Anna Karénine – Tome I

Chapitre 8

 

Pendant le carême de la Saint-Pierre, Dollymena ses enfants à la communion. Quoiqu’elle étonnât souvent sesparents et ses amies par sa liberté de pensée sur les questions defoi, Daria Alexandrovna n’en avait pas moins une religion qui luitenait à cœur. Cette religion n’avait guère de rapport avec lesdogmes de l’Église, et ressemblait étrangement à lamétempsycose ; pourtant Dolly remplissait et faisaitstrictement remplir dans sa famille les prescriptions de l’Église.Elle ne voulait pas seulement par là prêcher d’exemple, elleobéissait à un besoin de son âme, et en ce moment elle setourmentait à l’idée de ne pas avoir fait communier ses enfants del’année. Elle résolut d’accomplir ce devoir.

On s’y prit à l’avance pour décider lestoilettes des enfants ; des robes furent arrangées, lavées,allongées ; on rajouta des volants, on mit des boutons neufs,des nœuds de rubans. L’Anglaise se chargea de la robe de Tania, etfit faire bien du mauvais sang à Daria Alexandrovna ; lesentournures se trouvèrent trop étroites, les pinces du corsage trophautes ; Tania faisait peine à voir, tant cette robe luirendait les épaules étroites. Heureusement Matrona Philémonovna eutl’idée d’ajouter de petites pièces au corsage pour l’élargir, etune pèlerine pour dissimuler les pièces. Le mal fut réparé ;mais on en était venu aux paroles amères avec l’Anglaise.

Tout étant terminé, les enfants, parés etrayonnants de joie, se réunirent un dimanche matin sur le perron,devant la calèche attelée, attendant leur mère pour se rendre àl’église. Grâce à la protection de Matrona Philémonovna, on avaitremplacé à la calèche le cheval rétif par celui de l’intendant.Daria Alexandrovna parut en robe de mousseline blanche, et l’onpartit.

Dolly s’était coiffée et habillée avec soin,presque avec émotion. Jadis elle avait aimé la toilette pour sefaire belle et élégante, afin de plaire ; mais, en prenant del’âge, elle perdit un goût de parure qui la forçait de constaterque sa beauté avait disparu. Maintenant, pour ne pas faire ombre autableau, à côté de ses jolis enfants, elle revenait à une certainerecherche de toilette, toutefois sans qu’elle songeât à s’embellir.Elle partit après un dernier coup d’œil au miroir.

Personne à l’église, excepté les paysans etles gens de la maison ; mais elle remarqua l’admiration queses enfants et elle-même inspiraient au passage. Les enfants furentaussi charmants de visage que de tenue. Le petit Alexis eut bienquelques distractions causées par les pans de sa veste, dont ilaurait voulu admirer l’effet par derrière, mais il était sigentil ! Tania fut comme une petite femme, et prit soin desplus jeunes. Quant à Lili, la dernière, elle fut ravissante ;tout ce qu’elle voyait lui causait l’admiration la plus vive, et ilfut difficile de ne pas sourire quand, après avoir reçu lacommunion, elle dit au prêtre : « Please somemore ».

En rentrant à la maison, les enfants, sousl’impression de l’acte solennel qu’ils venaient d’accomplir, furentsages et tranquilles. Tout alla bien jusqu’au déjeuner ; maisà ce moment Grisha se permit de siffler, et, qui pis est, refusad’obéir à l’Anglaise, et fut privé de dessert ! Quand elleapprit le méfait de l’enfant, Dolly, qui, présente, eût toutadouci, dut soutenir la gouvernante et confirmer la punition. Cetépisode troubla la joie générale.

Grisha se mit à pleurer, disant que Nicolasavait sifflé aussi, mais que lui seul était puni, et que, s’ilpleurait, c’était à cause de l’injustice de l’Anglaise, et non pouravoir été privé de tarte. Daria Alexandrovna, attristée, voulutarranger la chose.

Pendant ce temps, le coupable, réfugié ausalon, s’était assis sur l’appui de la fenêtre, et, en traversantcette pièce, Dolly l’aperçut, ainsi que Tania, debout devant lui,une assiette à la main. Sous prétexte de faire un dîner à sespoupées, la petite fille avait obtenu la permission d’emporter unmorceau de tarte dans la chambre des enfants, et c’était à sonfrère qu’elle l’apportait. Grisha, tout en pleurant sur l’injusticedont il se croyait victime, mangeait en sanglotant et disait à sasœur au milieu de ses larmes : « Mange aussi, mangeons ànous deux ». Tania, pleine de sympathie pour son frère,mangeait les larmes aux yeux, avec le sentiment d’avoir accompliune action généreuse.

Ils eurent peur en apercevant leur mère, maisl’expression de son visage les rassura ; ils coururentaussitôt vers elle, lui baisèrent les mains de leurs bouchespleines de tarte, et la confiture mêlée aux larmes leur barbouillatoute la figure.

« Tania, ta robe neuve ;Grisha… » disait la mère souriant d’un air attendri, tout encherchant à préserver de taches les habits neufs.

Les belles toilettes ôtées, on mit des robesordinaires aux filles et de vieilles vestes aux garçons, on fitatteler le char à bancs, et l’on alla chercher des champignons aubois. Au milieu des cris de joie, les enfants remplirent une grandecorbeille de champignons. Lili elle-même en trouva un. Autrefois,il fallait que miss Hull les lui cherchât ; ce jour-là, ellele découvrit toute seule, et ce fut un enthousiasme général.« Lili a trouvé un champignon ! »

La journée se termina par un bain à larivière ; les chevaux furent attachés aux arbres, et le cocherTerenti, les laissant chasser les mouches de leurs queues,s’étendit sous les bouleaux, alluma sa pipe, et s’amusa des rireset des cris joyeux qui partaient de la cabine.

Daria Alexandrovna aimait à baigner elle-mêmeles enfants, quoique ce ne fût pas chose facile de les empêcher defaire des sottises, ni de se retrouver dans la collection de bas,de souliers, de petits pantalons qu’il fallait, le bain fini,reboutonner et rattacher. Ces jolis corps d’enfants qu’elleplongeait dans l’eau, les yeux brillants de ces têtes de chérubins,ces exclamations à la fois effrayées et rieuses, au premierplongeon, ces petits membres qu’il fallait ensuite réintroduiredans leurs vêtements, tout l’amusait.

La toilette des enfants était à moitié faitelorsque des paysannes endimanchées passèrent devant la cabine debain et s’arrêtèrent timidement. Matrona Philémonovna héla l’uned’elles pour lui donner à faire sécher du linge tombé à la rivière,et Daria Alexandrovna leur adressa la parole. Les paysannescommencèrent par rire, en se cachant la bouche de la main, necomprenant pas bien ses questions, mais elles s’enhardirent peu àpeu, et gagnèrent le cœur de Dolly par leur sincère admiration desenfants.

« Regarde-la donc : est-ellejolie ? et blanche comme du sucre ! dit l’une d’elles enmontrant Tania… mais bien maigre ! ajouta-t-elle en secouantla tête.

– C’est parce qu’elle a été malade.

– Et celui-ci, le baigne-t-on aussi ? ditune autre en désignant le dernier-né.

– Oh non, il n’a que trois mois, réponditDolly avec fierté.

– Vrai ?

– Et toi, as-tu des enfants ?

– J’en ai eu quatre : il m’en reste deux,fille et garçon. J’ai sevré le dernier avant le carême.

– Quel âge a-t-il ?

– Il est dans sa deuxième année.

– Pourquoi l’as-tu nourri silongtemps ?

– C’est l’usage chez nous : troiscarêmes. »

On continua à causer des enfants, de leursmaladies, du mari ; le voyait-on souvent ?

Daria Alexandrovna prenait intérêt à laconversation autant que les paysannes, et n’avait aucune envie des’en aller. Elle était contente de voir que ces femmes luienviaient le nombre de ses enfants et leur beauté. Puis elles lafirent rire, et offensèrent miss Hull par leurs observations sur latoilette de celle-ci. Une des plus jeunes regardait de tous sesyeux l’Anglaise, se rhabillant la dernière, et mettant plusieursjupons les uns par-dessus les autres. Au troisième, la paysanne n’ytint plus et s’écria involontairement : « Regarde donc cequ’elle en met, cela ne finit pas ! » Et toutes derire.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer