Au Bonheur des Dames

Chapitre 11

 

Bouthemont, ce jour-là, arriva le premier chezMme Desforges, au thé de quatre heures. Seuleencore dans son grand salon Louis XVI, dont les cuivres et labrocatelle avaient une gaieté claire, celle-ci se leva d’un aird’impatience, en disant :

– Eh bien ?

– Eh bien ! répondit le jeune homme, quand je lui aidit que je monterais sans doute vous saluer, il m’a formellementpromis de venir.

– Vous lui avez fait entendre que je comptais sur le baron,aujourd’hui ?

– Sans doute… C’est cela qui a paru le décider.

Ils parlaient de Mouret. L’année précédente, ce dernier s’étaitpris d’une brusque tendresse pour Bouthemont, au point del’admettre dans ses plaisirs ; et même il l’avait introduitchez Henriette, heureux d’avoir un complaisant à demeure, quiégayait un peu une liaison dont il se fatiguait. C’était ainsi quele premier à la soie avait fini par devenir le confident de sonpatron et de la jolie veuve : il faisait leurs petitescommissions, causait de l’un avec l’autre, les raccommodaitparfois. Henriette, dans les crises de sa jalousie, s’abandonnait àune intimité dont il restait surpris et embarrassé, car elleperdait ses prudences de femme du monde, mettant son art à sauverles apparences.

Elle s’écria violemment :

– Il fallait l’amener. J’aurais été sûre.

– Dame ! dit-il avec un rire bon garçon, ce n’est pasma faute, s’il s’échappe toujours, à présent… Oh ! il m’aimebien quand même. Sans lui, j’aurais du mal là-bas.

En effet, sa situation au Bonheur des Dames était menacée,depuis le dernier inventaire. Il avait eu beau prétexter la saisonpluvieuse, on ne lui pardonnait pas le stock considérable des soiesde fantaisie ; et, comme Hutin exploitait l’aventure, leminait auprès des chefs avec un redoublement de rage sournoise, ilsentait très bien le sol craquer sous lui. Mouret l’avait condamné,ennuyé sans doute maintenant de ce témoin qui le gênait pourrompre, las d’une familiarité sans bénéfices. Mais, selon sonhabituelle tactique, il poussait Bourdoncle en avant : c’étaitBourdoncle et les autres intéressés qui exigeaient le renvoi, àchaque conseil ; tandis que lui résistait, disait-il,défendait son ami énergiquement, au risque des plus grosembarras.

– Enfin, je vais attendre, repritMme Desforges. Vous savez que cette fille doit êtreici à cinq heures… Je veux les mettre en présence. Il faut quej’aie leur secret.

Et elle revint sur ce plan médité, elle répéta, dans sa fièvre,qu’elle avait fait prier Mme Aurélie de lui envoyerDenise, pour voir un manteau qui allait mal. Quand elle tiendraitla jeune fille au fond de sa chambre, elle trouverait bien le moyend’appeler Mouret ; et elle agirait ensuite.

Bouthemont, assis en face d’elle, la regardait de ses beaux yeuxrieurs, qu’il tâchait de rendre graves. Ce joyeux compère à labarbe d’un noir d’encre, ce noceur braillard dont le sang chaud deGascon empourprait la face, songeait que les femmes du monden’étaient guère bonnes, et qu’elles lâchaient un joli déballage,quand elles osaient vider leur sac. Certainement, les maîtresses deses amis, des filles de boutique, ne se permettaient pas deconfidences plus complètes.

– Voyons, se hasarda-t-il à dire enfin, qu’est-ce que çapeut vous faire, puisque je vous jure qu’il n’y a absolument rienentre eux ?

– Justement ! cria-t-elle, il l’aime, celle-là… Je memoque des autres, de simples rencontres, des hasards d’unjour !

Elle parla de Clara avec dédain. On lui avait bien dit queMouret, après les refus de Denise, s’était rejeté sur cette granderousse à tête de cheval, sans doute par calcul ; car il lamaintenait au rayon, pour l’afficher, en la comblant de cadeaux.D’ailleurs, depuis près de trois mois, il menait une vie terriblede plaisirs, semant l’argent avec une prodigalité dont oncausait : il avait acheté un hôtel à une rouleuse decoulisses, il était mangé par deux ou trois autres coquines à lafois, qui semblaient lutter de caprices coûteux et bêtes.

– C’est la faute de cette créature, répétait Henriette. Jesens qu’il se ruine avec d’autres, parce qu’elle le repousse… Dureste, que m’importe son argent ! Je l’aurais mieux aimépauvre. Vous savez comme je l’aime, vous qui êtes devenu notreami.

Elle s’arrêta, étranglée, près d’éclater en larmes ; et,d’un mouvement d’abandon, elle lui tendit les deux mains. C’étaitvrai, elle adorait Mouret pour sa jeunesse et ses triomphes, jamaisun homme ne l’avait ainsi prise tout entière, dans un frisson de sachair et de son orgueil ; mais, à la pensée de le perdre, elleentendait aussi sonner le glas de la quarantaine, elle se demandaitavec terreur comment remplacer ce grand amour.

– Oh ! je me vengerai, murmura-t-elle, je me vengerai,s’il se conduit mal !

Bouthemont lui tenait toujours les mains. Elle était encorebelle. Ce serait seulement une maîtresse gênante, et il n’aimaitguère ce genre-là. La chose pourtant méritait réflexion, il yaurait peut-être intérêt à risquer des ennuis.

– Pourquoi ne vous établissez-vous pas ? dit-elle toutd’un coup, en se dégageant.

Il demeura étonné. Puis, il répondit :

– Mais il faudrait des fonds considérables… L’annéedernière, une idée m’a bien travaillé la tête. Je suis convaincuqu’on trouverait encore, dans Paris, la clientèle d’un ou deuxgrands magasins ; seulement il faudrait choisir le quartier.Le Bon Marché a la rive gauche, le Louvre tient le centre ;nous accaparons, au Bonheur, les quartiers riches de l’ouest. Restele nord, où l’on pourrait créer une concurrence à la Place Clichy.Et j’avais découvert une situation superbe, près de l’Opéra…

– Eh bien ?

Il se mit à rire bruyamment.

– Imaginez-vous que j’ai eu la bêtise de parler de cela àmon père… Oui, j’ai été assez naïf pour le prier de chercher desactionnaires à Toulouse.

Et il conta gaiement la colère du bonhomme, enragé contre lesgrands bazars parisiens, du fond de sa petite boutique de province.Le vieux Bouthemont, que les trente mille francs gagnés par sonfils suffoquaient, avait répondu qu’il donnerait son argent etcelui de ses amis aux hospices, plutôt que de contribuer pour uncentime à un de ces grands magasins qui étaient les maisons detolérance du commerce.

