Anna Karénine – Tome I

Chapitre 3

 

En entrant dans le petit boudoir de Kitty,tout tendu de rose, avec ses bibelots de vieux saxe, Dolly sesouvint du plaisir qu’elles avaient eu toutes les deux à décorercette chambre l’année précédente ; combien alors elles étaientgaies et heureuses ! Elle eut froid au cœur en regardantmaintenant sa sœur immobile, assise sur une petite chaise basseprès de la porte, les yeux fixés sur un coin du tapis. Kitty vitentrer Dolly, et l’expression froide et sévère de son visagedisparut.

« Je crains fort, une fois revenue chezmoi, de ne plus pouvoir quitter la maison, dit Dolly en s’asseyantprès d’elle : c’est pourquoi j’ai voulu causer un peu avectoi.

– De quoi ? demanda vivement Kitty enlevant la tête.

– De quoi, si ce n’est de tonchagrin ?

– Je n’ai pas de chagrin.

– Laisse donc, Kitty. T’imagines-tu vraimentque je ne sache rien ? Je sais tout, et si tu veux m’encroire, tout cela est peu de chose ; qui de nous n’a passé parlà ? »

Kitty se taisait, son visage reprenait uneexpression sévère.

« Il ne vaut pas le chagrin qu’il tecause, continua Daria Alexandrovna en allant droit au but.

– Parce qu’il m’a dédaignée, murmura Kittyd’une voix tremblante. Je t’en supplie, ne parlons pas de cesujet.

– Qui t’a dit cela ? Je suis persuadéequ’il était amoureux de toi, qu’il l’est encore, mais…

– Rien ne m’exaspère comme cescondoléances, » s’écria Kitty en s’emportant tout à coup. Ellese détourna en rougissant sur sa chaise, et de ses doigts agitéselle tourmenta la boucle de sa ceinture.

Dolly connaissait ce geste habituel à sa sœurquand elle avait du chagrin. Elle la savait capable de dire deschoses dures et désagréables dans un moment de vivacité, etcherchait à la calmer : mais il était déjà trop tard.

« Que veux-tu me faire comprendre ?continua vivement Kitty : que je me suis éprise d’un homme quine veut pas de moi, et que je meurs d’amour pour lui ? Etc’est ma sœur qui me dit cela, une sœur qui croit me montrer sasympathie ! Je repousse cette pitié hypocrite !

– Kitty, tu es injuste.

– Pourquoi me tourmentes-tu ?

– Je n’en ai pas l’intention, je te voistriste… »

Kitty, dans son emportement, n’entendaitrien.

« Je n’ai ni à m’affliger, ni à meconsoler. Je suis trop fière pour aimer un homme qui ne m’aimepas.

– Ce n’est pas ce que je veux dire… Écoute,dis-moi la vérité, ajouta Daria Alexandrovna en lui prenant lamain : dis-moi si Levine t’a parlé ? »

Au nom de Levine, Kitty perdit tout empire surelle-même ; elle sauta sur sa chaise, jeta par terre la bouclede sa ceinture qu’elle avait arrachée, et avec des gestesprécipités s’écria : « À propos de quoi viens-tu meparler de Levine ? Je ne sais vraiment pas pourquoi on seplaît à me torturer ! J’ai déjà dit et je répète que je suisfière et incapable de faire jamais, jamais, ce que tu asfait : revenir à un homme qui m’aurait trahie. Tu te résignesà cela, mais moi je ne le pourrais pas. »

En disant ces paroles, elle regarda sasœur : Dolly baissait tristement la tête sans répondre ;mais Kitty, au lieu de quitter la chambre comme elle en avait eul’intention, s’assit près de la porte, et cacha son visage dans sonmouchoir.

Le silence se prolongea pendant quelquesminutes. Dolly pensait à ses chagrins ; son humiliation,qu’elle ne sentait que trop, lui paraissait plus cruelle, rappeléeainsi par sa sœur. Jamais elle ne l’aurait crue capable d’être sidure ! Mais tout à coup elle entendit le frôlement d’une robe,un sanglot à peine contenu, et deux bras entourèrent son cou :Kitty était à genoux devant elle.

« Dolinka, je suis si malheureuse,pardonne-moi, » murmura-t-elle ; et son joli visagecouvert de larmes se cacha dans les jupes de Dolly.

Il fallait peut-être ces larmes pour ramenerles deux sœurs à une entente complète ; pourtant, après avoirbien pleuré, elles ne revinrent pas au sujet qui les intéressaitl’une et l’autre ; Kitty se savait pardonnée, mais elle savaitaussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées surl’abaissement de Dolly restaient sur le cœur de sa pauvre sœur.Dolly comprit de son côté qu’elle avait deviné juste, que le pointdouloureux pour Kitty était d’avoir refusé Levine pour se voirtrompée par Wronsky, et que sa sœur se trouvait bien près d’aimerle premier et de haïr l’autre. Kitty ne parla que de l’état généralde son âme.

« Je n’ai pas de chagrin, dit-elle un peucalmée, mais tu ne peux t’imaginer combien tout me paraît vilain,répugnant, grossier, moi en première ligne. Tu ne saurais croireles mauvaises pensées qui me viennent à l’esprit !

– Quelles mauvaises pensées peux-tu bienavoir ? demanda Dolly en souriant.

– Les plus mauvaises, les plus laides. Je nepuis te les décrire. Ce n’est pas de la tristesse, ni de l’ennui.C’est bien pis. On dirait que tout ce qu’il y a de bon en moi adisparu, le mal seul est resté. Comment t’expliquer cela ?Papa m’a parlé tout à l’heure : j’ai cru comprendre que lefond de sa pensée est qu’il me faut un mari. Maman me mène aubal : il me semble que c’est dans le but de se débarrasser demoi, de me marier au plus vite. Je sais que ce n’est pas vrai, etne puis chasser ces idées. Les soi-disant jeunes gens à marier mesont intolérables : j’ai toujours l’impression qu’ils prennentma mesure. Autrefois c’était un plaisir pour moi d’aller dans lemonde, cela m’amusait, j’aimais la toilette : maintenant il mesemble que c’est inconvenant, et je me sens mal à l’aise. Queveux-tu que je te dise ? Le docteur… eh bien… »

Kitty s’arrêta ; elle voulait dire que,depuis qu’elle se sentait ainsi transformée, elle ne pouvait plusvoir Stépane Arcadiévitch sans que les conjectures les plusbizarres se présentassent à son esprit.

« Eh bien oui, tout prend à mes yeuxl’aspect le plus repoussant, continua-t-elle ; c’est unemaladie, – peut-être cela passera-t-il. Je ne me trouve à l’aiseque chez toi, avec les enfants.

– Quel dommage que tu ne puisses y venirmaintenant !

– J’irai tout de même, j’ai eu la scarlatineet je déciderai maman. »

Kitty insista si vivement, qu’on lui permitd’aller chez sa sœur ; pendant tout le cours de la maladie,car la scarlatine se déclara effectivement, elle aida Dolly àsoigner ses enfants. Ceux-ci entrèrent bientôt en convalescencesans fâcheux accidents, mais la santé de Kitty ne s’améliorait pas.Les Cherbatzky quittèrent Moscou pendant le carême et se rendirentà l’étranger.

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