Anna Karénine – Tome I

Chapitre 24

 

Jamais, malgré l’abondance de la récolte,Levine n’éprouva autant de déboires que cette année et ne constataplus clairement ses mauvais rapports avec les paysans. Lui-mêmen’envisageait plus ses affaires au même point de vue, et n’yprenait plus le même intérêt. De toutes les améliorationsintroduites par lui avec tant de peine, il ne résultait qu’unelutte incessante, dans laquelle lui, le maître, défendait son bien,tandis que les ouvriers défendaient leur travail. Combien de foisn’eut-il pas à le remarquer cet été ? Tantôt c’était le trèfleréservé pour les semences qu’on lui fauchait comme fourrageprétextant un ordre de l’intendant, mais uniquement parce que cetrèfle semblait plus facile à faucher ; le lendemain, c’étaitune nouvelle machine à faner qu’on brisait, parce que celui qui laconduisait trouvait ennuyeux de sentir une paire d’ailes battreau-dessus de sa tête. Puis c’étaient les charrues perfectionnéesqu’on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu’on laissaitpaître un champ de froment, parce qu’au lieu de les veiller la nuiton dormait autour du feu allumé dans la prairie ; enfin troisbelles génisses, oubliées sur le regain de trèfle, moururent etjamais il ne fut possible de convaincre le berger que le trèfle enétait cause. On consola le maître en lui racontant que douze vachesavaient péri en trois jours chez le voisin.

Levine n’attribuait pas ces ennuis à desrancunes personnelles de la part des paysans ; il constataitseulement avec chagrin que ses intérêts resteraient forcémentopposés à ceux des travailleurs.

Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer,sans qu’il s’expliquât comment l’eau y pénétrait ; il avaitcherché à se faire illusion, mais maintenant le découragementl’envahissait ; la campagne lui devenait antipathique, iln’avait plus goût à rien.

La présence de Kitty dans le voisinageaggravait ce malaise moral ; il aurait voulu la voir, et nepouvait se résoudre à aller chez sa sœur. Quoiqu’il eût senti en larevoyant sur la grand’route qu’il l’aimait toujours, le refus de lajeune fille mettait entre eux une barrière infranchissable.« Je ne saurais lui pardonner de m’accepter parce qu’elle n’apas réussi à en épouser un autre », se disait-il, et cettepensée la lui rendait presque odieuse. « Ah ! si DariaAlexandrovna ne m’avait pas parlé…, j’aurais pu la rencontrer parhasard, et tout se serait peut-être arrangé, mais désormais c’estimpossible,… impossible ! »

Dolly lui écrivit un jour pour lui demanderune selle de dame pour Kitty, l’invitant à l’apporter lui-même. Cefut le coup de grâce ; comment une femme de sentimentsdélicats pouvait-elle ainsi abaisser sa sœur ?

Il déchira successivement dix réponses.

Il ne pouvait venir et ne pouvait pasdavantage se retrancher derrière des empêchements invraisemblables,ou, qui pis est, prétexter un départ. Il envoya donc la selle sansun mot de réponse, et le lendemain, sentant qu’il avait commis unegrossièreté, il partit pour faire une visite lointaine, laissantson intendant chargé des affaires qui lui étaient devenues sipesantes. Swiagesky, un de ses amis, lui avait récemment rappelé sapromesse de venir chasser la bécasse ; jusqu’ici, au milieudes occupations qui le retenaient, cette chasse, qui le tentaitbeaucoup, n’avait pu lui faire entreprendre ce petit voyage.Maintenant il fut content de s’éloigner de la maison, du voisinagedes Cherbatzky, et d’aller chasser, remède auquel il avait recoursdans ses jours de tristesse.

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