– D’ailleurs, conclut le jeune homme, il faudrait desmillions.

– Si on les trouvait ? dit simplementMme Desforges.

Il la regarda, subitement sérieux. N’était-ce qu’une parole defemme jalouse ? Mais elle ne lui laissa pas le temps de laquestionner, elle ajouta :

– Enfin, vous savez combien je m’intéresse à vous… Nous enrecauserons.

Le timbre de l’antichambre avait retenti. Elle se leva, etlui-même, d’un mouvement instinctif, recula sa chaise, comme sidéjà l’on eût pu les surprendre. Un silence régna, dans le salonaux tentures riantes, garni d’une telle profusion de plantesvertes, qu’il y avait comme un petit bois entre les deux fenêtres.Debout, l’oreille vers la porte, elle attendait.

– C’est lui, murmura-t-elle.

Le domestique annonça :

– Monsieur Mouret, monsieur de Vallagnosc.

Elle ne put retenir un geste de colère. Pourquoi ne venait-ilpas seul ? Il devait être allé chercher son ami, dans lacrainte d’un tête-à-tête possible. Puis, elle eut un sourire, elletendit la main aux deux hommes.

– Comme vous devenez rare !… Je dis cela aussi pourvous, monsieur de Vallagnosc.

Son désespoir était de grossir, elle se serrait dans destoilettes de soie noire, afin de dissimuler l’embonpoint quimontait. Pourtant, sa jolie tête, aux cheveux sombres, gardait safinesse aimable. Et Mouret put lui dire familièrement, enl’enveloppant d’un regard :

– Il est inutile de vous demander de vos nouvelles… Vousêtes fraîche comme une rose.

– Oh ! je me porte trop bien, répondit-elle. Du reste,j’aurais pu mourir, vous n’en auriez rien su.

Elle l’examinait aussi, le trouvait nerveux et las, lespaupières battues, le teint plombé.

– Eh bien ! reprit-elle d’un ton qu’elle tâcha derendre plaisant, je ne vous rendrai pas votre flatterie, vousn’avez guère bonne mine, ce soir.

– Le travail ! dit Vallagnosc.

Mouret eut un geste vague, sans répondre. Il venait d’apercevoirBouthemont, il lui adressait un signe amical de la tête. Au tempsde leur grande intimité, il l’enlevait lui-même au rayon, etl’amenait chez Henriette, pendant le gros travail de l’après-midi.Mais les temps étaient changés, il lui dit à demi-voix :

– Vous avez filé de bien bonne heure… Vous savez qu’ils sesont aperçus de votre sortie et qu’ils sont furieux, là-bas.

Il parlait de Bourdoncle et des autres intéressés, comme s’iln’avait pas été le maître.

– Ah ! murmura Bouthemont, inquiet.

– Oui, j’ai à causer avec vous… Attendez-moi, nous nous enirons ensemble.

Cependant, Henriette s’était assise de nouveau ; et, touten écoutant Vallagnosc, qui lui annonçait la visite probable deMme de Boves, elle ne quittait pas Mouret desyeux. Celui-ci, redevenu muet, regardait les meubles, semblaitchercher au plafond. Puis, comme elle se plaignait en riant den’avoir plus que des hommes à son thé de quatre heures, il s’oubliajusqu’à lâcher cette phrase :

– Je croyais trouver le baron Hartmann.

Henriette avait pâli. Sans doute elle savait qu’il venait chezelle uniquement pour s’y rencontrer avec le baron ; mais ilaurait pu ne pas lui jeter ainsi son indifférence à la face.Justement, la porte s’était ouverte, et le domestique se tenaitdebout derrière elle. Quand elle l’eut interrogé d’un mouvement detête, il se pencha, il lui dit très bas :

– C’est pour ce manteau. Madame m’a recommandé de laprévenir… La demoiselle est là.

Alors, elle haussa la voix, de façon à être entendue. Toute sasouffrance jalouse se soulagea dans ces mots, d’une sécheresseméprisante :

– Qu’elle attende !

– Faut-il la faire entrer dans le cabinet demadame ?

– Non, non, qu’elle reste dans l’antichambre !

Et, quand le domestique fut sorti, elle reprit tranquillement saconversation avec Vallagnosc. Mouret, retombé dans sa lassitude,avait écouté d’une oreille distraite, sans comprendre. Bouthemont,que préoccupait l’aventure, réfléchissait. Mais presque aussitôt laporte se rouvrit, deux dames furent introduites.

– Imaginez-vous, dit Mme Marty, jedescendais de voiture, lorsque j’ai vu arriverMme de Boves sous les arcades.

– Oui, expliqua celle-ci, il fait beau, et comme monmédecin veut toujours que je marche…

Puis, après un échange général de poignées de mains, elledemanda à Henriette :

– Vous prenez donc une nouvelle femme de chambre ?

– Non, répondit celle-ci étonnée. Pourquoi ?

– C’est que je viens de voir dans l’antichambre une jeunefille…

Henriette l’interrompit en riant.

– N’est-ce pas ? toutes ces filles de boutique ontl’air de femmes de chambre… Oui, c’est une demoiselle qui vientpour corriger un manteau.

Mouret la regarda fixement, effleuré d’un soupçon. Ellecontinuait avec une gaieté forcée, elle racontait qu’elle avaitacheté cette confection au Bonheur des Dames, la semaineprécédente.

– Tiens ! dit Mme Marty, ce n’est doncplus Sauveur qui vous habille ?

– Si, ma chère, seulement j’ai voulu faire une expérience.Et puis, j’étais assez satisfaite d’un premier achat, d’un manteaude voyage… Mais, cette fois, ça n’a pas réussi du tout. Vous avezbeau dire, on est fagotée, dans vos magasins. Oh ! je ne megêne pas, je parle devant M. Mouret… Jamais vous n’habillerezune femme un peu distinguée.

Mouret ne défendait pas sa maison, les yeux toujours sur elle,se rassurant, se disant qu’elle n’aurait point osé. Et ce futBouthemont qui dut plaider la cause du Bonheur.

– Si toutes les femmes du beau monde qui s’habillent cheznous s’en vantaient, répliqua-t-il gaiement, vous seriez bienétonnée de notre clientèle… Commandez-nous un vêtement sur mesure,il vaudra ceux de Sauveur, et vous le payerez la moitié moins cher.Mais voilà, c’est justement parce qu’il est moins cher, qu’il estmoins bien.

– Alors, elle ne va pas, cette confection ? repritMme de Boves. Maintenant, je reconnais lademoiselle… Il fait un peu sombre, dans votre antichambre.

– Oui, ajouta Mme Marty, je cherchais oùj’avais déjà vu cette tournure… Eh bien ! allez, ma chère, nevous gênez pas avec nous.

