Au Bonheur des Dames

Chapitre 3

 

Chaque samedi, de quatre à six, Mme Desforgesoffrait une tasse de thé et des gâteaux aux personnes de sonintimité, qui voulaient bien la venir voir. L’appartement setrouvait au troisième, à l’encoignure des rues de Rivoli etd’Alger ; et les fenêtres des deux salons ouvraient sur lejardin des Tuileries.

Justement, ce samedi-là, comme un domestique allait l’introduiredans le grand salon, Mouret aperçut de l’antichambre, par une porterestée ouverte, Mme Desforges qui traversait lepetit salon. Elle s’était arrêtée en le voyant, et il entra par là,il la salua d’un air de cérémonie. Puis, quand le domestique eutrefermé la porte, il saisit vivement la main de la jeune femme,qu’il baisa avec tendresse.

– Prends garde, il y a du monde ! dit-elle tout bas,en désignant d’un signe la porte du grand salon. Je suis alléechercher cet éventail pour le leur montrer.

Et, du bout de l’éventail, elle lui donna gaiement un léger coupau visage. Elle était brune, un peu forte, avec de grands yeuxjaloux. Mais il avait gardé sa main, il demanda :

– Viendra-t-il ?

– Sans doute, répondit-elle. J’ai sa promesse.

Tous deux parlaient du baron Hartmann, directeur du CréditImmobilier. Mme Desforges, fille d’un conseillerd’État, était veuve d’un homme de Bourse qui lui avait laissé unefortune, niée par les uns, exagérée par les autres. Du vivant mêmede celui-ci, disait-on, elle s’était montrée reconnaissante pour lebaron Hartmann, dont les conseils de grand financier profitaient auménage ; et, plus tard, après la mort du mari, la liaisondevait avoir continué, mais toujours discrètement, sans uneimprudence, sans un éclat. Jamais Mme Desforges nes’affichait, on la recevait partout, dans la haute bourgeoisie oùelle était née. Même aujourd’hui que la passion du banquier, hommesceptique et fin, tournait à une simple affection paternelle, sielle se permettait d’avoir des amants qu’il lui tolérait, elleapportait, dans ses coups de cœur, une mesure et un tact sidélicats, une science du monde si adroitement appliquée, que lesapparences restaient sauves et que personne ne se serait permis demettre tout haut son honnêteté en doute. Ayant rencontré Mouretchez des amis communs, elle l’avait détesté d’abord ; puis,elle s’était donnée plus tard, comme emportée dans le brusque amourdont il l’attaquait, et, depuis qu’il manœuvrait de manière à tenirpar elle le baron, elle se prenait peu à peu d’une tendresse vraieet profonde, elle l’adorait avec la violence d’une femme detrente-cinq ans déjà, qui n’en avouait que vingt-neuf, désespéréede le sentir plus jeune, tremblant de le perdre.

– Est-il au courant ? reprit-il.

– Non, vous lui expliquerez vous-même l’affaire,répondit-elle, cessant de le tutoyer.

Elle le regardait, elle songeait qu’il ne devait rien savoir,pour l’employer ainsi auprès du baron, en affectant de leconsidérer simplement comme un vieil ami à elle. Mais il lui tenaittoujours la main, il l’appelait sa bonne Henriette, et elle sentitson cœur se fondre. Silencieusement, elle tendit les lèvres, lesappuya sur les siennes ; puis, à voix basse :

– Chut ! on m’attend… Entre derrière moi.

Des voix légères venaient du grand salon, assourdies par lestentures. Elle poussa la porte, dont elle laissa les deux battantsouverts, et elle remit l’éventail à une des quatre dames, quiétaient assises au milieu de la pièce.

– Tenez ! le voilà, dit-elle. Je ne savais plus,jamais ma femme de chambre ne l’aurait trouvé.

Et, se tournant, elle ajouta de son air gai :

– Entrez donc, monsieur Mouret, passez par le petit salon.Ce sera moins solennel.

Mouret salua ces dames, qu’il connaissait. Le salon, avec sonmeuble Louis XVI de brocatelle à bouquets, ses bronzes dorés,ses grandes plantes vertes, avait une intimité tendre de femme,malgré la hauteur du plafond ; et par les deux fenêtres, onapercevait les marronniers des Tuileries, dont le vent d’octobrebalayait les feuilles.

– Mais il n’est pas vilain du tout, ce chantilly !s’écria Mme Bourdelais, qui tenait l’éventail.

C’était une petite blonde de trente ans, le nez fin, les yeuxvifs, une amie de pension d’Henriette, qui avait épousé unsous-chef du ministère des Finances. De vieille famille bourgeoise,elle menait son ménage et ses trois enfants, avec une activité, unebonne grâce, un flair exquis de la vie pratique.

– Et tu as payé le morceau vingt-cinq francs ?reprit-elle en examinant chaque maille de la dentelle. Hein ?tu dis à Luc, chez une ouvrière du pays ?… Non, non, ce n’estpas cher… Mais il a fallu que tu le fisses monter.

– Sans doute, répondit Mme Desforges. Lamonture me coûte deux cents francs.

Alors, Mme Bourdelais se mit à rire. Si c’étaitlà ce qu’Henriette appelait une occasion ! Deux cents francs,une simple monture d’ivoire, avec un chiffre ! et pour un boutde chantilly, qui lui avait bien fait économiser cent sous !On trouvait à cent vingt francs les mêmes éventails tout montés.Elle cita une maison, rue Poissonnière.

Cependant, l’éventail faisait le tour de ces dames.Mme Guibal lui accorda à peine un coup d’œil. Elleétait grande et mince, de cheveux roux, avec un visage noyéd’indifférence, où ses yeux gris mettaient par moments, sous sonair détaché, les terribles faims de l’égoïsme. Jamais on ne lavoyait en compagnie de son mari, un avocat connu au Palais, qui,disait-on, menait de son côté la vie libre, tout à ses loisirs et àses plaisirs.

– Oh ! murmura-t-elle en passant l’éventail àMme de Boves, je n’en ai pas acheté deux dansma vie… On vous en donne toujours de trop.

La comtesse répondit d’une voix finement ironique :

– Vous êtes heureuse, ma chère, d’avoir un mari galant.

Et, se penchant vers sa fille, une grande personne de vingt anset demi :

– Regarde donc le chiffre, Blanche. Quel jolitravail !… C’est le chiffre qui a dû augmenter ainsi lamonture.

Mme de Boves venait de dépasser laquarantaine. C’était une femme superbe, à encolure de déesse, avecune grande face régulière et de larges yeux dormants, que son mari,inspecteur général des haras, avait épousée pour sa beauté. Elleparaissait toute remuée par la délicatesse du chiffre, commeenvahie d’un désir dont l’émotion pâlissait son regard. Et,brusquement :

– Donnez-nous donc votre avis, monsieur Mouret. Est-ce tropcher, deux cents francs, cette monture ?

Mouret était resté debout, au milieu des cinq femmes, souriant,s’intéressant à ce qui les intéressait. Il prit l’éventail,l’examina ; et il allait se prononcer, lorsque le domestiqueouvrit la porte, en disant :

– Madame Marty.

Une femme maigre entra, laide, ravagée de petite vérole, miseavec une élégance compliquée. Elle était sans âge, ses trente-cinqans en valaient quarante ou trente, selon la fièvre nerveuse quil’animait. Un sac de cuir rouge, qu’elle n’avait pas lâché, pendaità sa main droite.

– Chère madame, dit-elle à Henriette, vous m’excusez, avecmon sac… Imaginez-vous, en venant vous voir, je suis entrée auBonheur, et comme j’ai encore fait des folies, je n’ai pas voululaisser ceci en bas, dans mon fiacre, de peur d’être volée.

Mais elle venait d’apercevoir Mouret, elle reprit enriant :

– Ah ! monsieur, ce n’était point pour vous faire dela réclame, puisque j’ignorais que vous fussiez là… Vous avezvraiment en ce moment des dentelles extraordinaires.

Cela détourna l’attention de l’éventail, que le jeune homme posasur un guéridon. Maintenant, ces dames étaient prises du besoincurieux de voir ce que Mme Marty avait acheté. Onla connaissait pour sa rage de dépense, sans force devant latentation, d’une honnêteté stricte, incapable de céder à un amant,mais tout de suite lâche et la chair vaincue, devant le moindrebout de chiffon. Fille d’un petit employé, elle ruinait aujourd’huison mari, professeur de cinquième au lycée Bonaparte, qui devaitdoubler ses six mille francs d’appointements en courant le cachet,pour suffire au budget sans cesse croissant du ménage. Et ellen’ouvrait pas son sac, elle le serrait sur ses genoux, parlait desa fille Valentine, âgée de quatorze ans, une de ses coquetteriesles plus chères, car elle l’habillait comme elle, de toutes lesnouveautés de la mode, dont elle subissait l’irrésistibleséduction.

– Vous savez, expliqua-t-elle, on fait cet hiver aux jeunesfilles des robes garnies d’une petite dentelle… Naturellement,quand j’ai vu une valenciennes très jolie…

Elle se décida enfin à ouvrir le sac. Ces dames allongeaient lecou, lorsque, dans le silence, on entendit le timbre del’antichambre.

– C’est mon mari, balbutia Mme Marty pleinede trouble. Il doit venir me chercher, en sortant de Bonaparte.

Vivement, elle avait refermé le sac, et elle le fit disparaîtresous un fauteuil, d’un mouvement instinctif. Toutes ces dames semirent à rire. Alors, elle rougit de sa précipitation, elle lereprit sur ses genoux, en disant que les hommes ne comprenaientjamais et qu’ils n’avaient pas besoin de savoir.

– Monsieur de Boves, monsieur de Vallagnosc,annonça le domestique.

Ce fut un étonnement. Mme de Boveselle-même ne comptait pas sur son mari. Ce dernier, bel homme,portant les moustaches à l’impériale, de l’air militairementcorrect aimé des Tuileries, baisa la main deMme Desforges, qu’il avait connue jeune, chez sonpère. Et il s’effaça pour que l’autre visiteur, un grand garçonpâle, d’une pauvreté de sang distinguée, pût à son tour saluer lamaîtresse de la maison. Mais, à peine la conversationreprenait-elle, que deux légers cris s’élevèrent :

– Comment ! c’est toi, Paul !

– Tiens ! Octave !

Mouret et Vallagnosc se serraient les mains. À son tour,Mme Desforges témoignait sa surprise. Ils seconnaissaient donc ? Certes, ils avaient grandi côte à côte,au collège de Plassans ; et le hasard était qu’ils ne sefussent pas encore rencontrés chez elle.

Cependant, les mains toujours liées, ils passèrent enplaisantant dans le petit salon, au moment où le domestiqueapportait le thé, un service de Chine sur un plateau d’argent,qu’il posa près de Mme Desforges, au milieu duguéridon de marbre, à légère galerie de cuivre. Ces dames serapprochaient, causaient plus haut, toutes aux paroles sans fin quise croisaient ; pendant que M. de Boves, deboutderrière elles, se penchait par instants, disait un mot avec sagalanterie de beau fonctionnaire. La vaste pièce, si tendre et sigaie d’ameublement, s’égayait encore de ces voix bavardes, coupéesde rires.

– Ah ! ce vieux Paul ! répétait Mouret.

Il s’était assis près de Vallagnosc, sur un canapé. Seuls aufond du petit salon, un boudoir très coquet tendu de soie boutond’or, loin des oreilles et ne voyant plus eux-mêmes ces dames quepar la porte grande ouverte, ils ricanèrent, les yeux dans lesyeux, en s’allongeant des tapes sur les genoux. Toute leur jeunesses’éveillait, le vieux collège de Plassans, avec ses deux cours, sesétudes humides, et le réfectoire où l’on mangeait tant de morue, etle dortoir où les oreillers volaient de lit en lit, dès que le pionronflait. Paul, d’une ancienne famille parlementaire, petitenoblesse ruinée et boudeuse, était un fort en thème, toujourspremier, donné en continuel exemple par le professeur, qui luiprédisait le plus bel avenir ; tandis qu’Octave, à la queue dela classe, pourrissait parmi les cancres, heureux et gras, sedépensant au-dehors en plaisirs violents. Malgré leur différence denature, une camaraderie étroite les avait pourtant rendusinséparables, jusqu’à leur baccalauréat, dont ils s’étaient tirés,l’un avec gloire, l’autre tout juste d’une façon suffisante, aprèsdeux épreuves fâcheuses. Puis, l’existence les avait emportés, etils se retrouvaient au bout de dix ans, déjà changés etvieillis.

– Voyons, demanda Mouret, que deviens-tu ?

– Mais je ne deviens rien.

Vallagnosc, dans la joie de leur rencontre, gardait son air laset désenchanté ; et, comme son ami, étonné, insistait, endisant :

– Enfin, tu fais bien quelque chose… Que fais-tu ?

– Rien, répondit-il.

Octave se mit à rire. Rien, ce n’était pas assez. Phrase àphrase, il finit par obtenir l’histoire de Paul, l’histoire communedes garçons pauvres, qui croient devoir à leur naissance de resterdans les professions libérales, et qui s’enterrent au fond d’unemédiocrité vaniteuse, heureux encore quand ils ne crèvent pas lafaim, avec des diplômes plein leurs tiroirs. Lui, avait fait sondroit par tradition de famille ; puis, il était demeuré à lacharge de sa mère veuve, qui ne savait déjà comment placer ses deuxfilles. Une honte enfin l’avait pris, et, laissant les trois femmesvivre mal des débris de leur fortune, il était venu occuper unepetite place au ministère de l’Intérieur, où il se tenait enfoui,comme une taupe dans son trou.

– Et qu’est-ce que tu gagnes ? reprit Mouret.

– Trois mille francs.

– Mais c’est une pitié ! Ah ! mon pauvre vieux,ça me fait de la peine pour toi… Comment ! un garçon si fort,qui nous roulait tous ! Et ils ne te donnent que trois millefrancs, après t’avoir abruti pendant cinq ans déjà ! Non, cen’est pas juste !

Il s’interrompit, il fit un retour sur lui-même.

– Moi, je leur ai tiré ma révérence… Tu sais ce que je suisdevenu ?

– Oui, dit Vallagnosc. On m’a conté que tu étais dans lecommerce. Tu as cette grande maison de la place Gaillon, n’est-cepas ?

– C’est cela… Calicot, mon vieux !

Mouret avait relevé la tête, et il lui tapa de nouveau sur legenou, il répéta avec la gaieté solide d’un gaillard sans hontepour le métier qui l’enrichissait :

– Calicot, en plein !… Ma foi, tu te rappelles, je nemordais guère à leurs machines, bien qu’au fond je ne me soisjamais jugé plus bête qu’un autre. Quand j’ai eu passé mon bachot,pour contenter ma famille, j’aurais parfaitement pu devenir unavocat ou un médecin comme les camarades ; mais ces métiers-làm’ont fait peur, tant on voit de gens y tirer la langue… Alors, monDieu ! j’ai jeté la peau d’âne au vent, oh ! sans regret,et j’ai piqué une tête dans les affaires.

Vallagnosc souriait d’un air d’embarras. Il finit parmurmurer :

– Il est de fait que ton diplôme de bachelier ne doit paste servir à grand-chose pour vendre de la toile.

– Ma foi ! répondit Mouret joyeusement, tout ce que jedemande, c’est qu’il ne me gêne pas… Et, tu sais, quand on a eu labêtise de se mettre ça entre les jambes, il n’est pas commode des’en dépêtrer. On s’en va à pas de tortue dans la vie, lorsque lesautres, ceux qui ont les pieds nus, courent comme des dératés.

Puis, remarquant que son ami semblait souffrir, il lui prit lesmains, il continua :

– Voyons, je ne veux pas te faire de la peine, mais avoueque tes diplômes n’ont satisfait aucun de tes besoins… Sais-tu quemon chef de rayon, à la soie, touchera plus de douze mille francscette année ? Parfaitement ! un garçon d’une intelligencetrès nette, qui s’en est tenu à l’orthographe et aux quatre règles…Les vendeurs ordinaires, chez moi, se font trois et quatre millefrancs, plus que tu ne gagnes toi-même ; et ils n’ont pascoûté tes frais d’instruction, ils n’ont pas été lancés dans lemonde, avec la promesse signée de le conquérir… Sans doute, gagnerde l’argent n’est pas tout. Seulement, entre les pauvres diablesfrottés de science qui encombrent les professions libérales, sans ymanger à leur faim, et les garçons pratiques, armés pour la vie,sachant à fond leur métier, ma foi ! je n’hésite pas, je suispour ceux-ci contre ceux-là, je trouve que les gaillardscomprennent joliment leur époque !

Sa voix s’était échauffée ; Henriette, qui servait le thé,avait tourné la tête. Quand il la vit sourire, au fond du grandsalon, et qu’il aperçut deux autres dames prêtant l’oreille, ils’égaya le premier de ses phrases.

– Enfin, mon vieux, tout calicot qui débute est aujourd’huidans la peau d’un millionnaire.

Vallagnosc se renversait mollement sur le canapé. Il avait ferméles yeux à demi, dans une pose de fatigue et de dédain, où unepointe d’affectation s’ajoutait au réel épuisement de sa race.

– Bah ! murmura-t-il, la vie ne vaut pas tant depeine. Rien n’est drôle.

Et, comme Mouret, révolté, le regardait d’un air de surprise, ilajouta :

– Tout arrive et rien n’arrive. Autant rester les brascroisés.

Alors, il dit son pessimisme, les médiocrités et les avortementsde l’existence. Un moment, il avait rêvé de littérature, et il luiétait resté de sa fréquentation avec des poètes une désespéranceuniverselle. Toujours, il concluait à l’inutilité de l’effort, àl’ennui des heures également vides, à la bêtise finale du monde.Les jouissances rataient, il n’y avait pas même de joie à malfaire.

– Voyons, est-ce que tu t’amuses, toi ? finit-il pardemander…

Mouret en était arrivé à une stupeur d’indignation. Ilcria :

– Comment ! si je m’amuse !… Ah ! çà, quechantes-tu ? Tu en es là, mon vieux !… Mais, sans doute,je m’amuse, et même lorsque les choses craquent, parce qu’alors jesuis furieux de les entendre craquer. Moi, je suis un passionné, jene prends pas la vie tranquillement, c’est ce qui m’y intéressepeut-être.

Il jeta un coup d’œil vers le salon, il baissa la voix.

– Oh ! il y a des femmes qui m’ont bien embêté, ça jele confesse. Mais, quand j’en tiens une, je la tiens, quediable ! et ça ne rate pas toujours, et je ne donne ma part àpersonne, je t’assure… Puis, ce ne sont pas encore les femmes, dontje me moque après tout. Vois-tu, c’est de vouloir et d’agir, c’estde créer enfin… Tu as une idée, tu te bats pour elle, tu l’enfoncesà coups de marteau dans la tête des gens, tu la vois grandir ettriompher… Ah ! oui, mon vieux, je m’amuse !

Toute la joie de l’action, toute la gaieté de l’existencesonnaient dans ses paroles. Il répéta qu’il était de son époque.Vraiment, il fallait être mal bâti, avoir le cerveau et les membresattaqués, pour se refuser à la besogne, en un temps de si largetravail, lorsque le siècle entier se jetait à l’avenir. Et ilraillait les désespérés, les dégoûtés, les pessimistes, tous cesmalades de nos sciences commençantes, qui prenaient des airspleureurs de poètes ou des mines pincées de sceptiques, au milieude l’immense chantier contemporain. Un joli rôle, et propre, etintelligent, que de bâiller d’ennui devant le labeur desautres !

– C’est mon seul plaisir, de bâiller devant les autres, ditVallagnosc en souriant de son air froid.

Du coup, la passion de Mouret tomba. Il redevint affectueux.

– Ah ! ce vieux Paul, toujours le même, toujoursparadoxal !… Hein ? nous ne nous retrouvons pas pour nousquereller. Chacun a ses idées, heureusement. Mais il faudra que jete montre ma machine en branle, tu verras que ce n’est pas si bête…Allons, donne-moi des nouvelles. Ta mère et tes sœurs se portentbien, j’espère ? Et n’as-tu pas dû te marier à Plassans, il ya six mois ?

Un mouvement brusque de Vallagnosc l’arrêta ; et, commecelui-ci avait fouillé le salon d’un regard inquiet, il se tourna àson tour, il remarqua que Mlle de Boves ne lesquittait pas des yeux. Grande et forte, Blanche ressemblait à samère ; seulement, chez elle, le masque s’empâtait déjà, lestraits gros, soufflés d’une mauvaise graisse. Paul, sur unequestion discrète, répondit que rien n’était fait encore ;peut-être même rien ne se ferait. Il avait connu la jeune personnechez Mme Desforges, où il était venu beaucoupl’autre hiver, mais où il ne reparaissait que rarement, ce quiexpliquait comment il avait pu ne pas s’y rencontrer avec Octave. Àleur tour, les Boves le recevaient, et il aimait surtout le père,un ancien viveur qui prenait sa retraite dans l’administration.D’ailleurs, pas de fortune : Mme de Bovesn’avait apporté à son mari que sa beauté de Junon, la famillevivait d’une dernière ferme hypothéquée, au mince produit delaquelle s’ajoutaient heureusement les neuf mille francs touchéspar le comte, comme inspecteur général des haras. Et ces dames, lamère et la fille, très serrées d’argent par celui-ci, que des coupsde tendresse continuaient à dévorer au-dehors, en étaient parfoisréduites à refaire leurs robes elles-mêmes.

– Alors, pourquoi ? demanda simplement Mouret.

– Mon Dieu ! il faut bien en finir, dit Vallagnosc,avec un mouvement fatigué des paupières. Et puis, il y a desespérances, nous attendons la mort prochaine d’une tante.

Cependant, Mouret, qui ne quittait plus du regardM. de Boves, assis, près de Mme Guibal,empressé, avec le rire tendre d’un homme en campagne, se retournavers son ami et cligna les yeux d’un air tellement significatif,que ce dernier ajouta :

– Non, pas celle-ci… Pas encore, du moins… Le malheur estque son service l’appelle aux quatre coins de la France, dans lesdépôts d’étalons, et qu’il a de la sorte de continuels prétextespour disparaître. Le mois passé, tandis que sa femme le croyait àPerpignan, il vivait à l’hôtel, en compagnie d’une maîtresse depiano, au fond d’un quartier perdu.

