n’avait pas besoin qu’il la lui montrât du doigt pour remarquer l’inscription brodée au milieu. Elle était clairement lisible et il la lut à haute voix.

— John Fraser.

— C’est exact, dit l’inspecteur. John Fraser ; les initiales J.F. sur le mot. Nous savons le nom de l’homme que nous cherchons et il est fort probable que lorsque nous en saurons un peu plus sur la victime et que ses parents et amis se seront présentés, nous ne mettrons pas longtemps à l’épingler.

— Je n’en suis pas si sûr, dit Poirot. Non, mon cher, je ne crois pas qu’il sera facile à retrouver, votre John Fraser. C’est un homme étrange ; prudent puisqu’il fait marquer ses mouchoirs à son nom et essuie le pistolet avec lequel il a commis le crime, et pourtant négligent puisqu’il perd son mouchoir et ne se donne pas la peine de chercher une lettre qui risque de l’incriminer.

— Il devait être pressé, dit l’inspecteur.

— C’est possible. Oui, c’est possible. Et personne ne l’a vu entrer dans l’immeuble ?

— Il entre et il sort beaucoup de monde à cette heure-là. C’est un grand immeuble. Je suppose que vous n’avez vu personne sortir de l’appartement ? demanda l’inspecteur en s’adressant aux quatre jeunes gens.

Pat secoua la tête négativement.

— Nous sommes partis assez tôt ; vers sept heures.

— Je vois.

L’inspecteur se leva et Poirot l’accompagna jusqu’à la porte.

— À titre de faveur, pourrais-je examiner l’appartement du dessous ?

— Mais certainement, Monsieur Poirot. Je sais l’estime qu’ils ont pour vous au quartier général. Je vais vous laisser une clé. J’en ai deux. Vous trouverez l’appartement vide. La domestique est allée s’installer chez des parents, car elle avait trop peur d’y rester seule.

— Merci, dit Poirot.

Il revint dans l’appartement, l’air pensif.

— Vous n’êtes pas satisfait, Monsieur Poirot ? lui demanda Jimmy.

— Non, en effet.

Donovan le regarda avec curiosité.

— Qu’est-ce qui vous… euh… tracasse ?

Poirot ne répondit pas. Il resta silencieux pendant une ou deux minutes, les sourcils froncés, comme plongé dans ses pensées, puis il haussa brusquement les épaules dans un geste d’impatience.

— Je vais vous souhaiter une bonne nuit, Mademoiselle. Vous devez être fatiguée. Vous avez eu pas mal de cuisine à faire, je crois ?

— Seulement l’omelette, répondit Pat en riant. Je n’ai pas préparé le dîner. Donovan et Jimmy sont venus nous chercher et nous sommes allés manger dans un petit restaurant de Soho.

— Et ensuite, vous êtes sans doute allés voir un film ?

— Oui. Les yeux bruns de Caroline, répondit Jimmy.

— Ah ! dit Poirot. Ç’aurait dû être des yeux bleus ; les yeux bleus de Mademoiselle.

Il prit une expression romantique et souhaita de nouveau une bonne nuit à Pat ainsi qu’à Mildred, qui avait accepté de rester à la demande expresse de son amie, celle-ci ayant reconnu avec franchise qu’elle mourrait de peur si elle devait rester seule cette nuit-là.

Les deux jeunes gens partirent avec Poirot. Une fois la porte fermée, alors qu’ils s’apprêtaient à lui dire au revoir sur le palier, Poirot les retint.

— Mes jeunes amis, vous m’avez entendu dire que je n’étais pas satisfait. Eh bien, c’est vrai ; je ne le suis pas. Je vais tout de suite mener ma petite enquête. Voudriez-vous m’accompagner ?

Cette proposition fut accueillie avec empressement. Poirot entraîna les jeunes gens jusqu’à l’appartement du dessous et introduisit dans la serrure la clé que l’inspecteur lui avait donnée. Une fois à l’intérieur, cependant, il ne se dirigea pas vers le salon, comme ses compagnons s’y attendaient. Il alla tout droit à la cuisine. Dans un petit recoin qui servait de débarras se trouvait une grosse poubelle en fer. Poirot en ôta le couvercle et, plié en deux, se mit à fouiller à l’intérieur avec l’énergie d’un féroce terrier.