Henriette eut un geste de dédaigneuse insouciance.

– Oh ! tout à l’heure, rien ne presse.

Ces dames continuèrent la discussion sur les vêtements desgrands magasins. Puis, Mme de Boves parla deson mari, qui, disait-elle, venait de partir en inspection, pourvisiter le dépôt d’étalons de Saint-Lô, et, justement, Henrietteracontait que la maladie d’une tante avait appelé la veilleMme Guibal en Franche-Comté. Du reste, elle necomptait pas non plus, ce jour-là, surMme Bourdelais, qui, toutes les fins de mois,s’enfermait avec une ouvrière, afin de passer en revue le linge deson petit monde. Cependant, Mme Marty semblaitagitée d’une sourde inquiétude. La situation de M. Marty étaitmenacée au lycée Bonaparte, à la suite de leçons données par lepauvre homme, dans des institutions louches, où se faisait tout unnégoce sur les diplômes de bachelier ; il battait monnaiecomme il pouvait, fiévreusement, pour suffire aux rages de dépensequi saccageaient son ménage ; et elle, en le voyant pleurer unsoir, devant la crainte d’un renvoi, avait eu l’idée d’employer sonamie Henriette auprès d’un directeur du ministère de l’Instructionpublique, que celle-ci connaissait. Henriette finit par latranquilliser d’un mot. Du reste, M. Marty allait venirlui-même connaître son sort et apporter ses remerciements.

– Vous avez l’air indisposé, monsieur Mouret, fit remarquerMme de Boves.

– Le travail ! répéta Vallagnosc avec son flegmeironique.

Mouret s’était levé vivement, en homme désolé de s’oublierainsi. Il prit sa place habituelle au milieu de ces dames, ilretrouva toute sa grâce. Les nouveautés d’hiver l’occupaient, ilparla d’un arrivage considérable de dentelles ; etMme de Boves le questionna sur le prix dupoint d’Alençon : elle en achèterait peut-être. Maintenant,elle se trouvait réduite à économiser les trente sous d’unevoiture, elle rentrait malade de s’être arrêtée devant lesétalages. Drapée dans un manteau qui datait déjà de deux ans, elleessayait en rêve sur ses épaules de reine toutes les étoffes chèresqu’elle voyait ; puis, c’était comme si on les lui arrachaitde la peau, quand elle s’éveillait vêtue de ses robes retapées,sans espoir de jamais satisfaire sa passion.

– Monsieur le baron Hartmann, annonça le domestique.

Henriette remarqua de quelle heureuse poignée de main Mouretaccueillit le nouveau venu. Celui-ci salua ces dames, regarda lejeune homme de l’air fin qui éclairait par moments sa grosse figurealsacienne.

– Toujours dans les chiffons ! murmura-t-il avec unsourire.

Puis, en familier de la maison, il se permitd’ajouter :

– Il y a une bien charmante jeune fille, dansl’antichambre… Qui est-ce ?

– Oh ! personne, réponditMme Desforges de sa voix mauvaise. Une demoisellede magasin qui attend.

Mais la porte restait entr’ouverte, le domestique servait lethé. Il sortait, rentrait de nouveau, posait sur le guéridon leservice de Chine, puis des assiettes de sandwiches et de biscuits.Dans le vaste salon, une lumière vive, adoucie par les plantesvertes, allumait les cuivres, baignait d’une joie tendre la soiedes meubles ; et, chaque fois que la porte s’ouvrait, onapercevait un coin obscur de l’antichambre, éclairée seulement pardes vitres dépolies. Là, dans le noir, une forme sombreapparaissait, immobile et patiente. Denise se tenait debout ;il y avait bien une banquette recouverte de cuir, mais une fiertél’en éloignait. Elle sentait l’injure. Depuis une demi-heure, elleétait là, sans un geste, sans un mot ; ces dames et le baronl’avaient dévisagée au passage ; maintenant, les voix du salonlui arrivaient par bouffées légères, tout ce luxe aimable lasouffletait de son indifférence ; et elle ne bougeait toujourspas. Brusquement, dans l’entrebâillement de la porte, elle reconnutMouret. Lui, venait enfin de la deviner.

– Est-ce une de vos vendeuses ? demandait le baronHartmann.

Mouret avait réussi à cacher son grand trouble. L’émotion fitseulement trembler sa voix.

– Sans doute, mais je ne sais pas laquelle.

– C’est la petite blonde des confections, se hâta derépondre Mme Marty, celle qui est seconde, jecrois.

Henriette le regardait à son tour.

– Ah ! dit-il simplement.

Et il tâcha de parler des fêtes données au roi de Prusse, depuisla veille à Paris. Mais le baron revint avec malice sur lesdemoiselles des grands magasins. Il affectait de vouloirs’instruire, il posait des questions : d’où venaient-elles engénéral ? avaient-elles d’aussi mauvaises mœurs qu’on ledisait ? Toute une discussion s’engagea.

– Vraiment, répétait-il, vous les croyez sages ?

Mouret défendait leur vertu avec une conviction qui faisait rireVallagnosc. Alors, Bouthemont intervint, pour sauver son chef. MonDieu ! il y avait un peu de tout parmi elles, des coquines etde braves filles. Le niveau de leur moralité montait, d’ailleurs.Autrefois, on n’avait guère que les déclassées du commerce, lesfilles vagues et pauvres tombaient dans les nouveautés ;tandis que, maintenant, des familles de la rue de Sèvres, parexemple, élevaient positivement leurs gamines pour le Bon Marché.En somme, quand elles voulaient se bien conduire, elles lepouvaient ; car elles n’étaient pas, comme les ouvrières dupavé parisien, obligées de se nourrir et de se loger : ellesavaient la table et le lit, leur existence se trouvait assurée, uneexistence très dure sans doute. Le pis était leur situation neutre,mal déterminée, entre la boutiquière et la dame. Ainsi jetées dansle luxe, souvent sans instruction première, elles formaient uneclasse à part, innommée. Leurs misères et leurs vices venaient delà.

– Moi, dit Mme de Boves, je ne connaispas de créatures plus désagréables… C’est à les gifler, desfois.

Et ces dames exhalèrent leur rancune. On se dévorait devant lescomptoirs, la femme y mangeait la femme, dans une rivalité aiguëd’argent et de beauté. C’était une jalousie maussade des vendeusescontre les clientes bien mises, les dames dont elles s’efforçaientde copier les allures, et une jalousie encore plus aigre desclientes mises pauvrement, des petites bourgeoises contre lesvendeuses, ces filles vêtues de soie, dont elles voulaient obtenirune humilité de servante, pour un achat de dix sous.

– Laissez donc ! conclut Henriette, toutes desmalheureuses à vendre, comme leurs marchandises !