Il y eut un silence. Puis, le jeune homme, qui surveillait à sontour les galanteries du comte auprès de Mme Guibal,reprit tout bas :

– Ma foi, tu as raison… D’autant plus que la chère damen’est guère farouche, à ce qu’on raconte. Il y a sur elle unehistoire d’officier bien drôle… Mais regarde-le donc ! est-ilcomique, à la magnétiser du coin de l’œil ! La vieille France,mon cher !… Moi, je l’adore, cet homme-là, et il pourra biendire que c’est pour lui, si j’épouse sa fille !

Mouret riait, très amusé. Il questionna de nouveau Vallagnosc,et quand il sut que la première idée d’un mariage, entre celui-ciet Blanche, venait de Mme Desforges, il trouval’histoire meilleure encore. Cette bonne Henriette goûtait unplaisir de veuve à marier les gens ; si bien que, lorsqu’elleavait pourvu les filles, il lui arrivait de laisser les pèreschoisir des amies dans sa société ; mais cela naturellement,en toute bonne grâce, sans que le monde y trouvât jamais matière àscandale. Et Mouret, qui l’aimait en homme actif et pressé, habituéà chiffrer ses tendresses, oubliait alors tout calcul de séductionet se sentait pour elle une amitié de camarade.

Justement, elle parut à la porte du petit salon, suivie d’unvieillard, âgé d’environ soixante ans, dont les deux amis n’avaientpas remarqué l’entrée. Ces dames prenaient par moments des voixaiguës, que le léger tintement des cuillers dans les tasses deChine accompagnait ; et l’on entendait de temps à autre, aumilieu d’un court silence, le bruit d’une soucoupe trop vivementreposée sur le marbre du guéridon. Un brusque rayon du soleilcouchant, qui venait de paraître au bord d’un grand nuage, doraitles cimes des marronniers du jardin, entrait par les fenêtres enune poussière d’or rouge, dont l’incendie allumait la brocatelle etles cuivres des meubles.

– Par ici, mon cher baron, disaitMme Desforges. Je vous présente M. OctaveMouret, qui a le plus vif désir de vous témoigner sa grandeadmiration.

Et, se tournant vers Octave, elle ajouta :

– Monsieur le baron Hartmann.

Un sourire pinçait finement les lèvres du vieillard. C’était unhomme petit et vigoureux, à grosse tête alsacienne, et dont la faceépaisse s’éclairait d’une flamme d’intelligence, au moindre pli dela bouche, au plus léger clignement des paupières. Depuis quinzejours, il résistait au désir d’Henriette, qui lui demandait cetteentrevue ; non pas qu’il éprouvât une jalousie exagérée,résigné en homme d’esprit à son rôle de père ; mais parce quec’était le troisième ami dont Henriette lui faisait faire laconnaissance, et qu’à la longue, il craignait un peu le ridicule.Aussi, en abordant Octave, avait-il le rire discret d’un protecteurriche, qui, s’il veut bien se montrer charmant, ne consent pas àêtre dupe.

– Oh ! monsieur, disait Mouret avec son enthousiasmede Provençal, la dernière opération du Crédit Immobilier a été siétonnante ! Vous ne sauriez croire combien je suis heureux etfier de vous serrer la main.

– Trop aimable, monsieur, trop aimable, répétait le barontoujours souriant.

Henriette les regardait de ses yeux clairs, sans un embarras.Elle restait entre les deux, levait sa jolie tête, allait de l’un àl’autre ; et, dans sa robe de dentelle qui découvrait sespoignets et son cou délicats, elle avait un air ravi, à les voir sibien d’accord.

– Messieurs, finit-elle par dire, je vous laissecauser.

Puis, se tournant vers Paul, qui s’était mis debout, elleajouta :

– Voulez-vous une tasse de thé, monsieur deVallagnosc ?

– Volontiers, madame.

Et tous deux rentrèrent dans le salon.

Lorsque Mouret eut repris sa place sur le canapé, près du baronHartmann, il se répandit en nouveaux éloges à propos des opérationsdu Crédit Immobilier. Puis, il attaqua le sujet, qui lui tenait aucœur, il parla de la nouvelle voie, du prolongement de la rueRéaumur, dont on allait ouvrir une section, sous le nom de rue duDix-Décembre, entre la place de la Bourse et la place de l’Opéra.L’utilité publique était déclarée depuis dix-huit mois, le juryd’expropriation venait d’être nommé, tout le quartier sepassionnait pour cette trouée énorme, s’inquiétant de l’époque destravaux, s’intéressant aux maisons condamnées. Il y avait près detrois ans que Mouret attendait ces travaux, d’abord dans laprévision d’un mouvement plus actif des affaires, ensuite avec desambitions d’agrandissement, qu’il n’osait avouer tout haut, tantson rêve s’élargissait. Comme la rue du Dix-Décembre devait couperla rue de Choiseul et la rue de la Michodière, il voyait le Bonheurdes Dames envahir tout le pâté entouré par ces rues et la rueNeuve-Saint-Augustin, il l’imaginait déjà avec une façade de palaissur la voie nouvelle, dominateur, maître de la ville conquise. Etde là était né son vif désir de connaître le baron Hartmann,lorsqu’il avait appris que le Crédit Immobilier, par un traitépassé avec l’administration, prenait l’engagement de percer etd’établir la rue du Dix-Décembre, à la condition qu’on luiabandonnerait la propriété des terrains en bordure.

– Vraiment, répétait-il en tâchant de montrer un air naïf,vous leur livrerez la rue toute faite, avec les égouts, lestrottoirs, les becs de gaz ? Et les terrains en borduresuffiront pour vous indemniser ? Oh ! c’est curieux, trèscurieux !

Enfin, il arriva au point délicat. Il avait su que le CréditImmobilier faisait, secrètement, acheter les maisons du pâté où setrouvait le Bonheur des Dames, non seulement celles qui devaienttomber sous la pioche des démolisseurs, mais encore les autres,celles qui allaient rester debout. Et il flairait là le projet dequelque établissement futur, il était très inquiet pour lesagrandissements dont il élargissait le rêve, pris de peur à l’idéede se heurter un jour contre une société puissante, propriétaired’immeubles qu’elle ne lâcherait certainement pas. C’était mêmecette peur qui l’avait décidé à mettre au plus tôt un lien entre lebaron et lui, le lien aimable d’une femme, si étroit entre leshommes de nature galante. Sans doute, il aurait pu voir lefinancier dans son cabinet, pour causer à l’aise de la grosseaffaire qu’il voulait lui proposer. Mais il se sentait plus fortchez Henriette, il savait combien la possession commune d’unemaîtresse rapproche et attendrit. Être tous les deux chez elle,dans son parfum aimé, l’avoir là prête à les convaincre d’unsourire, lui semblait une certitude de succès.

– N’avez-vous pas acheté l’ancien hôtel Duvillard, cettevieille bâtisse qui me touche ? finit-il par demanderbrusquement.

Le baron Hartmann eut une courte hésitation, puis il nia. Mais,le regardant en face, Mouret se mit à rire ; et il joua dèslors le rôle d’un bon jeune homme, le cœur sur la main, rond enaffaires.