Jimmy et Donovan le regardaient faire d’un air ébahi.

Soudain, il se redressa avec un cri triomphant, brandissant dans sa main un petit flacon bouché.

— Voilà, dit-il. J’ai trouvé ce que je cherchais. (Il renifla délicatement le flacon.) Hélas ! je ne sens rien. J’ai un rhume de cerveau.

Donovan lui prit le flacon des mains et le renifla à son tour ; mais il ne sentait rien. Il enleva le bouchon et approcha le flacon de son nez avant que le cri de Poirot ait pu l’en empêcher.

Il tomba aussitôt comme une masse. En se jetant en avant, Poirot réussit à amortir sa chute.

— Stupide ! s’écria-t-il… cette idée. Enlever le bouchon de cette façon téméraire ! N’a-t-il pas remarqué avec quelle délicatesse je manipulais le flacon ? Monsieur… Faulkener – c’est bien cela ? –, voulez-vous avoir la gentillesse d’aller me chercher un peu de cognac ? J’ai remarqué qu’il y en avait une bouteille dans le salon.

Jimmy se hâta, mais le temps qu’il revienne, Donovan était déjà assis et déclarait qu’il se sentait de nouveau très bien. Ce dernier dut subir un petit sermon de la part de Poirot sur la nécessité de se montrer prudent lorsqu’il reniflait des substances pouvant être toxiques.

— Je pense que je vais rentrer, déclara Donovan en se remettant debout avec difficulté. Enfin, si je ne peux plus vous être utile ici. Je me sens encore un peu patraque.

— Mais oui, rentrez chez vous, répondit Poirot. C’est ce que vous avez de mieux à faire. Monsieur Faulkener, attendez-moi une petite minute, voulez-vous ? Je reviens tout de suite.

Poirot raccompagna Donovan jusque sur le palier, où ils restèrent quelques minutes à bavarder. Lorsque Poirot revint enfin dans l’appartement, il trouva Jimmy debout au milieu du salon, en train de regarder autour de lui d’un air perplexe.

— Alors, Monsieur Poirot, que voulez-vous faire maintenant ?

— Plus rien. L’affaire est close.

— Quoi !

— Je sais tout… à présent.

Jimmy le considérait d’un œil rond.

— Grâce à ce petit flacon que vous avez trouvé ?

— Exactement. Grâce à ce petit flacon.

Jimmy secoua la tête.

— Personnellement, cela ne m’éclaire pas du tout. Je vois bien que, pour une raison quelconque, vous n’êtes pas satisfait des preuves de la culpabilité de ce John Fraser, qui que soit cet homme.

— Qui que soit cet homme, en effet, répéta doucement Poirot. S’il existe !… Ce qui m’étonnerait.

— Je ne comprends pas.

— C’est un nom, c’est tout ; un nom soigneusement brodé sur un mouchoir !

— Et la lettre ?

— Avez-vous remarqué qu’elle était rédigée en majuscules ? Pourquoi donc, à votre avis ? Je vais vous le dire. L’écriture normale de la personne aurait pu être reconnue ; quant à une lettre dactylographiée, son auteur est plus facile à identifier que vous ne l’imaginez ; mais si c’était vraiment le prétendu John Fraser qui avait écrit cette lettre, il n’aurait pas prêté attention à ces détails. Non, elle a été écrite dans une intention particulière et placée dans la poche de la morte pour que nous l’y trouvions. John Fraser n’existe pas.

Jimmy jeta à Poirot un regard interrogateur.

— J’en suis donc revenu au point qui m’avait frappé en premier lieu, poursuivit Poirot. Vous m’avez entendu dire que, dans des circonstances données, certaines choses se trouvaient toujours à la même place dans une pièce ; J’en ai donné trois exemples. J’aurais pu en citer un quatrième : l’interrupteur électrique, mon ami.

Jimmy continuait de le regarder sans comprendre. Poirot poursuivit.

— Votre ami Donovan ne s’est pas approché de la fenêtre ; c’est en posant sa main sur cette table qu’il l’a tachée de sang. Mais je me suis aussitôt demandé ceci : pourquoi l’y avait-il posée ? Que faisait-il dans le noir au milieu de cette pièce ? Car, sou venez-vous, mon ami, que l’interrupteur se trouve toujours à la même place ; près de la porte. Pourquoi donc, quand il est entré dans cette pièce, ne l’a-t-il pas aussitôt cherché pour allumer ? C’est normalement ce qu’il aurait dû faire. Selon lui, il a essayé d’allumer dans la cuisine, mais la lumière ne marchait pas. Pourtant, lorsque j’ai moi-même actionné l’interrupteur, elle marchait parfaitement. Serait-ce donc qu’il ne souhaitait pas qu’il y ait de la lumière à ce moment-là ? Si elle s’était allumée, vous auriez tous deux constaté aussitôt que vous n’étiez pas dans le bon appartement. Il n’aurait eu aucune raison d’entrer dans cette pièce.

— Où voulez-vous en venir, Monsieur Poirot ? Je ne comprends pas. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire… ceci.

Poirot exhiba une clé Yale.

— La clé de cet appartement ?

— Non, mon ami, la clé de l’appartement de dessus. Celle de Mlle Patricia, que M. Donovan Bailey a prise dans son sac à main dans le courant de la soirée.

— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Parbleu ! Pour réaliser ce qu’il avait l’intention de faire : entrer dans cet appartement sans éveiller le moindre soupçon, après s’être assuré en début de soirée que la porte de l’élévateur n’était pas verrouillée.

— Où avez-vous trouvé cette clé ?

Le sourire de Poirot s’élargit.

— Je viens tout juste de la trouver ; à l’endroit où je la cherchais, c’est-à-dire dans la poche de M. Donovan. Voyez-vous, le coup du petit flacon que j’ai fait semblant de trouver était une ruse. M. Donovan est tombé dans le piège ! Il a fait ce que je prévoyais ; il l’a débouché et l’a reniflé. Or, dans ce petit flacon, il y avait du chlorure d’éthyle, un puissant anesthésique à effet instantané. Cela m’a permis de profiter du petit instant d’inconscience dont j’avais besoin. J’ai ainsi pu prendre dans sa poche les deux choses que je m’attendais à y trouver. Cette clé était l’une d’elles ; l’autre…

Poirot s’interrompit un instant avant de reprendre.

— Tout à l’heure, j’ai mis en doute l’hypothèse émise par l’inspecteur sur la raison pour laquelle l’assassin avait dissimulé le corps derrière les tentures. Pour gagner du temps ? Non, c’était plus que cela. J’ai donc pensé à un détail ; le courrier, mon ami. Le courrier du soir qui arrive aux environs de neuf heures et demie. Imaginez que l’assassin ne trouve pas ce qu’il cherchait, mais que la chose en question soit susceptible d’arriver par la poste un peu plus tard. De toute évidence, il est obligé de revenir. Mais il ne faut pas que la domestique découvre le meurtre à son retour, sinon la police prendrait possession de l’appartement ; c’est la raison pour laquelle il cache le corps derrière les tentures. Et la domestique ne s’aperçoit de rien et pose le courrier sur la table comme d’habitude.

— Le courrier ?

— Oui, le courrier, répondit Poirot en tirant quelque chose de sa poche. Voici le second objet que j’ai pris à M. Donovan pendant qu’il était inconscient. (Il montra au jeune homme une enveloppe dactylographiée adressée à Mrs. Ernestine Grant.) Mais avant que nous ne prenions connaissance du contenu de cette lettre, je vais vous demander une chose, Monsieur Faulkener. Êtes-vous ou non amoureux de Mlle Patricia ?

— Je l’aime sacrément… mais je n’ai jamais pensé avoir la moindre chance.