Mouret eut la force de sourire. Le baron l’examinait, touché desa grâce à se vaincre. Aussi détourna-t-il la conversation, enreparlant des fêtes données au roi de Prusse : elles seraientsuperbes, tout le commerce parisien allait en profiter. Henriettese taisait, semblait rêveuse, partagée entre le désir d’oublierdavantage Denise dans l’antichambre, et la peur que Mouret, prévenumaintenant, ne s’en allât. Aussi finit-elle par quitter sonfauteuil.

– Vous permettez ?

– Comment donc, ma chère ! ditMme Marty. Tenez ! je vais faire les honneursde chez vous.

Elle se leva, prit la théière, emplit les tasses. Henriettes’était tournée vers le baron Hartmann.

– Vous restez bien quelques minutes ?

– Oui, j’ai à causer avec M. Mouret. Nous allonsenvahir votre petit salon.

Alors, elle sortit, et sa robe de soie noire, contre la porte,eut un frôlement de couleuvre, filant dans les broussailles.

Tout de suite, le baron manœuvra pour emmener Mouret, enabandonnant ces dames à Bouthemont et à Vallagnosc. Puis, ilscausèrent devant la fenêtre du salon voisin, debout, baissant lavoix. C’était toute une affaire nouvelle. Depuis longtemps, Mouretcaressait le rêve de réaliser son ancien projet, l’envahissement del’îlot entier par le Bonheur des Dames, de la rue Monsigny à la ruede la Michodière, et de la rue Neuve-Saint-Augustin à la rue duDix-Décembre. Dans le pâté énorme, il y avait encore, sur cettedernière voie, un vaste terrain en bordure, qu’il ne possédaitpoint ; et cela suffisait à gâter son triomphe, il étaittorturé par le besoin de compléter sa conquête, de dresser, là,comme apothéose, une façade monumentale. Tant que l’entréed’honneur se trouverait rue Neuve-Saint-Augustin, dans une ruenoire du vieux Paris, son œuvre demeurait infirme, manquait delogique ; il la voulait afficher devant le nouveau Paris, surune de ces jeunes avenues où passait au grand soleil la cohue de lafin du siècle ; il la voyait dominer, s’imposer comme lepalais géant du commerce, jeter plus d’ombre sur la ville que levieux Louvre. Mais, jusque-là, il s’était heurté contrel’entêtement du Crédit Immobilier, qui tenait à sa première idéed’élever, le long du terrain en bordure, une concurrence auGrand-Hôtel. Les plans étaient prêts, on attendait seulement ledéblaiement de la rue du Dix-Décembre, pour creuser les fondations.Enfin, dans un dernier effort, Mouret avait presque convaincu lebaron Hartmann.

– Eh bien ! commença celui-ci, nous avons eu hier unconseil, et je suis venu, pensant vous rencontrer et désireux devous tenir au courant… Ils résistent toujours.

Le jeune homme laissa échapper un geste nerveux.

– Ce n’est pas raisonnable… Que disent-ils ?

– Mon Dieu ! ils disent ce que je vous ai ditmoi-même, ce que je pense encore un peu… Votre façade n’est qu’unornement, les nouvelles constructions n’agrandiraient que d’undixième la superficie de vos magasins, et c’est jeter de biengrosses sommes dans une simple réclame.

Du coup, Mouret éclata.

– Une réclame ! une réclame ! En tout cas,celle-ci sera en pierre, et elle nous enterrera tous. Comprenezdonc que ce sont nos affaires décuplées ! En deux ans, nousrattrapons l’argent. Qu’importe ce que vous appelez du terrainperdu, si ce terrain vous rend un intérêt énorme !… Vousverrez la foule, quand notre clientèle n’étranglera plus dans larue Neuve-Saint-Augustin, et qu’elle pourra librement se ruer parla voie large où six voitures rouleront à l’aise.

– Sans doute, reprit le baron en riant. Mais vous êtes unpoète dans votre genre, je vous le répète. Ces messieurs estimentqu’il y aurait danger à élargir encore vos affaires. Ils veulentavoir de la prudence pour vous.

– Comment ! de la prudence ? Je ne comprendsplus… Est-ce que les chiffres ne sont pas là et ne démontrent pasla progression constante de notre vente ? D’abord, avec uncapital de cinq cent mille francs, je faisais deux millionsd’affaires. Ce capital passait quatre fois. Puis, il est devenu dequatre millions, a passé dix fois et a produit quarante millionsd’affaires. Enfin, après des augmentations successives, je viens deconstater, lors du dernier inventaire, que le chiffre d’affairesatteint aujourd’hui le total de quatre-vingts millions ; et lecapital, qui n’a guère augmenté, car il est seulement de sixmillions, a donc passé en marchandises sur nos comptoirs plus dedouze fois.

Il élevait la voix, tapant les doigts de sa main droite sur lapaume de sa main gauche, abattant les millions comme il auraitcassé des noisettes. Le baron l’interrompit.

– Je sais, je sais… Mais vous n’espérez peut-être pasmonter toujours ainsi ?

– Pourquoi pas ? dit Mouret naïvement. Il n’y a aucuneraison pour que ça s’arrête. Le capital peut passer quinze fois,voici longtemps que je le prédis. Même, dans certains rayons, ilpassera vingt-cinq et trente fois… Ensuite, eh bien ! ensuite,nous trouverons un truc pour le faire passer davantage.

– Alors, vous finirez par boire l’argent de Paris, comme onboit un verre d’eau ?

– Sans doute. Est-ce que Paris n’est pas aux femmes, et lesfemmes ne sont-elles pas à nous ?

Le baron lui posa les deux mains sur les épaules, le regardad’un air paternel.

– Tenez ! vous êtes un gentil garçon, je vous aime… Onne peut pas vous résister. Nous allons piocher l’idée sérieusement,et j’espère leur faire entendre raison. Jusqu’à présent, nousn’avons qu’à nous louer de vous. Les dividendes stupéfient laBourse… Vous devez être dans le vrai, il vaut mieux mettre encorede l’argent dans votre machine, que de risquer cette concurrence auGrand-Hôtel, qui est hasardeuse.

L’excitation de Mouret tomba, il remercia le baron, mais sans ymettre son élan d’enthousiasme habituel ; et celui-ci le vittourner les yeux vers la porte de la chambre voisine, repris de lasourde inquiétude qu’il cachait. Cependant, Vallagnosc s’étaitapproché, en comprenant qu’ils ne causaient plus d’affaires. Il setint debout près d’eux, il écouta le baron qui murmurait de son airgalant d’ancien viveur :

– Dites, je crois qu’elles se vengent ?

– Qui donc ? demanda Mouret, embarrassé.

