Au Bonheur des Dames

Chapitre 13

 

Un matin de novembre, Denise donnait les premiers ordres à sonrayon, lorsque la bonne des Baudu vint lui dire queMlle Geneviève avait passé une bien mauvaise nuit,et qu’elle voulait voir sa cousine tout de suite. Depuis quelquetemps, la jeune fille s’affaiblissait de jour en jour, et elleavait dû s’aliter l’avant-veille.

– Dites que je descends à l’instant, répondit Denise trèsinquiète.

Le coup qui achevait Geneviève, était la disparition brusque deColomban. D’abord, plaisanté par Clara, il avait découché ;puis, cédant à la folie de désir des garçons sournois et chastes,devenu le chien obéissant de cette fille, il n’était pas rentré unlundi, il avait simplement écrit à son patron une lettre d’adieu,faite avec des phrases soignées d’homme qui se suicide. Peut-être,au fond de ce coup de passion, aurait-on trouvé aussi le calculrusé d’un garçon ravi de renoncer à un mariage désastreux ; lamaison de draperie se portait aussi mal que sa future, l’heureétait bonne de rompre par une sottise. Et tout le monde le citaitcomme une victime fatale de l’amour.

Lorsque Denise arriva au Vieil Elbeuf, Mme Baudus’y trouvait seule. Elle était immobile derrière la caisse, avec sapetite figure blanche, mangée d’anémie, gardant le silence et levide de la boutique. Il n’y avait plus de commis ; la bonnedonnait un coup de plumeau aux casiers ; et encore était-ilquestion de la remplacer par une femme de ménage. Un froid noirtombait du plafond ; des heures se passaient sans qu’unecliente vînt déranger cette ombre, et les marchandises qu’on neremuait pas, étaient de plus en plus gagnées par le salpêtre desmurs.

– Qu’y a-t-il ? demanda vivement Denise. Est-ce queGeneviève est en danger ?

Mme Baudu ne répondit pas tout de suite. Sesyeux s’emplirent de larmes. Puis, elle balbutia :

– Je ne sais rien, on ne me dit rien… Ah ! c’est fini,c’est fini…

Et ses regards noyés faisaient le tour de la boutique sombre,comme si elle eût senti sa fille et la maison partir ensemble. Lessoixante-dix mille francs, produits par la vente de la propriété deRambouillet, s’étaient fondus en moins de deux ans dans le gouffrede la concurrence. Pour lutter contre le Bonheur, qui tenait àprésent les draps d’homme, les velours de chasse, les livrées, ledrapier avait fait des sacrifices considérables. Enfin, il venaitd’être définitivement écrasé sous les molletons et les flanelles deson rival, un assortiment tel qu’il n’en existait pas encore sur laplace. Peu à peu, la dette avait grandi ; il s’était décidé,comme ressource suprême, à hypothéquer l’antique immeuble de la ruede la Michodière, où le vieux Finet, l’ancêtre, avait fondé lamaison ; et ce n’était plus, maintenant, qu’une question dejours, l’émiettement s’achevait, les plafonds eux-mêmes devaients’écrouler et s’envoler en poussière, ainsi qu’une constructionbarbare et vermoulue, emportée par le vent.

– Le père est là-haut, reprit Mme Baudu desa voix brisée. Nous y passons deux heures chacun ; il fautbien que quelqu’un garde ici, oh ! seulement par précaution,car en vérité…

Son geste acheva la phrase. Ils auraient mis les volets, sansleur vieil orgueil commercial qui les tenait encore debout devantle quartier.

– Alors, je monte, ma tante, dit Denise dont le cœur seserrait, dans ce désespoir résigné que les pièces de drapexhalaient elles-mêmes.

– Oui, monte, monte vite, ma fille… Elle t’attend, elle t’ademandée toute la nuit. C’est quelque chose qu’elle veut tedire.

Mais, juste à ce moment, Baudu descendit. La bile tournéeverdissait son visage jaune, où ses yeux se tachaient de sang. Ilgardait le pas étouffé dont il venait de quitter la chambre, ilmurmura, comme si on avait pu l’entendre d’en haut :

– Elle dort.

Et, les jambes cassées, il s’assit sur une chaise. D’un gestemachinal, il s’essuyait le front, avec l’essoufflement d’un hommequi sort d’une rude besogne. Un silence régna. Enfin, il dit àDenise :

– Tu la verras tout à l’heure… Quand elle dort, il noussemble qu’elle est guérie.

Le silence recommença. Face à face, le père et la mère secontemplaient. Puis, à demi-voix, il remâcha ses douleurs, nenommant personne, ne s’adressant à personne.

– Ma tête sous le couteau, je ne l’aurais pas cru !…Il était le dernier, je l’avais élevé comme mon fils. On seraitvenu me dire : « Ils te le prendront aussi, tu le verrasfaire la culbute », j’aurais répondu : « Alors,c’est qu’il n’y aura plus de bon Dieu ! » Et il l’afaite, la culbute !… Ah ! le malheureux, qui était sibien au courant du vrai commerce, qui avait toutes mes idées !Pour une guenuche, pour un de ces mannequins qui paradent auxvitrines des maisons louches !… Non, voyez-vous, c’est àconfondre la raison !

Il branlait la tête, ses yeux vagues s’étaient baissés etregardaient les dalles humides, usées par des générations declientes.

– Voulez-vous savoir ? continua-t-il à voix plusbasse, eh bien ! il y a des moments où je me sens le pluscoupable, dans notre malheur. Oui, c’est ma faute, si notre pauvrefille est là-haut, dévorée de fièvre. Est-ce que je n’aurais pas dûles marier tout de suite, sans céder à mon bête d’orgueil, à monentêtement de ne point leur laisser la maison moins prospère ?Maintenant, elle aurait celui qu’elle aime, et peut-être leurjeunesse à tous deux accomplirait-elle ici le miracle que je n’aipas su réaliser… Mais je suis un vieux fou, je n’y ai rien compris,je ne croyais pas qu’on tombât malade pour des choses pareilles…Vrai ! ce garçon était extraordinaire : un don de lavente, et une probité, une simplicité de mœurs, un ordre en toutessortes, enfin mon élève…

Il relevait la tête, défendant encore ses idées, dans ce commisqui le trahissait. Denise ne put l’entendre s’accuser, et elle luidit tout, emportée par son émotion, à le voir si humble, les yeuxpleins de larmes, lui qui autrefois régnait là, en maître grondeuret absolu.

– Mon oncle, ne l’excusez pas, je vous en prie… Il n’ajamais aimé Geneviève, il se serait enfui plus tôt, si vous aviezvoulu hâter le mariage. Je lui en ai parlé moi-même ; ilsavait parfaitement que ma pauvre cousine souffrait à cause de lui,et vous voyez bien que cela ne l’a pas empêché de partir… Demandezà ma tante.

Sans ouvrir les lèvres, Mme Baudu confirma cesparoles d’un signe de tête. Alors, le drapier blêmit davantage,tandis que les larmes achevaient de l’aveugler. Ilbégaya :

– Ça devait être dans le sang, le père est mort l’étédernier d’avoir trop couru la gueuse.

Et, machinalement, son regard fit le tour des coins obscurs,passant des comptoirs nus aux casiers pleins, puis revint se fixersur sa femme, qui se tenait toujours droite à la caisse, dansl’attente vaine de la clientèle disparue.

– Allons, c’est la fin, reprit-il. Ils nous ont tué notrecommerce, et voilà qu’une de leurs coquines nous tue notrefille.

Personne ne parla plus. Le roulement des voitures, qui ébranlaitpar instants les dalles, passait comme une batterie funèbre detambours, dans l’air immobile, étouffé sous le plafond bas. Et, aumilieu de cette morne tristesse des vieilles boutiques agonisantes,on entendit des coups sourds, frappés quelque part dans la maison.C’était Geneviève qui venait de se réveiller et qui tapait avec unbâton, laissé près d’elle.

– Montons vite, dit Baudu, se levant en sursaut. Tâche derire, il ne faut pas qu’elle sache.

Lui-même, dans l’escalier, se frottait rudement les yeux, poureffacer la trace de ses larmes. Dès qu’il eut ouvert la porte, aupremier étage, on entendit une faible voix, une voix éperdue,criant :

– Oh ! je ne veux pas être seule… Oh ! ne melaissez pas seule… Oh ! j’ai peur d’être seule…

Puis, quand elle aperçut Denise, Geneviève se calma, eut unsourire de joie.

