Anna Karénine – Tome I

Chapitre 9

 

Daria Alexandrovna, un mouchoir sur la tête,entourée de ses petits baigneurs, approchait de la maison, lorsquele cocher s’écria : « Voilà un monsieur qui vientau-devant de nous : ce doit être le maître dePakrofsky. »

À sa grande joie, Dolly reconnut effectivementle paletot gris, le chapeau mou et le visage ami de Levine ;elle était toujours heureuse de le voir, mais elle futparticulièrement satisfaite ce jour-là de se montrer dans toute sagloire, à lui qui, mieux que personne, pouvait comprendre ce qui larendait triomphante.

En l’apercevant, Levine crut voir l’image dubonheur intime qui faisait son rêve.

« Vous ressemblez à une couveuse, DariaAlexandrovna.

– Que je suis contente de vous voir, dit-elleen lui tendant la main.

– Contente ! et vous ne m’avez rien faitdire ? Mon frère est chez moi ; c’est par Stiva que j’aisu que vous étiez ici.

– Par Stiva ? demanda Dolly étonnée.

– Oui, il m’a écrit que vous étiez à lacampagne, et pense que vous me permettrez peut-être de vous êtrebon à quelque chose ; » et, tout en parlant, Levine setroubla, s’interrompit, et marcha près du char à bancs en arrachantsur son passage des petites branches de tilleul qu’il mordillait.Il songeait que Daria Alexandrovna trouverait sans doute pénible devoir un étranger lui offrir l’aide qu’elle aurait dû trouver en sonmari. En effet, la façon dont celui-ci se déchargeait de sesembarras domestiques sur un tiers, déplut à Dolly, et elle compritque Levine le sentait ; elle appréciait en lui ce tact etcette délicatesse.

« J’ai bien compris que c’était une façonaimable de me dire que vous me verriez avec plaisir, et j’en ai ététouché. J’imagine que vous, habituée à la ville, devez trouver lepays sauvage ; si je puis vous être bon à quelque chose,disposez de moi, je vous en prie.

– Oh ! merci, dit Dolly. Le début n’a pasété sans ennuis, c’est vrai, mais maintenant tout va à merveille,grâce à ma vieille bonne », ajouta-t-elle en désignant MatronaPhilémonovna qui, comprenant qu’il était question d’elle, adressa àLevine un sourire amical de satisfaction. Elle le connaissait bien,savait qu’il ferait un bon parti pour leur demoiselle ets’intéressait à lui.

« Veuillez prendre place, nous nousserrerons un peu, dit-elle.

– Non, je préfère vous suivre à pied. Enfants,lequel d’entre vous veut faire la course avec moi pour rattraperles chevaux ? »

Les enfants connaissaient peu Levine, et ne serappelaient pas bien quand ils l’avaient vu, mais ils n’éprouvèrentenvers lui aucune timidité. Les enfants sont souvent grondés pourn’être pas aimables avec les grandes personnes ; c’est quel’enfant le plus borné n’est jamais dupe d’une hypocrisie quiéchappe parfois à l’homme le plus pénétrant ; son instinctl’avertit infailliblement. Or, quelque défaut qu’on pût reprocher àLevine, on ne pouvait l’accuser de manquer de sincérité ;aussi les enfants partagèrent-ils à son égard les bons sentimentsexprimés par le visage de leur mère. Les deux aînés répondirent àson invitation, et coururent avec lui comme avec leur bonne, missHull ou leur mère. Lili voulut aussi aller à lui ; ill’installa sur son épaule et se mit à courir en criant àDolly :

« Ne craignez rien, Daria Alexandrovna,je ne lui ferai pas de mal. »

Et, en voyant combien il était prudent etadroit dans ses mouvements, Dolly le suivit des yeux avecconfiance.

Levine redevenait enfant avec des enfants,surtout à la campagne et dans la société de Dolly, pour laquelle iléprouvait une véritable sympathie ; celle-ci aimait à le voirdans cette disposition d’esprit, qui n’était pas rare chezlui ; elle s’amusa de la gymnastique à laquelle il se livraitavec les petits, de ses rires avec miss Hull, à laquelle il parlaitanglais à sa façon, et de ses récits sur ce qu’il faisait chezlui.

Après le dîner, seuls ensemble sur le balcon,il fut question de Kitty.

« Vous savez, Kitty va venir passer l’étéavec moi ?

– Vraiment, répondit Levine enrougissant ; et il détourna aussitôt la conversation…

– Ainsi, je vous envoie deux vaches, et sivous tenez absolument à payer, et que cela ne vous fasse pas rougirde honte, vous donnerez cinq roubles par mois.

– Mais je vous assure que cela n’est plusnécessaire. Je m’arrange.

– Dans ce cas, j’examinerai, avec votrepermission, vos vaches et leur nourriture : tout estlà. »

Et pour ne pas aborder le sujet épineux dontil mourait d’envie de s’informer, il exposa à Dolly tout un systèmesur l’alimentation des vaches, système qui les rendait de simplesmachines destinées à transformer le fourrage en lait, etc. Il avaitpeur de détruire un repos si chèrement reconquis.

« Vous avez peut-être raison, mais toutcela exige de la surveillance, et qui s’en chargera ? »répondit Dolly sans aucune conviction.

Maintenant que l’ordre s’était rétabli dansson ménage, sous l’influence de Matrona Philémonovna, elle n’avaitnul désir d’y rien changer ; d’ailleurs, les connaissancesscientifiques de Levine lui étaient suspectes, et ses théories luisemblaient douteuses et peut-être nuisibles. Le système de MatronaPhilémonovna était incomparablement plus clair : il consistaità donner plus de foin aux deux vaches laitières, et à empêcher lecuisinier de porter les eaux grasses de la cuisine à la vache de lablanchisseuse ; Dolly tenait surtout à parler de Kitty.

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