– Mais les femmes… Elles se lassent d’être à vous, et vousêtes à elles, mon cher : juste retour !

Il plaisanta, il était au courant des amours bruyantes du jeunehomme. L’hôtel acheté à la rouleuse de coulisses, les sommesénormes mangées avec des filles ramassées dans les cabinetsparticuliers, l’égayaient comme une excuse aux folies qu’il avaitfaites lui-même autrefois. Sa vieille expérience seréjouissait.

– Vraiment, je ne comprends pas, répétait Mouret.

– Eh ! vous comprenez très bien. Elles ont toujours ledernier mot… Aussi je pensais : Ce n’est pas possible, il sevante, il n’est pas si fort ! Et vous y voilà ! Tirezdonc tout de la femme, exploitez-la comme une mine de houille, pourqu’elle vous exploite ensuite et vous fasse rendre gorge !…Méfiez-vous, car elle vous tirera plus de sang et d’argent que vousne lui en aurez sucé.

Il riait davantage, et Vallagnosc, près de lui, ricanait, sansdire une parole.

– Mon Dieu ! il faut bien goûter à tout, finit parconfesser Mouret, en affectant de s’égayer également. L’argent estbête, si on ne le dépense pas.

– Ça, je vous approuve, reprit le baron. Amusez-vous, moncher. Ce n’est pas moi qui vous ferai de la morale, ni quitremblerai pour les gros intérêts que nous vous avons confiés. Ondoit jeter sa gourme, on a la tête plus libre ensuite… Et puis, iln’est pas désagréable de se ruiner, quand on est homme à rebâtir safortune… Mais si l’argent n’est rien, il y a des souffrances…

Il s’arrêta, son rire devint triste, d’anciennes peinespassaient dans l’ironie de son scepticisme. Il avait suivi le dueld’Henriette et de Mouret, en curieux que les batailles du cœurpassionnaient encore chez les autres ; et il sentait bien quela crise était venue, il devinait le drame, au courant del’histoire de cette Denise, qu’il avait vue dans l’antichambre.

– Oh ! quant à souffrir, cela n’est pas dans maspécialité, dit Mouret, d’un ton de bravade. C’est déjà bien jolide payer.

Le baron le regarda quelques secondes en silence. Sans vouloirinsister, il ajouta lentement :

– Ne vous faites pas plus mauvais que vous n’êtes… Vous ylaisserez autre chose que votre argent. Oui, vous y laisserez devotre chair, mon ami.

Il s’interrompit pour demander, en plaisantant denouveau :

– N’est-ce pas ? monsieur de Vallagnosc, çaarrive ?

– On le dit, monsieur le baron, déclara simplement cedernier.

Et, juste à ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit. Mouret,qui allait répondre, eut un léger sursaut. Les trois hommes setournèrent. C’était Mme Desforges, l’air très gai,allongeant seulement la tête, appelant d’une voixpressée :

– Monsieur Mouret ! monsieur Mouret !

Puis, quand elle les aperçut :

– Oh ! messieurs, vous permettez, j’enlèveM. Mouret pour une minute. C’est bien le moins, puisqu’il m’avendu un manteau affreux, qu’il me prête ses lumières. Cette filleest une sotte qui n’a pas une idée… Voyons, je vous attends.

Il hésitait, combattu, reculant devant la scène qu’il prévoyait.Mais il dut obéir. Le baron lui disait de son air paternel etrailleur à la fois :

– Allez, allez donc, mon cher. Madame a besoin de vous.

Alors, Mouret la suivit. La porte retomba, et il crut entendrele ricanement de Vallagnosc, étouffé par les tentures. D’ailleurs,il était à bout de courage. Depuis qu’Henriette avait quitté lesalon, et qu’il savait Denise au fond de l’appartement, entre desmains jalouses, il éprouvait une anxiété croissante, un tourmentnerveux qui lui faisait prêter l’oreille, comme tressaillant à unbruit lointain de larmes. Que pouvait inventer cette femme pour latorturer ? Et tout son amour, cet amour qui le surprenaitencore, allait à la jeune fille, ainsi qu’un soutien et uneconsolation. Jamais il n’avait aimé ainsi, avec ce charme puissantdans la souffrance. Ses tendresses d’homme affairé, Henrietteelle-même, si fine, si jolie, et dont la possession flattait sonorgueil, n’étaient qu’un agréable passe-temps, parfois un calcul,où il cherchait uniquement du plaisir profitable. Il sortaittranquille de chez ses maîtresses, rentrait se coucher, heureux desa liberté de garçon, sans un regret ni un souci au cœur. Tandisque, maintenant, son cœur battait d’angoisse, sa vie était prise,il n’avait plus l’oubli du sommeil, dans son grand lit solitaire.Toujours Denise le possédait. Même à cette minute, il n’y avaitqu’elle, et il songeait qu’il préférait être là pour la protéger,tout en suivant l’autre avec la peur de quelque scène fâcheuse.

D’abord, ils traversèrent la chambre à coucher, silencieuse etvide. Puis, Mme Desforges, poussant une porte,passa dans le cabinet, où Mouret entra derrière elle. C’était unepièce assez vaste, tendue de soie rouge, meublée d’une toilette demarbre et d’une armoire à trois corps, aux larges glaces. Comme lafenêtre donnait sur la cour, il y faisait déjà sombre ; etl’on avait allumé deux becs de gaz, dont les bras nickeléss’allongeaient, à droite et à gauche de l’armoire.

– Voyons, dit Henriette, ça va mieux marcher peut-être.

En entrant, Mouret avait trouvé Denise toute droite, au milieude la vive lumière. Elle était très pâle, modestement serrée dansune jaquette de cachemire, coiffée d’un chapeau noir ; et elletenait, sur un bras, le manteau acheté au Bonheur. Lorsqu’elle vitle jeune homme, ses mains eurent un léger tremblement.

– Je veux que monsieur juge, reprit Henriette. Aidez-moi,mademoiselle.

Et Denise, s’approchant, dut lui remettre le manteau. Dans unpremier essayage, elle avait posé des épingles aux épaules, quin’allaient pas. Henriette se tournait, s’étudiait devantl’armoire.

– Est-ce possible ? Parlez franchement.

– En effet, madame, il est manqué, dit Mouret, pour coupercourt. C’est bien simple, mademoiselle va vous prendre mesure, etnous vous en ferons un autre.

– Non, je veux celui-ci, j’en ai besoin tout de suite,reprit-elle avec vivacité. Seulement, il m’étrangle la poitrine,tandis qu’il fait une poche là, entre les épaules.

Puis, de sa voix sèche :

– Quand vous me regarderez, mademoiselle, ça ne corrigerapas le défaut !… Cherchez, trouvez quelque chose. C’est votreaffaire.

Denise, sans ouvrir la bouche, recommença à poser des épingles.Cela dura longtemps : il lui fallait passer d’une épaule àl’autre ; même elle dut un instant se baisser, s’agenouillerpresque, pour tirer le devant du manteau. Au-dessus d’elle,s’abandonnant à ses soins, Mme Desforges avait levisage dur d’une maîtresse difficile à contenter. Heureuse derabaisser la jeune fille à cette besogne de servante, elle luidonnait des ordres brefs, en guettant sur la face de Mouret lesmoindres plis nerveux.

– Mettez une épingle ici. Eh ! non, pas là, ici, prèsde la manche. Vous ne comprenez donc pas ?… Ce n’est pas ça,voici la poche qui reparaît… Et prenez garde, vous me piquezmaintenant !

À deux reprises encore, Mouret tâcha vainement d’intervenir,pour faire cesser cette scène. Son cœur bondissait, sousl’humiliation de son amour ; et il aimait Denise davantage,d’une tendresse émue, devant le beau silence qu’elle gardait. Siles mains de la jeune fille tremblaient toujours un peu, d’êtreainsi traitée en face de lui, elle acceptait les nécessités dumétier, avec la résignation fière d’une fille de courage. QuandMme Desforges comprit qu’ils ne se trahiraient pas,elle chercha autre chose, elle inventa de sourire à Mouret, del’afficher comme son amant. Alors, les épingles étant venues àmanquer :

– Tenez, mon ami, regardez dans la boîte d’ivoire, sur latoilette… Vraiment ! elle est vide ?… Soyez aimable,voyez donc sur la cheminée de la chambre : vous savez, au coinde la glace.

Et elle le mettait chez lui, l’installait en homme qui avaitcouché là, qui connaissait la place des peignes et des brosses.Quand il lui rapporta une pincée d’épingles, elle les prit une parune, le força de rester debout près d’elle, le regardant, luiparlant à voix basse.

– Je ne suis pas bossue peut-être… Donnez votre main, tâtezles épaules, par plaisir. Est-ce que je suis faite ainsi ?

Denise, lentement, avait levé les yeux, plus pâle encore, ets’était remise à piquer en silence les épingles. Mouretn’apercevait que ses lourds cheveux blonds, tordus sur la nuquedélicate ; mais, au frisson qui les soulevait, il croyait voirle malaise et la honte du visage. Maintenant, elle le repousserait,elle le renverrait à cette femme, qui ne cachait même pas saliaison devant les étrangers. Et des brutalités lui venaient auxpoignets, il aurait battu Henriette. Comment la faire taire ?comment dire à Denise qu’il l’adorait, qu’elle seule existait àcette heure, qu’il lui sacrifiait toutes ses anciennes tendressesd’un jour ? Une fille n’aurait pas eu les familiaritéséquivoques de cette bourgeoise. Il retira sa main, ilrépéta :

– Vous avez tort de vous entêter, madame, puisque je trouvemoi-même que ce vêtement est manqué.

Un des becs de gaz sifflait ; et, dans l’air étouffé etmoite de la pièce, on n’entendit plus que ce souffle ardent. Lesglaces de l’armoire reflétaient de larges pans de clarté vive surles tentures de soie rouge, où dansaient les ombres des deuxfemmes. Un flacon de verveine, qu’on avait oublié de reboucher,exhalait une odeur vague et perdue de bouquet qui se fane.

– Voilà, madame, tout ce que je puis faire, dit enfinDenise en se relevant.

Elle se sentait à bout de forces. Deux fois, elle s’étaitenfoncé les épingles dans les mains, comme aveuglée, les yeuxtroubles. Était-il du complot ? l’avait-il fait venir, pour sevenger de ses refus, en lui montrant que d’autres femmesl’aimaient ? Et cette pensée la glaçait, elle ne se souvenaitpas d’avoir jamais eu besoin d’autant de courage, même aux heuresterribles de son existence où le pain lui avait manqué. Ce n’étaitrien encore d’être humiliée ainsi, mais de le voir presque aux brasd’une autre, comme si elle n’eût pas été là !

Henriette s’examinait devant la glace. De nouveau, elle éclataen paroles dures.

– C’est une plaisanterie, mademoiselle. Il va plus malqu’auparavant… Regardez comme il me bride la poitrine. J’ai l’aird’une nourrice.

Alors, Denise, poussée à bout, eut une parole fâcheuse.

– Madame est un peu forte… Nous ne pouvons pourtant pasfaire que madame soit moins forte.

– Forte, forte, répéta Henriette qui blêmissait à son tour.Voilà que vous devenez insolente, mademoiselle… En vérité, je vousconseille, de juger les autres !

Toutes deux, face à face, frémissantes, se contemplaient. Il n’yavait désormais ni dame, ni demoiselle de magasin. Elles n’étaientplus que femmes, comme égalées dans leur rivalité. L’une avaitviolemment retiré le manteau pour le jeter sur une chaise ;tandis que l’autre lançait au hasard sur la toilette les quelquesépingles qui lui restaient entre les doigts.

– Ce qui m’étonne, reprit Henriette, c’est queM. Mouret tolère une pareille insolence… Je croyais, monsieur,que vous étiez plus difficile pour votre personnel.

Denise avait retrouvé son calme brave. Elle réponditdoucement :

– Si M. Mouret me garde, c’est qu’il n’a rien à mereprocher… Je suis prête à vous faire des excuses, s’ill’exige.

Mouret écoutait, saisi par cette querelle, ne trouvant pas laphrase pour en finir. Il avait l’horreur de ces explications entrefemmes, dont l’âpreté blessait son continuel besoin de grâce.Henriette voulait lui arracher un mot qui condamnât la jeunefille ; et, comme il restait muet, partagé encore, elle lefouetta d’une dernière injure.

– C’est bien, monsieur, s’il faut que je souffre chez moiles insolences de vos maîtresses !… Une fille ramassée dansquelque ruisseau.

Deux grosses larmes jaillirent des yeux de Denise. Elle lesretenait depuis longtemps ; mais tout son être défaillait sousl’insulte. Quand il la vit pleurer ainsi, sans répondre par uneviolence, d’une dignité muette et désespérée, Mouret n’hésita plus,son cœur allait vers elle, dans une tendresse immense. Il lui pritles mains, il balbutia :

– Partez vite, mon enfant, oubliez cette maison.

Henriette, pleine de stupeur, étranglée de colère, lesregardait.

– Attendez, continua-t-il en pliant lui-même le manteau,remportez ce vêtement. Madame en achètera un autre ailleurs. Et nepleurez plus, je vous en prie. Vous savez quelle estime j’ai pourvous.