– Vous voilà donc !… Comme je vous ai attendue, depuishier ! Je croyais déjà que vous m’abandonniez, vousaussi !

C’était une pitié. La chambre de la jeune fille donnait sur lacour, une petite chambre où tombait une clarté livide. D’abord, lesparents avaient couché la malade dans leur propre chambre, sur larue ; mais la vue du Bonheur des Dames, en face, labouleversait, et ils avaient dû la ramener chez elle. Là, elleétait allongée, si fluette sous les couvertures, qu’on ne sentaitmême plus la forme et l’existence d’un corps. Ses maigres bras,brûlés de la fièvre ardente des phtisiques, avaient un perpétuelmouvement de recherche anxieuse et inconsciente ; tandis queses cheveux noirs, lourds de passion, semblaient s’être encoreépaissis et mangeaient de leur vie vorace son pauvre visage, oùagonisait la dégénérescence dernière d’une longue famille poussée àl’ombre, dans cette cave du vieux commerce parisien.

Cependant, Denise, le cœur crevé de commisération, la regardait.Elle ne parlait pas, de peur de laisser couler ses larmes. Enfin,elle murmura :

– Je suis venue tout de suite… Si je pouvais vous êtreutile ? Vous me demandiez… Voulez-vous que je reste ?

Geneviève, l’haleine courte, les mains toujours errantes dansles plis de la couverture, ne la quittait pas des yeux.

– Non, merci, je n’ai besoin de rien… Je voulais seulementvous embrasser.

Des pleurs gonflèrent ses paupières. Alors, Denise, vivement, sepencha, la baisa sur les joues, toute frissonnante de se sentir auxlèvres la flamme de ces joues creuses. Mais la malade l’avaitprise, et elle l’étreignait, et elle la gardait dans unembrassement désespéré. Puis, ses regards allèrent vers sonpère.

– Voulez-vous que je reste ? répéta Denise. Si vousaviez quelque chose à faire ?

– Non, non.

Les regards de Geneviève se tournaient obstinément vers sonpère, qui demeurait debout, l’air hébété, la gorge étranglée. Ilfinit par comprendre, il se retira, sans prononcer un mot, et l’onentendit son pas descendre pesamment les marches.

– Dites-moi, il est avec cette femme ? demanda lamalade tout de suite, en saisissant la main de sa cousine, qu’ellefit asseoir au bord de la couchette. Oui, j’ai voulu vous voir, iln’y a que vous pour me dire… N’est-ce pas, ils viventensemble ?

Denise, dans la surprise de ces questions, balbutia, dut avouerla vérité, les bruits qui couraient au magasin. Clara, ennuyée dece garçon qui lui tombait sur le dos, lui avait déjà fermé saporte ; et Colomban, désolé, la poursuivait partout, tâchaitd’obtenir d’elle une rencontre de temps à autre, par une humilitéde chien battu. On assurait qu’il allait entrer au Louvre.

– Si vous l’aimez tant, il peut vous revenir encore,continua la jeune fille, pour endormir la mourante dans ce dernierespoir. Guérissez vite, il reconnaîtra ses fautes, il vousépousera.

Geneviève l’interrompit. Elle avait écouté de tout son être,avec une passion muette qui la redressait. Mais elle retombaaussitôt.

– Non, laissez, je sais bien que c’est fini… Je ne disrien, parce que j’entends papa pleurer, et que je ne veux pasrendre maman plus malade. Seulement, je m’en vais, voyez-vous, etsi je vous appelais cette nuit, c’était par crainte de m’en alleravant le jour… Mon Dieu ! quand on pense qu’il n’est pas mêmeheureux !

Et, Denise s’étant récriée, en lui assurant que son état n’étaitpas si grave, elle lui coupa une seconde fois la parole, ellerejeta soudain la couverture d’un geste chaste de vierge qui n’aplus rien à cacher dans la mort. Découverte jusqu’au ventre, ellemurmura :

– Regardez-moi donc !… N’est-ce pas fini ?

Tremblante, Denise quitta le bord de la couchette, comme si,d’un souffle, elle eût craint de détruire cette nudité misérable.C’était la fin de la chair, un corps de fiancée usé dans l’attente,retourné à l’enfance grêle des premiers ans. Lentement, Genevièvese recouvrit, et elle répétait :

– Vous voyez bien, je ne suis plus une femme… Ce seraitmal, de le vouloir encore.

Toutes deux se turent. Elles se regardaient de nouveau, netrouvant plus une phrase. Ce fut Geneviève qui reprit :

– Allons, ne restez pas là, vous avez vos affaires. Etmerci, j’étais tourmentée du besoin de savoir ; maintenant, jesuis contente. Si vous le revoyez, dites-lui que je lui pardonne…Adieu, ma bonne Denise. Embrassez-moi bien, c’est la dernièrefois.

La jeune fille l’embrassa, en protestant.

– Non, non, ne vous frappez donc pas, il vous faut dessoins, rien de plus.

Mais la malade eut un hochement de tête obstiné. Elle souriait,elle était sûre. Et, comme sa cousine se dirigeait enfin vers laporte :

– Attendez, tapez avec ce bâton, pour que papa monte… J’aitrop peur toute seule.

Puis, quand Baudu fut là, dans cette petite chambre morne, où ilpassait les heures sur une chaise, elle prit un air de gaieté, ellecria à Denise :

– Ne venez pas demain, c’est inutile. Mais, dimanche, jevous attends, vous resterez l’après-midi avec moi.

Le lendemain, à six heures, au petit jour, Geneviève expirait,après quatre heures d’un râle affreux. Ce fut un samedi que tombal’enterrement, par un temps noir, un ciel de suie qui pesait sur laville frissonnante. Le Vieil Elbeuf, tendu de drap blanc, éclairaitla rue d’une tache blanche ; et les cierges, brûlant dans lejour bas, semblaient des étoiles noyées de crépuscule. Descouronnes de perles, un gros bouquet de roses blanches, couvraientle cercueil, un cercueil étroit de fillette, posé sur l’alléeobscure de la maison, au ras du trottoir, si près du ruisseau, queles voitures avaient déjà éclaboussé les draperies. Tout le vieuxquartier suait l’humidité, exhalait son odeur moisie de cave, avecsa continuelle bousculade de passants sur le pavé boueux.

Dès neuf heures, Denise était venue, pour rester auprès de satante. Mais, comme le convoi allait partir, celle-ci, qui nepleurait plus, les yeux brûlés de larmes, la pria de suivre lecorps et de veiller sur l’oncle, dont l’accablement muet, ladouleur imbécile inquiétait la famille. En bas, la jeune filletrouva la rue pleine de monde. Le petit commerce du quartiervoulait donner aux Baudu un témoignage de sympathie ; et il yavait aussi, dans cet empressement, comme une manifestation contrele Bonheur des Dames, que l’on accusait de la lente agonie deGeneviève. Toutes les victimes du monstre étaient là, Bédoré etsœur, les bonnetiers de la rue Gaillon, les fourreurs Vanpouillefrères, et Deslignières le bimbelotier, et Piot et Rivoire lesmarchands de meubles ; même Mlle Tatin, lalingère, et le gantier Quinette, balayés depuis longtemps par lafaillite, s’étaient fait un devoir de venir, l’une des Batignolles,l’autre de la Bastille, où ils avaient dû reprendre du travail chezles autres. En attendant le corbillard qu’une erreur attardait, cemonde vêtu de noir, piétinant dans la boue, levait des regards dehaine sur le Bonheur, dont les vitrines claires, les étalageséclatants de gaieté, leur semblaient une insulte, en face du VieilElbeuf, qui attristait de son deuil l’autre côté de la rue.Quelques têtes de commis curieux se montraient derrière lesglaces ; mais le colosse gardait son indifférence de machinelancée à toute vapeur, inconsciente des morts qu’elle peut faire enchemin.

