Anna Karénine – Tome I

Chapitre 28

 

Levine prit congé des dames en promettant depasser avec elles la journée du lendemain pour faire, tousensemble, une promenade à cheval.

Avant de se coucher, il entra dans le cabinetde son hôte afin d’y chercher des livres relatifs à la discussionde la soirée.

Le cabinet de Swiagesky était une grandepièce, tout entourée de bibliothèques, avec deux tables, dontl’une, massive, tenait le milieu de la chambre, et l’autre étaitchargée de journaux et de revues en plusieurs langues, rangésautour d’une lampe. Près de la table à écrire, une espèce d’étagèrecontenait des cartons étiquetés de lettres dorées renfermant despapiers.

Swiagesky prit les volumes, puis s’installadans un fauteuil à bascule.

« Que regardez-vous là ?demanda-t-il à Levine qui, arrêté devant la table ronde, yfeuilletait des journaux. Il y a, dans le journal que vous tenez,un article très bien fait. Il paraît, ajouta-t-il gaiement, que leprincipal auteur du partage de la Pologne n’est pas du toutFrédéric. »

Et il raconta, avec la clarté qui lui étaitpropre, le sujet de ces nouvelles publications. Levine l’écoutaiten se demandant ce qu’il pouvait bien y avoir au fond de cet homme.En quoi le partage de la Pologne l’intéressait-il ? QuandSwiagesky eut fini de parler, il demanda involontairement :« Et après ? » Il n’y avait rien après, lapublication était curieuse et Swiagesky jugea inutile d’expliqueren quoi elle l’intéressait spécialement.

« Ce qui m’a intéressé, moi, c’est votrevieux grognon, dit Levine en soupirant. Il est plein de bon sens etdit des choses vraies.

– Laissez donc ! c’est un vieil ennemi del’émancipation, comme ils le sont du reste tous.

– Vous êtes à leur tête cependant ?

– Oui, mais pour les diriger en sens inverse,dit en riant Swiagesky.

– Je suis frappé, moi, de la justesse de sesarguments, lorsqu’il prétend qu’en fait de systèmesd’administration, les seuls qui aient chance de réussir chez noussont les plus simples.

– Quoi d’étonnant ? Notre peuple est sipeu développé, moralement et matériellement, qu’il doit s’opposer àtout progrès. Si les choses marchent en Europe, c’est grâce à lacivilisation qui y règne : par conséquent l’essentiel pournous est de civiliser nos paysans.

– Comment ?

– En fondant des écoles, des écoles et encoredes écoles.

– Mais vous convenez vous-même que le peuplemanque de tout développement matériel : en quoi les écoles yobvieront-elles ?

– Vous me rappelez une anecdote sur desconseils donnés à un malade : Vous feriez bien de vous purger.– J’ai essayé, cela m’a fait mal. – Mettez des sangsues. – J’aiessayé, cela m’a fait mal. – Alors priez Dieu. – J’ai essayé, celam’a fait mal. – Vous repoussez de même tous les remèdes.

– C’est que je ne vois pas du tout le bien quepeuvent faire les écoles !

– Elles créeront de nouveaux besoins.

– Tant pis si le peuple n’est pas en état deles satisfaire. Et en quoi sa situation matérielles’améliorera-t-elle parce qu’il saura l’addition, la soustractionet le catéchisme ? Avant-hier soir je rencontrai une paysanneportant son enfant à la mamelle ; je lui demandai d’où ellevenait : « De chez la sage-femme ; l’enfant crie, jele lui ai mené pour le guérir ». Et qu’a fait lasage-femme ? – « Elle a porté le petit aux poules, sur leperchoir, et a marmotté des paroles. »

– Vous voyez bien, dit en souriant Swiagesky,pour croire à de pareilles sottises…

– Non, interrompit Levine contrarié, ce sontvos écoles, comme remède pour le peuple, que je compare à celui dela sage-femme. L’essentiel ne serait-il pas de guérir d’abord lamisère ?

– Vous arrivez aux mêmes conclusions qu’unhomme que vous n’aimez guère, Spencer. Il prétend que lacivilisation peut résulter d’une augmentation de bien-être,d’ablutions plus fréquentes, mais que l’alphabet et les chiffresn’y peuvent rien.

– Tant mieux ou tant pis pour moi, si je metrouve d’accord avec Spencer ; mais croyez bien que ce neseront jamais les écoles qui civiliseront notre peuple.

– Vous voyez cependant que l’instructiondevient obligatoire dans toute l’Europe.

– Mais comment vous entendez-vous sur cechapitre avec Spencer ? »

Les yeux de Swiagesky se troublèrent et il diten souriant :

« L’histoire de votre paysanne estexcellente. – Vous l’avez entendue vous-même ? –Vraiment ? »

Décidément ce qui amusait cet homme était leprocédé du raisonnement, le but lui était indifférent.

Cette journée avait profondément troubléLevine. Swiagesky et ses inconséquences, le vieux propriétaire qui,malgré ses idées justes, méconnaissait une partie de la population,la meilleure peut-être,… ses propres déceptions, tant d’impressionsdiverses produisaient dans son âme une sorte d’agitation etd’attente inquiète. Il se coucha, et passa une partie de la nuitsans dormir, poursuivi par les réflexions du vieillard. Des idéesnouvelles, des projets de réforme germaient dans sa tête ; ilrésolut de partir dès le lendemain, pressé de mettre ses nouveauxplans à exécution. D’ailleurs, le souvenir de la belle-sœur et desa robe ouverte le troublait : il valait mieux partir sansretard, s’arranger avec les paysans avant les semailles d’automne,et réformer son système d’administration en le basant sur uneassociation entre maître et ouvriers.

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