— Vous pensiez qu’elle aimait M. Donovan ? Il se peut qu’elle se soit éprise de lui, mais ce n’était encore qu’un amour naissant, mon ami. C’est à vous de le lui faire oublier, de l’aider à supporter ses ennuis.

— Des ennuis ?

— Eh oui, des ennuis. Nous ferons tout notre possible pour ne pas mêler son nom à cette affaire, mais ce sera difficile, car, voyez-vous, le mobile, c’était elle.

Poirot déchira l’enveloppe qu’il tenait à la main. Une feuille de papier en tomba. La lettre qui l’accompagnait était brève et émanait d’un cabinet d’avoués.

Chère Madame,

Le document que vous nous avez envoyé est parfaitement légal et le fait que le mariage ait eu lieu dans un pays étranger ne l’invalide nullement.

Vos dévoués, etc.

Poirot déplia le document joint en annexe. C’était un certificat de mariage entre Donovan Bailey et Ernestine Grant datant de huit ans.

— Oh mon Dieu ! s’exclama Jimmy. Pat nous a dit qu’elle avait reçu un mot de cette femme lui demandant une entrevue, mais elle ne pensait pas que le motif pût en être important.

Poirot hocha la tête.

— M. Donovan, lui, le savait. Il est allé voir sa femme ce soir avant de monter à l’appartement du dessus – quelle ironie du sort, soit dit en passant, que la malheureuse soit venue s’installer précisément dans l’immeuble où vivait sa rivale ! – Il l’a assassinée de sang-froid et vous a ensuite rejoints pour la soirée. Sa femme avait dû lui dire qu’elle avait envoyé le certificat de mariage à ses avoués et qu’elle attendait leur réponse. Sans doute avait-il essayé de lui faire croire que ce mariage n’était pas valable.

— Et il s’est montré d’excellente humeur toute la soirée, remarqua Jimmy, indigné. Monsieur Poirot, vous ne l’avez pas laissé s’enfuir ? ajouta-t-il en frissonnant.

— Il n’échappera pas à la loi, répondit Poirot d’un ton grave. N’ayez crainte.

— C’est à Pat que je pense surtout, dit Jimmy. Vous ne croyez pas… qu’elle l’aimait vraiment ?

— Mon ami, à présent, c’est à vous de jouer, répondit gentiment Poirot. À vous de faire en sorte qu’elle se tourne vers vous et l’oublie. Mais je ne pense pas que cela vous sera très difficile !

LA BOÎTE DE CHOCOLATS

Ce soir-là, il faisait un temps épouvantable. Dehors, le vent mugissait violemment et une pluie battante s’écrasait contre les vitres.

Poirot et moi étions assis face à la cheminée, les jambes étendues devant les flammes dansantes. Entre nous se trouvait une petite table sur laquelle étaient posés, de mon côté, un verre de grog soigneusement préparé et, du côté de Poirot, une tasse de chocolat épais et sirupeux que je n’aurais pas bu pour un empire ! Poirot avala une gorgée de ce breuvage écœurant et reposa la tasse en porcelaine rose avec un soupir d’aise.

— Que la vie est belle ! murmura-t-il.

— Oui, bien agréable. Moi j’ai un emploi, et un emploi qui me plaît ! Et vous, vous avez la célébrité…

— Oh ! mon ami, protesta Poirot modestement.

— C’est pourtant vrai. Et vous l’avez mérité ! Quand je pense à tous les succès que vous avez derrière vous, je n’en reviens pas. J’imagine que vous ne savez pas ce qu’est l’échec ?

— Il n’est pas d’homme sensé qui puisse se vanter d’une chose pareille.

— Non mais, sérieusement, avez-vous jamais échoué dans vos enquêtes ?

— Un nombre incalculable de fois, mon ami. Qu’est-ce que vous croyez ? On ne peut pas toujours avoir la chance de son côté. Il est arrivé qu’on m’appelle trop tard. Très souvent aussi un enquêteur dont l’objectif était le même, l’a atteint avant moi. Enfin, à deux reprises, je suis tombé malade juste au moment où j’allais réussir. Il faut accepter les hauts et les bas, mon ami.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ma question était celle-ci : avez-vous jamais essuyé un échec dans une enquête par votre propre faute ?

— Ah ! je comprends. Vous voulez savoir s’il m’est arrivé de me ridiculiser ? Une fois, mon ami. (Une expression pensive et amusée apparut sur le visage de Poirot.) Oui, une fois, je me suis ridiculisé.

Il se redressa vivement dans son fauteuil.

— Je sais, mon ami, que vous tenez à jour un registre de mes petits succès. Eh bien, vous ajouterez une pièce à votre collection ; l’histoire d’un échec !

Il se pencha pour remettre une bûche dans l’âtre. Puis après s’être soigneusement essuyé les mains sur le petit chiffon pendu à un clou près de la cheminée, il se réinstalla confortablement dans son fauteuil et commença son récit.

— Ce que je vais vous raconter, annonça-t-il, s’est passé en Belgique il y a bien des années. C’était à l’époque de la terrible querelle en France entre l’Église et l’État. M. Paul Déroulard était un député français très en vue. Tout le monde savait qu’un portefeuille de ministre l’attendait. C’était un des plus féroces adversaires du catholicisme et il ne faisait pas de doute qu’à son accession au pouvoir, il aurait à faire face à de violentes inimitiés. C’était un singulier personnage. S’il ne buvait ni ne fumait, il avait en revanche un comportement beaucoup moins ascétique dans d’autres domaines. Vous comprenez, Hastings, quel était son péché mignon : les femmes ! toujours les femmes !

« Quelques années auparavant, il avait épousé une jeune Bruxelloise, qui lui avait apporté une dot appréciable. Cet argent le servit sans aucun doute dans sa carrière, sa propre famille n’étant pas riche, bien qu’il eût le droit, s’il le désirait, de porter le titre de baron. Aucun enfant ne naquit de cette union et, deux ans plus tard, sa femme mourut… d’une chute dans l’escalier. Parmi les biens qu’elle lui léguait se trouvait une maison cossue sur l’avenue Louise à Bruxelles.

« C’est là que lui-même mourut brusquement, au moment même de la démission du ministre dont il devait prendre la place. Les journaux donnèrent un compte rendu détaillé de sa carrière. Quant à sa mort, survenue de façon soudaine un soir après dîner, on l’attribua à une crise cardiaque.

« À cette époque, mon ami, j’étais, comme vous le savez, inspecteur dans la police belge. La mort de M. Paul Déroulard ne m’affecta pas particulièrement. Je suis, comme vous le savez aussi, un bon catholique, et, pour moi, son décès était plutôt un événement opportun.

« Ce fut trois jours plus tard, alors que mes vacances venaient de commencer, que je reçus à mon appartement la visite d’une jeune femme au visage dissimulé par un voile de deuil, mais manifestement très jeune. Je pressentis aussitôt que c’était une jeune fille tout à fait comme il faut.

— Vous êtes bien Monsieur Hercule Poirot ? me demanda-t-elle d’une voix douce.

Je m’inclinai.

— Des services de police ?

Je m’inclinai de nouveau.

— Asseyez-vous, je vous prie, Mademoiselle.

Elle accepta le fauteuil que je lui présentais et releva son voile. Elle avait un visage charmant, bien que ravagé par les larmes et exprimant une sorte d’angoisse poignante.

— Monsieur, me dit-elle, je sais que vous êtes en vacances en ce moment. Aussi pouvez-vous accepter de mener une enquête à titre privé. Comme vous l’avez compris, je ne tiens pas à faire appel officiellement à la police.

Je secouai la tête.

— Je crains que ce que vous me demandez ne soit impossible, Mademoiselle. Bien qu’étant en vacances, je fais tout de même partie de la police.

Elle se pencha en avant.

— Écoutez, Monsieur. Tout ce que je vous demande, c’est de mener une enquête. Vous serez parfaitement libre de faire part de vos conclusions à la police. En fait, si ce que je soupçonne est vrai, nous aurons besoin de la machine judiciaire.

Cela plaçait la question sous un jour différent et je me mis à la disposition de cette jeune personne sans plus hésiter.

Ses joues reprirent un peu de couleur.

— Je vous remercie, Monsieur, me dit-elle. C’est sur la mort de M. Paul Déroulard que je vous demande d’enquêter.

— Comment ! m’exclamai-je, surpris.

— Monsieur, je n’ai aucune preuve, rien d’autre que mon intuition féminine, mais je suis convaincue, convaincue, vous entendez, que M. Déroulard n’est pas mort de mort naturelle.

— Mais voyons, les médecins…

— Les médecins peuvent se tromper. Il était si fort, si robuste. Ah ! Monsieur Poirot, je vous supplie de m’aider…

La pauvre enfant était dans tous ses états. Elle se serait presque mise à genoux. Je l’apaisai de mon mieux.

— Je vous aiderai, Mademoiselle. Je suis certain que vos craintes sont sans fondement, mais nous verrons bien, Tout d’abord, je vais vous demander de me dire qui sont les autres habitants de la maison.

— Il y a les domestiques, bien sûr ; Jeannette, Félicie et Denise, la cuisinière. Elle y est depuis des années ; les autres sont de simples filles de la campagne. Il y a aussi François, mais lui aussi est un vieux et fidèle serviteur. Ensuite, il y a la mère de M. Déroulard, qui vivait encore avec lui, et moi-même. Mon nom est Virginie Mesnard. Je suis une parente pauvre – une cousine – de feue Mme Déroulard, la femme de M. Paul, et je vis sous leur toit depuis trois ans. Voilà tous les membres de la maisonnée. Il y avait aussi deux invités qui étaient là pour quelques jours.

— À savoir ?

— M. de Saint-Alard, un voisin de M. Déroulard en France. Et un ami anglais, Mr. John Wilson.

— Sont-ils toujours dans la maison ?

— Mr. Wilson, oui, mais M. de Saint-Alard est parti hier.

— Et quel est votre plan, Mademoiselle ?

— Si vous voulez bien vous présenter à la maison dans une demi-heure, j’aurai trouvé, entre-temps, une explication à votre visite. Le mieux serait de faire croire que vous travaillez pour un journal. Je dirai que vous êtes venu de Paris et que vous avez une lettre d’introduction de M. de Saint-Alard. Mme Déroulard n’est pas en très bonne santé et elle ne cherchera pas à en savoir davantage.

Grâce à l’ingénieuse invention de cette demoiselle, je fus reçu sans problème, et, après une courte entrevue avec la mère du défunt député, qui était une femme très digne et imposante bien que de santé précaire, je fus libre de circuler à mon aise dans la maison.

Je me demande, mon ami, poursuivit Poirot, si vous pouvez imaginer la difficulté de ma tâche ? La mort de l’homme sur laquelle j’étais chargé d’enquêter remontait déjà à trois jours. S’il n’était pas mort de mort naturelle, il n’y avait qu’une explication possible : l’empoisonnement ! Je n’avais pas pu voir le corps et je n’avais aucun-moyen de déceler et d’analyser la façon dont le poison avait pu être administré. Pas le moindre indice, pas la moindre preuve dans un sens ou dans l’autre ! L’homme avait-il été empoisonné ? Était-il mort de mort naturelle ? C’était à moi, Hercule Poirot, d’en décider, sans aide d’aucune sorte.

Pour commencer, j’interrogeai les domestiques et, avec leur concours, je reconstituai les événements de la soirée. Je fis particulièrement attention aux plats qui composaient le dîner et à la façon dont ils avaient été servis. La soupe avait été apportée dans une soupière et c’était M. Déroulard lui-même qui l’avait servie. Il y avait eu ensuite du poulet et des petits pois, puis une compote de fruits, le tout placé sur la table et servi par le maître de maison lui-même. Le café avait également été apporté sur la table dans une grande cafetière. Donc, rien de ce côté-là, mon ami. Impossible d’empoisonner un des convives sans les empoisonner tous !

Après dîner, Madame Déroulard s’était retirée dans ses appartements et Mlle Virginie l’avait accompagnée. Les trois hommes, eux, étaient passés dans le cabinet de travail de M. Déroulard. Là, ils avaient bavardé agréablement jusqu’au moment où, brusquement, sans crier gare, le député s’était écroulé à terre. M. de Saint-Alard s’était précipité hors de la pièce et avait dit à François d’aller chercher immédiatement un médecin Selon lui, c’était sans doute une attaque d’apoplexie. En fait, lorsque le docteur arriva, il n’y avait plus rien à faire.

Mr. John Wilson, à qui Mlle Virginie m’avait présenté, était un homme d’âge moyen, le type même du grand gaillard anglais. La version des faits, qu’il me donna dans un français très britannique, était sensiblement la même :

— Déroulard est devenu tout rouge et s’est écroulé.

Il ne put rien m’apprendre de plus. Je me rendis ensuite sur les lieux du drame, le cabinet de travail, et demandai qu’on m’y laissât seul. Jusque-là, je n’avais rien trouvé qui pût étayer la théorie de Mlle Mesnard. J’en conclus que ses craintes n’étaient que le fruit de son imagination. Manifestement, elle nourrissait pour M. Déroulard une passion romanesque et c’était ce qui l’avait empêchée de juger les faits objectivement. Néanmoins je fouillai le cabinet de travail avec un soin méticuleux. Il était possible qu’une seringue hypodermique eût été placée dans le fauteuil de Déroulard de façon à lui injecter une dose mortelle de poison. La minuscule piqûre qu’elle aurait causée serait vraisemblablement passée inaperçue. Mais je ne découvris aucun indice pour confirmer cette théorie. En désespoir de cause, je me laissai tomber dans le fauteuil en m’écriant :

— J’abandonne ! Pas la moindre piste ! Tout est parfaitement normal.

À ce moment-là, mes yeux tombèrent sur une grande boîte de chocolats posée sur une table, à proximité du fauteuil, et mon cœur bondit dans ma poitrine. Cela n’avait peut-être rien à voir avec la mort de M. Déroulard, mais voilà du moins quelque chose qui n’était pas normal. Je soulevai le couvercle. La boîte était pleine, absolument intacte ; il n’y manquait pas un chocolat, mais c’est justement ce qui rendait le détail que j’avais remarqué d’autant plus bizarre. Car, voyez-vous, Hastings, alors que la boîte était rose, le couvercle était bleu. On voit souvent un ruban bleu sur une boîte rose et vice versa, mais une boîte d’une couleur et le couvercle de l’autre, non, vraiment, cela ne se voit jamais !

Je ne savais pas encore en quoi cette anomalie pouvait m’être utile, mais je décidai d’en chercher l’explication. Je sonnai François et lui demandai si son maître aimait les douceurs. Un sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres.

— Il les adorait, Monsieur. Il avait toujours une boîte de chocolats dans la maison. Il ne buvait jamais et ne prenait jamais de digestif, vous comprenez.

— Pourtant cette boîte est intacte, lui fis-je remarquer en soulevant le couvercle.

— Je vous demande pardon, Monsieur, mais cette boîte a été achetée le jour de sa mort, l’autre étant presque finie.

— Quelqu’un a donc fini l’autre ce jour-là ? demandai-je.

— Oui, Monsieur. Je l’ai trouvée vide le lendemain matin et je l’ai jetée.

— M. Déroulard mangeait-il des douceurs à n’importe quelle heure ?

— En principe seulement après le dîner, Monsieur.

Je commençais à entrevoir une lueur.

— François êtes-vous capable de discrétion ? demandai-je au valet.

— S’il le faut, Monsieur.

— Bon. Sachez donc que je fais partie de la police. Pouvez-vous me trouver cette autre boîte ?

— Certainement, Monsieur. Elle doit être dans la poubelle.

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