Au Bonheur des Dames

Chapitre 10

 

Le premier dimanche d’août, on faisait l’inventaire, qui devaitêtre terminé le soir même. Dès le matin, comme un jour de semaine,tous les employés étaient à leur poste, et la besogne avaitcommencé, les portes closes, dans les magasins vides declientes.

Denise n’était pas descendue à huit heures, avec les autresvendeuses. Retenue depuis le jeudi dans sa chambre, par une entorseprise en montant aux ateliers, elle allait enfin beaucoupmieux ; mais, comme Mme Aurélie la gâtait,elle ne se hâtait pas, achevait de se chausser avec peine, résoluecependant à se montrer au rayon. Maintenant, les chambres desdemoiselles occupaient le cinquième étage des bâtiments neufs, lelong de la rue Monsigny ; elles étaient au nombre de soixante,aux deux côtés d’un corridor, et plus confortables, toujoursmeublées pourtant du lit de fer, de la grande armoire et de lapetite toilette de noyer. La vie intime des vendeuses y prenait despropretés et des élégances, une pose pour les savons chers et leslinges fins, toute une montée naturelle vers la bourgeoisie, àmesure que leur sort s’améliorait ; bien qu’on entendît encorevoler des gros mots et les portes battre, dans le coup de ventd’hôtel garni qui les emportait matin et soir. D’ailleurs, à titrede seconde, Denise avait une des plus grandes chambres, dont lesdeux fenêtres mansardées ouvraient sur la rue. Riche à présent,elle se donnait du luxe, un édredon rouge recouvert d’un voile deguipure, un petit tapis devant l’armoire, deux vases de verre bleusur la toilette, où se fanaient des roses.

Quand elle fut chaussée, elle essaya de marcher dans la pièce.Il lui fallut s’appuyer aux meubles, car elle boitait encore. Maiscela s’échaufferait. Tout de même elle avait eu raison de refuser,pour le soir, une invitation à dîner de l’oncle Baudu, et de priersa tante de faire sortir Pépé, qu’elle avait remis en pension chezMme Gras. Jean, qui était venu la voir la veille,dînait aussi chez l’oncle. Doucement, elle continuait de s’essayerà marcher, en se promettant de se coucher de bonne heure, afin dereposer sa jambe, lorsque la surveillante,Mme Cabin, frappa et lui donna une lettre, d’un airde mystère.

La porte refermée, Denise, étonnée du sourire discret de cettefemme, ouvrit la lettre. Elle se laissa tomber sur unechaise : c’était une lettre de Mouret, où il se disait heureuxde son rétablissement et la priait de descendre le soir dîner aveclui, puisqu’elle ne pouvait sortir. Le ton de ce billet, à la foisfamilier et paternel, n’avait rien de blessant ; mais il luiétait impossible de se méprendre, le Bonheur connaissait bien lasignification vraie de ces invitations, une légende couraitlà-dessus : Clara avait dîné, d’autres aussi, toutes cellesque le patron remarquait. Après le dîner, comme disaient les commisfarceurs, il y avait le dessert. Et les joues blanches de la jeunefille étaient peu à peu envahies par un flot de sang.

Alors, la lettre glissée entre les genoux, le cœur battant àcoups profonds, Denise resta les yeux fixés sur la lumièreaveuglante d’une des fenêtres. C’était un aveu qu’elle avait dû sefaire, dans cette chambre même, aux heures d’insomnie : sielle tremblait encore quand il passait, elle savait maintenant quece n’était pas de crainte ; et son malaise d’autrefois, sonancienne peur ne pouvait être que l’ignorance effarée de l’amour,le trouble de ses tendresses naissantes, dans sa sauvageried’enfant. Elle ne raisonnait pas, elle sentait seulement qu’ellel’avait toujours aimé, depuis l’heure où elle avait frémi etbalbutié devant lui. Elle l’aimait lorsqu’elle le redoutait commeun maître sans pitié, elle l’aimait lorsque son cœur éperdu rêvaitde Hutin, inconscient, cédant à un besoin d’affection. Peut-être seserait-elle donnée à un autre, mais jamais elle n’avait aimé quecet homme dont un regard la terrifiait. Et tout le passé revivait,se déroulait dans la clarté de la fenêtre : les sévérités despremiers temps, cette promenade si douce sous les ombrages noirsdes Tuileries, enfin les désirs dont il l’effleurait depuis l’heureoù elle était rentrée. La lettre glissa jusqu’à terre, Deniseregardait toujours la fenêtre, dont le plein soleill’éblouissait.

Brusquement, on frappa, et elle se hâta de ramasser la lettre,de la faire disparaître dans sa poche. C’était Pauline, qui,s’échappant de son rayon sous un prétexte, venait causer unpeu.

– Êtes-vous remise, ma chère ? On ne se rencontreplus.

Mais, comme il était défendu de remonter dans les chambres, etsurtout de s’y enfermer à deux, Denise l’emmena au bout du couloir,où se trouvait le salon de réunion, une galanterie du directeurpour ces demoiselles, qui pouvaient y causer ou y travailler, enattendant onze heures. La pièce, blanc et or, d’une nudité banalede salle d’hôtel, était meublée d’un piano, d’un guéridon central,de fauteuils et de canapés recouverts de housses blanches. Dureste, après quelques soirées passées entre elles, dans le premierfeu de la nouveauté, les vendeuses ne s’y rencontraient plus, sansen arriver tout de suite aux mots désagréables. C’était uneéducation à faire, la petite cité phalanstérienne manquait deconcorde. Et, en attendant, il n’y avait guère là, le soir, que laseconde des corsets, miss Powell, qui tapait sèchement du Chopinsur le piano, et dont le talent jalousé achevait de mettre en fuiteles autres.

– Vous voyez, mon pied va mieux, dit Denise. Jedescendais.

– Ah bien ! cria la lingère, en voilà du zèle !…C’est moi qui resterais à me dorloter, si j’avais unprétexte !

Toutes deux s’étaient assises sur un canapé. L’attitude dePauline avait changé, depuis que son amie était seconde auxconfections. Il entrait, dans sa cordialité de bonne fille, unenuance de respect, une surprise de sentir la petite vendeusechétive d’autrefois en marche pour la fortune. Cependant, Denisel’aimait beaucoup et se confiait à elle seule, au milieu ducontinuel galop des deux cents femmes que la maison occupaitmaintenant.

– Qu’avez-vous ? demanda vivement Pauline, quand elleremarqua le trouble de la jeune fille.

– Mais rien, assura celle-ci, avec un sourireembarrassé.

– Si, si, vous avez quelque chose… Vous vous méfiez donc demoi, que vous ne me dites plus vos chagrins ?

Alors, Denise, dans l’émotion qui gonflait sa poitrine et qui nepouvait se calmer, s’abandonna. Elle tendit la lettre à son amie,en balbutiant :

– Tenez ! il vient de m’écrire.

Entre elles, jamais encore elles n’avaient parlé ouvertement deMouret. Mais ce silence même était comme un aveu de leurs secrètespréoccupations. Pauline n’ignorait rien. Après avoir lu la lettre,elle se serra contre Denise, la prit à la taille, pour lui murmurerdoucement :

– Ma chère, si vous voulez que je sois franche, je croyaisque c’était fait… Ne vous révoltez donc pas, je vous assure quetout le magasin doit le croire comme moi. Dame ! il vous anommée seconde si vite, puis il est toujours après vous, ça crèveles yeux !

Elle lui mit un gros baiser sur la joue. Puis, ellel’interrogea.

– Vous irez ce soir, naturellement ?

Denise la regardait sans répondre. Et, tout d’un coup, elleéclata en sanglots, la tête appuyée sur l’épaule de son amie.Celle-ci demeura très surprise.

– Voyons, calmez-vous. Il n’y a rien là-dedans qui puissevous bouleverser ainsi.

– Non, non, laissez-moi, bégayait Denise. Si vous saviezcomme j’ai du chagrin ! Depuis que j’ai reçu cette lettre, jene vis plus… Laissez-moi pleurer, cela me soulage.

Très apitoyée, sans comprendre pourtant, la lingère chercha desconsolations. D’abord, il ne voyait plus Clara. On disait bienqu’il allait chez une dame au-dehors, mais ce n’était pas prouvé.Puis, elle expliqua qu’on ne pouvait être jalouse d’un homme dansune pareille position. Il avait trop d’argent, il était le maîtreaprès tout.

Denise l’écoutait ; et, si elle avait encore ignoré sonamour, elle n’en aurait plus douté à la souffrance dont le nom deClara et l’allusion à Mme Desforges lui tordirentle cœur. Elle entendait la voix mauvaise de Clara, elle revoyaitMme Desforges la promener dans les magasins, avecson mépris de dame riche.

– Alors, vous iriez, vous ? demanda-t-elle.

Pauline, sans se consulter, cria :

– Sans doute, est-ce qu’on peut faire autrement !

Puis, elle réfléchit, elle ajouta :

– Pas maintenant, autrefois, parce que maintenant je vaisme marier avec Baugé, et ce serait mal tout de même.

En effet, Baugé, qui avait quitté depuis peu le Bon Marché pourle Bonheur des Dames, allait l’épouser, vers le milieu du mois.Bourdoncle n’aimait guère les ménages ; cependant, ils avaientl’autorisation, ils espéraient même obtenir un congé de quinzejours.

