Anna Karénine – Tome I

Chapitre 30

 

Levine songeait à partir, lorsque des pluiestorrentielles vinrent l’enfermer chez lui. Une partie de la moissonet toute la récolte de pommes de terre n’avaient pu êtreemmagasinées ; deux moulins furent emportés et les routesdevinrent impraticables. Mais, le 30 septembre au matin, le soleilparut, et Levine, espérant un changement de temps, envoya sonintendant chez le marchand, pour négocier la vente de son blé.Lui-même résolut de faire une dernière tournée d’inspection, etrentra le soir, mouillé en dépit de ses bottes et de son bashlik,mais d’excellente humeur ; il avait causé avec plusieurspaysans qui approuvaient ses plans, et un vieux garde, chez lequelil était entré pour se sécher, lui avait spontanément demandé defaire partie d’une des nouvelles associations.

« Il ne s’agit que de persévérer,pensait-il, et ma peine n’aura pas été inutile ; je netravaille pas pour moi seulement, ce que je tente peut avoir uneinfluence considérable sur la condition du peuple. Au lieu de lamisère, nous verrons le bien-être ; au lieu d’une hostilitésourde, une entente cordiale et la solidarité de tous les intérêts.Et qu’importe que l’auteur de cette révolution, sans effusion desang, soit Constantin Levine, celui qui est venu en cravate blanchese faire refuser parMlle Cherbatzky ! »

Lorsque Levine, livré à ses pensées, rentrachez lui, il faisait nuit noire. L’intendant avait rapporté unacompte sur la vente de la récolte, et raconta qu’on voyait sur laroute des quantités de blé non rentré.

Après le thé, Levine s’installa dans unfauteuil avec son livre, et continua ses méditations sur le voyageprojeté et le fruit qu’il en tirerait. Il se sentait l’espritlucide, et ses idées se traduisaient en phrases qui rendaientl’essence de sa pensée ; il voulut profiter de cettedisposition favorable pour écrire ; mais des paysansl’attendaient dans l’antichambre, demandant des instructionsrelatives aux travaux du lendemain. Quand il les eut tous entendus,Levine rentra dans son cabinet et se mit à l’ouvrage. AgatheMikhaïlowna, avec son tricot, vint y prendre sa placehabituelle.

Après avoir écrit pendant quelque temps,Levine se leva, et se mit à arpenter la chambre. Le souvenir deKitty et de son refus venait de lui traverser l’esprit avec unevivacité cruelle.

« Vous avez tort de vous faire du souci,lui dit Agathe Mikhaïlowna. Pourquoi restez-vous à la maison ?Vous feriez bien mieux de partir pour les pays chauds, puisque vousy êtes décidé.

– Aussi ai-je l’intention de partiraprès-demain ; mais il me faut terminer mes affaires.

– Quelles affaires ? N’avez-vous pasassez donné aux paysans ? Aussi ils disent : « VotreBarine compte sans doute sur une grâce de l’Empereur ! »Quel besoin avez-vous de tant vous préoccuper d’eux ?

– Ce n’est pas d’eux que je me préoccupe, maisde moi-même. »

Agathe Mikhaïlowna connaissait en détail tousles projets de son maître, car il les lui avait expliqués, ets’était souvent disputé avec elle ; mais en ce moment elleinterpréta ses paroles dans un sens différent de celui qu’il leurdonnait.

« On doit certainement penser à son âmeavant tout, dit-elle en soupirant. Parfene Denisitch, par exemple,avait beau être ignorant, ne savoir ni lire ni écrire, Dieu veuillenous faire à tous la grâce de mourir comme lui, confessé,administré !

– Je ne l’entends pas ainsi, réponditLevine ; ce que je fais est dans mon intérêt : si lespaysans travaillent mieux, j’y gagnerai.

– Vous aurez beau faire, le paresseux resteratoujours paresseux, et celui qui aura de la consciencetravaillera ; vous ne changerez rien à cela.

– Cependant vous êtes d’avis vous-même qu’Ivansoigne mieux les vaches ?

– Ce que je dis et ce que je sais, répondit lavieille bonne, suivant évidemment une idée qui chez elle n’étaitpas nouvelle, c’est qu’il faut vous marier : voilà ce qu’ilvous faut. »

Cette observation, venant à l’appui despensées qui s’étaient emparées de lui, froissa Levine ; ilfronça le sourcil, et, sans répondre, se remit à travailler ;de temps en temps, il écoutait le petit tintement des aiguilles àtricoter d’Agathe Mikhaïlowna, et faisait la grimace en sereprenant à retomber dans les idées qu’il voulait chasser.

Des clochettes et le bruit sourd d’une voituresur la route boueuse interrompirent son travail.

« Voilà une visite qui vous arrive :vous n’allez plus vous ennuyer, » dit Agathe Mikhaïlowna en sedirigeant vers la porte, mais Levine la prévint ; sentantqu’il ne pouvait plus travailler, il était content de voir arriverquelqu’un.

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