Denise cherchait des yeux son frère Jean. Elle finit parl’apercevoir devant la boutique de Bourras, où elle le rejoignitpour lui recommander de marcher près de l’oncle et de le soutenir,s’il avait de la peine à marcher. Depuis quelques semaines, Jeanétait grave, comme tourmenté d’une préoccupation. Ce jour-là, serrédans une redingote noire, homme fait à cette heure et gagnant desjournées de vingt francs, il semblait si digne et si triste, que sasœur en fut frappée, car elle ne le soupçonnait pas d’aimer à cepoint leur cousine. Désireuse d’éviter à Pépé des tristessesinutiles, elle l’avait laissé chez Mme Gras, en sepromettant d’aller l’y chercher l’après-midi, pour lui faireembrasser son oncle et sa tante.

Cependant, le corbillard n’arrivait toujours pas, et Denise,très émue, regardait brûler les cierges, lorsqu’elle tressaillit,au son connu d’une voix qui parlait derrière elle. C’était Bourras.Il avait appelé d’un signe un marchand de marrons, installé enface, dans une étroite guérite, prise sur la boutique d’un marchandde vin, et il lui disait :

– Hein ? Vigouroux, rendez-moi ce service… Vous voyez,je retire le bouton… Si quelqu’un venait, vous diriez de repasser.Mais que ça ne vous dérange pas, il ne viendra personne.

Puis, il resta debout au bord du trottoir, attendant comme lesautres. Denise, gênée, avait jeté un coup d’œil sur la boutique.Maintenant, il l’abandonnait, on ne voyait plus, à l’étalage,qu’une débandade pitoyable de parapluies mangés par l’air et decannes noires de gaz. Les embellissements qu’il y avait faits, lespeintures vert tendre, les glaces, l’enseigne dorée, tout craquait,se salissait déjà, offrait cette décrépitude rapide et lamentabledu faux luxe, badigeonné sur des ruines. Pourtant, si les anciennescrevasses reparaissaient, si les taches d’humidité avaient repoussésous les dorures, la maison tenait toujours, entêtée, collée auflanc du Bonheur des Dames, comme une verrue déshonorante, qui,bien que gercée et pourrie, refusait d’en tomber.

– Ah ! les misérables, gronda Bourras, ils ne veulentmême pas qu’on l’emporte !

Le corbillard, qui arrivait enfin, venait d’être accroché parune voiture du Bonheur, dont les panneaux vernis filaient, jetantdans la brume leur rayonnement d’astre, au trot rapide de deuxchevaux superbes. Et le vieux marchand lançait vers Denise un coupd’œil oblique, allumé sous la broussaille de ses sourcils.

Lentement, le convoi s’ébranla, pataugeant au milieu desflaques, dans le silence des fiacres et des omnibus brusquementarrêtés. Lorsque le corps drapé de blanc traversa la place Gaillon,les regards sombres du cortège plongèrent une fois encore derrièreles glaces du grand magasin, où seules deux vendeuses accouruesregardaient, heureuses de cette distraction. Baudu suivait lecorbillard, d’un pas lourd et machinal ; et il avait refuséd’un signe le bras de Jean, qui marchait près de lui. Puis, aprèsla queue du monde, venaient trois voitures de deuil. Comme oncoupait la rue Neuve-des-Petits-Champs, Robineau accourut sejoindre au cortège, très pâle, l’air vieilli.

À Saint-Roch, beaucoup de femmes attendaient, les petitescommerçantes du quartier, qui avaient redouté l’encombrement de lamaison mortuaire. La manifestation tournait à l’émeute ; et,lorsque, après le service, le convoi se remit en marche, tous leshommes suivirent de nouveau, bien qu’il y eût une longue course, dela rue Saint-Honoré au cimetière Montmartre. On dut remonter la rueSaint-Roch et passer une seconde fois devant le Bonheur des Dames.C’était une obsession, ce pauvre corps de jeune fille était promenéautour du grand magasin, comme la première victime tombée sous lesballes, en temps de révolution. À la porte, des flanelles rougesclaquaient au vent ainsi que des drapeaux, un étalage de tapiséclatait en une floraison saignante d’énormes roses et de pivoinesépanouies.

Denise, cependant, était montée dans une voiture, agitée dedoutes si cuisants, la poitrine serrée d’une telle tristesse,qu’elle n’avait plus la force de marcher. Il y eut justement unarrêt, rue du Dix-Décembre, devant les échafaudages de la nouvellefaçade, qui gênait toujours la circulation. Et la jeune filleremarqua le vieux Bourras, resté en arrière, traînant la jambe,dans les roues mêmes de la voiture où elle se trouvait seule.Jamais il n’arriverait au cimetière. Il avait levé la tête, il laregardait. Puis, il monta.

– Ce sont mes sacrés genoux, murmurait-il. Ne vous reculezdonc pas !… Est-ce que c’est vous qu’on déteste !

Elle le sentit amical et furieux, comme autrefois. Il grondait,déclarait ce diable de Baudu joliment solide, pour aller quandmême, après de tels coups sur le crâne. Le convoi avait repris samarche lente ; et, en se penchant, elle voyait en effetl’oncle s’entêter derrière le corbillard, de son pas alourdi, quisemblait régler le train sourd et pénible du cortège. Alors, elles’abandonna dans son coin, elle écouta les paroles sans fin duvieux marchand de parapluies, au long bercement mélancolique de lavoiture.

– Si la police ne devrait pas débarrasser la voiepublique !… Il y a plus de dix-huit mois qu’ils nousencombrent, avec leur façade, où un homme s’est encore tué l’autrejour. N’importe ! lorsqu’ils voudront s’agrandir désormais, illeur faudra jeter des ponts par-dessus les rues… On dit que vousêtes deux mille sept cents employés et que le chiffre d’affairesatteindra cent millions cette année… Cent millions ! monDieu ! cent millions !

Denise n’avait rien à répondre. Le convoi venait de s’engagerdans la rue de la Chaussée-d’Antin, où des embarras de voituresl’attardaient. Bourras continua, les yeux vagues, comme s’il eûtmaintenant rêvé tout haut. Il ne comprenait toujours pas letriomphe du Bonheur des Dames, mais il avouait la défaite del’ancien commerce.

– Ce pauvre Robineau est fichu, il a une figure d’homme quise noie… Et les Bédoré, et les Vanpouille, ça ne tient plus debout,c’est comme moi, les jambes cassées. Deslignières crèvera d’un coupde sang, Piot et Rivoire ont eu la jaunisse. Ah ! nous sommestous jolis, un beau cortège de carcasses que nous faisons à lachère enfant ! Ça doit être drôle, pour les gens qui regardentdéfiler cette queue de faillites… D’ailleurs, il paraît que lenettoyage va continuer. Les coquins créent des rayons de fleurs, demodes, de parfumerie, de cordonnerie, que sais-je encore ?Grognet, le parfumeur de la rue de Grammont, peut déménager, et jene donnerais pas dix francs de la cordonnerie Naud, rue d’Antin. Lecholéra souffle jusqu’à la rue Sainte-Anne, où Lacassagne, quitient les plumes et les fleurs, et Mme Chadeuil,dont les chapeaux sont pourtant connus, seront balayés avant deuxans… Après ceux-là, d’autres, et toujours d’autres ! Tous lescommerces du quartier y passeront. Quand des calicots se mettent àvendre des savons et des galoches, ils peuvent bien avoirl’ambition de vendre des pommes de terre frites. Ma parole, laterre se détraque !

Le corbillard traversait alors la place de la Trinité, et, ducoin de la sombre voiture, où Denise écoutait la plainte continuedu vieux marchand, bercée au train funèbre du convoi, elle putvoir, en débouchant de la rue de la Chaussée-d’Antin, le corps quimontait déjà la pente de la rue Blanche. Derrière l’oncle, à lamarche aveugle et muette de bœuf assommé, il lui semblait entendrele piétinement d’un troupeau conduit à l’abattoir, toute ladéconfiture des boutiques d’un quartier, le petit commerce traînantsa ruine, avec un bruit mouillé de savates, dans la boue noire deParis. Cependant, Bourras parlait d’une voix plus sourde, commeralentie par la montée rude de la rue Blanche.

– Moi, j’ai mon compte… Mais je le tiens tout de même et jene le lâche pas. Il a encore perdu en appel. Ah ! ça m’a coûtébon : près de deux ans de procès, et les avoués, et lesavocats ! N’importe, il ne passera pas sous ma boutique, lesjuges ont décidé qu’un tel travail n’avait point le caractère d’uneréparation motivée. Quand on pense qu’il parlait de créer,là-dessous, un salon de lumières, pour juger la couleur des étoffesau gaz, une pièce souterraine qui aurait relié la bonneterie à ladraperie ! Et il ne dérage plus, il ne peut avaler qu’un vieuxdémoli de mon espèce lui barre la route, quand tout le monde est àgenoux devant son argent… Jamais ! je ne veux pas ! c’estbien entendu. Possible que je reste sur le carreau. Depuis que j’aià me battre contre les huissiers, je sais que le gredin recherchemes créances, histoire sans doute de me jouer un vilain tour. Ça nefait rien, il dit oui, je dis non, et je dirai non toujours,tonnerre de Dieu ! même lorsque je serai cloué entre quatreplanches, comme la petite qui s’en va, là-bas.

Quand on arriva au boulevard de Clichy, la voiture roula plusvite, on entendit l’essoufflement du monde, la hâte inconsciente ducortège, pressé d’en finir. Ce que Bourras ne disait pas nettement,c’était la misère noire où il était tombé, la tête perdue dans lestracas du petit boutiquier qui sombre et qui s’entête pour durer,sous la grêle des protêts. Denise, au courant de sa situation,rompit enfin le silence, en murmurant d’une voix deprière :

– Monsieur Bourras, ne faites pas le méchant davantage…Laissez-moi arranger les choses.

Il l’interrompit d’un geste violent.

– Taisez-vous, ça ne regarde personne… Vous êtes une bonnepetite fille, je sais que vous lui rendez la vie dure, à cet hommequi vous croyait à vendre comme ma maison. Mais querépondriez-vous, si je vous conseillais de dire oui ?Hein ? vous m’enverriez coucher… Eh bien ! lorsque je disnon, ne mettez pas votre nez là-dedans.

Et, la voiture s’étant arrêtée à la route du cimetière, ildescendit avec la jeune fille. Le caveau des Baudu se trouvait dansla première allée, à gauche. En quelques minutes, la cérémonie futterminée. Jean avait écarté l’oncle, qui regardait le trou d’un airbéant. La queue du cortège se répandait parmi les tombes voisines,tous les visages de ces boutiquiers, appauvris de sang au fond deleurs rez-de-chaussée malsains, prenaient une laideur souffrante,sous le ciel couleur de boue. Quand le cercueil coula doucement,des joues éraflées de couperose pâlirent, des nez s’abaissèrentpincés d’anémie, des paupières jaunes de bile, meurtries par leschiffres, se détournèrent.

– Nous devrions tous nous coller dans ce trou, dit Bourrasà Denise, qui était restée près de lui. Cette petite, c’est lequartier qu’on enterre… Oh ! je me comprends, l’anciencommerce peut aller rejoindre ces roses blanches qu’on jette avecelle.

Denise ramena son oncle et son frère, dans une voiture de deuil.La journée fut pour elle d’une tristesse noire. D’abord, ellecommençait à s’inquiéter de la pâleur de Jean ; et, quand elleeut compris qu’il s’agissait d’une nouvelle histoire de femme, ellevoulut le faire taire, en lui ouvrant sa bourse ; mais ilsecouait la tête, il refusait, c’était sérieux cette fois, la nièced’un pâtissier très riche, qui n’acceptait pas même des bouquets deviolettes. Ensuite, l’après-midi, lorsque Denise alla chercher Pépéchez Mme Gras, celle-ci lui déclara qu’il devenaittrop grand pour qu’elle le gardât davantage ; encore untracas, il faudrait trouver un collège, éloigner l’enfantpeut-être. Et elle eut enfin, en menant Pépé embrasser les Baudu,l’âme déchirée par la douleur morne du Vieil Elbeuf. La boutiqueétait fermée, l’oncle et la tante se tenaient au fond de la petitesalle, dont ils oubliaient d’allumer le gaz, malgré l’obscuritécomplète de cette journée d’hiver. Il n’y avait plus qu’eux, ilsdemeuraient face à face, dans la maison vidée lentement par laruine ; et la mort de leur fille creusait davantage les coinsde ténèbres, était comme le craquement suprême qui allait faire serompre les vieilles poutres mangées d’humidité. Sous cetécrasement, l’oncle, sans pouvoir s’arrêter, marchait toujoursautour de la table, de son pas du convoi, aveugle et muet ;tandis que la tante ne disait rien non plus, tombée sur une chaise,avec la face blanche d’une blessée, dont le sang s’épuisait goutteà goutte. Ils ne pleurèrent même pas, lorsque Pépé mit de grosbaisers sur leurs joues froides. Denise étouffait de larmes.

Le soir, justement, Mouret fit demander la jeune fille, pourcauser d’un vêtement d’enfant qu’il voulait lancer, un mélanged’écossais et de zouave. Et, toute frémissante de pitié, révoltéede tant de souffrances, elle ne put se contenir ; elle osad’abord parler de Bourras, de ce pauvre homme à terre qu’on allaitégorger. Mais, au nom du marchand de parapluies, Mouret s’emporta.Le vieux toqué, comme il l’appelait, désolait sa vie, gâtait sontriomphe, par son entêtement idiot à ne pas céder sa maison, cetteignoble masure dont les plâtres salissaient le Bonheur des Dames,le seul petit coin du vaste pâté échappé à la conquête. L’affairetournait au cauchemar ; tout autre que la jeune fille, parlanten faveur de Bourras, aurait risqué d’être jeté dehors, tellementMouret était torturé du besoin maladif d’abattre la masure à coupsde pied. Enfin, que voulait-on qu’il fît ? Pouvait-il laisserce tas de décombres au flanc du Bonheur ? Il fallait bienqu’il disparût, le magasin devait passer. Tant pis pour le vieuxfou ! Et il rappelait ses offres, il lui avait proposé jusqu’àcent mille francs. N’était-ce pas raisonnable ? Certes, il nemarchandait pas, il donnait l’argent qu’on exigeait ; mais, aumoins, qu’on eût un peu d’intelligence, qu’on le laissât finir sonœuvre ! Est-ce qu’on se mêlait d’arrêter les locomotives, surles chemins de fer ? Elle l’écoutait, les yeux baissés, netrouvant que des raisons de sentiment. Le bonhomme était si vieux,on aurait pu attendre sa mort, une faillite le tuerait. Alors, ildéclara qu’il n’était même plus le maître d’empêcher les choses,Bourdoncle s’en occupait, car le conseil avait résolu d’en finir.Elle n’eut rien à ajouter, malgré l’apitoiement douloureux de sestendresses.

Après un silence pénible, ce fut Mouret lui-même qui parla desBaudu. Il commença par les plaindre beaucoup de la perte de leurfille. C’étaient de très bonnes gens, très honnêtes, et surlesquels la mauvaise chance s’acharnait. Puis, il reprit sesarguments : au fond, ils avaient voulu leur malheur, on nes’obstinait pas de la sorte dans la baraque vermoulue de l’anciencommerce ; rien d’étonnant à ce que la maison leur tombât surla tête. Vingt fois, il l’avait prédit ; même elle devait sesouvenir qu’il l’avait chargée d’avertir son oncle d’un désastrefatal, si ce dernier s’attardait dans des vieilleries ridicules. Etla catastrophe était venue, personne au monde ne l’empêcheraitmaintenant. On ne pouvait raisonnablement exiger qu’il se ruinât,afin d’épargner le quartier. Du reste, s’il avait eu la folie defermer le Bonheur, un autre grand magasin aurait poussé de lui-mêmeà côté, car l’idée soufflait des quatre points du ciel, le triomphedes cités ouvrières et industrielles était semé par le coup de ventdu siècle, qui emportait l’édifice croulant des vieux âges. Peu àpeu, Mouret s’échauffait, trouvait une émotion éloquente pour sedéfendre contre la haine de ses victimes involontaires, la clameurdes petites boutiques moribondes, qu’il entendait monter autour delui. On ne gardait pas ses morts, il fallait bien lesenterrer ; et, d’un geste, il envoyait dans la terre, ilbalayait et jetait à la fosse commune le cadavre de l’antiquenégoce, dont les restes verdis et empestés devenaient la honte desrues ensoleillées du nouveau Paris. Non, non, il n’avait aucunremords, il faisait simplement la besogne de son âge, et elle lesavait bien, elle qui aimait la vie, qui avait la passion desaffaires larges, conclues au plein jour de la publicité. Réduite ausilence, elle l’écouta longtemps, elle se retira, l’âme pleine detrouble.

Cette nuit-là, Denise ne dormit guère. Une insomnie traversée decauchemars, la retournait sous la couverture. Il lui semblaitqu’elle était toute petite, et elle éclatait en larmes, au fond deleur jardin de Valognes, en voyant les fauvettes manger lesaraignées, qui elles-mêmes mangeaient les mouches. Était-ce doncvrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette luttepour la vie qui faisait pousser les êtres sur le charnier del’éternelle destruction ? Ensuite, elle se revoyait devant lecaveau où l’on descendait Geneviève, elle apercevait son oncle etsa tante, seuls au fond de leur salle à manger obscure. Dans leprofond silence, un bruit sourd d’écroulement traversait l’airmort : c’était la maison de Bourras qui s’effondrait, commeminée par les grandes eaux. Le silence recommençait, plus sinistre,et un nouvel écroulement retentissait, puis un autre, puis unautre : les Robineau, les Bédoré et sœur, les Vanpouille,craquaient et s’écrasaient chacun à son tour, le petit commerce duquartier Saint-Roch s’en allait sous une pioche invisible, avec debrusques tonnerres de charrettes qu’on décharge. Alors, un chagrinimmense l’éveillait en sursaut. Mon Dieu ! que detortures ! des familles qui pleurent, des vieillards jetés aupavé, tous les drames poignants de la ruine ! Et elle nepouvait sauver personne, et elle avait conscience que cela étaitbon, qu’il fallait ce fumier de misères à la santé du Paris dedemain. Au jour, elle se calma, une grande tristesse résignée latenait les yeux ouverts, tournés vers la fenêtre dont les vitress’éclairaient. Oui, c’était la part du sang, toute révolutionvoulait des martyrs, on ne marchait en avant que sur des morts. Sapeur d’être une âme mauvaise, d’avoir travaillé au meurtre de sesproches, se fondait à présent dans une pitié navrée, en face de cesmaux irrémédiables, qui sont l’enfantement douloureux de chaquegénération. Elle finit par chercher les soulagements possibles, sabonté rêva longtemps aux moyens à prendre, pour sauver au moins lessiens de l’écrasement final.

Mouret, maintenant, se dressait devant elle, avec sa têtepassionnée, aux yeux caressants. Certes, il ne lui refusait rien,elle était sûre qu’il accorderait tous les dédommagementsraisonnables. Et sa pensée s’égarait, tâchait de le juger. Elleconnaissait sa vie, n’ignorait pas le calcul ancien de sestendresses, sa continuelle exploitation de la femme, des maîtressesprises pour faire son chemin, et sa liaison avecMme Desforges dans l’unique but de tenir le baronHartmann, et toutes les autres, les Clara de rencontre, le plaisiracheté, payé, rejeté au trottoir. Seulement, ces débuts d’unaventurier de l’amour, dont le magasin plaisantait, finissaient parse perdre dans le coup de génie de cet homme, dans sa grâcevictorieuse. Il était la séduction. Ce qu’elle ne lui aurait jamaispardonné, c’était son mensonge d’autrefois, sa froideur d’amantsous la comédie galante de ses prévenances. Mais elle se sentaitsans rancune, aujourd’hui qu’il souffrait par elle. Cettesouffrance l’avait grandi. Quand elle le voyait torturé, expiant sidurement son dédain de la femme, il lui semblait racheté de sesfautes.

Dès ce matin-là, Denise obtint de Mouret les compensationsqu’elle jugerait légitimes, le jour où les Baudu et le vieuxBourras succomberaient. Les semaines se passèrent, elle allait voirson oncle presque tous les après-midi, s’échappant quelquesminutes, apportant son rire, son courage de brave fille, pourégayer la sombre boutique. Sa tante surtout l’inquiétait, elleétait restée dans une stupeur blême, depuis la mort deGeneviève ; il semblait que sa vie s’en allât un peu à chaqueheure ; et, lorsqu’on l’interrogeait, elle répondait d’un airétonné qu’elle ne souffrait pas, qu’elle était comme prise desommeil, simplement. Dans le quartier, on hochait la tête : lapauvre dame ne s’ennuierait pas longtemps de sa fille.

Un jour, Denise sortait de chez les Baudu, lorsque, au détour dela place Gaillon, elle entendit un grand cri. La foule seprécipitait, un coup de panique soufflait, ce vent de peur et depitié qui ameute brusquement une rue. C’était un omnibus à caissebrune, une des voitures faisant le trajet de la Bastille auxBatignolles, dont les roues passaient sur le corps d’un homme, audébouché de la rue Neuve-Saint-Augustin, devant la fontaine. Deboutsur son siège, dans un mouvement furieux, le cocher retenait sesdeux chevaux noirs, qui se cabraient ; et il jurait, ils’emportait en gros mots.

– Nom de Dieu ! nom de Dieu !… Faites doncattention, sacré maladroit !

Maintenant, l’omnibus était arrêté. La foule entourait leblessé, un sergent de ville se trouvait là par hasard. Toujoursdebout, appelant en témoignage les voyageurs de l’impériale, quis’étaient levés, eux aussi, pour se pencher et voir le sang, lecocher s’expliquait avec des gestes exaspérés, la gorge étrangléed’une colère croissante.

– On n’a pas idée… Qui est-ce qui m’a fichu un particulierpareil ? Il était là comme chez lui. J’ai crié, et le voilàqui se fout sous les roues !

Alors, un ouvrier, un peintre en bâtiment, accouru avec sonpinceau d’une devanture voisine, dit d’une voix aiguë, au milieudes clameurs :

– Ne te fais donc pas de bile ! Je l’ai vu, il s’estcollé dessous, parbleu !… Tiens ! il a piqué une têtecomme ça. Encore un qui s’embêtait, faut croire !

D’autres voix s’élevèrent, on tombait d’accord sur l’idée d’unsuicide, pendant que le sergent de ville verbalisait. Des dames,toutes pâles, descendaient vivement, emportaient, sans seretourner, l’horreur de la secousse molle dont l’omnibus leur avaitremué les entrailles, en passant sur le corps. Cependant, Denises’approcha, attirée par la pitié active, qui la faisait se mêler detous les accidents, des chiens écrasés, des chevaux abattus, descouvreurs tombés des toits. Et, sur le pavé, elle reconnut lemalheureux, évanoui, la redingote souillée de boue.

– C’est M. Robineau ! cria-t-elle, dans sondouloureux étonnement.

Tout de suite, le sergent de ville interrogea cette jeune fille.Elle donna le nom, la profession, l’adresse. Grâce à l’énergie ducocher, l’omnibus avait fait un crochet, et les jambes seules deRobineau s’étaient trouvées engagées sous les roues. Seulement, ily avait à craindre qu’elles ne fussent rompues l’une et l’autre.Quatre hommes de bonne volonté transportèrent le blessé chez unpharmacien de la rue Gaillon, pendant que l’omnibus reprenaitlentement sa marche.

– Nom de Dieu ! dit le cocher en enveloppant seschevaux d’un coup de fouet, j’ai fait ma journée.

Denise avait suivi Robineau chez le pharmacien. Celui-ci, dansl’attente d’un médecin, qu’on ne pouvait trouver, déclarait qu’iln’y avait aucun danger immédiat et que le mieux était de porter leblessé à son domicile, puisqu’il habitait le voisinage. Un hommeétait allé au poste de police demander un brancard. Alors, la jeunefille conçut la bonne pensée de partir en avant, afin de préparerMme Robineau à ce coup affreux. Mais elle euttoutes les peines du monde à gagner la rue, au travers de la foule,qui s’écrasait devant la porte. Cette foule, avide de mort,augmentait de minute en minute ; des enfants, des femmes, sehaussaient, tenaient bon dans les poussées brutales ; etchaque nouveau venu inventait son accident, c’était à cette heureun mari que l’amant de sa femme avait jeté par la fenêtre.

Rue Neuve-des-Petits-Champs, Denise aperçut de loinMme Robineau sur la porte de la spécialité desoies. Cela lui donna un prétexte pour s’arrêter, et elle causa uninstant, en cherchant une façon d’amortir la terrible nouvelle. Lemagasin sentait le désordre et l’abandon des luttes dernières, dansun commerce qui se meurt. C’était le dénouement prévu de la grandebataille des deux soies rivales, le Paris-Bonheur avait écrasé laconcurrence, à la suite d’une nouvelle baisse de cinqcentimes : il ne se vendait plus que quatre francsquatre-vingt-quinze, la soie de Gaujean avait trouvé son Waterloo.Depuis deux mois, Robineau, réduit aux expédients, menait une vied’enfer, pour empêcher une déclaration de faillite.

– J’ai vu passer votre mari sur la place Gaillon, murmuraDenise, qui avait fini par entrer dans la boutique.

Mme Robineau, dont une sourde inquiétudesemblait ramener continuellement les regards vers la rue, ditvivement :

– Ah ! tout à l’heure, n’est-ce pas ?… Jel’attends, il devrait être ici. Ce matin, M. Gaujean est venu,et ils sont sortis ensemble.

Elle était toujours charmante, délicate et gaie ; mais unegrossesse avancée déjà la fatiguait, elle restait plus effarée,plus dépaysée que jamais, dans ces affaires, auxquelles sa naturetendre ne mordait pas, et qui tournaient mal. Comme elle lerépétait souvent, pourquoi donc tout ça ? ne serait-ce pasplus gentil de vivre tranquille, au fond d’un petit logement, oùl’on ne mangerait que du pain ?

– Ma chère enfant, reprit-elle avec un sourire quis’attristait, nous n’avons rien à vous cacher… Ça ne va pas bien,mon pauvre chéri n’en dort plus. Aujourd’hui encore, ce Gaujean l’atourmenté, à propos de billets en retard… Je me sentais mourird’inquiétude, à être là toute seule…

Et elle retournait sur la porte, lorsque Denise l’arrêta. Auloin, celle-ci venait d’entendre une rumeur de foule. Elle devinale brancard qu’on apportait, le flot de curieux qui n’avaient paslâché l’accident. Alors, la gorge sèche, ne trouvant pas les motsconsolateurs qu’elle aurait voulu, elle dut parler.

– Ne vous inquiétez pas, il n’y a pas de danger immédiat…Oui, j’ai vu M. Robineau, il lui est arrivé un malheur… Onl’apporte, ne vous inquiétez pas, je vous en prie.

La jeune femme l’écoutait, toute blanche, sans comprendrenettement encore. La rue s’était emplie de monde, les fiacresarrêtés juraient, des hommes avaient posé le brancard devant laporte du magasin, pour ouvrir les deux battants vitrés.

– C’est un accident, continuait Denise, résolue à cacher latentative de suicide. Il était sur le trottoir, et il a glissé sousles roues d’un omnibus… Oh ! les pieds seulement. On chercheun médecin. Ne vous inquiétez pas.

Un grand frisson secouait Mme Robineau. Elle eutdeux ou trois cris inarticulés ; puis, elle ne parla plus,elle s’abattit près du brancard, dont elle écarta les toiles de sesmains tremblantes. Les hommes qui venaient de le porter,attendaient devant la maison, pour le remporter, lorsqu’on auraitenfin trouvé un médecin. On n’osait plus toucher à Robineau, quiavait repris connaissance, et dont les souffrances devenaientatroces, au moindre mouvement. Quand il vit sa femme, deux grosseslarmes coulèrent sur ses joues. Elle l’avait embrassé, et ellepleurait, en le regardant de ses yeux fixes. Dans la rue, la cohuecontinuait, les visages s’entassaient comme au spectacle, avec desyeux luisants ; des ouvrières, échappées d’un atelier,menaçaient d’enfoncer les glaces des vitrines, pour mieux voir.Afin d’échapper à cette fièvre de curiosité, et jugeant d’ailleursqu’il n’était pas convenable de laisser le magasin ouvert, Deniseeut l’idée de baisser le rideau métallique. Elle-même alla tournerla manivelle, l’engrenage avait un cri plaintif, les feuilles detôle descendaient avec lenteur, ainsi qu’une draperie lourdetombant sur le dénouement d’un cinquième acte. Et, lorsqu’ellerentra et qu’elle eut fermé derrière elle la petite porte ronde,elle retrouva Mme Robineau serrant toujours sonmari entre ses bras éperdus, sous le demi-jour louche qui venaitdes deux étoiles découpées dans la tôle. La boutique ruinéesemblait glisser au néant, seules les deux étoiles luisaient surcette catastrophe rapide et brutale du pavé parisien. Enfin,Mme Robineau recouvra la parole.

– Oh ! mon chéri… oh ! mon chéri… oh ! monchéri…

Elle ne trouvait que ces mots, et lui suffoqua, se confessa dansune crise de remords, en la voyant ainsi agenouillée, renversée,avec son ventre de mère qui s’écrasait contre le brancard.Lorsqu’il ne bougeait pas, il ne sentait que le plomb brûlant deses jambes.

– Pardonne-moi, j’ai dû être fou… Quand l’avoué m’a ditdevant Gaujean que les affiches seraient posées demain, il m’asemblé que des flammes dansaient, comme si les murs avaient brûlé…Et puis, je ne me souviens plus : je descendais la rue de laMichodière, j’ai cru que les gens du Bonheur se fichaient de moi,cette grande gueuse de maison m’écrasait… Alors, quand l’omnibus atourné, j’ai songé à Lhomme et à son bras, je me suis jetédessous…

Lentement, Mme Robineau tomba assise sur leparquet, dans l’horreur de ces aveux. Mon Dieu ! il avaitvoulu mourir. Elle saisit la main de Denise, qui s’était penchéevers elle, toute retournée par cette scène. Le blessé, que sonémotion épuisait, venait encore de perdre connaissance. Et cemédecin qui n’arrivait pas ! Deux hommes avaient déjà battu lequartier, le concierge de la maison s’était mis en campagne à sontour.

– Ne vous inquiétez pas, répétait Denise machinalement,sanglotant elle aussi.

Alors, Mme Robineau, assise par terre, la tête àla hauteur du brancard, la joue contre la sangle où gisait sonmari, soulagea son cœur.

– Oh ! si je vous racontais… C’est pour moi qu’il avoulu mourir. Il me disait sans cesse : « Je t’ai volée,l’argent venait de toi. » Et, la nuit, il rêvait de cessoixante mille francs, il se réveillait en sueur, se traitaitd’incapable. Quand on n’avait pas plus de tête, on ne risquait pasla fortune des autres… Vous savez qu’il a toujours été nerveux,l’esprit tourmenté. Il finissait par voir des choses qui mefaisaient peur, il m’apercevait dans la rue, en guenilles,mendiant, moi qu’il aimait si fort, qu’il désirait riche,heureuse…

Mais, en tournant la tête, elle le retrouva les yeuxouverts ; et elle continua, de sa voix bégayante :

– Oh ! mon chéri, pourquoi as-tu fait cela ?… Tume crois donc bien vilaine ? Va, ça m’est égal, que noussoyons ruinés. Pourvu qu’on soit ensemble, on n’est pas malheureux…Laisse-les donc tout prendre. Allons-nous-en quelque part, où tun’entendras plus parler d’eux. Tu travailleras quand même, tuverras comme ce sera bon encore.

Son front était tombé près du visage pâle de son mari, tous deuxse taisaient maintenant, dans l’attendrissement de leur angoisse.Il y eut un silence, la boutique semblait dormir, engourdie par lecrépuscule blafard qui la noyait ; tandis qu’on entendait,derrière la tôle mince de la fermeture, le fracas de la rue, la viedu plein jour passant avec le grondement des voitures et labousculade des trottoirs. Enfin, Denise, qui allait, à chaqueminute, jeter un coup d’œil par la petite porte ouvrant sur levestibule de la maison, revint en criant :

– Le médecin !

C’était un jeune homme, aux yeux vifs, que le conciergeramenait. Il préféra visiter le blessé avant qu’on le couchât. Uneseule des jambes, la gauche, se trouvait cassée, au-dessus de lacheville. La rupture était simple, aucune complication ne semblaità craindre. Et l’on se disposait à porter le brancard au fond, dansla chambre, lorsque Gaujean se présenta. Il venait rendre compted’une dernière démarche, dans laquelle du reste il avaitéchoué : la déclaration de faillite était définitive.

– Quoi donc ? murmura-t-il, qu’est-ilarrivé ?

D’un mot, Denise le renseigna. Alors, il resta gêné. Robineaului dit faiblement :

– Je ne vous en veux pas, mais tout cela est un peu devotre faute.

– Dame ! mon cher, répondit Gaujean, il fallait avoirdes reins plus solides que les nôtres… Vous savez que je ne suisguère mieux portant que vous.

On soulevait le brancard. Le blessé trouva encore la force dedire :

– Non, non, des reins plus solides auraient plié tout demême… Je comprends que les vieux entêtés, comme Bourras et Baudu, yrestent ; mais nous autres, qui étions jeunes, qui acceptionsle nouveau train des choses !… Non, voyez-vous, Gaujean, c’estla fin d’un monde.

On l’emporta. Mme Robineau embrassa Denise, dansun élan où il y avait presque de la joie, à être enfin débarrasséedu tracas des affaires. Et, comme Gaujean se retirait avec la jeunefille, il lui confessa que ce pauvre diable de Robineau avaitraison. C’était imbécile de vouloir lutter contre le Bonheur desDames. Lui, personnellement, se sentait perdu, s’il ne rentrait pasen grâce. Déjà, la veille, il avait fait une démarche secrèteauprès de Hutin, qui justement allait partir pour Lyon. Mais ildésespérait, et il tâcha d’intéresser Denise, au courant sans doutede sa puissance.

– Ma foi ! répétait-il, tant pis pour lafabrication ! On se moquerait de moi, si je me ruinais enbataillant davantage dans l’intérêt des autres, lorsque lesgaillards se disputent à qui fabriquera le moins cher… MonDieu ! comme vous le disiez autrefois, la fabrication n’a qu’àsuivre le progrès, par une meilleure organisation et des procédésnouveaux. Tout s’arrangera, il suffit que le public soitcontent.

Denise souriait. Elle répondit :

– Allez donc dire cela à M. Mouret lui-même… Votrevisite lui fera plaisir, et il n’est pas homme à vous tenirrancune, si vous lui offrez seulement un bénéfice d’un centime parmètre.

Ce fut en janvier que Mme Baudu expira, par unclair après-midi de soleil. Depuis quinze jours, elle ne pouvaitplus descendre à la boutique, qu’une femme de journée gardait. Elleétait assise au milieu de son lit, les reins soutenus par desoreillers. Seuls, dans son visage blanc, les yeux vivaientencore ; et, la tête droite, elle les tournait obstinémentvers le Bonheur des Dames, en face, à travers les petits rideauxdes fenêtres. Baudu, souffrant lui-même de cette obsession, de lafixité désespérée de ces regards, voulait parfois tirer les grandsrideaux. Mais, d’un geste suppliant, elle l’arrêtait, elles’entêtait à voir, jusqu’à son dernier souffle. Maintenant, lemonstre lui avait tout pris, sa maison, sa fille ; elle-mêmes’en était allée peu à peu avec le Vieil Elbeuf, perdant de sa vieà mesure qu’il perdait de sa clientèle ; le jour où il râlait,elle n’avait plus d’haleine. Quand elle se sentit mourir, elle eutencore la force d’exiger de son mari qu’il ouvrît les deuxfenêtres. Il faisait doux, une nappe de gai soleil dorait leBonheur, tandis que la chambre de l’antique logis frissonnait dansl’ombre. Mme Baudu demeurait les regards fixes,emplis de cette vision de monument triomphal, de ces glaceslimpides, derrière lesquelles passait un galop de millions.Lentement, ses yeux pâlissaient, envahis de ténèbres, et lorsqu’ilss’éteignirent dans la mort, ils restèrent grands ouverts, regardanttoujours, noyés de grosses larmes.

Une fois encore, tout le petit commerce ruiné du quartier,défila au convoi. On y vit les frères Vanpouille, blêmes de leurséchéances de décembre, payées par un suprême effort qu’ils nepourraient recommencer. Bédoré et sœur s’appuyait sur une canne,travaillé de tels soucis, que sa maladie d’estomac s’aggravait.Deslignières avait eu une attaque, Piot et Rivoire marchaient ensilence, le nez à terre, en hommes finis. Et l’on n’osaits’interroger sur les disparus, Quinette,Mlle Tatin, d’autres qui, du matin au soir,sombraient, roulés, emportés, dans le flot des désastres ;sans compter Robineau allongé sur son lit, avec sa jambe cassée.Mais on se montrait surtout, d’un air d’intérêt, les nouveauxcommerçants atteints par la peste : le parfumeur Grognet, lamodiste Mme Chadeuil, et Lacassagne le fleuriste,et Naud le cordonnier, encore debout, pris seulement de l’anxiétédu mal qui devait les balayer à leur tour. Derrière le corbillard,Baudu marchait du même pas de bœuf assommé, dont il avaitaccompagné sa fille ; tandis que, au fond de la premièrevoiture de deuil, on apercevait les yeux étincelants de Bourras,sous les broussailles de ses sourcils et de ses cheveux, d’un blancde neige.

Denise eut un grand chagrin. Depuis quinze jours, elle étaitbrisée de soucis et de fatigues. Il lui avait fallu mettre Pépé aucollège, et Jean la faisait courir, tellement amoureux de la niècedu pâtissier, qu’il avait supplié sa sœur de la demander enmariage. Ensuite, la mort de la tante, ces catastrophes répétées,venaient d’accabler la jeune fille. Mouret s’était de nouveau mis àsa disposition : ce qu’elle ferait pour son oncle et lesautres, serait bien fait. Un matin encore, elle eut un entretienavec lui, à la nouvelle que Bourras était jeté sur le pavé, et queBaudu allait fermer boutique. Puis, elle sortit après le déjeuner,avec l’espoir de soulager au moins ceux-là.

Dans la rue de la Michodière, Bourras était debout, planté surle trottoir en face de sa maison, dont on l’avait expulsé laveille, à la suite d’un joli tour, une trouvaille de l’avoué :comme Mouret possédait des créances, il venait d’obtenir aisémentla mise en faillite du marchand de parapluies, puis il avait achetécinq cents francs le droit au bail, dans la vente faite par lesyndic ; de sorte que le vieillard entêté s’était laisséprendre pour cinq cents francs ce qu’il n’avait pas voulu lâcherpour cent mille. D’ailleurs, l’architecte, qui arrivait avec sabande de démolisseurs, avait dû requérir le commissaire pour lemettre dehors. Les marchandises étaient vendues, les chambresdéménagées ; lui, s’obstinait dans le coin où il couchait, etdont on n’osait le chasser, par une pitié dernière. Même lesdémolisseurs attaquèrent la toiture sur sa tête. On avait retiréles ardoises pourries, les plafonds s’effondraient, les murscraquaient, et il restait là, sous les vieilles charpentes à nu, aumilieu des décombres. Enfin, devant la police, il était parti.Mais, dès le lendemain matin, il avait reparu sur le trottoir d’enface, après avoir passé la nuit dans un hôtel meublé duvoisinage.

– Monsieur Bourras, dit doucement Denise.

Il ne l’entendait pas, ses yeux de flamme dévoraient lesdémolisseurs, dont la pioche entamait la façade de la masure.Maintenant, par les fenêtres vides, on voyait l’intérieur, leschambres misérables, l’escalier noir, où le soleil n’avait paspénétré depuis deux cents ans.

– Ah ! c’est vous, répondit-il enfin, quand il l’eutreconnue. Hein ? ils en font une besogne, cesvoleurs !

Elle n’osait plus parler, remuée par la tristesse lamentable dela vieille demeure, ne pouvant elle-même détacher les yeux despierres moisies qui tombaient. En haut, dans un coin du plafond deson ancienne chambre, elle apercevait encore le nom en lettresnoires et tremblées : Ernestine, écrit avec la flamme d’unechandelle ; et le souvenir des jours de misère lui revenait,plein d’un attendrissement pour toutes les douleurs. Mais lesouvriers, afin d’abattre d’un coup un pan de muraille, avaient eul’idée de l’attaquer à la base. Il chancelait.

– S’il pouvait les écraser tous ! murmurait Bourrasd’une voix sauvage.

On entendit un craquement terrible. Les ouvriers épouvantés sesauvèrent dans la rue. En s’abattant, la muraille ébranlait etemportait toute la ruine. Sans doute, la masure ne tenait plus, aumilieu des tassements et des gerçures : une poussée avaitsuffi pour la fendre du haut en bas. Ce fut un éboulementpitoyable, l’aplatissement d’une maison de fange, détrempée par lespluies. Pas une cloison ne resta debout, il n’y eut plus par terrequ’un amas de débris, le fumier du passé tombé à la borne.

– Mon Dieu ! avait crié le vieillard, comme si le couplui eût retenti dans les entrailles.

Il demeurait béant, jamais il n’aurait cru que ce serait fini sivite. Et il regardait l’entaille ouverte, le creux libre enfin dansle flanc du Bonheur des Dames, débarrassé de la verrue qui ledéshonorait. C’était le moucheron écrasé, le dernier triomphe surl’obstination cuisante de l’infiniment petit, toute l’île envahieet conquise. Des passants attroupés causaient très haut avec lesdémolisseurs, qui se fâchaient contre ces vieilles bâtisses, bonnesà tuer le monde.

– Monsieur Bourras, répéta Denise, en tâchant de l’emmenerà l’écart, vous savez qu’on ne vous abandonnera pas. Il sera pourvuà tous vos besoins…

Il se redressa.

– Je n’ai pas de besoins… Ce sont eux qui vous envoient,n’est-ce pas ? Eh bien ! dites-leur que le père Bourrassait encore travailler, et qu’il trouvera de l’ouvrage où ilvoudra… Vrai ! ce serait trop commode, de faire la charité auxgens qu’on assassine !

Alors, elle le supplia.

– Je vous en prie, acceptez, ne me laissez pas cechagrin.

Mais il secouait sa tête chevelue.

– Non, non, c’est fini, bonsoir… Vivez donc heureuse, vousqui êtes jeune, et n’empêchez pas les vieux de partir avec leursidées.

Il jeta un dernier coup d’œil sur le tas des décombres, puiss’en alla, péniblement. Elle suivit son dos, au milieu desbousculades du trottoir. Le dos tourna l’angle de la place Gaillon,et ce fut tout.

Un instant, Denise resta immobile, les yeux perdus. Enfin, elleentra chez son oncle. Le drapier était seul, dans la boutiquesombre du Vieil Elbeuf. La femme de ménage ne venait que le matinet le soir, pour faire un peu de cuisine et pour l’aider à ôter età mettre les volets. Il passait les heures, au fond de cettesolitude, sans que personne souvent le dérangeât de la journée,effaré et ne trouvant plus les marchandises, lorsqu’une cliente serisquait encore. Et là, dans le silence, dans le demi-jour, ilmarchait continuellement, il gardait le pas alourdi de ses deuils,cédant à un besoin maladif, à de véritables crises de marcheforcée, comme s’il avait voulu bercer et endormir sa douleur.

– Allez-vous mieux, mon oncle ? demanda Denise.

Il ne s’arrêta qu’une seconde, il repartit, allant de la caisseà un angle obscur.

– Oui, oui, très bien… Merci.

Elle cherchait un sujet consolant, des paroles gaies, et n’entrouvait point.

– Vous avez entendu ce bruit ? La maison est parterre.

– Tiens ! c’est vrai, murmura-t-il d’un air étonné, cedevait être la maison… J’ai senti le sol trembler… Moi, ce matin,en les voyant sur le toit, j’avais fermé ma porte.

Et il eut un geste vague, pour dire que ces choses nel’intéressaient plus. Chaque fois qu’il revenait devant la caisse,il regardait la banquette vide, cette banquette de velours usé, oùsa femme et sa fille avaient grandi. Puis, lorsque son perpétuelpiétinement le ramenait à l’autre bout, il regardait les casiersnoyés d’ombre, dans lesquels achevaient de moisir quelques piècesde drap. C’était la maison veuve, ceux qu’il aimait partis, soncommerce tombé à une fin honteuse, lui seul promenant son cœur mortet son orgueil abattu, au milieu de ces catastrophes. Il levait lesyeux vers le plafond noir, il écoutait le silence qui sortait desténèbres de la petite salle à manger, le coin familial dont ilaimait autrefois jusqu’à l’odeur enfermée. Plus un souffle dansl’antique logis, son pas régulier et pesant faisait sonner lesvieux murs, comme s’il avait marché sur la tombe de sestendresses.

Enfin, Denise aborda le sujet qui l’amenait.

– Mon oncle, vous ne pouvez rester ainsi. Il faudraitprendre une détermination.

Il répondit sans s’arrêter :

– Sans doute, mais que veux-tu que je fasse ? J’aitâché de vendre, personne n’est venu… Mon Dieu ! un matin, jefermerai la boutique, et je m’en irai.

Elle savait qu’une faillite n’était plus à craindre. Lescréanciers avaient préféré s’entendre, devant un pareil acharnementdu sort. Tout payé, l’oncle allait simplement se trouver à larue.

– Mais que ferez-vous ensuite ? murmura-t-elle,cherchant une transition pour arriver à l’offre qu’elle n’osaitformuler.

– Je ne sais pas, répondit-il. On me ramassera bien.

Il avait changé son trajet, il marchait de la salle à manger auxvitrines de la devanture ; et, maintenant, il considéraitchaque fois d’un regard morne ces vitrines lamentables, avec leurétalage oublié. Ses yeux ne se levaient même pas sur la façadetriomphante du Bonheur des Dames, dont les lignes architecturalesse perdaient à droite et à gauche, aux deux bouts de la rue.C’était un anéantissement, il ne trouvait plus la force de sefâcher.

– Écoutez, mon oncle, finit par dire Denise embarrassée, ily aurait peut-être une place pour vous…

Elle se reprit, elle bégaya :

– Oui, je suis chargée de vous offrir une placed’inspecteur.

– Où donc ? demanda Baudu.

– Mon Dieu ! là, en face… Chez nous… Six mille francs,un travail sans fatigue.

Brusquement, il s’était arrêté devant elle. Mais, au lieu des’emporter comme elle le craignait, il devenait très pâle, ilsuccombait sous une émotion douloureuse, d’une amèrerésignation.

– En face, en face, balbutia-t-il à plusieurs reprises. Tuveux que j’entre en face ?

Denise elle-même était gagnée par cette émotion. Elle revoyaitla longue lutte des deux boutiques, elle assistait aux convois deGeneviève et de Mme Baudu, elle avait sous les yeuxle Vieil Elbeuf renversé, égorgé à terre par le Bonheur des Dames.Et l’idée de son oncle entrant en face, se promenant là en cravateblanche, lui faisait sauter le cœur de pitié et de révolte.

– Voyons, Denise, ma fille, est-ce possible ? dit-ilsimplement, tandis qu’il croisait ses pauvres mainstremblantes.

– Non, non, mon oncle ! cria-t-elle dans un élan detout son être juste et bon. Ce serait mal… Pardonnez-moi, je vousen supplie.

Il avait repris sa marche, son pas ébranlait de nouveau le videsépulcral de la maison. Et, quand elle le quitta, il allait, ilallait toujours, dans cette locomotion entêtée des grandsdésespoirs qui tournent sur eux-mêmes, sans pouvoir en sortirjamais.

Denise, cette nuit-là, eut encore une insomnie. Elle venait detoucher le fond de son impuissance. Même en faveur des siens, ellene trouvait pas un soulagement. Jusqu’au bout, il lui fallutassister à l’œuvre invincible de la vie, qui veut la mort pourcontinuelle semence. Elle ne se débattait plus, elle acceptaitcette loi de la lutte ; mais son âme de femme s’emplissaitd’une bonté en pleurs, d’une tendresse fraternelle, à l’idée del’humanité souffrante. Depuis des années, elle-même était priseentre les rouages de la machine. N’y avait-elle pas saigné ?ne l’avait-on pas meurtrie, chassée, traînée dans l’injure ?Aujourd’hui encore, elle s’épouvantait parfois, lorsqu’elle sesentait choisie par la logique des faits. Pourquoi elle, sichétive ? pourquoi sa petite main pesant tout d’un coup silourd, au milieu de la besogne du monstre ? Et la force quibalayait tout, l’emportait à son tour, elle dont la venue devaitêtre une revanche. Mouret avait inventé cette mécanique à écraserle monde, dont le fonctionnement brutal l’indignait ; il avaitsemé le quartier de ruines, dépouillé les uns, tué lesautres ; et elle l’aimait quand même pour la grandeur de sonœuvre, elle l’aimait davantage à chacun des excès de son pouvoir,malgré le flot de larmes qui la soulevait, devant la misère sacréedes vaincus.

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