Anna Karénine – Tome I

Chapitre 2

 

Dolly savait que la consultation devait avoirlieu ce jour-là, et, quoiqu’elle fût à peine remise de ses couches(elle avait eu une petite fille à la fin de l’hiver), bien qu’elleeût un enfant souffrant, elle avait quitté nourrisson et maladepour connaître le sort de Kitty.

« Eh bien ? dit-elle en entrant sansôter son chapeau. Vous êtes gaies ? donc tout vabien. »

On essaya de lui raconter ce qu’avait dit lemédecin, mais, quoiqu’il en eût dit fort long, avec de très bellesphrases, personne ne sut au juste résumer ses discours. Le pointintéressant était la décision prise au sujet du voyage.

Dolly soupira involontairement. Elle allaitperdre sa sœur, sa meilleure amie. Et la vie était pour elle si peugaie ! Ses rapports avec son mari lui semblaient de plus enplus humiliants ; le raccommodement opéré par Anna n’avait pastenu, et l’union de la famille se heurtait aux même écueils.Stépane Arcadiévitch ne restait guère chez lui et n’y laissait quepeu d’argent. Le soupçon de son infidélité tourmentait toujoursDolly, mais, se rappelant avec horreur les souffrances causées parla jalousie, et cherchant avant tout à ne pas s’interdire la vie defamille, elle préférait se laisser tromper, tout en méprisant sonmari, et en se méprisant elle-même à cause de cette faiblesse.

Les soucis d’une nombreuse famille luiimposaient d’ailleurs une charge si lourde !

« Comment vont les enfants ? demandala princesse.

– Ah ! maman, nous avons bien desmisères ! Lili est au lit, et je crains qu’elle n’ait lascarlatine. Je suis sortie aujourd’hui pour savoir où vous enétiez, car j’ai peur de ne plus pouvoir sortir ensuite. »

Le vieux prince entra à ce moment, offrit sajoue aux baisers de Dolly, causa un peu avec elle, puis,s’adressant à sa femme :

« Qu’avez-vous décidé ?Partez-vous ? Et que ferez-vous de moi ?

– Je crois, Alexandre, que tu feras mieux derester.

– Comme vous voudrez.

– Pourquoi papa ne viendrait-il pas avec nous,maman ? dit Kitty : ce serait plus gai pour lui et pournous. »

Le vieux prince alla caresser de la main lescheveux de Kitty ; elle leva la tête, et sourit avec effort enle regardant ; il lui semblait toujours que son père seul,quoiqu’il ne dit pas grand’chose, la comprenait. Elle était la plusjeune, par conséquent la favorite du vieux prince, et son affectionle rendait clairvoyant, croyait-elle. Quand son regard rencontracelui de son père, qui la considérait attentivement, il lui semblaqu’il lisait dans son âme, et y voyait tout ce qui s’y passait demauvais. Elle rougit, se pencha vers lui, attendant un baiser, maisil se contenta de lui tirer un peu les cheveux, et dedire :

« Ces bêtes de chignons ! onn’arrive pas jusqu’à sa fille. Ce sont les cheveux de quelque bonnefemme défunte qu’on caresse. Eh bien, Dolinka, que fait tonatout ?

– Rien, papa, dit Dolly en comprenant qu’ils’agissait de son mari : il est toujours en route. Je le voisà peine, – ne put-elle s’empêcher d’ajouter avec un sourireironique.

– Il n’est pas encore allé vendre son bois àla campagne ?

– Non, il en a toujours l’intention.

– Vraiment, dit le prince ; alors ilfaudra lui donner l’exemple. Et toi, Kitty, ajoutait-il ens’adressant à sa plus jeune fille, sais-tu ce qu’il faut que tufasses ? Il faut qu’un beau matin, en te réveillant, tu tedises : « Mais je suis gaie et bien portante, pourquoi nereprendrais-je pas mes promenades matinales avec papa, par unebonne petite gelée ? Hein ? »

À ces mots si simples, Kitty se troubla commesi elle eût été convaincue d’un crime. « Oui, il sait tout, ilcomprend tout, et ces mots signifient que, quelle que soit monhumiliation, je dois la surmonter. » Elle n’eut pas la forcede répondre, fondit en larmes et quitta la chambre.

« Voilà bien un tour de ta façon !dit la princesse en s’emportant contre son mari ; tu astoujours… » Et elle entama un discours plein de reproches.

Le prince prit tranquillement d’abord lesréprimandes de sa femme, puis son visage se rembrunit.

« Elle fait tant de peine, lapauvrette ; tu ne comprends donc pas qu’elle souffre de lamoindre allusion à la cause de son chagrin ? Ah ! commeon peut se tromper en jugeant le monde ! – dit la princesse.Et au changement d’inflexion de sa voix, Dolly et le princecomprirent qu’elle parlait de Wronsky. – Je ne comprends pas qu’iln’y ait pas de lois pour punir des procédés aussi vils, aussi peunobles. »

Le prince se leva de son fauteuil d’un airsombre, et se dirigea vers la porte, comme s’il eût voulu sesauver, mais, il s’arrêta sur le seuil et s’écria :

« Des lois, il y en a, ma petite mère, etpuisque tu me forces à m’expliquer, je te ferai remarquer que lavéritable coupable dans toute cette affaire, c’est toi, toi seule.Il y a des lois contre ces galantins et il y en auratoujours ; tout vieux que je suis, j’aurais su châtiercelui-là si vous n’aviez été la première à l’attirer chez nous. Etmaintenant, guérissez-la, montrez-la à tous voscharlatans ! »

Le prince en aurait dit long si la princesse,comme elle faisait toujours dans les questions graves, ne s’étaitaussitôt soumise et humiliée.

« Alexandre, Alexandre ! »murmura-t-elle tout en larmes en s’approchant de lui.

Le prince se tut quand il la vit pleurer.« Oui, oui, je sais que, pour toi aussi, c’est dur !Assez, assez, ne pleure pas. Le mal n’est pas grand. Dieu estmiséricordieux. Merci, » ajouta-t-il, ne sachant plus trop cequ’il disait dans son émotion ; et, sentant sur sa main lebaiser mouillé de larmes de la princesse, il quitta la chambre.

Dolly, avec son instinct maternel, avait voulusuivre Kitty dans sa chambre, sentant bien qu’il fallait auprèsd’elle une main de femme ; puis, en entendant les reproches desa mère et les paroles courroucées de son père, elle avait cherchéà intervenir autant que le lui permettait son respect filial. Quandle prince fut sorti :

« J’ai toujours voulu vous dire, maman,je ne sais si vous le savez, que Levine avait eu l’intention dedemander Kitty lorsqu’il est venu ici la dernière fois ? Ill’a dit à Stiva.

– Eh bien ? Je ne comprends pas…

– Peut-être Kitty l’a-t-elle refusé ?Elle ne vous l’a pas dit ?

– Non, elle ne m’a parlé ni de l’un ni del’autre : elle est trop fière ; mais je sais que toutcela vient de ce…

– Mais songez donc, si elle avait refuséLevine ! je sais qu’elle ne l’aurait jamais fait sans l’autre,et si ensuite elle a été si abominablementtrompée ? »

La princesse se sentait trop coupable pour nepas prendre le parti de se fâcher.

« Je n’y comprends plus rien !Chacun veut maintenant en faire à sa tête, on ne dit plus rien à samère, et ensuite…

– Maman, je vais la trouver.

– Vas-y, je ne t’en empêche pas, »répondit la mère.

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