– Vous voyez bien, déclara Denise. Quand un homme vousaime, il vous épouse… Baugé vous épouse.

Pauline eut un bon rire.

– Mais, ma chérie, ce n’est pas la même chose. Baugém’épouse, parce que c’est Baugé. Il est mon égal, ça va tout seul…Tandis que M. Mouret ! Est-ce que M. Mouret peutépouser ses vendeuses ?

– Oh ! non, oh ! non, cria la jeune fillerévoltée par l’absurdité de la question, et c’est pourquoi iln’aurait pas dû m’écrire.

Ce raisonnement acheva d’étonner la lingère. Son visage épais,aux petits yeux tendres, prenait une commisération maternelle.Puis, elle se leva, ouvrit le piano, joua doucement avec un seuldoigt « Le Roi Dagobert », pour égayer la situation sansdoute. Dans la nudité du salon, dont les housses blanchessemblaient augmenter le vide, montaient les bruits de la rue, lamélopée lointaine d’une marchande criant des pois verts. Denises’était renversée au fond du canapé, la tête contre le bois,secouée par une nouvelle crise de sanglots, qu’elle étouffait dansson mouchoir.

– Encore ! reprit Pauline, en se retournant. Vousn’êtes vraiment pas raisonnable… Pourquoi m’avez-vous amenéeici ? Nous aurions mieux fait de rester dans votrechambre.

Elle s’agenouilla devant elle, recommença à la sermonner. Qued’autres auraient voulu être à sa place ! D’ailleurs, si lachose ne lui plaisait pas, c’était bien simple : elle n’avaitqu’à dire non, sans se chagriner si fort. Mais elle réfléchirait,avant de risquer sa position par un refus que rien n’expliquait,puisqu’elle n’avait pas d’engagement ailleurs. Était-ce donc siterrible ? et la semonce finissait par des plaisanterieschuchotées gaiement, lorsqu’un bruit de pas vint du corridor.

Pauline courut à la porte jeter un coup d’œil.

– Chut ! Mme Aurélie !murmura-t-elle. Je me sauve… Et vous, essuyez vos yeux. On n’a pasbesoin de savoir.

Quand Denise fut seule, elle se mit debout, renfonça seslarmes ; et, les mains tremblantes encore, de peur d’êtresurprise ainsi, elle ferma le piano, que son amie avait laisséouvert. Mais elle entendit Mme Aurélie frapper à saporte. Alors, elle quitta le salon.

– Comment ! vous êtes levée ! cria la première.C’est une imprudence, ma chère enfant. Je montais justement prendrede vos nouvelles et vous dire que nous n’avons pas besoin de vous,en bas.

Denise lui assura qu’elle allait mieux, que cela lui ferait dubien de s’occuper, de se distraire.

– Je ne me fatiguerai pas, madame. Vous m’installerez surune chaise, je travaillerai aux écritures.

Toutes deux descendirent. Très prévenante,Mme Aurélie l’obligeait à s’appuyer sur son épaule.Elle avait dû remarquer les yeux rouges de la jeune fille, car ellel’examinait à la dérobée. Sans doute, elle savait bien deschoses.

C’était une victoire inespérée : Denise avait enfin conquisle rayon. Après s’être jadis débattue pendant près de dix mois, aumilieu de ses tourments de souffre-douleur, sans lasser le mauvaisvouloir de ses camarades, elle venait en quelques semaines de lesdominer, de les voir autour d’elle souples et respectueuses. Labrusque tendresse de Mme Aurélie l’avait beaucoupaidée, dans cette ingrate besogne de se concilier les cœurs ;on racontait tout bas que la première était la complaisante deMouret, qu’elle lui rendait des services délicats ; et elleprenait si chaudement la jeune fille sous sa protection, qu’ondevait en effet la lui recommander, d’une façon spéciale. Maiscelle-ci avait également travaillé de tout son charme pour désarmerses ennemies. La tâche était d’autant plus rude, qu’il lui fallaitse faire pardonner sa nomination au poste de seconde. Cesdemoiselles criaient à l’injustice, l’accusaient d’avoir gagné çaau dessert, avec le patron ; même elles ajoutaient des détailsabominables. Malgré leurs révoltes pourtant, le titre de secondeagissait sur elles, Denise prenait une autorité, qui étonnait etpliait les plus hostiles. Bientôt, elle trouva des flatteuses,parmi les dernières venues. Sa douceur et sa modestie achevèrent laconquête. Marguerite se rallia. Et Clara seule continua de semontrer mauvaise, risquant encore l’ancienne injure de « malpeignée », qui maintenant n’égayait personne. Pendant lacourte fantaisie de Mouret, elle en avait abusé pour lâcher labesogne, d’une paresse bavarde et vaniteuse ; puis, comme ils’était lassé tout de suite, elle ne récriminait même pas,incapable de jalousie dans la débandade galante de son existence,simplement satisfaite d’en tirer le bénéfice d’être tolérée à nerien faire. Seulement, elle considérait que Denise lui avait voléla succession de Mme Frédéric. Jamais elle nel’aurait acceptée, à cause du tracas ; mais elle était vexéedu manque de politesse, car elle avait les mêmes titres quel’autre, et des titres antérieurs.

– Tiens ! voilà qu’on sort l’accouchée,murmura-t-elle, quand elle aperçut Mme Aurélieamenant Denise à son bras.

Marguerite haussa les épaules, en disant :

– Si vous croyez que c’est drôle !

Neuf heures sonnaient. Au-dehors, un ciel d’un bleu ardentchauffait les rues, des fiacres roulaient vers les gares, toute lapopulation endimanchée gagnait en longues files les bois de labanlieue. Dans le magasin, inondé de soleil par les grandes baiesouvertes, le personnel enfermé venait de commencer l’inventaire. Onavait retiré les boutons des portes, des gens s’arrêtaient sur letrottoir, regardant par les glaces, étonnés de cette fermeture,lorsqu’on distinguait à l’intérieur une activité extraordinaire.C’était, d’un bout à l’autre des galeries, du haut en bas desétages, un piétinement d’employés, des bras en l’air, des paquetsvolant par-dessus les têtes ; et cela au milieu d’une tempêtede cris, de chiffres lancés, dont la confusion montait et sebrisait en un tapage assourdissant. Chacun des trente-neuf rayonsfaisait sa besogne à part, sans s’inquiéter des rayons voisins.D’ailleurs, on attaquait à peine les casiers, il n’y avait encorepar terre que quelques pièces d’étoffe. La machine devaits’échauffer, si l’on voulait finir le soir même.

– Pourquoi descendez-vous ? reprit Margueriteobligeamment, en s’adressant à Denise. Vous allez vous faire dumal, et nous avions le monde nécessaire.

– C’est ce que je lui ai dit, déclaraMme Aurélie. Mais elle a voulu quand même nousaider.

Toutes ces demoiselles s’empressaient auprès de Denise. Letravail s’en trouva interrompu. On la complimentait, on écoutaitavec des exclamations l’histoire de son entorse. Enfin,Mme Aurélie la fit asseoir devant une table ;et il fut entendu qu’elle se contenterait d’inscrire les articlesappelés. D’ailleurs, le dimanche de l’inventaire, on mettait àréquisition tous les employés capables de tenir une plume :les inspecteurs, les caissiers, les commis aux écritures, jusqu’auxgarçons de magasin ; puis, les divers rayons se partageaientces aides d’un jour, pour bâcler vivement la besogne. C’était ainsique Denise se trouvait installée près du caissier Lhomme et dugarçon Joseph, l’un et l’autre penchés sur de grandes feuilles depapier.

– Cinq manteaux, drap, garnis fourrure, troisième grandeur,à deux cent quarante ! criait Marguerite. Quatre idem,première grandeur, à deux cent vingt !

Le travail recommença. Derrière Marguerite, trois vendeusesvidaient les armoires, classaient les articles, les lui donnaientpar paquets ; et, quand elle les avait appelés, elle lesjetait sur les tables, où ils s’entassaient peu à peu, en pilesénormes. Lhomme inscrivait, Joseph dressait une autre liste, pourle contrôle. Pendant ce temps, Mme Aurélieelle-même, aidée de trois autres vendeuses, dénombrait de son côtéles vêtements de soie, que Denise portait sur des feuilles. Claraétait chargée de veiller aux tas, de les ranger et de leséchafauder, de manière à ce qu’ils tinssent le moins de placepossible, le long des tables. Mais elle n’était guère à sa tâche,des piles croulaient déjà.

– Dites donc, demanda-t-elle à une petite vendeuse entréede l’hiver, est-ce qu’on vous augmente ?… Vous savez qu’on vamettre la seconde à deux mille francs, ce qui lui fera près de septmille, avec son intérêt.

La petite vendeuse, sans cesser de passer des rotondes, réponditque, si on ne lui donnait pas huit cents francs, elle lâcherait laboîte. Les augmentations avaient lieu au lendemain del’inventaire ; c’était également l’époque où, le chiffred’affaires réalisées pendant l’année étant connu, les chefs derayon touchaient leurs intérêts sur l’augmentation de ce chiffre,comparé au chiffre de l’année précédente. Aussi, malgré le vacarmeet le tohu-bohu de la besogne, les commérages passionnésallaient-ils leur train. Entre deux articles appelés, on ne causaitque d’argent. Le bruit courait que Mme Auréliedépasserait vingt-cinq mille francs ; et une pareille sommeexcitait beaucoup ces demoiselles. Marguerite, la meilleurevendeuse après Denise, s’était fait quatre mille cinq cents francs,quinze cents francs d’appointements fixes et trois mille francsenviron de tant pour cent ; tandis que Clara n’arrivait pas àdeux mille cinq cents, en tout.