– Tenez ! monsieur le baron, puisque j’ai l’honneurinespéré de vous rencontrer, il faut que je me confesse… Oh !je ne vous demande pas vos secrets. Seulement, je vais vous confierles miens, persuadé que je ne saurais les placer en des mains plussages… D’ailleurs, j’ai besoin de vos conseils, il y a longtempsque je n’osais vous aller voir.

Il se confessa en effet, il raconta ses débuts, il ne cacha mêmepas la crise financière qu’il traversait, au milieu de sontriomphe. Tout défila, les agrandissements successifs, les gainsremis continuellement dans l’affaire, les sommes apportées par sesemployés, la maison risquant son existence à chaque mise en ventenouvelle, où le capital entier était joué comme sur un coup decartes. Pourtant, ce n’était pas de l’argent qu’il demandait, caril avait en sa clientèle une foi de fanatique. Son ambitiondevenait plus haute, il proposait au baron une association, danslaquelle le Crédit Immobilier apporterait le palais colossal qu’ilvoyait en rêve, tandis que lui, pour sa part, donnerait son génieet le fonds de commerce déjà créé. On estimerait les apports, rienne lui paraissait d’une réalisation plus facile.

– Qu’allez-vous faire de vos terrains et de vosimmeubles ? demandait-il avec insistance. Vous avez une idée,sans doute. Mais je suis bien certain que votre idée ne vaut pas lamienne. Songez à cela. Nous bâtissons sur les terrains une galeriede vente, nous démolissons ou nous aménageons les immeubles, etnous ouvrons les magasins les plus vastes de Paris, un bazar quifera des millions.

Et il laissa échapper ce cri du cœur :

– Ah ! si je pouvais me passer de vous !… Maisvous tenez tout, maintenant. Et puis, je n’aurais jamais lesavances nécessaires… Voyons, il faut nous entendre, ce serait unmeurtre.

– Comme vous y allez, cher monsieur ! se contenta derépondre le baron Hartmann. Quelle imagination !

Il hochait la tête, il continuait de sourire, décidé à ne pasrendre confidence pour confidence. Le projet du Crédit Immobilierétait de créer, sur la rue du Dix-Décembre, une concurrence auGrand-Hôtel, un établissement luxueux, dont la situation centraleattirerait les étrangers. D’ailleurs, comme l’hôtel devait occuperseulement les terrains en bordure, le baron aurait pu quand mêmeaccueillir l’idée de Mouret, traiter pour le reste du pâté demaisons, d’une superficie très vaste encore. Mais il avait déjàcommandité deux amis d’Henriette, il se lassait un peu de son fastede protecteur complaisant. Puis, malgré sa passion de l’activité,qui lui faisait ouvrir sa bourse à tous les garçons d’intelligenceet de courage, le coup de génie commercial de Mouret l’étonnaitplus qu’il ne le séduisait. N’était-ce pas une opérationfantaisiste et imprudente, ce magasin gigantesque ? Nerisquait-on pas une catastrophe certaine, à vouloir élargir ainsihors de toute mesure le commerce des nouveautés ? Enfin, il necroyait pas, il refusait.

– Sans doute, l’idée peut séduire, disait-il. Seulement,elle est d’un poète… Où prendriez-vous la clientèle pour emplir unepareille cathédrale ?

Mouret le regarda un moment en silence, comme stupéfait de sonrefus. Était-ce possible ? un homme d’un tel flair, quisentait l’argent à toutes les profondeurs ! Et, tout d’uncoup, il eut un geste de grande éloquence, il montra ces dames dansle salon, en criant :

– La clientèle, mais la voilà !

Le soleil pâlissait, la poussière d’or rouge n’était plus qu’unelueur blonde, dont l’adieu se mourait dans la soie des tentures etles panneaux des meubles. À cette approche du crépuscule, uneintimité noyait la grande pièce d’une tiède douceur. Tandis queM. de Boves et Paul de Vallagnosc causaient devant unedes fenêtres, les yeux perdus au loin sur le jardin, ces damess’étaient rapprochées, faisaient là, au milieu, un étroit cercle dejupes, d’où montaient des rires, des paroles chuchotées, desquestions et des réponses ardentes, toute la passion de la femmepour la dépense et le chiffon. Elles causaient toilette,Mme de Boves racontait une robe de bal.

– D’abord, un transparent de soie mauve, et puis,là-dessus, des volants de vieil alençon, haut de trentecentimètres…

– Oh ! s’il est permis ! interrompaitMme Marty. Il y a des femmes heureuses !

Le baron Hartmann, qui avait suivi le geste de Mouret, regardaitces dames, par la porte restée grande ouverte. Et il les écoutaitd’une oreille, pendant que le jeune homme, enflammé du désir de leconvaincre, se livrait davantage, lui expliquait le mécanisme dunouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basé maintenantsur le renouvellement continu et rapide du capital, qu’ils’agissait de faire passer en marchandises le plus de foispossible, dans la même année. Ainsi, cette année-là, son capital,qui était seulement de cinq cent mille francs, venait de passerquatre fois et avait ainsi produit deux millions d’affaires. Unemisère, d’ailleurs, qu’on décuplerait, car il se disait certain defaire plus tard reparaître le capital quinze et vingt fois, danscertains comptoirs.

– Vous entendez, monsieur le baron, toute la mécanique estlà. C’est bien simple, mais il fallait le trouver. Nous n’avons pasbesoin d’un gros roulement de fonds. Notre effort unique est denous débarrasser très vite de la marchandise achetée, pour laremplacer par d’autre, ce qui fait rendre au capital autant de foisson intérêt. De cette manière, nous pouvons nous contenter d’unpetit bénéfice ; comme nos frais généraux s’élèvent au chiffreénorme de seize pour cent, et que nous ne prélevons guère sur lesobjets que vingt pour cent de gain, c’est donc un bénéfice dequatre pour cent au plus ; seulement, cela finira par fairedes millions, lorsqu’on opérera sur des quantités de marchandisesconsidérables et sans cesse renouvelées… Vous suivez, n’est-cepas ? rien de plus clair.

Le baron hocha de nouveau la tête. Lui, qui avait accueilli lescombinaisons les plus hardies, et dont on citait encore lestémérités, lors des premiers essais de l’éclairage au gaz, restaitinquiet et têtu.

– J’entends bien, répondit-il. Vous vendez bon marché pourvendre beaucoup, et vous vendez beaucoup pour vendre bon marché…Seulement, il faut vendre, et j’en reviens à ma question : àqui vendrez-vous ? comment espérez-vous entretenir une venteaussi colossale ?

Un éclat brusque de voix, venu du salon, coupa les explicationsde Mouret. C’était Mme Guibal qui aurait préféréles volants de vieil alençon en tablier seulement.

– Mais, ma chère, disait Mme de Boves,le tablier en était couvert aussi. Jamais je n’ai rien vu de plusriche.

– Tiens ! vous me donnez une idée, reprenaitMme Desforges. J’ai déjà quelques mètres d’alençon…Il faut que j’en cherche pour une garniture.

Et les voix tombèrent, ne furent plus qu’un murmure. Deschiffres sonnaient, tout un marchandage fouettait les désirs, cesdames achetaient des dentelles à pleines mains.

– Eh ! dit enfin Mouret, quand il put parler, on vendce qu’on veut, lorsqu’on sait vendre ! Notre triomphe estlà.

Alors, avec sa verve provençale, en phrases chaudes quiévoquaient les images, il montra le nouveau commerce à l’œuvre. Cefut d’abord la puissance décuplée de l’entassement, toutes lesmarchandises accumulées sur un point, se soutenant et sepoussant ; jamais de chômage ; toujours l’article de lasaison était là ; et, de comptoir en comptoir, la cliente setrouvait prise, achetait ici l’étoffe, plus loin le fil, ailleursle manteau, s’habillait, puis tombait dans des rencontresimprévues, cédait au besoin de l’inutile et du joli. Ensuite, ilcélébra la marque en chiffres connus. La grande révolution desnouveautés partait de cette trouvaille. Si l’ancien commerce, lepetit commerce agonisait, c’était qu’il ne pouvait soutenir lalutte des bas prix, engagée par la marque. Maintenant, laconcurrence avait lieu sous les yeux mêmes du public, une promenadeaux étalages établissait les prix, chaque magasin baissait, secontentait du plus léger bénéfice possible ; aucune tricherie,pas de coup de fortune longtemps médité sur un tissu vendu ledouble de sa valeur, mais des opérations courantes, un tant pourcent régulier prélevé sur tous les articles, la fortune mise dansle bon fonctionnement d’une vente, d’autant plus large qu’elle sefaisait au grand jour. N’était-ce pas une création étonnante ?Elle bouleversait le marché, elle transformait Paris, car elleétait faite de la chair et du sang de la femme.

– J’ai la femme, je me fiche du reste ! dit-il dans unaveu brutal, que la passion lui arracha.

À ce cri, le baron Hartmann parut ébranlé. Son sourire perdaitsa pointe ironique, il regardait le jeune homme, gagné peu à peupar sa foi, pris pour lui d’un commencement de tendresse.

– Chut ! murmura-t-il paternellement, elles vont vousentendre.

Mais ces dames parlaient maintenant toutes à la fois, tellementexcitées, qu’elles ne s’écoutaient même plus entre elles.Mme de Boves achevait la description de latoilette de soirée : une tunique de soie mauve, drapée etretenue par des nœuds de dentelle ; le corsage décolleté trèsbas, et encore des nœuds de dentelle aux épaules.

– Vous verrez, disait-elle, je me fais faire un corsagepareil avec un satin…

– Moi, interrompait Mme Bourdelais, j’aivoulu du velours, oh ! une occasion !

Mme Marty demandait :

– Hein ? combien la soie ?

Puis, toutes les voix repartirent ensemble.Mme Guibal, Henriette, Blanche, mesuraient,coupaient, gâchaient. C’était un saccage d’étoffes, la mise aupillage des magasins, un appétit de luxe qui se répandait entoilettes jalousées et rêvées, un bonheur tel à être dans lechiffon, qu’elles y vivaient enfoncées, ainsi que dans l’air tièdenécessaire à leur existence.

Mouret, cependant, avait jeté un coup d’œil vers le salon. Et,en quelques phrases dites à l’oreille du baron Hartmann, comme s’illui eût fait de ces confidences amoureuses qui se risquent parfoisentre hommes, il acheva d’expliquer le mécanisme du grand commercemoderne. Alors, plus haut que les faits déjà donnés, au sommet,apparut l’exploitation de la femme. Tout y aboutissait, le capitalsans cesse renouvelé, le système de l’entassement des marchandises,le bon marché qui attire, la marque en chiffres connus quitranquillise. C’était la femme que les magasins se disputaient parla concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuel piège deleurs occasions, après l’avoir étourdie devant leurs étalages. Ilsavaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient unetentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d’abord àdes achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puisdévorée. En décuplant la vente, en démocratisant le luxe, ilsdevenaient un terrible agent de dépense, ravageaient les ménages,travaillaient au coup de folie de la mode, toujours plus chère. Etsi, chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans sesfaiblesses, entourée de prévenances, elle y régnait en reineamoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paye d’une goutte deson sang chacun de ses caprices. Sous la grâce même de sagalanterie, Mouret laissait ainsi passer la brutalité d’un juifvendant de la femme à la livre : il lui élevait un temple, lafaisait encenser par une légion de commis, créait le rite d’unculte nouveau ; il ne pensait qu’à elle, cherchait sansrelâche à imaginer des séductions plus grandes ; et, derrièreelle, quand il lui avait vidé la poche et détraqué les nerfs, ilétait plein du secret mépris de l’homme auquel une maîtresse vientde faire la bêtise de se donner.

– Ayez donc les femmes, dit-il tout bas au baron, en riantd’un rire hardi, vous vendrez le monde !

Maintenant, le baron comprenait. Quelques phrases avaient suffi,il devinait le reste, et une exploitation si galante l’échauffait,remuait en lui son passé de viveur. Il clignait les yeux d’un aird’intelligence, il finissait par admirer l’inventeur de cettemécanique à manger les femmes. C’était très fort. Il eut le mot deBourdoncle, un mot que lui souffla sa vieille expérience.

– Vous savez qu’elles se rattraperont.

Mais Mouret haussa les épaules, dans un mouvement d’écrasantdédain. Toutes lui appartenaient, étaient sa chose, et il n’était àaucune. Quand il aurait tiré d’elles sa fortune et son plaisir, illes jetterait en tas à la borne, pour ceux qui pourraient encore ytrouver leur vie. C’était un dédain raisonné de méridional et despéculateur.

– Eh bien ! cher monsieur, demanda-t-il pour conclure,voulez-vous être avec moi ? L’affaire des terrains voussemble-t-elle possible ?

Le baron, à demi conquis, hésitait pourtant à s’engager de lasorte. Un doute restait au fond du charme qui opérait peu à peu surlui. Il allait répondre d’une façon évasive, lorsqu’un appelpressant de ces dames lui évita cette peine. Des voix répétaient,au milieu de légers rires :

– Monsieur Mouret ! monsieur Mouret !

Et comme celui-ci, contrarié d’être interrompu, feignait de nepas entendre, Mme de Boves, debout depuis unmoment, vint jusqu’à la porte du petit salon.

– On vous réclame, monsieur Mouret… Ce n’est guère galant,de vous enterrer dans les coins pour causer d’affaires.

Alors, il se décida, et avec une bonne grâce apparente, un airde ravissement, dont le baron fut émerveillé. Tous deux selevèrent, passèrent dans le grand salon.

– Mais je suis à votre disposition, mesdames, dit-il enentrant, le sourire aux lèvres.

Un brouhaha de triomphe l’accueillit. Il dut s’avancerdavantage, ces dames lui firent place au milieu d’elles. Le soleilvenait de se coucher derrière les arbres du jardin, le jourtombait, une ombre fine noyait peu à peu la vaste pièce. C’étaitl’heure attendrie du crépuscule, cette minute de discrète volupté,dans les appartements parisiens, entre la clarté de la rue qui semeurt et les lampes qu’on allume encore à l’office.M. de Boves et Vallagnosc, toujours debout devant unefenêtre, jetaient sur le tapis une nappe d’ombre ; tandis que,immobile dans le dernier coup de lumière qui venait de l’autrefenêtre, M. Marty, entré discrètement depuis quelques minutes,mettait son profil pauvre, une redingote étriquée et propre, unvisage blêmi par le professorat, et que la conversation de cesdames sur la toilette achevait de bouleverser.

– Est-ce toujours pour lundi prochain, cette mise envente ? demandait justement Mme Marty.

– Mais sans doute, madame, répondit Mouret d’une voix deflûte, une voix d’acteur qu’il prenait, quand il parlait auxfemmes.

Henriette alors intervint.

– Vous savez que nous irons toutes… On dit que vouspréparez des merveilles.

– Oh ! des merveilles ! murmura-t-il d’un air defatuité modeste, je tâche simplement d’être digne de vossuffrages.

Mais elles le pressaient de questions.Mme Bourdelais, Mme Guibal, Blancheelle-même, voulaient savoir.

– Voyons, donnez-nous des détails, répétaitMme de Boves avec insistance. Vous nous faitesmourir.

Et elles l’entouraient, lorsque Henriette remarqua qu’il n’avaitseulement pas pris une tasse de thé. Alors, ce fut unedésolation ; quatre d’entre elles se mirent à le servir, maisà la condition qu’il répondrait ensuite. Henriette versait,Mme Marty tenait la tasse, pendant queMme de Boves et Mme Bourdelaisse disputaient l’honneur de le sucrer. Puis, quand il eut refusé des’asseoir, et qu’il commença à boire son thé lentement, debout aumilieu d’elles, toutes se rapprochèrent, l’emprisonnèrent du cercleétroit de leurs jupes. La tête levée, les regards luisants, elleslui souriaient.

– Votre soie, votre Paris-Bonheur, dont tous les journauxparlent ? reprit Mme Marty, impatiente.

– Oh ! répondit-il, un article extraordinaire, unefaille à gros grain, souple, solide… Vous la verrez, mesdames. Etvous ne la trouverez que chez nous, car nous en avons acheté lapropriété exclusive.

– Vraiment ! une belle soie à cinq francssoixante ! dit Mme Bourdelais enthousiasmée.C’est à ne pas croire.

Cette soie, depuis que les réclames étaient lancées, occupaitdans leur vie quotidienne une place considérable. Elles encausaient, elles se la promettaient, travaillées de désir et dedoute. Et, sous la curiosité bavarde dont elles accablaient lejeune homme, apparaissaient leurs tempéraments particuliersd’acheteuses : Mme Marty, emportée par sa ragede dépense, prenant tout au Bonheur des Dames, sans choix, auhasard des étalages ; Mme Guibal, s’ypromenant des heures sans jamais faire une emplette, heureuse etsatisfaite de donner un simple régal à ses yeux ;Mme de Boves, serrée d’argent, toujourstorturée d’une envie trop grosse, gardant rancune aux marchandises,qu’elle ne pouvait emporter ; Mme Bourdelais,d’un flair de bourgeoise sage et pratique, allant droit auxoccasions, usant des grands magasins avec une telle adresse debonne ménagère, exempte de fièvre, qu’elle y réalisait de forteséconomies ; Henriette enfin, qui, très élégante, y achetaitseulement certains articles, ses gants, de la bonneterie, tout legros linge.

– Nous avons d’autres étoffes étonnantes de bon marché etde richesse, continuait Mouret de sa voix chantante. Ainsi, je vousrecommande notre Cuir-d’Or, un taffetas d’un brillant incomparable…Dans les soies de fantaisie, il y a des dispositions charmantes,des dessins choisis entre mille par notre acheteur ; et, commevelours, vous trouverez la plus riche collection de nuances… Jevous avertis qu’on portera beaucoup de drap cette année. Vousverrez nos matelassés, nos cheviottes…

Elles ne l’interrompaient plus, elles resserraient encore leurcercle, la bouche entrouverte par un vague sourire, le visagerapproché et tendu, comme dans un élancement de tout leur être versle tentateur. Leurs yeux pâlissaient, un léger frisson courait surleurs nuques. Et lui gardait son calme de conquérant, au milieu desodeurs troublantes qui montaient de leurs chevelures. Il continuaità boire, entre chaque phrase, une petite gorgée de thé, dont leparfum attiédissait ces odeurs plus âpres, où il y avait une pointede fauve. Devant une séduction si maîtresse d’elle-même, assezforte pour jouer ainsi de la femme, sans se prendre aux ivressesqu’elle exhale, le baron Hartmann, qui ne le quittait pas duregard, sentait son admiration grandir.

– Alors, on portera du drap ? repritMme Marty, dont le visage ravagé s’embellissait depassion coquette. Il faudra que je voie.

Mme Bourdelais, qui gardait son œil clair, dit àson tour :

– N’est-ce pas ? la vente des coupons est le jeudi,chez vous… J’attendrai, j’ai tout mon petit monde à vêtir.

Et, tournant sa fine tête blonde vers la maîtresse de lamaison :

– Toi, c’est toujours Sauveur qui t’habille ?

– Mon Dieu ! oui, répondit Henriette, Sauveur est trèschère, mais il n’y a qu’elle à Paris qui sache faire un corsage… Etpuis, M. Mouret a beau dire, elle a les plus jolis dessins,des dessins qu’on ne voit nulle part. Moi, je ne peux pas souffrirde retrouver ma robe sur les épaules de toutes les femmes.

Mouret eut d’abord un sourire discret. Ensuite, il laissaentendre que Mme Sauveur achetait chez lui sesétoffes ; sans doute, elle prenait directement chez lesfabricants certains dessins, dont elle s’assurait lapropriété ; mais, pour les soieries noires, par exemple, elleguettait les occasions du Bonheur des Dames, faisait des provisionsconsidérables, qu’elle écoulait en doublant et en triplant lesprix.

– Ainsi, je suis bien certain que des gens à elle vont nousenlever notre Paris-Bonheur. Pourquoi voulez-vous qu’elle aillepayer cette soie en fabrique plus cher qu’elle ne la paiera cheznous ?… Ma parole d’honneur ! nous la donnons àperte.

Ce fut le dernier coup porté à ces dames. Cette idée d’avoir dela marchandise à perte fouettait en elles l’âpreté de la femme,dont la jouissance d’acheteuse est doublée, quand elle croit volerle marchand. Il les savait incapables de résister au bonmarché.

– Mais nous vendons tout pour rien ! cria-t-ilgaiement, en prenant derrière lui l’éventail deMme Desforges, resté sur le guéridon. Tenez !voici cet éventail… Vous dites qu’il a coûté ?

– Le chantilly vingt-cinq francs, et la monture deux cents,dit Henriette.

– Eh bien ! le chantilly n’est pas cher. Pourtant,nous avons le même à dix-huit francs… Quant à la monture, chèremadame, c’est un vol abominable. Je n’oserais vendre la pareilleplus de quatre-vingt-dix francs.

– Je le disais bien ! criaMme Bourdelais.

– Quatre-vingt-dix francs ! murmuraMme de Boves, il faut vraiment ne pas avoir unsou pour s’en passer.

Elle avait repris l’éventail, l’examinait de nouveau avec safille Blanche ; et, sur sa grande face régulière, dans seslarges yeux dormants, montait l’envie contenue et désespérée ducaprice qu’elle ne pourrait contenter. Puis, une seconde fois,l’éventail fit le tour de ces dames, au milieu des remarques et desexclamations. M. de Boves et Vallagnosc, cependant,avaient quitté la fenêtre. Tandis que le premier revenait se placerderrière Mme Guibal, dont il fouillait du regard lecorsage, de son air correct et supérieur, le jeune homme sepenchait vers Blanche, en tâchant de trouver un mot aimable.

– C’est un peu triste, n’est-ce pas ? mademoiselle,cette monture blanche avec cette dentelle noire.

– Oh ! moi, répondit-elle toute grave, sans qu’unerougeur colorât sa figure soufflée, j’en ai vu un en nacre etplumes blanches. Quelque chose de virginal !

M. de Boves, qui avait surpris sans doute le regardnavré dont sa femme suivait l’éventail, dit enfin son mot dans laconversation.

– Ça se casse tout de suite, ces petites machines.

– Ne m’en parlez pas ! déclaraMme Guibal avec sa moue de belle rousse, jouantl’indifférence. Je suis lasse de faire recoller les miens.

Depuis un instant, Mme Marty, très excitée parla conversation, retournait fiévreusement son sac de cuir rouge surses genoux. Elle n’avait pu encore montrer ses achats, elle brûlaitde les étaler, dans une sorte de besoin sensuel. Et, brusquement,elle oublia son mari, elle ouvrit le sac, sortit quelques mètresd’une étroite dentelle roulée autour d’un carton.

– C’est cette valenciennes pour ma fille, dit-elle. Elle atrois centimètres, et délicieuse, n’est-ce pas ?… Un francquatre-vingt-dix.

La dentelle passa de main en main. Ces dames se récriaient.Mouret affirma qu’il vendait ces petites garnitures au prix defabrique. Pourtant, Mme Marty avait refermé le sac,comme pour y cacher des choses qu’on ne montre pas. Mais, devant lesuccès de la valenciennes, elle ne put résister à l’envie d’entirer encore un mouchoir.

– Il y avait aussi ce mouchoir… De l’application deBruxelles, ma chère… Oh ! une trouvaille ! Vingtfrancs !

Et, dès lors, le sac devint inépuisable. Elle rougissait deplaisir, une pudeur de femme qui se déshabille la rendait charmanteet embarrassée, à chaque article nouveau qu’elle sortait. C’étaitune cravate en blonde espagnole de trente francs : elle n’envoulait pas, mais le commis lui avait juré qu’elle tenait ladernière et qu’on allait les augmenter. C’était ensuite unevoilette en chantilly : un peu chère, cinquante francs ;si elle ne la portait pas, elle en ferait quelque chose pour safille.

– Mon Dieu ! les dentelles, c’est si joli !répétait-elle avec son sourire nerveux. Moi, quand je suislà-dedans, j’achèterais le magasin.

– Et ceci ? lui demandaMme de Boves en examinant un coupon deguipure.

– Ça, répondit-elle, c’est un entre-deux… Il y en avingt-six mètres. Un franc le mètre, comprenez-vous !

– Tiens ! dit Mme Bourdelais surprise,que voulez-vous donc en faire ?

– Ma foi, je ne sais pas… Mais elle était si drôle dedessin !

À ce moment, comme elle levait les yeux, elle aperçut en faced’elle son mari terrifié. Il avait blêmi davantage, toute sapersonne exprimait l’angoisse résignée d’un pauvre homme, quiassiste à la débâcle de ses appointements, si chèrement gagnés.Chaque nouveau bout de dentelle était pour lui un désastre,d’amères journées de professorat englouties, des courses au cachetdans la boue dévorées, l’effort continu de sa vie aboutissant à unegêne secrète, à l’enfer d’un ménage nécessiteux. Devantl’effarement croissant de son regard, elle voulut rattraper lemouchoir, la voilette, la cravate ; et elle promenait sesmains fiévreuses, elle répétait avec des rires gênés :

– Vous allez me faire gronder par mon mari… Je t’assure,mon ami, que j’ai été encore très raisonnable ; car il y avaitune grande pointe de cinq cents francs, oh !merveilleuse !

– Pourquoi ne l’avez-vous pas achetée ? dittranquillement Mme Guibal. M. Marty est leplus galant des hommes.

Le professeur dut s’incliner, en déclarant que sa femme étaitbien libre. Mais, à l’idée du danger de cette grande pointe, unfroid de glace lui avait coulé dans le dos ; et, comme Mouretaffirmait justement que les nouveaux magasins augmentaient lebien-être des ménages de la bourgeoisie moyenne, il lui lança unterrible regard, l’éclair de haine d’un timide qui n’ose étranglerles gens.

D’ailleurs, ces dames n’avaient pas lâché les dentelles. Elless’en grisaient. Les pièces se déroulaient, allaient et revenaientde l’une à l’autre, les rapprochant encore, les liant de filslégers. C’était, sur leurs genoux, la caresse d’un tissu miraculeuxde finesse, où leurs mains coupables s’attardaient. Et ellesemprisonnaient Mouret plus étroitement, elles l’accablaient denouvelles questions. Comme le jour continuait de baisser, il devaitpar moments pencher la tête, effleurer de sa barbe leurschevelures, pour examiner un point, indiquer un dessin. Mais, danscette volupté molle du crépuscule, au milieu de l’odeur échaufféede leurs épaules, il demeurait quand même leur maître, sous leravissement qu’il affectait. Il était femme, elles se sentaientpénétrées et possédées par ce sens délicat qu’il avait de leur êtresecret, et elles s’abandonnaient, séduites ; tandis que lui,certain dès lors de les avoir à sa merci, apparaissait, trônantbrutalement au-dessus d’elles, comme le roi despotique duchiffon.

– Oh ! monsieur Mouret ! monsieur Mouret !balbutiaient des voix chuchotantes et pâmées, au fond des ténèbresdu salon.

Les blancheurs mourantes du ciel s’éteignaient dans les cuivresdes meubles. Seules, les dentelles gardaient un reflet de neige surles genoux sombres de ces dames, dont le groupe confus semblaitmettre autour du jeune homme de vagues agenouillements de dévotes.Une dernière clarté luisait au flanc de la théière, une lueurcourte et vive de veilleuse, qui aurait brûlé dans une alcôveattiédie par le parfum du thé. Mais, tout d’un coup, le domestiqueentra avec deux lampes, et le charme fut rompu. Le salon s’éveilla,clair et gai. Mme Marty replaçait les dentelles aufond de son petit sac ; Mme de Bovesmangeait encore un baba, pendant qu’Henriette, qui s’était levée,causait à demi-voix avec le baron, dans l’embrasure d’unefenêtre.

– Il est charmant, dit le baron.

– N’est-ce pas ? laissa-t-elle échapper, dans un criinvolontaire de femme amoureuse.

Il sourit, il la regarda avec une indulgence paternelle. C’étaitla première fois qu’il la sentait conquise à ce point ; et,trop supérieur pour en souffrir, il éprouvait seulement unecompassion, à la voir aux mains de ce gaillard si tendre et siparfaitement froid. Alors, il crut devoir la prévenir, il murmurasur un ton de plaisanterie :

– Prenez garde, ma chère, il vous mangera toutes.

Une flamme de jalousie éclaira les beaux yeux d’Henriette. Elledevinait sans doute que Mouret s’était simplement servi d’elle pourse rapprocher du baron. Et elle jurait de le rendre fou detendresse, lui dont l’amour d’homme pressé avait le charme faciled’une chanson jetée à tous les vents.

– Oh ! répondit-elle, en affectant de plaisanter à sontour, c’est toujours l’agneau qui finit par manger le loup.

Alors, très intéressé, le baron l’encouragea d’un signe de tête.Elle était peut-être la femme qui devait venir et qui vengerait lesautres.

Lorsque Mouret, après avoir répété à Vallagnosc qu’il voulaitlui montrer sa machine en branle, se fut approché pour dire adieu,le baron le retint dans l’embrasure de la fenêtre, en face dujardin noir de ténèbres. Il cédait enfin à la séduction, la foi luiétait venue, en le voyant au milieu de ces dames. Tous deuxcausèrent un instant à voix basse. Puis, le banquierdéclara :

– Eh bien ! j’examinerai l’affaire… Elle est conclue,si votre vente de lundi prend l’importance que vous dites.

Ils se serrèrent la main, et Mouret, l’air ravi, se retira, caril dînait mal, quand il n’allait pas, le soir, jeter un coup d’œilsur la recette du Bonheur des Dames.

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