Il l’accompagna jusqu’à la porte, qu’il referma ensuite. Ellen’avait pas prononcé une parole ; seulement, une flamme roseétait montée à ses joues, tandis que ses yeux se mouillaient denouvelles larmes, d’une douceur délicieuse.

Henriette, qui suffoquait, avait tiré son mouchoir et s’enécrasait les lèvres. C’était le renversement de ses calculs,elle-même prise au piège qu’elle avait tendu. Elle se désolaitd’avoir poussé les choses trop loin, torturée de jalousie. Êtrequittée pour une pareille créature ! se voir dédaignée devantelle ! Son orgueil souffrait plus que son amour.

– Alors, c’est cette fille que vous aimez ? dit-ellepéniblement, quand ils furent seuls.

Mouret ne répondit pas tout de suite, il marchait de la fenêtreà la porte, en cherchant à vaincre sa violente émotion. Enfin, ils’arrêta, et très poliment, d’une voix qu’il tâchait de rendrefroide, il dit avec simplicité :

– Oui, madame.

Le bec de gaz sifflait toujours, dans l’air étouffé du cabinet.Maintenant, les reflets des glaces n’étaient plus traversésd’ombres dansantes, la pièce semblait nue, tombée à une tristesselourde. Et Henriette s’abandonna brusquement sur une chaise,tordant son mouchoir entre ses doigts fébriles, répétant au milieude ses sanglots :

– Mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Il la regarda quelques secondes, immobile. Puis, tranquillement,il s’en alla. Elle, toute seule, pleurait dans le silence, devantles épingles semées sur la toilette et sur le parquet.

Lorsque Mouret entra dans le petit salon, il n’y trouva plus queVallagnosc, le baron étant retourné près des dames. Comme il sesentait tout secoué encore, il s’assit au fond de la pièce, sur uncanapé ; et son ami, en le voyant défaillir, vintcharitablement se planter devant lui, pour le cacher aux regardscurieux. D’abord, ils se contemplèrent, sans échanger un mot. Puis,Vallagnosc, que le trouble de Mouret semblait égayer en dedans,finit par demander de sa voix goguenarde :

– Tu t’amuses ?

Mouret ne parut pas comprendre tout de suite. Mais, lorsqu’il sefut rappelé leurs conversations anciennes sur la bêtise vide etl’inutile torture de la vie, il répondit :

– Sans doute, jamais je n’ai tant vécu… Ah ! monvieux, ne te moque pas, ce sont les heures les plus courtes, cellesoù l’on meurt de souffrance !

Il baissa la voix, il continua gaiement, sous ses larmes malessuyées :

– Oui, tu sais tout, n’est-ce pas ? elles viennent, àelles deux, de me hacher le cœur. Mais c’est encore bon, vois-tu,presque aussi bon que des caresses, les blessures qu’elles font… Jesuis brisé, je n’en peux plus ; n’importe, tu ne sauraiscroire combien j’aime la vie !… Oh ! je finirai parl’avoir, cette enfant qui ne veut pas !

Vallagnosc dit simplement :

– Et après ?

– Après ?… Tiens ! je l’aurai ! N’est-cepoint assez ?… Si tu te crois fort, parce que tu refusesd’être bête et de souffrir ! Tu n’es qu’une dupe, pasdavantage !… Tâche donc d’en désirer une et de la tenirenfin : cela paye en une minute toutes les misères.

Mais Vallagnosc exagérait son pessimisme. À quoi bon tanttravailler, puisque l’argent ne donnait pas tout ? C’était luiqui aurait fermé boutique et qui se serait allongé sur le dos, pourne plus remuer un doigt, le jour où il aurait reconnu qu’avec desmillions on ne pouvait même pas acheter la femme désirée !Mouret, en l’écoutant, devenait grave. Puis, il repartitviolemment, il croyait à la toute-puissance de sa volonté.

– Je la veux, je l’aurai !… Et si elle m’échappe, tuverras quelle machine je bâtirai pour me guérir. Ce sera superbequand même… Tu n’entends pas cette langue, mon vieux :autrement, tu saurais que l’action contient en elle sa récompense.Agir, créer, se battre contre les faits, les vaincre ou être vaincupar eux, toute la joie et toute la santé humaines sontlà !

– Simple façon de s’étourdir, murmura l’autre.

– Eh bien ! j’aime mieux m’étourdir… Crever pourcrever, je préfère crever de passion que de creverd’ennui !

Ils rirent tous les deux, cela leur rappelait leurs vieillesdiscussions du collège. Vallagnosc, d’une voix molle, se plut alorsà étaler la platitude des choses. Il mettait une sorte defanfaronnade dans l’immobilité et le néant de son existence. Oui,il s’ennuierait le lendemain au ministère, comme il s’y étaitennuyé la veille ; en trois ans, on l’avait augmenté de sixcents francs, il était maintenant à trois mille six, pas même dequoi fumer des cigares propres ; ça devenait de plus en plusinepte, et si l’on ne se tuait pas, c’était par simple paresse,pour éviter de se déranger. Mouret lui ayant parlé de son mariageavec Mlle de Boves, il répondit que, malgrél’obstination de la tante à ne pas mourir, l’affaire allait êtreconclue ; du moins, il le pensait, les parents étaientd’accord, lui affectait de n’avoir pas de volonté. Pourquoi vouloirou ne pas vouloir, puisque jamais ça ne tournait comme on ledésirait ? Il donna en exemple son futur beau-père, quicomptait trouver en Mme Guibal une blondeindolente, le caprice d’une heure, et que la dame menait à coups defouet, ainsi qu’un vieux cheval dont on use les dernières forces.Tandis qu’on le croyait occupé à inspecter les étalons de Saint-Lô,elle achevait de le manger, dans une petite maison louée par lui àVersailles.

– Il est plus heureux que toi, dit Mouret en se levant.

– Oh ! lui, pour sûr ! déclara Vallagnosc. Il n’ya peut-être que le mal qui soit un peu drôle.

Mouret s’était remis. Il songeait à s’échapper ; mais il nevoulait pas que son départ eût l’air d’une fuite. Aussi, résolu àprendre une tasse de thé, rentra-t-il dans le grand salon avec sonami, plaisantant l’un et l’autre. Le baron Hartmann lui demanda sile manteau allait enfin ; et, sans se troubler, Mouretrépondit qu’il y renonçait pour son compte. Il y eut uneexclamation. Pendant que Mme Marty se hâtait de leservir, Mme de Boves accusait les magasins detenir toujours les vêtements trop étroits. Enfin, il put s’asseoirprès de Bouthemont, qui n’avait pas bougé. On les oublia, et surles questions inquiètes de celui-ci, désireux de connaître sonsort, il n’attendit pas d’être dans la rue, il lui apprit que cesmessieurs du conseil s’étaient décidés à se priver de ses services.Entre chaque phrase, il buvait une cuillerée de thé, tout enprotestant de son désespoir. Oh ! une querelle dont il seremettait à peine, car il avait quitté la salle hors de lui.Seulement, que faire ? il ne pouvait briser avec cesmessieurs, pour une simple question de personnel. Bouthemont, trèspâle, dut encore le remercier.

– Voilà un manteau terrible, fit remarquerMme Marty. Henriette n’en sort pas.

En effet, cette absence prolongée commençait à gêner tout lemonde. Mais, à l’instant même, Mme Desforgesreparut.

– Vous y renoncez aussi ? cria gaiementMme de Boves.

– Comment ça ?

– Oui, M. Mouret nous a dit que vous ne pouviez vousen tirer.

Henriette montra la plus grande surprise.

– M. Mouret a plaisanté. Ce manteau iraparfaitement.

Elle semblait très calme, souriante. Sans doute elle avaitbaigné ses paupières, car elles étaient fraîches, sans une rougeur.Tandis que tout son être tressaillait et saignait encore, elletrouvait la force de cacher sa torture, sous le masque de sa bonnegrâce mondaine. Ce fut avec son rire accoutumé qu’elle présenta dessandwiches à Vallagnosc. Le baron seul, qui la connaissait bien,remarqua la légère contraction de ses lèvres et le feu sombrequ’elle n’avait pu éteindre au fond de ses yeux. Il devina toute lascène.

– Mon Dieu ! chacun son goût, disaitMme de Boves, en acceptant elle aussi unsandwich. Je connais des femmes qui n’achèteraient pas un rubanailleurs qu’au Louvre. D’autres ne jurent que par le Bon Marché…C’est une question de tempérament sans doute.

– Le Bon Marché est bien province, murmuraMme Marty, et l’on est si bousculé auLouvre !

Ces dames étaient retombées sur les grands magasins. Mouret dutdonner son avis, il revint au milieu d’elles, et affecta d’êtrejuste. Une excellente maison que le Bon Marché, solide,respectable ; mais le Louvre avait certainement une clientèleplus brillante.

– Enfin, vous préférez le Bonheur des Dames, dit le baronsouriant.

– Oui, répondit tranquillement Mouret. Chez nous, on aimeles clientes.

Toutes les femmes présentes furent de son avis. C’était biencela, elles se trouvaient comme en partie fine au Bonheur, elles ysentaient une continuelle caresse de flatterie, une adorationépandue qui retenait les plus honnêtes. L’énorme succès du magasinvenait de cette séduction galante.

– À propos, demanda Henriette, qui voulait montrer unegrande liberté d’esprit, et ma protégée, qu’en faites-vous,monsieur Mouret ?… Vous savez,Mlle de Fontenailles.

Et, se tournant vers Mme Marty :

– Une marquise, ma chère, une pauvre fille tombée dans lagêne.

– Mais, dit Mouret, elle gagne ses trois francs par jour àcoudre des cahiers d’échantillons, et je crois que je vais luifaire épouser un de mes garçons de magasin.

– Fi ! l’horreur ! criaMme de Boves.

Il la regarda, il reprit de sa voix calme :

– Pourquoi donc, madame ? Est-ce qu’il ne vaut pasmieux pour elle épouser un brave garçon, un gros travailleur, quede courir le risque d’être ramassée par des fainéants sur letrottoir ?

Vallagnosc voulut intervenir, en plaisantant.

– Ne le poussez pas, madame. Il va vous dire que toutes lesvieilles familles de France devraient se mettre à vendre ducalicot.

– Mais, déclara Mouret, pour beaucoup d’entre elles ceserait au moins une fin honorable.

On finit par rire, le paradoxe semblait un peu fort. Lui,continuait à célébrer ce qu’il appelait l’aristocratie du travail.Une faible rougeur avait coloré les joues deMme de Boves, que sa gêne réduite auxexpédients enrageait ; tandis que Mme Marty,au contraire, approuvait, prise de remords, en songeant à sonpauvre mari. Justement, le domestique introduisit le professeur,qui venait la chercher. Il était plus sec, plus desséché par sesdures besognes, dans sa mince redingote luisante. Quand il eutremercié Mme Desforges d’avoir parlé pour lui auministère, il jeta vers Mouret le regard craintif d’un homme quirencontre le mal dont il mourra. Et il resta saisi d’entendre cedernier lui adresser la parole.

– N’est-ce pas, monsieur, que le travail mène àtout ?

– Le travail et l’épargne, répondit-il avec un légergrelottement de tout son corps. Ajoutez l’épargne, monsieur.

Cependant, Bouthemont était demeuré immobile dans son fauteuil.Les paroles de Mouret sonnaient encore à ses oreilles. Il se levaenfin, il vint dire tout bas à Henriette :

– Vous savez qu’il m’a signifié mon congé, oh ! trèsgentiment… Mais du diable s’il ne s’en repent pas ! Je viensde trouver mon enseigne : Aux Quatre Saisons, et je me planteprès de l’Opéra !

Elle le regarda, ses yeux s’assombrirent.

– Comptez sur moi, j’en suis… Attendez.

Et elle attira le baron Hartmann dans l’embrasure d’une fenêtre.Sans attendre, elle lui recommanda Bouthemont, le donna comme ungaillard qui allait à son tour révolutionner Paris, ens’établissant à son compte. Quand elle parla d’une commandite pourson nouveau protégé, le baron, bien qu’il ne s’étonnât plus derien, ne put réprimer un geste d’effarement. C’était le quatrièmegarçon de génie qu’elle lui confiait, il finissait par se sentirridicule. Mais il ne refusa pas nettement, l’idée de faire naîtreune concurrence au Bonheur des Dames lui plaisait même assez ;car il avait déjà inventé, en matière de banque, de se créer ainsides concurrences, pour en dégoûter les autres. Puis, l’aventurel’amusait. Il promit d’examiner l’affaire.

– Il faut que nous causions ce soir, revint dire Henrietteà l’oreille de Bouthemont. Vers neuf heures, ne manquez pas… Lebaron est à nous.

À ce moment, la vaste pièce s’emplissait de voix. Mouret,toujours debout au milieu de ces dames, avait retrouvé sa bonnegrâce : il se défendait gaiement de les ruiner en chiffons, iloffrait de démontrer, chiffres en main, qu’il leur faisaitéconomiser trente pour cent sur leurs achats. Le baron Hartmann leregardait, repris d’une admiration fraternelle d’ancien coureur deguilledou. Allons ! le duel était fini, Henriette restait parterre, elle ne serait certainement pas la femme qui devait venir.Et il crut revoir le profil modeste de la jeune fille, qu’il avaitaperçue en traversant l’antichambre. Elle était là, patiente,seule, redoutable dans sa douceur.

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