– Moi, je m’en fiche, de leurs augmentations !reprenait celle-ci, en s’adressant à la petite vendeuse. Si papaétait mort, ce que je les planterais là… ! Mais une chose quim’exaspère, ce sont les sept mille francs de ce bout de femme.Hein ! et vous ?

Mme Aurélie interrompit violemment laconversation. Elle se tourna, de son air superbe.

– Taisez-vous donc, mesdemoiselles ! On ne s’entendpas, ma parole d’honneur !

Puis, elle se remit à crier :

– Sept mantes à la vieille, sicilienne, première grandeur,à cent trente !… Trois pelisses, surah, deuxième grandeur, àcent cinquante !… Y êtes-vous, mademoiselle Baudu ?

– Oui, madame.

Alors, Clara dut s’occuper des brassées de vêtements empilés surles tables. Elle les bouscula, gagna de la place. Mais bientôt elleles lâcha encore, pour répondre à un vendeur qui la cherchait.C’était le gantier Mignot, échappé de son rayon. Il chuchota unedemande de vingt francs ; déjà, il lui en devait trente, unemprunt pratiqué un lendemain de courses, après avoir perdu sasemaine sur un cheval ; cette fois, il avait mangé à l’avancesa guelte touchée la veille, il ne lui restait pas dix sous pourson dimanche. Clara n’avait sur elle que dix francs, qu’elle prêtad’assez bonne grâce. Et ils causèrent, ils parlèrent d’une partie àsix, faite par eux dans un restaurant de Bougival, où les femmesavaient payé leur écot : ça valait mieux, tout le monde étaità son aise. Puis, Mignot, qui voulait ses vingt francs, alla sepencher à l’oreille de Lhomme. Celui-ci, arrêté dans ses écritures,parut saisi d’un grand trouble. Il n’osait refuser pourtant, ilcherchait une pièce de dix francs, dans son porte-monnaie, lorsqueMme Aurélie, étonnée de ne plus entendre la voix deMarguerite, qui avait dû s’interrompre, aperçut Mignot et comprit.Elle le renvoya rudement à son rayon, elle n’avait pas besoin qu’onvînt distraire ces demoiselles. La vérité était qu’elle redoutaitle jeune homme, le grand ami de son fils Albert, le complice defarces louches qu’elle tremblait de voir mal finir un jour. Aussi,lorsque Mignot tint les dix francs et qu’il se fut sauvé, neput-elle s’empêcher de dire à son mari :

– S’il est permis ! vous laisser dindonner de lasorte !

– Mais, ma bonne, je ne pouvais vraiment refuser à cegarçon…

Elle lui ferma la bouche d’un haussement de ses fortes épaules.Puis, comme les vendeuses s’égayaient sournoisement de cetteexplication de famille, elle reprit avec sévérité :

– Allons, mademoiselle Vadon, ne nous endormons pas.

– Vingt paletots, cachemire double, quatrième grandeur, àdix-huit francs cinquante ! lança Marguerite, de sa voixchantante.

Lhomme, la tête basse, écrivait de nouveau. Peu à peu, on avaitélevé ses appointements à neuf mille francs ; et il gardaitson humilité devant Mme Aurélie, qui apportaittoujours près du triple dans le ménage.

Pendant un instant, la besogne marcha. Les chiffres volaient,les paquets de vêtements pleuvaient dru sur les tables. Mais Claraavait inventé une autre distraction : elle taquinait le garçonJoseph, au sujet d’une passion qu’on lui prêtait pour unedemoiselle employée à l’échantillonnage. Cette demoiselle, âgée devingt-huit ans déjà, maigre et pâle, était une protégée deMme Desforges, qui avait voulu la faire engager parMouret comme vendeuse, en contant à celui-ci une histoiretouchante : une orpheline, la dernière des Fontenailles,vieille noblesse du Poitou, débarquée sur le pavé de Paris avec unpère ivrogne, restée honnête dans cette déchéance, d’une éducationtrop rudimentaire malheureusement pour être institutrice ou donnerdes leçons de piano. Mouret, d’habitude, s’emportait, lorsqu’on luirecommandait des filles du monde pauvres ; il n’y avait pas,disait-il, de créatures plus incapables, plus insupportables, d’unesprit plus faux ; et, d’ailleurs, on ne pouvait s’improviservendeuse, il fallait un apprentissage, c’était un métier complexeet délicat. Cependant, il prit la protégée deMme Desforges, il la mit seulement au service deséchantillons, comme il avait déjà casé, pour être agréable à desamis, deux comtesses et une baronne au service de la publicité, oùelles faisaient des bandes et des enveloppes.Mlle de Fontenailles gagnait trois francs parjour, qui lui permettaient tout juste de vivre, dans une petitechambre de la rue d’Argenteuil. C’était à la rencontrer l’airtriste, vêtue pauvrement, que le cœur de Joseph, de tempéramenttendre sous sa raideur muette d’ancien soldat, avait fini par êtretouché. Il n’avouait pas, mais il rougissait, quand ces demoisellesdes confections le plaisantaient ; car l’échantillonnage setrouvait dans une salle voisine du rayon, et elles l’avaientremarqué rôdant sans cesse devant la porte.

– Joseph a des distractions, murmurait Clara. Son nez setourne vers la lingerie.

On avait réquisitionnéMlle de Fontenailles, qui aidait àl’inventaire du comptoir des trousseaux. Et, comme en effet legarçon jetait de continuels coups d’œil vers ce comptoir, lesvendeuses se mirent à rire. Il se troubla, s’enfonça dans sesfeuilles ; tandis que Marguerite, pour étouffer le flot degaieté qui lui chatouillait la gorge, criait plus fort :

– Quatorze jaquettes, drap anglais, deuxième grandeur, àquinze francs !

Du coup, Mme Aurélie, en train d’appeler desrotondes, eut la voix couverte. Elle dit, l’air blessé, avec unelenteur majestueuse :

– Un peu plus bas, mademoiselle. Nous ne sommes pas à lahalle… Et vous êtes toutes bien peu raisonnables, de vous amuser àdes gamineries, quand notre temps est si précieux.

Justement, comme Clara ne veillait plus aux paquets, unecatastrophe se produisit. Des manteaux s’éboulèrent, tous les tasde la table, entraînés, tombèrent les uns sur les autres. Le tapisen était jonché.

– Là, qu’est-ce que je disais ! cria la première horsd’elle. Faites donc un peu attention, mademoiselle Prunaire, c’estinsupportable à la fin !

Mais un frémissement courut : Mouret et Bourdoncle, faisantleur tournée d’inspection, venaient de paraître. Les voixrepartirent, les plumes grincèrent, tandis que Clara se hâtait deramasser les vêtements. Le patron n’interrompit pas le travail. Ilresta là quelques minutes, muet, souriant ; et ses lèvresseules avaient un frisson de fièvre, dans son visage gai etvictorieux des jours d’inventaire. Lorsqu’il aperçut Denise, ilfaillit laisser échapper un geste d’étonnement. Elle était doncdescendue ? Ses yeux rencontrèrent ceux deMme Aurélie. Puis, après une courte hésitation, ils’éloigna, il entra aux trousseaux.

Cependant, Denise, avertie par la rumeur légère, avait levé latête. Et, après avoir reconnu Mouret, elle s’était de nouveaupenchée sur ses feuilles, simplement. Depuis qu’elle écrivait d’unemain machinale, au milieu de l’appel régulier des articles, unapaisement se faisait en elle. Toujours elle avait cédé ainsi aupremier excès de sa sensibilité : des larmes la suffoquaient,sa passion doublait ses tourments ; puis, elle rentrait danssa raison, elle retrouvait un beau courage calme, une force devolonté douce et inexorable. Maintenant, les yeux limpides, leteint pâle, elle était sans un frisson, toute à sa besogne, résolueà s’écraser le cœur et à ne faire que son vouloir.

Dix heures sonnèrent, le vacarme de l’inventaire montait, dansle branle-bas des rayons. Et, sous les cris, jetés sans relâche,qui se croisaient de toutes parts, la même nouvelle circulait avecune rapidité surprenante : chaque vendeur savait déjà queMouret avait écrit le matin, pour inviter Denise à dîner.L’indiscrétion venait de Pauline. En redescendant, secouée encore,elle avait rencontré Deloche aux dentelles ; et, sansremarquer que Liénard parlait au jeune homme, elle s’étaitsoulagée.

– C’est fait, mon cher… Elle vient de recevoir la lettre.Il l’invite pour ce soir.

Deloche était devenu blême. Il avait compris, car ilquestionnait souvent Pauline, tous deux causaient chaque jour deleur amie commune, du coup de tendresse de Mouret, de l’invitationfameuse qui finirait par dénouer l’aventure. Du reste, elle legrondait d’aimer secrètement Denise, dont il n’aurait jamais rien,et elle haussait les épaules, quand il approuvait la jeune fille derésister au patron.

– Son pied va mieux, elle descend, continuait-elle. Neprenez donc pas cette figure d’enterrement… C’est une chance pourelle, ce qui arrive.

Et elle se hâta de retourner à son rayon.

– Ah ! bon ! murmura Liénard qui avait entendu,il s’agit de la demoiselle à l’entorse… Eh bien ! vous aviezraison de vous presser, vous qui la défendiez au café, hiersoir !

À son tour, il se sauva ; mais, quand il rentra auxlainages, il avait déjà raconté l’histoire de la lettre à quatre oucinq vendeurs. Et de là, en moins de dix minutes, elle venait defaire le tour des magasins.

La dernière phrase de Liénard rappelait une scène qui s’étaitpassée la veille, au café Saint-Roch. Maintenant, Deloche et lui nese quittaient plus. Le premier avait pris, à l’hôtel de Smyrne, lachambre de Hutin, lorsque celui-ci, nommé second, s’était loué unpetit logement de trois pièces ; et les deux commis venaientensemble le matin au Bonheur, s’attendaient le soir pour repartirensemble. Leurs chambres, qui se touchaient, donnaient sur la mêmecour noire, un puits étroit dont les odeurs empoisonnaient l’hôtel.Ils faisaient bon ménage, malgré leur dissemblance, l’un mangeantavec insouciance l’argent qu’il tirait à son père, l’autre sans unsou, torturé par des idées d’économies, ayant pourtant tous deux unpoint de commun, leur maladresse comme vendeurs, qui les laissaitvégéter dans leurs comptoirs, sans augmentations. Après leur sortiedu magasin, ils vivaient surtout au café Saint-Roch. Vide declients pendant le jour, ce café s’emplissait vers huit heures etdemie d’un flot débordant d’employés de commerce, le flot lâché àla rue par la haute porte de la place Gaillon. Dès lors, éclataientun bruit assourdissant de dominos, des rires, des voixglapissantes, au milieu de la fumée épaisse des pipes. La bière etle café coulaient. Dans le coin de gauche, Liénard demandait deschoses chères, tandis que Deloche se contentait d’un bock, qu’ilmettait quatre heures à boire. C’était là que celui-ci avaitentendu Favier, à une table voisine, raconter des abominations surDenise, la façon dont elle avait « fait » le patron, ense retroussant, quand elle montait un escalier devant lui. Ils’était retenu de le gifler. Puis, comme l’autre continuait, disaitque la petite descendait chaque nuit retrouver son amant, ill’avait traité de menteur, fou de colère.

– Quel sale individu !… Il ment, il ment,entendez-vous !

Et, dans l’émotion qui le secouait, il lâchait des aveux, lavoix bégayante, vidant son cœur.

– Je la connais, je le sais bien… Elle n’a jamais eu del’amitié que pour un homme : oui, pour M. Hutin, etencore il ne s’en est pas aperçu, il ne peut même pas se vanter del’avoir touchée du bout des doigts.

Le récit de cette querelle, grossi, dénaturé, égayait déjà lemagasin, lorsque l’histoire de la lettre de Mouret circula.Justement, ce fut à un vendeur de la soie que Liénard confiad’abord la nouvelle. Chez les soyeux, l’inventaire fonctionnaitrondement. Favier et deux commis, sur des escabeaux, vidaient lescasiers, passaient au fur et à mesure les pièces d’étoffe à Hutin,qui, debout au milieu d’une table, criait les chiffres, après avoirconsulté les étiquettes ; et il jetait ensuite les pièces parterre, elles encombraient peu à peu le parquet, elles montaientcomme une marée d’automne. D’autres employés écrivaient, AlbertLhomme aidait ces messieurs, le teint brouillé par une nuitblanche, passée dans un bastringue de la Chapelle. Une nappe desoleil tombait des vitres du hall, qui laissaient voir le bleuardent du ciel.

– Tirez donc les stores ! criait Bouthemont, trèsoccupé à surveiller la besogne. Il est insupportable, cesoleil !

Favier, en train de se hausser pour atteindre une pièce, grognasourdement :

– S’il est permis d’enfermer le monde par ce tempssuperbe ! Pas de danger qu’il pleuve, un jourd’inventaire !… Et l’on vous tient sous les verrous comme desgalériens, lorsque tout Paris se promène !

Il passa la pièce à Hutin. Sur l’étiquette, le métrage étaitporté, diminué à chaque vente de la quantité vendue ; ce quisimplifiait beaucoup le travail. Le second cria :

– Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt et un mètres, àsix francs cinquante !

Et la soie alla grossir le tas, par terre. Puis, il continua uneconversation commencée, en disant à Favier :

– Alors, il a voulu vous battre ?

– Mais oui. Je buvais tranquillement mon bock… Ça valaitbien la peine de me démentir, la petite vient de recevoir unelettre du patron, qui l’invite à dîner… Toute la boîte encause.

– Comment ! ce n’était pas fait !

Favier lui tendait une nouvelle pièce.

– N’est-ce pas ? on en aurait mis la main au feu. Çasemblait déjà un vieux collage.

– Idem, vingt-cinq mètres ! lança Hutin.

On entendit le coup sourd de la pièce, tandis qu’il ajoutaitplus bas :

– Vous savez qu’elle a fait la vie chez ce vieux toqué deBourras.

Maintenant, tout le rayon s’égayait, sans que la besogne en fûtinterrompue pourtant. On se murmurait le nom de la jeune fille, lesdos s’enflaient, les nez tournaient à la friandise. Bouthemontlui-même, que les histoires gaillardes épanouissaient, ne put setenir de lâcher une plaisanterie, dont le mauvais goût le fitéclater d’aise. Albert, réveillé, jura avoir vu la seconde desconfections entre deux militaires, au Gros-Caillou. Justement,Mignot descendait, avec les vingt francs qu’il venaitd’emprunter ; et il s’était arrêté, il coulait dix francs dansla main d’Albert, en lui donnant rendez-vous pour le soir, une noceprojetée, entravée par le manque d’argent, possible enfin, malgréla médiocrité de la somme. Mais le beau Mignot, lorsqu’il appritl’envoi de la lettre, eut une réflexion si grossière, queBouthemont se vit forcé d’intervenir.

– En voilà assez, messieurs. Ça ne nous regarde pas… Allez,allez donc, monsieur Hutin.

– Soie de fantaisie, petits carreaux, trente-deux mètres, àsix francs cinquante ! cria ce dernier.

Les plumes marchaient de nouveau, les paquets tombaientrégulièrement, la mare d’étoffes montait toujours, comme si leseaux d’un fleuve s’y fussent déversées. Et l’appel des soies defantaisie ne cessait pas. Favier, à demi-voix, fit alors remarquerque le stock serait joli : la direction allait être contente,cette grosse bête de Bouthemont était peut-être le premier acheteurde Paris, mais comme vendeur on n’avait jamais vu un pareil sabot.Hutin souriait, enchanté, approuvant d’un regard amical ; car,après avoir lui-même introduit jadis Bouthemont au Bonheur desDames, pour en chasser Robineau, il le minait à son tour, dans lebut obstiné de lui prendre sa place. C’était la même guerrequ’autrefois, des insinuations perfides glissées à l’oreille deschefs, des excès de zèle afin de se faire valoir, toute unecampagne menée avec une sournoiserie affable. Cependant, Favier,auquel Hutin témoignait une nouvelle condescendance, le regardaiten dessous, maigre et froid, la bile au visage, comme s’il eûtcompté les bouchées dans ce petit homme trapu, ayant l’aird’attendre que le camarade eût mangé Bouthemont, pour le mangerensuite. Lui, espérait avoir la place de second, si l’autreobtenait celle de chef de comptoir. Puis, on verrait. Et tous deux,pris de la fièvre qui battait d’un bout à l’autre des magasins,causaient des augmentations probables, sans cesser d’appeler lestock des soies de fantaisie : on prévoyait que Bouthemontirait à ses trente mille francs, cette année-là ; Hutindépasserait dix mille ; Favier estimait son fixe et son tantpour cent à cinq mille cinq cents. Chaque saison, les affaires ducomptoir augmentaient, les vendeurs y montaient en grade et ydoublaient leurs soldes, comme des officiers en temps decampagne.

– Ah çà, est-ce que ce n’est pas fini, ces petitessoies ? dit brusquement Bouthemont, l’air agacé. Aussi quelfichu printemps, toujours de l’eau ! On n’a acheté que dessoies noires.

Sa grosse figure rieuse se rembrunissait, il regardait le tass’élargir par terre, tandis que Hutin répétait plus haut, d’unevoix sonore, où perçait le triomphe :

– Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt-huit mètres, àsix francs cinquante !

Il y en avait encore tout un casier. Favier, les bras rompus, ymettait de la lenteur. Comme il donnait pourtant les dernièrespièces à Hutin, il reprit à voix basse :

– Dites donc, j’oubliais… Vous a-t-on raconté que laseconde des confections a eu une toquade pour vous ?

Le jeune homme parut très surpris.

– Tiens ! comment ça ?

– Oui, c’est ce grand serin de Deloche qui nous a fait laconfidence… Je me souviens, autrefois, quand elle vousreluquait.

Depuis qu’il était second, Hutin avait lâché les chanteuses decafé-concert et affichait des institutrices. Très flatté au fond,il répondit d’un air de mépris :

– Je les aime plus étoffées, mon cher, et puis on ne va pasavec tout le monde, comme le patron.

Il s’interrompit, il cria :

– Poult de soie blanc, trente-cinq mètres, à huit francssoixante-quinze !

– Ah ! enfin ! murmura Bouthemont soulagé.

Mais une cloche sonnait, c’était la deuxième table, dont Favierfaisait partie. Il descendit de l’escabeau, un autre vendeur pritsa place ; et il lui fallut enjamber la houle des piècesd’étoffe, qui avait encore monté sur les parquets. Maintenant, danstous les rayons, des écroulements pareils encombraient lesol ; les casiers, les cartons, les armoires se vidaient peu àpeu, tandis que les marchandises débordaient de toutes parts, sousles pieds, entre les tables, dans une crue continuelle. Au blanc,on entendait les chutes lourdes des piles de calicot ; à lamercerie, c’était un léger cliquetis de boîtes ; et desroulements lointains venaient du comptoir des meubles. Toutes lesvoix donnaient ensemble, des voix aiguës, des voix grasses, leschiffres sifflaient dans l’air, une clameur grésillante battaitl’immense nef, la clameur des forêts, en janvier, lorsque le ventsouffle dans les branches.

Favier se dégagea enfin et prit l’escalier des réfectoires.Depuis les agrandissements du Bonheur des Dames, ces derniers setrouvaient au quatrième étage, dans les bâtiments neufs. Comme ilse hâtait, il rattrapa Deloche et Liénard, montés avant lui ;alors, il se rabattit sur Mignot, qui le suivait.

– Diable ! dit-il dans le corridor de la cuisine,devant le tableau noir où le menu était inscrit, on voit bien quec’est l’inventaire. Fête complète ! Poulet ou émincé de gigot,et artichauts à l’huile !… Leur gigot va remporter une jolieveste !

Mignot ricanait, en murmurant :

– Il y a donc une maladie sur la volaille ?

Cependant, Deloche et Liénard avaient pris leurs portions, puiss’en étaient allés. Alors, Favier, penché au guichet, dit à voixhaute :

– Poulet.

Mais il dut attendre, un des garçons qui découpaient venait des’entailler le doigt, et cela jetait un trouble. Il restait la faceà l’ouverture, regardant la cuisine, d’une installation géante,avec son fourneau central, sur lequel deux rails fixés au plafondamenaient, par un système de poulies et de chaînes, les colossalesmarmites que quatre hommes n’auraient pu soulever. Des cuisiniers,tout blancs dans le rouge sombre de la fonte, surveillaient lepot-au-feu du soir, montés sur des échelles de fer, armésd’écumoires, au bout de grands bâtons. Puis, c’étaient, contre lemur, des grils à faire griller des martyrs, des casseroles àfricasser un mouton, un chauffe-assiettes monumental, une vasque demarbre emplie par un continuel filet d’eau. Et l’on apercevaitencore, à gauche, une laverie, des éviers de pierre larges commedes piscines ; tandis que, de l’autre côté, à droite, setrouvait un garde-manger, où l’on entrevoyait des viandes rouges, àdes crocs d’acier. Une machine à pelurer les pommes de terrefonctionnait avec un tic-tac de moulin. Deux petites voitures,pleines de salades épluchées, passaient, traînées par des aides,qui allaient les remiser au frais, sous une fontaine.

– Poulet, répéta Favier, pris d’impatience.

Puis, se retournant, il ajouta plus bas :

– Il y en a un qui s’est coupé… C’est dégoûtant, ça couledans la nourriture.

Mignot voulut voir. Toute une queue de commis grossissait, il yavait des rires, des poussées. Et, maintenant, les deux jeunesgens, la tête au guichet, se communiquaient leurs réflexions,devant cette cuisine de phalanstère, où les moindres ustensiles,jusqu’aux broches et aux lardoires, devenaient gigantesques. Il yfallait servir deux mille déjeuners et deux mille dîners, sanscompter que le nombre des employés augmentait de semaine ensemaine. C’était un gouffre, on y engloutissait en un jour seizehectolitres de pommes de terre, cent vingt livres de beurre, sixcents kilogrammes de viande ; et, à chaque repas, on devaitmettre trois tonneaux en perce, près de sept cents litres coulaientsur le comptoir de la buvette.

– Ah ! enfin ! murmura Favier, lorsque lecuisinier de service reparut avec une bassine, où il piqua unecuisse pour la lui donner.

– Poulet, dit Mignot derrière lui.

Et tous deux, tenant leurs assiettes, entrèrent dans leréfectoire, après avoir pris leur part de vin à la buvette ;pendant que, derrière leur dos, le mot « poulet » tombaitsans relâche, régulièrement, et qu’on entendait la fourchette ducuisinier piquer les morceaux, avec un petit bruit rapide etcadencé.

Maintenant, le réfectoire des commis était une immense salle oùles cinq cents couverts de chacune des trois séries tenaient àl’aise. Ces couverts se trouvaient alignés sur de longues tablesd’acajou, placées parallèlement, dans le sens de la largeur ;aux deux bouts de la salle, des tables pareilles étaient réservéesaux inspecteurs et aux chefs de rayon ; et il y avait, dans lemilieu, un comptoir pour les suppléments. De grandes fenêtres, àdroite et à gauche, éclairaient d’une clarté blanche cette galerie,dont le plafond, malgré ses quatre mètres de hauteur, semblait bas,écrasé par le développement démesuré des autres dimensions. Sur lesmurs, peints à l’huile d’une teinte jaune clair, les casiers auxserviettes étaient les seuls ornements. À la suite de ce premierréfectoire, venait celui des garçons de magasin et des cochers, oùles repas étaient servis sans régularité, au fur et à mesure desbesoins du service.

– Comment ! vous aussi, Mignot, vous avez une cuisse,dit Favier, lorsqu’il se fut assis à une des tables, en face de soncompagnon.

D’autres commis s’installaient autour d’eux. Il n’y avait pas denappe, les assiettes rendaient un bruit fêlé sur l’acajou ; ettous s’exclamaient, dans ce coin, car le nombre des cuisses étaitvraiment prodigieux.

– Encore des volailles qui n’ont que des pattes ! fitremarquer Mignot.

Ceux qui avaient des morceaux de carcasse se fâchaient.Pourtant, la nourriture s’était beaucoup améliorée, depuis lesaménagements nouveaux. Mouret ne traitait plus avec un entrepreneurpour une somme fixe ; il dirigeait aussi la cuisine, il enavait fait un service organisé comme un de ses rayons, ayant unchef, des sous-chefs, un inspecteur ; et, s’il déboursaitdavantage, il obtenait plus de travail d’un personnel mieux nourri,calcul d’une humanitairerie pratique qui avait longtemps consternéBourdoncle.

– Allons, la mienne est tendre tout de même, reprit Mignot.Passez donc le pain !

Le gros pain faisait le tour, et lorsqu’il se fut coupé unetranche le dernier, il replanta le couteau dans la croûte. Desretardataires accouraient à la file, un appétit féroce, doublé parla besogne du matin, soufflait sur les longues tables, d’un bout àl’autre du réfectoire. C’étaient un cliquetis grandissant defourchettes, des glouglous de bouteilles qu’on vidait, des chocs deverres reposés trop vivement, le bruit de meule de cinq centsmâchoires solides broyant avec énergie. Et les paroles, raresencore, s’étouffaient dans les bouches pleines.

Deloche, cependant, assis entre Baugé et Liénard, se trouvaitpresque en face de Favier, à quelques places de distance. Tous deuxs’étaient lancé un regard de rancune. Des voisins chuchotaient, aucourant de leur querelle de la veille. Puis, on avait ri de lamalchance de Deloche, toujours affamé, et tombant toujours, par unesorte de destinée maudite, sur le plus mauvais morceau de la table.Cette fois, il venait d’apporter un cou de poulet et un débris decarcasse. Silencieux, il laissait plaisanter, il avalait de grossesbouchées de pain, en épluchant le cou avec l’art infini d’un garçonqui avait le respect de la viande.

– Pourquoi ne réclamez-vous pas ? lui dit Baugé.

Mais il haussa les épaules. À quoi bon ? ça ne tournaitjamais bien. Quand il ne se résignait pas, les choses allaient plusmal.

– Vous savez que les bobinards ont leur club, maintenant,raconta tout d’un coup Mignot. Parfaitement, le Bobin’-Club… Ça sepasse chez un marchand de vin de la rue Saint-Honoré, qui leur loueune salle, le samedi.

Il parlait des vendeurs de la mercerie. Alors, toute la tables’égaya. Entre deux morceaux, la voix empâtée, chacun lâchait unephrase, ajoutait un détail ; et il n’y avait que les liseursobstinés, qui restaient muets, perdus, le nez enfoncé dans unjournal. On en tombait d’accord : chaque année, les employésde commerce prenaient un meilleur genre. Près de la moitié, àprésent, parlaient l’allemand ou l’anglais. Le chic n’était plusd’aller faire du boucan à Bullier, de rouler les café-concerts poury siffler les chanteuses laides. Non, on se réunissait unevingtaine, on fondait un cercle.

– Est-ce qu’ils ont un piano comme les toiliers ?demanda Liénard.

– Si le Bobin’-Club a un piano, je crois bien ! criaMignot. Et ils jouent, et ils chantent !… Même il y en a un,le petit Bavoux, qui lit des vers.

La gaieté redoubla, on blaguait le petit Bavoux ; pourtant,il y avait sous les rires une grande considération. Puis, on causad’une pièce du Vaudeville, où un calicot jouait un vilainrôle ; plusieurs se fâchaient pendant que d’autress’inquiétaient de l’heure à laquelle on les lâcherait le soir, carils devaient aller en soirée, dans des familles bourgeoises. Et detous les points de la salle immense partaient des conversationssemblables, au milieu du vacarme croissant de la vaisselle. Pourchasser l’odeur de la nourriture, la buée chaude qui montait descinq cents couverts débandés, on avait ouvert les fenêtres, dontles stores baissés étaient brûlants du lourd soleil d’août. Dessouffles ardents venaient de la rue, des reflets d’or jaunissaientle plafond, baignaient d’une lumière rousse les convives ennage.

– S’il est permis de vous enfermer un dimanche, par untemps pareil ! répéta Favier.

Cette réflexion ramena ces messieurs à l’inventaire. L’annéeétait superbe. Et l’on en vint aux appointements, auxaugmentations, l’éternel sujet, la question passionnante qui lessecouait tous. Il en était chaque fois de même les jours devolaille, une surexcitation se déclarait, le bruit finissait parêtre insupportable. Quand les garçons apportèrent les artichauts àl’huile, on ne s’entendait plus. L’inspecteur de service avaitl’ordre d’être tolérant.

– À propos, cria Favier, vous connaissezl’aventure ?

Mais il eut la voix couverte. Mignot demandait :

– Qui est-ce qui n’aime pas l’artichaut ? Je vends mondessert contre un artichaut.

Personne ne répondit. Tout le monde aimait l’artichaut. Cedéjeuner-là compterait parmi les bons, car on avait vu des pêchespour le dessert.

– Il l’a invitée à dîner, mon cher, disait Favier à sonvoisin de droite, en achevant son récit. Comment ! vous ne lesaviez pas ?

La table entière le savait, on était fatigué d’en causer depuisle matin. Et des plaisanteries, toujours les mêmes, passèrent debouche en bouche. Deloche frémissait, ses yeux finirent par sefixer sur Favier, qui répétait avec insistance :

– S’il ne l’a pas eue, il va l’avoir… Et il n’en aura pasl’étrenne, ah ! non, il n’en aura pas l’étrenne.

Lui aussi regardait Deloche. Il ajouta d’un airprovocant :

– Ceux qui aiment les os peuvent se la payer pour centsous.

Brusquement, il baissa la tête. Deloche, cédant à un mouvementirrésistible, venait de lui jeter son dernier verre de vin par lafigure, en bégayant :

– Tiens ! sale menteur, j’aurais dû t’arroserhier !

Ce fut un esclandre. Quelques gouttes avaient éclaboussé lesvoisins de Favier, dont les cheveux seuls se trouvaient mouilléslégèrement : le vin, lancé d’une main trop rude, était allétomber de l’autre côté de la table. Mais on se fâchait. Il couchaitdonc avec, qu’il la défendait ainsi ? Quelle brute ! ilaurait mérité une paire de gifles, pour apprendre à se conduire.Pourtant, les voix baissèrent, on signalait l’approche del’inspecteur, et c’était inutile de mettre la direction dans laquerelle. Favier se contenta de dire :

– S’il m’avait attrapé, vous auriez vu quelledanse !

Puis, cela finit par des moqueries. Lorsque Deloche, encoretremblant, voulut boire pour cacher son trouble, et qu’il saisitd’une main tremblante son verre vide, des rires coururent. Ilreposa son verre gauchement, il se mit à sucer les feuillesd’artichaut qu’il avait mangées déjà.

– Passez donc la carafe à Deloche, dit tranquillementMignot. Il a soif.

Les rires redoublèrent. Ces messieurs prenaient des assiettespropres aux piles qui se dressaient sur la table, de distance endistance ; tandis que les garçons promenaient le dessert, despêches dans des corbeilles. Et tous se tinrent les côtes, lorsqueMignot ajouta :

– Chacun son goût, Deloche mange la pêche au vin.

Celui-ci restait immobile. La tête basse, comme sourd, il nesemblait pas entendre les plaisanteries, il éprouvait un regretdésespéré de ce qu’il venait de faire. Ces gens avaient raison, àquel titre la défendait-il ? on allait croire toutes sortes devilaines choses, il se serait battu lui-même, de l’avoir ainsicompromise, en voulant l’innocenter. C’était sa chance habituelle,il aurait mieux fait de crever tout de suite, car il ne pouvaitmême céder à son cœur, sans commettre des bêtises. Des larmes luimontaient aux yeux. N’était-ce pas également sa faute, si lemagasin causait de la lettre écrite par le patron ? Il lesentendait bien ricaner, avec des mots crus sur cette invitation,dont Liénard seul avait reçu la confidence ; et il s’accusait,il n’aurait pas dû laisser parler Pauline devant ce dernier, il serendait responsable de l’indiscrétion commise.

– Pourquoi avez-vous raconté ça ? murmura-t-il enfind’une voix douloureuse. C’est très mal.

– Moi ! répondit Liénard, mais je ne l’ai dit qu’à uneou deux personnes, en exigeant le secret… Est-ce qu’on sait commentles choses se répandent !

Lorsque Deloche se décida à boire un verre d’eau, toute la tableéclata encore. On finissait, les employés, renversés sur leurschaises, attendaient le coup de cloche, s’interpellant de loin dansl’abandon du repas. Au grand comptoir central, on avait demandé peude suppléments, d’autant plus que, ce jour-là, c’était la maisonqui payait le café. Les tasses fumaient, des visages en sueurluisaient sous les vapeurs légères, flottantes comme des nuéesbleues de cigarettes. Aux fenêtres, les stores tombaient,immobiles, sans un battement. Un d’eux remonta, une nappe de soleiltraversa la salle, incendia le plafond. Le brouhaha des voixbattait les murs d’un tel bruit, que le coup de cloche ne futd’abord entendu que des tables voisines de la porte. On se leva, ladébandade de la sortie emplit longuement les corridors.

Cependant, Deloche était resté en arrière, pour échapper auxmots d’esprit qui continuaient. Baugé sortit même avant lui ;et Baugé d’habitude quittait la salle le dernier, faisait un détouret rencontrait Pauline, au moment où celle-ci se rendait auréfectoire des dames : c’était une manœuvre arrêtée entre eux,la seule manière de se voir une minute, durant les heures detravail. Mais, ce jour-là, comme ils se baisaient à pleine bouche,dans un angle du corridor, Denise qui montait également déjeuner,les surprit. Elle marchait d’un pas difficile, à cause de sonpied.

– Oh ! ma chère, balbutia Pauline très rouge, ne ditesrien, n’est-ce pas ?

Baugé, avec ses gros membres, sa carrure de géant, tremblaitainsi qu’un petit garçon. Il murmura :

– C’est qu’ils nous flanqueraient très bien dehors… Notremariage a beau être annoncé, ils ne comprennent pas qu’ons’embrasse, ces animaux-là !

Denise, toute remuée, affecta de ne pas les avoir vus. Et Baugése sauvait, lorsque Deloche, qui prenait le plus long, parut à sontour. Il voulut s’excuser, il balbutia des phrases que Denise nesaisit pas d’abord. Puis, comme il reprochait à Pauline d’avoirparlé devant Liénard, et que celle-ci demeurait embarrassée, lajeune fille eut enfin l’explication des mots qu’on chuchotaitderrière elle, depuis le matin. C’était l’histoire de la lettre quicirculait. Elle fut reprise du frisson dont cette lettre l’avaitsecouée, elle se voyait déshabillée par tous ces hommes.

– Moi, je ne savais pas, répétait Pauline. D’ailleurs, iln’y a rien là-dedans de vilain… On laisse causer, ils ragent tous,pardi !

– Ma chère, dit enfin Denise de son air raisonnable, je nevous en veux point… Vous n’avez raconté que la vérité. J’ai reçuune lettre, c’est à moi d’y répondre.

Deloche s’en alla navré, ayant compris que la jeune filleacceptait la situation et qu’elle irait, le soir, au rendez-vous.Quand les deux vendeuses eurent déjeuné, dans une petite sallevoisine de la grande, et où les femmes étaient servies plusconfortablement, Pauline dut aider Denise à descendre, car le piedde celle-ci se fatiguait.

En bas, dans l’échauffement de l’après-midi, l’inventaireronflait davantage. L’heure était venue du coup de collier,lorsque, devant la besogne peu avancée du matin, toutes les forcesse tendaient, pour avoir fini le soir. Les voix se haussaientencore, on ne voyait que la gesticulation des bras, vidant toujoursles cases, jetant les marchandises, et on ne pouvait plus marcher,la crue des piles et des ballots, sur les parquets, montait à lahauteur des comptoirs. Une houle de têtes, de poings brandis, demembres volants, semblait se perdre au fond des rayons, dans unlointain confus d’émeute. C’était la fièvre dernière du branle-bas,la machine près de sauter ; tandis que, le long des glacessans tain, autour du magasin fermé, continuaient à passer de rarespromeneurs, blêmes de l’ennui étouffant du dimanche. Sur letrottoir de la rue Neuve-Saint-Augustin, trois grandes filles encheveux, l’air souillon, s’étaient plantées, collant effrontémentleurs visages aux glaces, tâchant de voir la drôle de cuisine qu’onbâclait là-dedans.

Lorsque Denise rentra aux confections,Mme Aurélie laissa Marguerite achever l’appel desvêtements. Il restait à faire un travail de contrôle, pour lequel,désireuse de silence, elle se retira dans la salle del’échantillonnage, en emmenant la jeune fille.

– Venez avec moi, nous collationnerons… Puis, vousadditionnerez.

Mais, comme elle voulut laisser la porte ouverte, afin desurveiller ces demoiselles, le vacarme entrait, on ne s’entendaitguère plus, au fond de cette salle. C’était une vaste pièce carrée,garnie seulement de chaises et de trois longues tables. Dans uncoin, étaient les grands couteaux mécaniques, pour couper leséchantillons. Des pièces entières y passaient, on expédiait par anplus de soixante mille francs d’étoffes, ainsi déchiquetées enlanières. Du matin au soir, les couteaux hachaient la soie, lalaine, la toile, avec un bruit de faux. Ensuite, il fallaitassembler les cahiers, les coller ou les coudre. Et il y avaitencore, entre les deux fenêtres, une petite imprimerie, pour lesétiquettes.

– Plus bas donc ! criait de temps à autreMme Aurélie, qui n’entendait pas Denise lire lesarticles.

Quand la collation des premières listes fut terminée, ellelaissa la jeune fille devant une des tables, plongée dans lesadditions. Puis, elle reparut presque tout de suite, elle installaMlle de Fontenailles, dont les trousseauxn’avaient plus besoin, et qu’ils lui passaient. Cette dernièreadditionnerait aussi, on gagnerait du temps. Mais l’apparition dela marquise, comme la nommait Clara méchamment, avait remué lerayon. On riait, on plaisantait Joseph, des mots féroces arrivaientpar la porte.

– Ne vous reculez pas, vous ne me gênez aucunement, ditDenise saisie d’une grande pitié. Tenez ! mon encrier suffira,vous prendrez de l’encre avec moi.

Mlle de Fontenailles, dans l’hébétement desa déchéance, ne trouva pas même un mot de gratitude. Elle devaitboire, sa maigreur avait des teintes plombées, et ses mains seules,blanches et fines, disaient encore la distinction de sa race.

Cependant, les rires tombèrent tout d’un coup, on entendit labesogne reprendre son ronflement régulier. C’était Mouret quifaisait de nouveau le tour des rayons. Mais il s’arrêta, il cherchaDenise, surpris de ne pas la voir. D’un signe, il avait appeléMme Aurélie ; et tous deux s’écartèrent,parlèrent bas un instant. Il devait l’interroger. Elle désigna desyeux la salle de l’échantillonnage, puis sembla rendre des comptes.Sans doute elle rapportait que la jeune fille avait pleuré lematin.

– Parfait ! dit tout haut Mouret, en se rapprochant.Montrez-moi les listes.

– Par ici, monsieur, répondit la première. Nous nous sommessauvées du tapage.

Il la suivit dans la pièce voisine. Clara ne fut pas dupe de lamanœuvre : elle murmura qu’on ferait mieux d’aller chercher unlit tout de suite. Mais Marguerite lui jetait les vêtements d’unemain plus vive, pour l’occuper et lui fermer la bouche. Est-ce quela seconde n’était pas une bonne camarade ? ses affaires neregardaient personne. Le rayon devenait complice, les vendeusess’agitaient davantage, les dos de Lhomme et de Joseph serenflaient, comme sourds. Et l’inspecteur Jouve, ayant remarqué deloin la tactique de Mme Aurélie, vint marcherdevant la porte de l’échantillonnage, du pas régulier d’unfactionnaire qui garde le bon plaisir d’un supérieur.

– Donnez les listes à monsieur, dit la première enentrant.

Denise les donna, puis resta les yeux levés. Elle avait eu unléger sursaut, mais elle s’était domptée, et elle gardait un beaucalme, les joues pâles. Un instant, Mouret parut s’absorber dansl’énumération des articles, sans un regard pour la jeune fille. Lesilence régnait. Alors, Mme Aurélie, s’étantapprochée de Mlle de Fontenailles, qui n’avaitpas même tourné la tête, parut mécontente de ses additions, et luidit à demi-voix :

– Allez donc aider aux paquets… Vous n’avez pas l’habitudedes chiffres.

Celle-ci se leva, retourna au rayon, où des chuchotementsl’accueillirent. Joseph, sous les yeux rieurs de ces demoiselles,écrivait de travers. Clara, enchantée de cette aide qui luiarrivait, la bousculait pourtant, dans la haine qu’elle avait detoutes les femmes, au magasin. Était-ce idiot, de tomber à l’amourd’un homme de peine, quand on était marquise ! Et elle luijalousait cet amour.

– Très bien ! très bien ! répétait Mouret, enaffectant toujours de lire.

Cependant, Mme Aurélie ne savait comment sortirà son tour, d’une façon décente. Elle piétinait, allait regarderles couteaux mécaniques, furieuse que son mari n’inventât pas unehistoire pour l’appeler ; mais il n’était jamais aux affairessérieuses, il serait mort de soif à côté d’une mare. Ce futMarguerite qui eut l’intelligence de demander un renseignement.

– J’y vais, répondit la première.

Et, sa dignité désormais à couvert, ayant un prétexte aux yeuxde ces demoiselles qui la guettaient, elle laissa enfin seulsMouret et Denise qu’elle venait de rapprocher, elle sortit d’un pasmajestueux, le profil si noble, que les vendeuses n’osèrent même sepermettre un sourire.

Lentement, Mouret avait reposé les listes sur la table. Ilregardait la jeune fille, qui était restée assise, la plume à lamain. Elle ne détournait pas les regards, elle avait seulement pâlidavantage.

– Vous viendrez, ce soir ? demanda-t-il àdemi-voix.

– Non, monsieur, répondit-elle, je ne pourrai pas. Mesfrères doivent se trouver chez mon oncle, et j’ai promis de dîneravec eux.

– Mais votre pied ! vous marchez tropdifficilement.

– Oh ! j’irai bien jusque-là, je me sens beaucoupmieux depuis ce matin.

À son tour, il était devenu pâle, devant ce refus tranquille.Une révolte nerveuse agitait ses lèvres. Pourtant, il se contenait,il reprit de son air de patron obligeant qui s’intéresse simplementà une de ses demoiselles :

– Voyons, si je vous priais… Vous savez dans quelle estimeje vous tiens.

Denise garda son attitude respectueuse.

– Je suis très touchée, monsieur, de votre bonté pour moi,et je vous remercie de cette invitation. Mais, je le répète, c’estimpossible, mes frères m’attendent ce soir.

Elle s’entêtait à ne pas comprendre. La porte demeurait ouverte,et elle sentait bien cependant le magasin entier qui la poussait.Pauline l’avait traitée amicalement de grande sotte, les autres semoqueraient d’elle, si elle refusait l’invitation.Mme Aurélie qui s’en était allée, Marguerite dontelle entendait monter la voix, le dos de Lhomme qu’elle apercevaitimmobile et discret, tous voulaient sa chute, tous la jetaient aumaître. Et le ronflement lointain de l’inventaire, ces millions demarchandises, criés à la volée, remués à bout de bras, étaientcomme un vent chaud qui soufflait la passion jusqu’à elle.

Il y eut un silence. Par moments, le bruit couvrait les parolesde Mouret, qu’il accompagnait du vacarme formidable d’une fortunede roi, gagnée dans les batailles.

– Alors, quand viendrez-vous ? demanda-t-il denouveau. Demain ?

Cette simple question troubla Denise. Elle perdit un instant soncalme, elle balbutia :

– Je ne sais pas… Je ne puis pas…

Il sourit, il essaya de lui prendre une main, qu’elleretira.

– De quoi donc avez-vous peur ?

Mais elle relevait déjà la tête, elle le regardait en face, etelle dit, en souriant de son air doux et brave :

– Je n’ai peur de rien, monsieur… On fait seulement cequ’on veut faire, n’est-ce pas ? Moi je ne veux pas, voilàtout !

Comme elle se taisait, un craquement la surprit. Elle seretourna et vit la porte se fermer avec lenteur. C’étaitl’inspecteur Jouve qui prenait sur lui de la tirer. Les portesrentraient dans son service, aucune ne devait rester ouverte. Et ilse remit à monter gravement sa faction. Personne ne paruts’apercevoir de cette porte fermée d’un air si simple. Clara seulelâcha un mot cru à l’oreille deMlle de Fontenailles, qui demeura blême, levisage mort.

Denise, cependant, s’était levée. Mouret lui disait d’une voixbasse et tremblante :

– Écoutez, je vous aime… Vous le savez depuis longtemps, nejouez pas le jeu cruel de faire l’ignorante avec moi… Et necraignez rien. Vingt fois, j’ai eu l’envie de vous appeler dans moncabinet. Nous aurions été seuls, je n’aurais eu qu’à pousser unverrou. Mais je n’ai pas voulu, vous voyez bien que je vous parleici, où chacun peut entrer… Je vous aime, Denise…

Elle était debout, la face blanche, l’écoutant, le regardanttoujours en face.

– Dites, pourquoi refusez-vous ?… N’avez-vous donc pasde besoins ? Vos frères sont une lourde charge. Tout ce quevous me demanderiez, tout ce que vous exigeriez de moi…

D’un mot, elle l’arrêta :

– Merci, je gagne maintenant plus qu’il ne me faut.

– Mais c’est la liberté que je vous offre, c’est uneexistence de plaisirs et de luxe… Je vous mettrai chez vous, jevous assurerai une petite fortune.

– Non, merci, je m’ennuierais à ne rien faire… Je n’avaispas dix ans que je gagnais ma vie.

Il eut un geste fou. C’était la première qui ne cédait pas. Iln’avait eu qu’à se baisser pour prendre les autres, toutesattendaient son caprice en servantes soumises ; et celle-cidisait non, sans même donner un prétexte raisonnable. Son désir,contenu depuis longtemps, fouetté par la résistance, s’exaspérait.Peut-être n’offrait-il pas assez ; et il doubla ses offres, etil la pressa davantage.

– Non, non, merci, répondait-elle chaque fois, sans unedéfaillance.

Alors, il laissa échapper ce cri de son cœur :

– Vous ne voyez donc pas que je souffre !… Oui, c’estimbécile, je souffre comme un enfant !

Des larmes mouillèrent ses yeux. Un nouveau silence régna. Onentendit encore, derrière la porte close, le ronflement adouci del’inventaire. C’était comme un bruit mourant de triomphe,l’accompagnement se faisait discret, dans cette défaite dumaître.

– Si je voulais pourtant ! dit-il d’une voix ardente,en lui saisissant les mains.

Elle les lui laissa, ses yeux pâlirent, toute sa force s’enallait. Une chaleur lui venait des mains tièdes de cet homme,l’emplissait d’une lâcheté délicieuse. Mon Dieu ! comme ellel’aimait, et quelle douceur elle aurait goûtée à se pendre à soncou, pour rester sur sa poitrine !

– Je veux, je veux, répétait-il affolé. Je vous attends cesoir, ou je prendrai des mesures…

Il devenait brutal. Elle poussa un léger cri, la douleur qu’elleressentait aux poignets lui rendit son courage. D’une secousse,elle se dégagea. Puis, toute droite, l’air grandi dans safaiblesse :

– Non, laissez-moi… Je ne suis pas une Clara, qu’on lâchele lendemain. Et puis, monsieur, vous aimez une personne, oui,cette dame qui vient ici… Restez avec elle. Moi, je ne partagepas.

La surprise le tenait immobile. Que disait-elle donc et quevoulait-elle ? Jamais les filles ramassées par lui dans lesrayons, ne s’étaient inquiétées d’être aimées. Il aurait dû enrire, et cette attitude de fierté tendre achevait de luibouleverser le cœur.

– Monsieur, reprit-elle, rouvrez cette porte. Ce n’est pasconvenable, d’être ainsi ensemble.

Mouret obéit, et les tempes bourdonnantes, ne sachant commentcacher son angoisse, il rappela Mme Aurélie,s’emporta contre le stock des rotondes, dit qu’il faudrait baisserles prix, et les baisser tant qu’il en resterait une. C’était larègle de la maison, on balayait tout chaque année, on vendait àsoixante pour cent de perte, plutôt que de garder un modèle ancienou une étoffe défraîchie. Justement, Bourdoncle, à la recherche dudirecteur, l’attendait depuis un instant, arrêté devant la porteclose par Jouve, qui lui avait glissé un mot à l’oreille, d’un airgrave. Il s’impatientait, sans trouver cependant la hardiesse dedéranger le tête-à-tête. Était-ce possible ? un jour pareil,avec cette chétive créature ! Et, lorsque la porte se rouvritenfin, Bourdoncle parla des soies de fantaisie, dont le stockallait être énorme. Ce fut un soulagement pour Mouret, qui putcrier à l’aise. À quoi songeait Bouthemont ? Il s’éloigna, endéclarant qu’il n’admettait pas qu’un acheteur manquât de flair,jusqu’à commettre la bêtise de s’approvisionner au-delà des besoinsde la vente.

– Qu’a-t-il ? murmura Mme Aurélie,toute remuée par les reproches.

Et ces demoiselles se regardèrent avec surprise. À six heures,l’inventaire était terminé. Le soleil luisait encore, un blondsoleil d’été, dont le reflet d’or tombait par les vitrages deshalls. Dans l’air alourdi des rues, déjà des familles lassesrevenaient de la banlieue, chargées de bouquets, et traînant desenfants. Un à un, les rayons avaient fait silence. On n’entendaitplus, au fond des galeries, que les appels attardés de quelquescommis vidant une dernière case. Puis, ces voix elles-mêmes seturent, il ne resta du vacarme de la journée qu’un grand frisson,au-dessus de la débâcle formidable des marchandises. Maintenant,les casiers, les armoires, les cartons, les boîtes, se trouvaientvides : pas un mètre d’étoffe, pas un objet quelconque n’étaitdemeuré à sa place. Les vastes magasins n’offraient que la carcassede leur aménagement, les menuiseries absolument nettes, comme aujour de l’installation. Cette nudité était la preuve visible durelevé complet et exact de l’inventaire. Et, à terre, s’entassaientseize millions de marchandises, une mer montante qui avait fini parsubmerger les tables et les comptoirs. Les commis, noyés jusqu’auxépaules, commençaient à replacer chaque article. On espérait avoirterminé vers dix heures.

Comme Mme Aurélie, qui était de la premièretable, descendait du réfectoire, elle rapporta le chiffred’affaires réalisées dans l’année, un chiffre que les additions desdivers rayons donnaient à l’instant. Le total était dequatre-vingts millions, dix millions de plus que l’annéeprécédente. Il n’y avait eu une baisse réelle que sur les soies defantaisie.

– Si M. Mouret n’est pas content, je ne sais ce qu’illui faut, ajouta la première. Tenez ! il est là-bas, en hautdu grand escalier, l’air furieux.

Ces demoiselles allèrent le voir. Il était seul, debout, levisage sombre, au-dessus des millions écroulés à ses pieds.

– Madame, vint demander à ce moment Denise, seriez-vousassez bonne pour me permettre de me retirer ? Je ne sers plusà rien, à cause de ma jambe, et comme je dois dîner chez mon oncle,avec mes frères…

Ce fut un étonnement. Elle n’avait donc pas cédé ?Mme Aurélie hésita, parut sur le point de luidéfendre de sortir, la voix brève et mécontente ; pendant queClara haussait les épaules, pleine d’incrédulité : laissezdonc ! c’était bien simple, il ne voulait plus d’elle !Quand Pauline apprit ce dénouement, elle se trouvait devant leslayettes, avec Deloche. La joie brusque du jeune homme la mit encolère : ça l’avançait à grand-chose, n’est-ce pas ? ilétait peut-être heureux que son amie fût assez sotte pour manquersa fortune ? Et Bourdoncle, qui n’osait aller déranger Mouret,dans son isolement farouche, se promenait au milieu des bruits,désolé lui-même, saisi d’inquiétude.

Cependant, Denise descendit. Comme elle arrivait au bas du petitescalier de gauche, doucement, en s’appuyant à la rampe, elle tombasur un groupe de vendeurs qui ricanaient. Son nom fut prononcé,elle sentit qu’on parlait encore de son aventure. On ne l’avait pasaperçue.

– Allons donc ! des manières ! disait Favier.C’est pétri de vice… Oui, je connais quelqu’un qu’elle a vouluprendre de force.

Et il regardait Hutin, qui, pour conserver sa dignité de second,se tenait à quatre pas, sans se mêler aux plaisanteries. Mais ilfut si flatté de l’air d’envie dont les autres le considéraient,qu’il daigna murmurer :

– Ce qu’elle m’a embêté, celle-là !

Denise, frappée au cœur, se retint à la rampe. On dut la voir,tous se dispersèrent avec des rires. Il avait raison, elles’accusait de ses ignorances d’autrefois, quand elle songeait àlui. Mais comme il était lâche et comme elle le méprisait,maintenant ! Un grand trouble l’avait saisie : n’était-cepas étrange qu’elle eût trouvé tout à l’heure la force de repousserun homme adoré, lorsqu’elle se sentait si faible, jadis, devant cemisérable garçon, dont elle rêvait seulement l’amour ? Saraison et sa vaillance sombraient dans ces contradictions de sonêtre, où elle cessait de lire clairement. Elle se hâta de traverserle hall.

Puis, un instinct lui fit lever la tête, pendant qu’uninspecteur ouvrait la porte, fermée depuis le matin. Et elleaperçut Mouret. Il était toujours en haut de l’escalier, sur legrand palier central, dominant la galerie. Mais il avait oubliél’inventaire, il ne voyait pas son empire, ces magasins crevant derichesses. Tout avait disparu, les victoires bruyantes d’hier, lafortune colossale de demain. D’un regard désespéré, il suivaitDenise, et quand elle eut passé la porte, il n’y eut plus rien, lamaison devint noire.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer