Au Bonheur des Dames

Chapitre 7

 

Un instant, Denise était restée étourdie sur le pavé, dans lesoleil encore brûlant de cinq heures. Juillet chauffait lesruisseaux, Paris avait sa lumière crayeuse d’été, aux aveuglantesréverbérations. Et la catastrophe venait d’être si brusque, onl’avait poussée dehors si rudement, qu’elle retournait au fond desa poche ses vingt-cinq francs soixante-dix, d’une main machinale,en se demandant où aller et que faire.

Toute une file de fiacres l’empêchait de quitter le trottoir duBonheur des Dames. Quand elle put se hasarder entre les roues, elletraversa la place Gaillon, comme si elle avait voulu gagner la rueLouis-le-Grand ; puis, elle se ravisa, descendit vers la rueSaint-Roch. Mais elle n’avait toujours aucun projet, car elles’arrêta à l’angle de la rue Neuve-des-Petits-Champs, qu’elle finitpar suivre, après avoir regardé autour d’elle d’un air indécis. Lepassage Choiseul s’étant présenté, elle y entra, se trouva rueMonsigny sans savoir comment, retomba dans la rueNeuve-Saint-Augustin. Un grand bourdonnement emplissait sa tête,l’idée de sa malle lui revint, à la vue d’un commissionnaire ;mais chez qui la faire porter, et pourquoi toute cette peine,lorsqu’une heure plus tôt elle avait encore un lit où coucher lesoir ?

Alors, les yeux levés sur les maisons, elle se mit à examinerles fenêtres. Des écriteaux défilaient. Elle les voyaitconfusément, sans cesse reprise par le branle intérieur quil’agitait tout entière. Était-ce possible ? seule d’une minuteà l’autre, perdue dans cette grande ville inconnue, sans appui,sans ressources ! Il fallait manger et dormir cependant. Lesrues se succédaient, la rue des Moulins, la rue Sainte-Anne. Ellebattait le quartier, tournant sur elle-même, ramenée toujours auseul carrefour qu’elle connaissait bien. Brusquement, elle demeurastupéfaite, elle était de nouveau devant le Bonheur desDames ; et, pour échapper à cette obsession, elle se jeta dansla rue de la Michodière.

Heureusement, Baudu n’était pas sur sa porte, le Vieil Elbeufsemblait mort, derrière ses vitrines noires. Jamais elle n’auraitosé se présenter chez son oncle, car il affectait de ne plus lareconnaître, et elle ne voulait point tomber à sa charge, dans lemalheur qu’il lui avait prédit. Mais, de l’autre côté de la rue, unécriteau jaune l’arrêta : Chambre garnie à louer.C’était le premier qui ne lui faisait pas peur, tellement la maisonparaissait pauvre. Puis, elle la reconnut, avec ses deux étagesbas, sa façade couleur de rouille, étranglée entre le Bonheur desDames et l’ancien hôtel Duvillard. Au seuil de la boutique deparapluies, le vieux Bourras, chevelu et barbu comme un prophète,des besicles sur le nez, étudiait l’ivoire d’une pomme de canne.Locataire de toute la maison, il sous-louait en garni les deuxétages, pour diminuer son loyer.

– Vous avez une chambre, monsieur ? demanda Denise,obéissant à une poussée instinctive.

Il leva ses gros yeux embroussaillés, resta surpris de la voir.Toutes ces demoiselles lui étaient connues. Et il répondit, aprèsavoir regardé sa petite robe propre, sa tournure honnête :

– Ça ne fait pas pour vous.

– Combien donc ? reprit Denise.

– Quinze francs par mois.

Alors, elle voulut visiter. Dans l’étroite boutique, comme il ladévisageait toujours de son air étonné, elle dit son départ dumagasin et son désir de ne pas gêner son oncle. Le vieillard finitpar aller chercher une clef sur une planche de l’arrière-boutique,une pièce obscure, où il faisait sa cuisine et où ilcouchait ; au-delà, derrière un vitrage poussiéreux, onapercevait le jour verdâtre d’une cour intérieure, large de deuxmètres à peine.

– Je passe devant, pour que vous ne tombiez pas, ditBourras dans l’allée humide qui longeait la boutique.

Il buta contre une marche, il monta, en multipliant lesavertissements. Attention ! la rampe était contre la muraille,il y avait un trou au tournant, parfois les locataires laissaientleurs boîtes à ordures. Denise, dans une obscurité complète, nedistinguait rien, sentait seulement la fraîcheur des vieux plâtresmouillés. Au premier étage pourtant, un carreau donnant sur la courlui permit de voir vaguement, comme au fond d’une eau dormante,l’escalier déjeté, les murailles noires de crasse, les portescraquées et dépeintes.

– Si encore l’une de ces deux chambres était libre !reprit Bourras. Vous y seriez bien… Mais elles sont toujoursoccupées par des dames.

Au deuxième étage, le jour grandissait, éclairant d’une pâleurcrue la détresse du logis. Un garçon boulanger occupait la premièrechambre ; et c’était l’autre, celle du fond, qui se trouvaitvacante. Quand Bourras l’eut ouverte, il dut rester sur le palier,pour que Denise pût la visiter à l’aise. Le lit, dans l’angle de laporte, laissait tout juste le passage d’une personne. Au bout, il yavait une petite commode de noyer, une table de sapin noirci etdeux chaises. Les locataires qui faisaient un peu de cuisine,s’agenouillaient devant la cheminée, où se trouvait un fourneau deterre.

– Mon Dieu ! disait le vieillard, ce n’est pas riche,mais la fenêtre est gaie, on voit le monde dans la rue.

Et, comme Denise regardait avec surprise l’angle du plafond,au-dessus du lit, où une dame de passage avait écrit son nom :Ernestine, en promenant la flamme d’une chandelle, il ajouta d’unair bonhomme :

– Si l’on réparait, on ne joindrait jamais les deux bouts…Enfin, voilà tout ce que j’ai.

– Je serai très bien, déclara la jeune fille.

Elle paya un mois d’avance, demanda le linge, une paire de drapset deux serviettes, et fit son lit sans attendre, heureuse,soulagée de savoir où coucher le soir. Une heure plus tard, elleavait envoyé un commissionnaire chercher sa malle, elle étaitinstallée.

Ce furent d’abord deux mois de terrible gêne. Ne pouvant pluspayer la pension de Pépé, elle l’avait repris et le couchait surune vieille bergère prêtée par Bourras. Il lui fallait strictementtrente sous chaque jour, le loyer compris, en consentant à vivreelle-même de pain sec, pour donner un peu de viande à l’enfant. Lapremière quinzaine encore, les choses marchèrent : elle étaitentrée avec dix francs en ménage, puis elle eut la chance deretrouver l’entrepreneuse de cravates, qui lui paya ses dix-huitfrancs trente. Mais, ensuite, son dénuement devint complet. Elleeut beau se présenter dans les magasins, à la Place Clichy, au BonMarché, au Louvre : la morte-saison arrêtait partout lesaffaires, on la renvoyait à l’automne, plus de cinq mille employésde commerce, congédiés comme elle, battaient le pavé, sans place.Alors, elle tâcha de se procurer de petits travaux ;seulement, dans son ignorance de Paris, elle ne savait où frapper,acceptait des besognes ingrates, ne touchait même pas toujours sonargent. Certains soirs, elle faisait dîner Pépé tout seul, d’unesoupe, en lui disant qu’elle avait mangé dehors ; et elle semettait au lit, la tête bourdonnante, nourrie par la fièvre qui luibrûlait les mains. Lorsque Jean tombait au milieu de cettepauvreté, il se traitait de scélérat, avec une telle violence dedésespoir, qu’elle était obligée de mentir ; souvent, elletrouvait encore le moyen de lui glisser une pièce de quarante sous,pour lui prouver qu’elle avait des économies. Jamais elle nepleurait devant ses enfants. Les dimanches où elle pouvait fairecuire un morceau de veau dans la cheminée, à genoux sur le carreau,l’étroite pièce retentissait d’une gaieté de gamins, insoucieux del’existence. Puis, Jean retourné chez son patron, Pépé endormi,elle passait une nuit affreuse, dans l’angoisse du lendemain.

D’autres craintes la tenaient éveillée. Les deux dames dupremier recevaient des visites très tard ; et parfois un hommese trompait, montait donner des coups de poing dans sa porte.Bourras lui ayant dit tranquillement de ne pas répondre, elles’enfonçait la tête sous l’oreiller, pour échapper aux jurons.Puis, son voisin, le boulanger, avait voulu rire ; celui-là nerentrait que le matin, la guettait, quand elle allait chercher soneau ; il faisait même des trous dans la cloison, la regardaitse débarbouiller, ce qui la forçait à pendre ses vêtements le longdu mur. Mais elle souffrait davantage encore des importunités de larue, de la continuelle obsession des passants. Elle ne pouvaitdescendre acheter une bougie, sur ces trottoirs boueux où rôdait ladébauche des vieux quartiers, sans entendre derrière elle unsouffle ardent, des paroles crues de convoitise ; et leshommes la poursuivaient jusqu’au fond de l’allée noire, encouragéspar l’aspect sordide de la maison. Pourquoi donc n’avait-elle pasun amant ? cela étonnait, semblait ridicule. Il faudrait bienqu’elle succombât un jour. Elle-même n’aurait pu expliquer commentelle résistait, sous la menace de la faim, et dans le trouble desdésirs dont on chauffait l’air autour d’elle.

Un soir, Denise n’avait pas même de pain pour la soupe de Pépé,lorsqu’un monsieur décoré s’était mis à la suivre. Devant l’allée,il devint brutal, et ce fut dans une révolte de dégoût qu’elle luijeta la porte au visage. Puis, en haut, elle s’assit, les mainstremblantes. Le petit dormait. Que répondrait-elle, s’ils’éveillait et s’il demandait à manger ? Cependant, ellen’aurait eu qu’à consentir. Sa misère finissait, elle avait del’argent, des robes, une belle chambre. C’était facile, on disaitque toutes en arrivaient là, puisqu’une femme, à Paris, ne pouvaitvivre de son travail. Mais un soulèvement de son être protestait,sans indignation contre les autres, répugnant simplement aux chosessalissantes et déraisonnables. Elle se faisait de la vie une idéede logique, de sagesse et de courage.

Bien des fois, Denise s’interrogea de la sorte. Une ancienneromance chantait dans sa mémoire, la fiancée du matelot que sonamour gardait des périls de l’attente. À Valognes, elle fredonnaitle refrain sentimental, en regardant la rue déserte. Avait-elledonc, elle aussi, une tendresse au cœur pour être si brave ?Elle songeait encore à Hutin, pleine de malaise. Chaque jour, ellele voyait passer sous sa fenêtre. Maintenant qu’il était second, ilmarchait seul, au milieu du respect des simples vendeurs. Jamais ilne levait la tête, elle croyait souffrir de la vanité de ce garçon,le suivait des yeux, sans craindre d’être surprise. Et, dès qu’elleapercevait Mouret, qui passait également tous les soirs, untremblement l’agitait, elle se cachait vite, la gorge battante. Iln’avait pas besoin d’apprendre où elle logeait ; puis, elleétait honteuse de la maison, elle souffrait de ce qu’il pouvaitpenser d’elle, bien qu’ils ne dussent jamais plus serencontrer.

D’ailleurs, Denise vivait toujours dans le branle du Bonheur desDames. Un simple mur séparait sa chambre de son ancien rayon ;et, dès le matin, elle recommençait ses journées, elle sentaitmonter la foule, avec le ronflement plus large de la vente. Lesmoindres bruits ébranlaient la vieille masure collée au flanc ducolosse : elle battait dans ce pouls énorme. En outre, Denisene pouvait éviter certaines rencontres. Deux fois, elle s’étaittrouvée en face de Pauline, qui lui avait offert ses services,désolée de la savoir malheureuse ; même il lui avait fallumentir, pour éviter de recevoir son amie ou d’aller lui rendrevisite, un dimanche, chez Baugé. Mais elle se défendait plusdifficilement contre l’affection désespérée de Deloche ; il laguettait, n’ignorait aucun de ses soucis, l’attendait sous lesportes ; un soir, il avait voulu lui prêter trente francs, leséconomies d’un frère, disait-il, très rouge. Et ces rencontres laramenaient au continuel regret du magasin, l’occupaient de la vieintérieure qu’on y menait, comme si elle ne l’avait pas quitté.

Personne ne montait chez Denise. Un après-midi, elle futsurprise d’entendre frapper. C’était Colomban. Elle le reçutdebout. Lui, très gêné, balbutia d’abord, demanda de ses nouvelles,parla du Vieil Elbeuf. Peut-être l’oncle Baudu l’envoyait-il,regrettant sa rigueur ; car il continuait à ne pas même saluersa nièce, bien qu’il ne pût ignorer la misère où elle se trouvait.Mais, quand elle questionna nettement le commis, celui-ci parutplus embarrassé encore : non, non, ce n’était pas le patronqui l’envoyait ; et il finit par nommer Clara, il voulaitsimplement causer de Clara. Peu à peu, il s’enhardissait, demandaitdes conseils, dans l’idée que Denise pouvait lui être utile auprèsde son ancienne camarade. Vainement, elle le désespéra, en luireprochant de faire souffrir Geneviève pour une fille sans cœur. Ilremonta un autre jour, il prit l’habitude de la venir voir. Celasuffisait à son amour timide, sans cesse il recommençait la mêmeconversation, malgré lui, tremblant de la joie d’être avec unefemme qui avait approché Clara. Et Denise, alors, vécut davantageau Bonheur des Dames.

Ce fut vers les derniers jours de septembre que la jeune filleconnut la misère noire. Pépé était tombé malade, un gros rhumeinquiétant. Il aurait fallu le nourrir de bouillon, et elle n’avaitpas même de pain. Un soir que, vaincue, elle sanglotait, dans unede ces débâcles sombres qui jettent les filles au ruisseau ou à laSeine, le vieux Bourras frappa doucement. Il apportait un pain etune boîte à lait pleine de bouillon.

– Tenez ! voilà pour le petit, dit-il de son airbrusque. Ne pleurez pas si fort, ça dérange mes locataires.

Et, comme elle le remerciait, dans une nouvelle crise delarmes :

– Taisez-vous donc !… Demain, venez me parler. J’ai dutravail pour vous.

Bourras, depuis le coup terrible que le Bonheur des Dames luiavait porté en créant un rayon de parapluies et d’ombrelles,n’employait plus d’ouvrières. Il faisait tout lui-même, pourdiminuer ses frais : les nettoyages, les reprises, la couture.Sa clientèle, du reste, diminuait au point qu’il manquait detravail parfois. Aussi dut-il inventer de la besogne, le lendemain,lorsqu’il installa Denise dans un coin de sa boutique. Il nepouvait pas laisser mourir le monde chez lui.

– Vous aurez quarante sous par jour, dit-il. Quand voustrouverez mieux, vous me lâcherez.

Elle avait peur de lui, elle dépêcha son travail si vite, qu’ilfut embarrassé pour lui en donner d’autre. C’étaient des lés desoie à coudre, des dentelles à réparer. Les premiers jours, ellen’osait lever la tête, gênée de le sentir autour d’elle, avec sacrinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sousles touffes raides de ses sourcils. Il avait la voix dure, lesgestes fous, et les mères du quartier terrifiaient leurs marmots enmenaçant de l’envoyer chercher, comme on envoie chercher lesgendarmes. Cependant, les gamins ne passaient jamais devant saporte, sans lui crier quelque vilenie, qu’il ne semblait même pasentendre. Toute sa colère de maniaque s’exhalait contre lesmisérables qui déshonoraient son métier, en vendant du bon marché,de la camelote, des articles dont les chiens, disait-il, n’auraientpas voulu se servir.

Denise tremblait, quand il lui criait furieusement :

– L’art est fichu, entendez-vous !… Il n’y a plus unmanche propre. On fait des bâtons, mais des manches, c’estfini !… Trouvez-moi un manche, et je vous donne vingtfrancs !

C’était son orgueil d’artiste, pas un ouvrier à Paris n’étaitcapable d’établir un manche pareil aux siens, léger et solide. Ilen sculptait surtout la pomme avec une fantaisie charmante,renouvelant toujours les sujets, des fleurs, des fruits, desanimaux, des têtes, traités d’une façon vivante et libre. Un caniflui suffisait, on le voyait les journées entières, le nez chausséde besicles, fouillant le buis ou l’ébène.

– Un tas d’ignorants, disait-il, qui se contentent decoller de la soie sur des baleines ! Ils achètent leursmanches à la grosse, des manches tout fabriqués… Et ça vend ce queça veut ! Entendez-vous, l’art est fichu !

Denise, enfin, se rassura. Il avait voulu que Pépé descendîtjouer dans la boutique, car il adorait les enfants. Quand le petitmarchait à quatre pattes, on ne pouvait plus remuer, elle au fondde son coin faisant des raccommodages, lui, devant la vitrine,creusant le bois, à l’aide de son canif. Maintenant, chaque journéeramenait les mêmes besognes et la même conversation. Entravaillant, il retombait toujours sur le Bonheur des Dames, ilexpliquait sans se lasser où en était son terrible duel. Depuis1845, il occupait la maison, pour laquelle il avait un bail detrente années, moyennant un loyer de dix-huit cents francs ;et, comme il rattrapait un millier de francs avec ses quatrechambres garnies, il payait huit cents francs la boutique. C’étaitpeu, il n’avait pas de frais, il pouvait tenir longtemps encore. Àl’entendre, sa victoire ne faisait pas un doute, il mangerait lemonstre.

Brusquement, il s’interrompait.

– Est-ce qu’ils en ont, des têtes de chien commeça ?

Et il clignait les yeux derrière ses lunettes, pour juger latête de dogue qu’il sculptait, la lèvre retroussée, les crocsdehors, dans un grognement plein de vie. Pépé, en extase devant lechien, se soulevait, appuyait ses deux petits bras sur les genouxdu vieux.

– Pourvu que je joigne les deux bouts, je me moque dureste, reprenait celui-ci, en attaquant délicatement la langue dela pointe de son canif. Les coquins ont tué mes bénéfices ;mais, si je ne gagne plus, je ne perds pas encore, ou peu de chosedu moins. Et, voyez-vous, je suis décidé à y laisser ma peau,plutôt que de céder.

Il brandissait son outil, ses cheveux blancs s’envolaient sousun vent de colère.

– Cependant, risquait doucement Denise, sans lever les yeuxde son aiguille, si l’on vous offrait une somme raisonnable, ilserait plus sage d’accepter.

Alors, son obstination féroce éclatait.

– Jamais !… La tête sous le couteau, je dirai non,tonnerre de Dieu !… J’ai encore dix ans de bail, ils n’aurontpas la maison avant dix ans, lorsque je devrais crever de faimentre les quatre murs vides… Deux fois déjà, ils sont venus pourm’entortiller. Ils m’offraient douze mille francs de mon fonds etles années à courir du bail, dix-huit mille francs, en tout trentemille… Pas pour cinquante mille ! Je les tiens, je veux lesvoir lécher la terre devant moi !

– Trente mille francs, c’est beau, reprenait Denise. Vouspourriez aller vous établir plus loin… Et s’ils achetaient lamaison ?

Bourras, qui terminait la langue de son dogue, s’absorbait uneminute, avec un rire d’enfant vaguement épandu sur sa face neigeusede Père éternel. Puis, il repartait.

– La maison, pas de danger !… Ils parlaient del’acheter l’année dernière, ils en donnaient quatre-vingt millefrancs, le double de ce qu’elle vaut aujourd’hui. Mais lepropriétaire, un ancien fruitier, un gredin comme eux, a voulu lesfaire chanter. Et, d’ailleurs, ils se méfient de moi, ils saventbien que je céderais encore moins… Non ! non ! j’y suis,j’y reste ! L’empereur, avec tous ses canons, ne m’endélogerait pas.

Denise n’osait plus souffler. Elle continuait de tirer sonaiguille, pendant que le vieillard lâchait d’autres phrasesentrecoupées, entre deux entailles de son canif : çacommençait à peine, on verrait plus tard des chosesextraordinaires, il avait des idées qui balayeraient leur comptoirde parapluies ; et, au fond de son obstination, grondait larévolte du petit fabricant personnel, contre l’envahissement banaldes articles de bazar.

Pépé, cependant, finissait par grimper sur les genoux deBourras. Il tendait, vers la tête de dogue, des mainsimpatientes.

– Donne, monsieur.

– Tout à l’heure, mon petit, répondait le vieux d’une voixqui devenait tendre. Il n’a pas d’yeux, il faut lui faire des yeux,maintenant.

Et, tout en fignolant un œil, il s’adressait de nouveau àDenise.

– Les entendez-vous ?… Ronflent-ils encore, àcôté ! c’est ça qui m’exaspère le plus, paroled’honneur ! de les avoir sans cesse dans le dos, avec leursacrée musique de locomotive.

Sa petite table en tremblait, disait-il. Toute la boutique étaitsecouée, il passait ses après-midi sans un client, dans latrépidation de la foule qui s’écrasait au Bonheur des Dames.C’était un sujet d’éternel rabâchage. Encore une bonne journée, ontapait derrière le mur, la soierie avait dû faire dix millefrancs ; ou bien, il se gaudissait, le mur était resté froid,un coup de pluie avait tué la recette. Et les moindres rumeurs, lessouffles les plus faibles, lui fournissaient ainsi des commentairessans fin.

– Tenez, on a glissé. Ah ! s’ils pouvaient tous secasser les reins !… Ça, ma chère, ce sont des dames qui sedisputent. Tant mieux ! tant mieux !… Hein !entendez-vous les paquets tomber dans les sous-sols ? C’estdégoûtant !

Il ne fallait pas que Denise discutât ses explications, car ilrappelait alors amèrement la manière indigne dont on l’avaitcongédiée. Puis, elle devait lui conter, pour la centième fois, sonpassage aux confections, les souffrances du début, les petiteschambres malsaines, la mauvaise nourriture, la continuelle batailledes vendeurs ; et, tous deux, du matin au soir, ne parlaientainsi que du magasin, le buvaient à chaque heure dans l’air mêmequ’ils respiraient.

– Donne, monsieur, répétait ardemment Pépé, les mainstoujours tendues.

La tête de dogue était finie, Bourras la reculait, l’avançait,avec une gaieté bruyante.

– Prends garde, il va te mordre… Là, amuse-toi, et ne lecasse pas, si c’est possible.

Puis, repris par son idée fixe, il brandissait le poing vers lamuraille.

– Vous avez beau pousser pour que la maison tombe… Vous nel’aurez pas, quand même vous envahiriez la rue entière !

Denise, maintenant, avait du pain tous les jours. Elle engardait une vive gratitude au vieux marchand, dont elle sentait lebon cœur, sous les étrangetés violentes. Son vif désir étaitcependant de trouver ailleurs du travail, car elle le voyaitinventer de petites besognes, elle comprenait qu’il n’avait pasbesoin d’une ouvrière, dans la débâcle de son commerce, et qu’ill’employait par charité pure. Six mois s’étaient passés, on venaitde retomber dans la morte-saison d’hiver. Elle désespérait de secaser avant mars, lorsque, un soir de janvier, Deloche, qui laguettait sous une porte, lui donna un conseil. Pourquoin’allait-elle pas se présenter chez Robineau, où l’on avaitpeut-être besoin de monde ?

En septembre, Robineau s’était décidé à acheter le fonds deVinçard, tout en redoutant de compromettre les soixante millefrancs de sa femme. Il avait payé quarante mille francs laspécialité de soies, et il se lançait avec les vingt mille autres.C’était peu, mais il avait derrière lui Gaujean, qui devait lesoutenir par de longs crédits. Depuis sa brouille avec le Bonheurdes Dames, ce dernier rêvait de susciter au colosse desconcurrences ; il croyait la victoire certaine, si l’on créaitdans le voisinage plusieurs spécialités, où les clientestrouveraient un choix très varié d’articles. Seuls, les richesfabricants de Lyon, comme Dumonteil, pouvaient accepter lesexigences des grands magasins ; ils se contentaientd’alimenter avec eux leurs métiers, quittes à chercher ensuite desbénéfices, en vendant aux maisons moins importantes. Mais Gaujeanétait loin d’avoir les reins solides de Dumonteil. Longtemps simplecommissionnaire, il n’avait des métiers à lui que depuis cinq ousix ans, et encore faisait-il travailler beaucoup de façonniers,auxquels il fournissait la matière première, et qu’il payait tantdu mètre. C’était même ce système qui, haussant ses prix derevient, ne lui permettait pas de lutter contre Dumonteil, pour lafourniture du Paris-Bonheur. Il en gardait une rancune, il voyaiten Robineau l’instrument d’une bataille décisive, livrée à cesbazars des nouveautés, qu’il accusait de ruiner la fabricationfrançaise.

Lorsque Denise se présenta, elle trouvaMme Robineau seule. Fille d’un piqueur des ponts etchaussées, absolument ignorante des choses du commerce, celle-ciavait encore la gaucherie charmante d’une pensionnaire élevée dansun couvent de Blois. Elle était très brune, très jolie, avec unedouceur gaie qui lui donnait un grand charme. Du reste, elleadorait son mari et ne vivait que de cet amour. Comme Denise allaitlaisser son nom, Robineau rentra, et il la prit sur-le-champ, l’unede ses deux vendeuses l’ayant brusquement quitté la veille, pourentrer au Bonheur des Dames.

– Ils ne nous laissent pas un bon sujet, dit-il. Enfin,avec vous, je serai tranquille, car vous êtes comme moi, vous nedevez guère les aimer… Venez demain.

Le soir, Denise fut embarrassée pour annoncer à Bourras qu’ellele quittait. Il la traita en effet d’ingrate, s’emporta ;puis, lorsqu’elle se défendit, les larmes aux yeux, en lui faisantentendre qu’elle n’était pas dupe de ses charités, il s’attendrit àson tour, bégaya qu’il avait beaucoup de travaux, qu’ellel’abandonnait juste au moment où il allait lancer un parapluie deson invention.

– Et Pépé ? demanda-t-il.

L’enfant était le grand souci de Denise. Elle n’osait leremettre chez Mme Gras et ne pouvait pourtant lelaisser seul dans sa chambre, enfermé du matin au soir.

– C’est bon, je le garderai, reprit le vieux. Il est biendans ma boutique, ce petit… Nous ferons la cuisine ensemble.

Et, comme elle refusait, craignant de le gêner :

– Tonnerre de Dieu ! vous vous méfiez de moi… Je ne lemangerai pas, votre enfant !

Denise fut plus heureuse chez Robineau. Il la payait peu,soixante francs par mois, et nourrie seulement, sans intérêt sur lavente, comme dans les vieilles maisons. Mais elle était traitéeavec beaucoup de douceur, surtout par Mme Robineau,toujours souriante à son comptoir. Lui, nerveux, tourmenté, avaitparfois des brusqueries. Au bout d’un mois, Denise faisait partiede la famille, ainsi que l’autre vendeuse, une petite femmepoitrinaire et silencieuse. On ne se gênait plus devant elle, oncausait des affaires, à table, dans l’arrière-boutique, qui donnaitsur une grande cour. Et ce fut là qu’un soir on décida l’entrée encampagne contre le Bonheur des Dames.

Gaujean était venu dîner. Dès le rôti, un gigot bourgeois, ilavait abordé la question, de sa voix blanche de Lyonnais, épaissiepar les brouillards du Rhône.

– Ça devient impossible, répétait-il. Ils arrivent chezDumonteil, n’est-ce pas ? se réservent la propriété d’undessin, emportent du coup trois cents pièces, en exigeant unediminution de cinquante centimes par mètre ; et, comme ilspayent comptant, ils bénéficient encore de l’escompte de dix-huitpour cent… Souvent, Dumonteil ne gagne pas vingt centimes. Iltravaille pour occuper ses métiers, car tout métier qui chôme estun métier qui meurt… Alors, comment voulez-vous que nous, avecnotre outillage plus restreint, et surtout avec nos façonniers,nous puissions soutenir la lutte ?

Robineau, rêveur, oubliait de manger.

– Trois cents pièces ! murmura-t-il. Moi, je tremble,quand j’en prends douze, et à quatre-vingt-dix jours… Ils peuventafficher un franc, deux francs, meilleur marché que nous. J’aicalculé qu’il y a une baisse de quinze pour cent au moins sur leursarticles de catalogue, quand on les compare à nos prix… C’est cequi tue le petit commerce.

Il était dans une heure de découragement. Sa femme, inquiète, leregardait d’un air tendre. Elle ne mordait point aux affaires, latête cassée par tous ces chiffres, ne comprenant pas qu’on sedonnât un pareil souci, lorsqu’il était si facile de rire et des’aimer. Pourtant, il suffisait que son mari voulût vaincre :elle se passionnait avec lui, serait morte à son comptoir.

– Mais pourquoi tous les fabricants ne s’entendent-ils pasensemble ? reprit violemment Robineau. Ils leur feraient laloi, au lieu de la subir.

Gaujean, qui avait redemandé une tranche de gigot, mâchait aveclenteur.

– Ah ! pourquoi, pourquoi… Il faut que les métierstravaillent, je vous l’ai dit. Quand on a des tissages un peupartout, aux environs de Lyon, dans le Gard, dans l’Isère, on nepeut chômer un jour, sans des pertes énormes… Puis, nous autres quiemployons parfois des façonniers ayant dix ou quinze métiers, noussommes davantage maîtres de la production, au point de vue dustock ; tandis que les grands fabricants se trouvent obligésd’avoir de continuels débouchés, les plus larges et les plusrapides possible… Aussi sont-ils à genoux devant les grandsmagasins. J’en connais trois ou quatre qui se les disputent, quiconsentent à perdre pour obtenir leurs ordres. Et ils se rattrapentavec les petites maisons comme la vôtre. Oui, s’ils existent pareux, ils gagnent par vous… La crise finira Dieu saitcomment !

– C’est odieux ! conclut Robineau, que ce cri decolère soulagea.

Denise écoutait, en silence. Elle était secrètement pour lesgrands magasins, dans son amour instinctif de la logique et de lavie. On se taisait, on mangeait des haricots verts deconserve ; et elle finit par se risquer à dire d’un airgai :

– Le public ne se plaint pas, lui !

Mme Robineau ne put retenir un léger rire, quimécontenta son mari et Gaujean. Sans doute, le client étaitsatisfait, puisque, en fin de compte, c’était le client quibénéficiait de la baisse des prix. Seulement, il fallait bien quechacun vécût : où irait-on, si, sous le prétexte du bonheurgénéral, on engraissait le consommateur au détriment duproducteur ? Et une discussion s’engagea. Denise affectait deplaisanter, tout en apportant des arguments solides : lesintermédiaires disparaissaient, agents de fabrique, représentants,commissionnaires, ce qui entrait pour beaucoup dans le bonmarché ; du reste, les fabricants ne pouvaient même plus vivresans les grands magasins, car dès qu’un d’entre eux perdait leurclientèle, la faillite devenait fatale ; enfin, il y avait làune évolution naturelle du commerce, on n’empêcherait pas leschoses d’aller comme elles devaient aller, quand tout le monde ytravaillait, bon gré, mal gré.

– Alors, vous êtes pour ceux qui vous ont flanquée à larue ? demanda Gaujean.

Denise devint très rouge. Elle restait surprise elle-même de lavivacité de sa défense. Qu’avait-elle au cœur, pour qu’une flammepareille lui fût montée dans la poitrine ?

– Mon Dieu ! non, répondit-elle. J’ai tort peut-être,car vous êtes plus compétent… Seulement, je dis ma pensée. Lesprix, au lieu d’être faits comme autrefois par une cinquantaine demaisons, sont faits aujourd’hui par quatre ou cinq, qui les ontbaissés, grâce à la puissance de leurs capitaux et à la force deleur clientèle… Tant mieux pour le public, voilà tout !

Robineau ne se fâcha pas. Il était devenu grave, il regardait lanappe. Souvent, il avait senti ce souffle du commerce nouveau,cette évolution dont parlait la jeune fille ; et il sedemandait, aux heures de vision nette, pourquoi vouloir résister àun courant d’une telle énergie, qui emporterait tout.Mme Robineau elle-même, en voyant son mari songeur,approuvait du regard Denise, retombée modestement dans sonsilence.

– Voyons, reprit Gaujean pour couper court, tout ça, c’estdes théories… Parlons de notre affaire.

Après le fromage, la bonne venait de servir des confitures etdes poires. Il prit des confitures, les mangea à la cuiller, avecla gourmandise inconsciente d’un gros homme adorant le sucre.

– Voilà, il faut que vous battiez en brèche leurParis-Bonheur, qui a fait leur succès, cette année… Je me suisentendu avec plusieurs de mes confrères de Lyon, je vous apporteune offre exceptionnelle, une soie noire, une faille, que vouspourrez vendre à cinq francs cinquante… Ils vendent la leur cinqfrancs soixante, n’est-ce pas ? Eh bien ! ce sera deuxsous de moins, et cela suffit, vous les coulerez.

Les yeux de Robineau s’étaient rallumés. Dans son continueltourment nerveux, il sautait souvent ainsi de la crainte àl’espoir.

– Vous avez un échantillon ? demanda-t-il.

Et, lorsque Gaujean eut tiré de son portefeuille un petit carréde soie, il acheva de s’exalter, et cria :

– Mais elle est plus belle que le Paris-Bonheur ! Entout cas, elle fait plus d’effet, le grain est plus gros… Vous avezraison, il faut tenter le coup. Ah ! tenez ! je les veuxà mes pieds, ou j’y resterai, cette fois !

Mme Robineau, partageant cet enthousiasme,déclara la soie superbe. Denise elle-même crut au succès. La fin dudîner fut ainsi très gaie. On parlait fort, il semblait que leBonheur des Dames agonisât. Gaujean, qui achevait le pot deconfiture, expliquait quels sacrifices énormes lui et ses collèguesallaient s’imposer, pour livrer une pareille étoffe à si boncompte ; mais ils s’y ruineraient plutôt, ils avaient juré detuer les grands magasins. Comme on apportait le café, la gaieté futencore accrue par l’arrivée de Vinçard. Il entrait en passant direun petit bonjour à son successeur.

– Fameux ! cria-t-il, en palpant la soie. Vous lesroulerez, je vous en réponds !… Hein ! vous me devrez unefière chandelle. Je vous le disais bien, qu’il y avait ici uneaffaire d’or !

Lui, venait de prendre un restaurant à Vincennes. C’était unrêve ancien, nourri sournoisement tandis qu’il se débattait dansles soies, tremblant de ne pas trouver à vendre son fonds avant ladébâcle, se jurant de mettre son pauvre argent dans un commerce oùl’on pût voler à l’aise. Cette idée d’un restaurant lui était venueaprès la noce d’un cousin ; la bouche allait toujours, on leuravait fait payer dix francs de l’eau de vaisselle, où nageaient despâtes. Et, devant Robineau, sa joie de leur avoir mis sur lesépaules une mauvaise affaire dont il désespérait de se débarrasser,élargissait encore sa face aux yeux ronds et à la grande boucheloyale, qui crevait de santé.

– Et vos douleurs ? demanda obligeammentMme Robineau.

– Hein ? mes douleurs ? murmura-t-il étonné.

– Oui, ces rhumatismes qui vous tourmentaient ici.

Il se souvint, il rougit légèrement.

– Oh ! j’en souffre toujours… Pourtant, l’air de lacampagne, vous comprenez… N’importe, vous avez fait une richeaffaire. Sans mes rhumatismes, je me retirais avec dix mille francsde rente, avant dix ans… parole d’honneur !

Quinze jours plus tard, la lutte s’engageait entre Robineau etle Bonheur des Dames. Elle fut célèbre, elle occupa un instant toutle marché parisien. Robineau, usant des armes de son adversaire,avait fait de la publicité dans les journaux. En outre, il soignaitson étalage, entassait à ses vitrines des piles énormes de lafameuse soie, l’annonçait par de grandes pancartes blanches, où sedétachait en chiffres géants le prix de cinq francs cinquante.C’était ce chiffre qui révolutionnait les femmes : deux sousde meilleur marché qu’au Bonheur des Dames, et la soie paraissaitplus forte. Dès les premiers jours, il vint un flot declientes : Mme Marty, sous le prétexte de semontrer économe, acheta une robe dont elle n’avait pasbesoin ; Mme Bourdelais trouva l’étoffe belle,mais elle préféra attendre, flairant sans doute ce qui allait sepasser. La semaine suivante, en effet, Mouret, baissant carrémentle Paris-Bonheur de vingt centimes, le donna à cinq francsquarante ; il avait eu, avec Bourdoncle et les intéressés, unediscussion vive, avant de les convaincre qu’il fallait accepter labataille, quitte à perdre sur l’achat ; ces vingt centimesétaient une perte sèche, puisqu’on vendait déjà au prix coûtant. Lecoup fut rude pour Robineau, il ne croyait pas que son rivalbaisserait, car ces suicides de la concurrence, ces ventes à perteétaient encore sans exemple ; et le flot des clientes,obéissant au bon marché, avait tout de suite reflué vers la rueNeuve-Saint-Augustin, tandis que le magasin de la rueNeuve-des-Petits-Champs se vidait. Gaujean accourut de Lyon, il yeut des conciliabules effarés, on finit par prendre une résolutionhéroïque : la soie serait baissée, on la laisserait à cinqfrancs trente, prix au-dessous duquel personne ne pouvaitdescendre, sans folie. Le lendemain, Mouret mettait son étoffe àcinq francs vingt. Et, dès lors, ce fut une rage : Robineaurépliqua par cinq francs quinze, Mouret afficha cinq francs dix.Tous deux ne se battaient plus que d’un sou, perdant des sommesconsidérables, chaque fois qu’ils faisaient ce cadeau au public.Les clientes riaient, enchantées de ce duel, émues des coupsterribles que se portaient les deux maisons, pour leur plaire.Enfin, Mouret osa le chiffre de cinq francs ; chez lui, lepersonnel était pâle, glacé d’un tel défi à la fortune. Robineau,atterré, hors d’haleine, s’arrêta de même à cinq francs, netrouvant pas le courage de descendre davantage. Ils couchaient surleurs positions, face à face, avec le massacre de leursmarchandises autour d’eux.

Mais si, de part et d’autre, l’honneur était sauf, la situationdevenait meurtrière pour Robineau. Le Bonheur des Dames avait desavances et une clientèle qui lui permettaient d’équilibrer lesbénéfices ; tandis que lui, soutenu seulement par Gaujean, nepouvant se rattraper sur d’autres articles, restait épuisé,glissait chaque jour un peu sur la pente de la faillite. Il mouraitde sa témérité, malgré la clientèle nombreuse que les péripéties dela lutte lui avaient amenée. Un de ses tourments secrets était devoir cette clientèle le quitter lentement, retourner au Bonheur,après l’argent perdu et les efforts qu’il avait faits pour laconquérir.

Un jour même, la patience lui échappa. Une cliente,Mme de Boves, était venue voir chez lui desmanteaux, car il avait joint un comptoir de confections à saspécialité de soies. Elle ne se décidait pas, se plaignait de laqualité des étoffes. Enfin, elle dit :

– Leur Paris-Bonheur est beaucoup plus fort.

Robineau se contenait, lui affirmait qu’elle se trompait, avecsa politesse marchande, d’autant plus respectueux, qu’il craignaitde laisser éclater sa révolte intérieure.

– Mais voyez donc la soie de cette rotonde !reprit-elle, on jurerait de la toile d’araignée… Vous avez beaudire, monsieur, leur soie à cinq francs est du cuir à côté decelle-ci.

Il ne répondait plus, le sang au visage, les lèvres serrées.Justement, il avait imaginé le coup ingénieux d’acheter, pour sesconfections, la soie chez son rival. De cette façon, c’étaitMouret, ce n’était pas lui qui perdait sur l’étoffe. Il coupaitsimplement la lisière.

– Vraiment, vous trouvez le Paris-Bonheur plus épais ?murmura-t-il.

– Oh ! cent fois, ditMme de Boves. Il n’y a pas de comparaison.

Cette injustice de la cliente, dépréciant quand même lamarchandise, l’indignait. Et, comme elle retournait toujours larotonde de son air dégoûté, un petit bout de la lisière bleu etargent, échappé aux ciseaux, parut sous la doublure. Alors, il neput se contraindre davantage, il avoua, il aurait donné satête.

– Eh bien ! madame, cette soie est du Paris-Bonheur,je l’ai achetée moi-même, parfaitement !… Voyez lalisière.

Mme de Boves partit très vexée. Beaucoup deces dames le quittèrent, l’histoire avait couru. Et lui, au milieude cette ruine, lorsque l’épouvante du lendemain le prenait, netremblait que pour sa femme, élevée dans une paix heureuse,incapable de vivre pauvre. Que deviendrait-elle, si une catastropheles mettait sur le pavé, avec des dettes ? C’était sa faute,jamais il n’aurait dû toucher aux soixante mille francs. Il fallaitqu’elle le consolât. Est-ce que cet argent n’était pas à lui commeà elle ? Il l’aimait bien, elle n’en demandait pas davantage,elle lui donnait tout, son cœur, sa vie. Dans l’arrière-boutique,on les entendait s’embrasser. Peu à peu, le train de la maison serégularisa ; chaque mois, les pertes augmentaient, dans uneproportion lente, qui reculait l’issue fatale. L’espoir tenace leslaissait debout, ils annonçaient toujours la déconfiture prochainedu Bonheur des Dames.

– Bah ! disait-il, nous sommes jeunes aussi, nousautres… L’avenir est à nous.

– Et puis, qu’importe ? si tu as fait ce que tuvoulais faire, reprenait-elle. Pourvu que tu te contentes, ça mecontente, mon bon chéri.

Denise se prenait d’affection, en voyant leur tendresse. Elletremblait, elle sentait la chute inévitable ; mais ellen’osait plus intervenir. Ce fut là qu’elle acheva de comprendre lapuissance du nouveau commerce et de se passionner pour cette forcequi transformait Paris. Ses idées mûrissaient, une grâce de femmese dégageait, en elle, de l’enfant sauvage débarquée de Valognes.Du reste, sa vie était assez douce, malgré sa fatigue et son peud’argent. Lorsqu’elle avait passé la journée debout, il lui fallaitrentrer vite, s’occuper de Pépé, que le vieux Bourras,heureusement, s’obstinait à nourrir ; mais c’étaient encoredes soins, une chemise à laver, une blouse à recoudre, sans compterle tapage du petit, dont elle avait la tête fendue. Elle ne secouchait jamais avant minuit. Le dimanche était un jour de grossebesogne : elle nettoyait sa chambre, se raccommodaitelle-même, si occupée, qu’elle ne se peignait souvent qu’à cinqheures. Cependant, elle sortait quelquefois par raison, emmenaitl’enfant, lui faisait faire une longue course à pied, du côté deNeuilly ; et leur régal était de boire, là-bas, une tasse delait chez un nourrisseur, qui les laissait s’asseoir dans sa cour.Jean dédaignait ces parties ; il se montrait de loin en loin,les soirs de semaine, puis disparaissait, en prétextant d’autresvisites ; il ne demandait plus d’argent, mais il arrivait avecdes airs si mélancoliques, que sa sœur, inquiète, avait toujourspour lui une pièce de cent sous de côté. Son luxe était là.

– Cent sous ! criait chaque fois Jean. Sacristi !tu es trop gentille !… Justement, il y a la femme dupapetier…

– Tais-toi, interrompait Denise. Je n’ai pas besoin desavoir.

Mais il croyait qu’elle l’accusait de se vanter.

– Quand je te dis qu’elle est la femme d’unpapetier !… Oh ! quelque chose de magnifique !

Trois mois se passèrent. Le printemps revenait, Denise refusa deretourner à Joinville avec Pauline et Baugé. Elle les rencontraitparfois rue Saint-Roch, en sortant de chez Robineau. Pauline, dansune de ces rencontres, lui confia qu’elle allait peut-être épouserson amant ; c’était elle qui hésitait encore, on n’aimaitguère les vendeuses mariées au Bonheur des Dames. Cette idée demariage surprit Denise, elle n’osa conseiller son amie. Un jour queColomban venait de l’arrêter près de la fontaine, pour lui parlerde Clara, celle-ci justement traversa la place ; et la jeunefille dut s’échapper, car il la suppliait de demander à sonancienne camarade si elle voulait bien se marier avec lui.Qu’avaient-ils donc tous ? Pourquoi se tourmenter de lasorte ? Elle s’estimait très heureuse de n’aimer personne.

– Vous savez la nouvelle ? lui dit un soir le marchandde parapluies, comme elle rentrait.

– Non, monsieur Bourras.

– Eh bien ! les gredins ont acheté l’hôtel Duvillard…Je suis cerné !

Il agitait ses grands bras, dans une crise de fureur quihérissait sa crinière blanche.

– Un micmac à n’y rien comprendre ! reprit-il. Ilparaît que l’hôtel appartenait au Crédit Immobilier, dont leprésident, le baron Hartmann, vient de le céder à notre fameuxMouret… Maintenant, ils me tiennent à droite, à gauche, derrière,tenez ! voyez-vous, comme je tiens dans mon poing cette pommede canne !

C’était vrai, on avait dû signer la cession la veille. La petitemaison de Bourras, serrée entre le Bonheur des Dames et l’hôtelDuvillard, accrochée là comme un nid d’hirondelle dans la fented’un mur, semblait devoir être écrasée du coup, le jour où lemagasin envahirait l’hôtel, et ce jour était venu, le colossetournait le faible obstacle, le ceignait de son entassement demarchandises, menaçait de l’engloutir, de l’absorber par la seuleforce de son aspiration géante. Bourras sentait bien l’étreintedont craquait sa boutique. Il croyait la voir diminuer, ilcraignait d’être bu lui-même, de passer de l’autre côté avec sesparapluies et ses cannes, tant la terrible mécanique ronflait àcette heure.

– Hein ! les entendez-vous ? criait-il. Si l’onne dirait pas qu’ils mangent les murailles ! Et, dans ma cave,dans mon grenier, partout, c’est le même bruit de scie mordant leplâtre… N’importe ! ils ne m’aplatiront peut-être pas commeune feuille de papier. Je resterai, quand ils feraient éclater montoit et que la pluie tomberait à seaux dans mon lit !

Ce fut à ce moment que Mouret fit faire à Bourras de nouvellespropositions : on grossissait le chiffre, on achetait sonfonds et le droit au bail cinquante mille francs. Cette offreredoubla la colère du vieillard, il refusa avec des injures.Fallait-il que ces gredins volassent le monde, pour payer cinquantemille francs une chose qui n’en valait pas dix mille ! Et ildéfendait sa boutique comme une fille honnête défend sa vertu, aunom de l’honneur, par respect de lui-même.

Denise vit Bourras préoccupé pendant une quinzaine de jours. Iltournait fiévreusement, métrait les murs de sa maison, la regardaitdu milieu de la rue, avec des airs d’architecte. Puis, un matin,des ouvriers arrivèrent. C’était la bataille décisive, il avaitl’idée téméraire de battre le Bonheur des Dames sur son terrain, enfaisant des concessions au luxe moderne. Les clientes, qui luireprochaient sa boutique sombre, reviendraient certainement, quandelles la verraient flamber, toute neuve. D’abord, on boucha lescrevasses et on badigeonna la façade ; ensuite, on repeignitles boiseries de la devanture en vert clair ; même on poussala splendeur jusqu’à dorer l’enseigne. Trois mille francs, queBourras tenait de côté comme une ressource suprême, furent dévorés.D’ailleurs, le quartier était en révolution ; on venait lecontempler au milieu de ces richesses, perdant la tête, neretrouvant pas ses habitudes. Il ne semblait plus chez lui, dans cecadre luisant, sur ces fonds tendres, effaré avec sa grande barbeet ses cheveux. Maintenant, du trottoir d’en face, les passantss’étonnaient, à le regarder agiter les bras et sculpter sesmanches. Et il était galopé de fièvre, il craignait de salir, ils’engouffrait davantage, dans ce commerce luxueux, auquel il necomprenait rien.

Cependant, comme chez Robineau, la campagne contre le Bonheurdes Dames était ouverte chez Bourras. Il venait de lancer soninvention, le parapluie à godet, qui plus tard devait sepopulariser. Du reste, le Bonheur perfectionna immédiatementl’invention. Alors, la lutte s’engagea sur les prix. Il eut unarticle à un franc quatre-vingt-quinze, en zanella, monture acier,inusable, disait l’étiquette. Mais il voulut surtout battre sonconcurrent avec ses manches, des manches de bambou, de cornouiller,d’olivier, de myrte, de rotin, toutes les variétés de manchesimaginables. Le Bonheur, moins artiste, soignait l’étoffe, vantaitses alpagas et ses mohairs, ses sergés et ses taffetas cuits. Et lavictoire lui resta, le vieillard désespéré répéta que l’art étaitfichu, qu’il en était réduit à tailler ses manches pour le plaisir,sans espoir de les vendre.

– C’est ma faute ! criait-il à Denise. Est-ce quej’aurais dû tenir des saletés à un francquatre-vingt-quinze ?… Voilà où les idées nouvelles peuventconduire. J’ai voulu suivre l’exemple de ces brigands, tant mieuxsi j’en crève !

Juillet fut très chaud. Denise souffrait dans son étroitechambre, sous les ardoises. Aussi lorsqu’elle sortait de sonmagasin, prenait-elle Pépé chez Bourras ; et, au lieu demonter tout de suite, elle allait respirer un peu au jardin desTuileries, jusqu’à la fermeture des grilles. Un soir, comme elle sedirigeait vers les marronniers, elle resta saisie : à quelquespas, marchant droit à elle, il lui semblait reconnaître Hutin.Puis, son cœur battit violemment. C’était Mouret, qui avait dînésur la rive gauche et qui se hâtait de se rendre à pied chezMme Desforges. Au brusque mouvement que fit lajeune fille pour lui échapper, il la regarda. La nuit tombait, illa reconnut pourtant.

– C’est vous, mademoiselle.

Elle ne répondit pas, éperdue qu’il eût daigné s’arrêter. Lui,souriant, cachait sa gêne sous un air d’aimable protection.

– Vous êtes toujours à Paris ?

– Oui, monsieur, dit-elle enfin.

Lentement, elle reculait, elle cherchait à saluer, pourcontinuer sa promenade. Mais il revint lui-même sur ses pas, il lasuivit sous les ombres noires des grands marronniers. Une fraîcheurtombait, des enfants riaient au loin, en poussant des cerceaux.

– C’est votre frère, n’est-ce pas ? demanda-t-ilencore, les yeux sur Pépé.

Celui-ci, intimidé par cette présence extraordinaire d’unmonsieur, marchait gravement près de sa sœur, dont il tenait lamain :

– Oui, monsieur, répondit-elle de nouveau.

Elle avait rougi, elle songeait aux inventions abominables deMarguerite et de Clara. Sans doute, Mouret comprit la cause de sarougeur, car il ajouta vivement :

– Écoutez, mademoiselle, j’ai des excuses à vous présenter…Oui, j’aurais été heureux de vous dire plus tôt combien j’airegretté l’erreur qui a été commise. On vous a accusée troplégèrement d’une faute… Enfin, le mal est fait, je voulaisseulement vous apprendre que tout le monde, chez nous, connaîtaujourd’hui votre tendresse pour vos frères…

Il continua, fut d’une politesse respectueuse, à laquelle lesvendeuses du Bonheur des Dames n’étaient guère habituées de sapart. Le trouble de Denise avait augmenté ; mais une joieinondait son cœur. Il savait donc qu’elle ne s’était donnée àpersonne ! Tous deux gardaient le silence, il restait prèsd’elle, réglant ses pas sur les petits pas de l’enfant ; etles bruits lointains de Paris se mouraient, sous les ombres noiresdes grands arbres.

– Je n’ai qu’une réhabilitation à vous offrir,mademoiselle, reprit-il. Naturellement, si vous désirez rentrerchez nous…

Elle l’interrompit, elle refusa avec une hâte fébrile.

– Monsieur, je ne puis pas… Je vous remercie tout de même,mais j’ai trouvé ailleurs.

Il le savait, on lui avait appris depuis peu qu’elle était chezRobineau. Et, tranquillement, sur un pied d’égalité charmante, illui parla de ce dernier, auquel il rendait justice : un garçond’une intelligence vive, trop nerveux seulement. Il aboutirait àune catastrophe, Gaujean l’avait écrasé d’une affaire très lourde,où tous deux resteraient. Alors, Denise, gagnée par cettefamiliarité, se livra davantage, laissa voir qu’elle était pour lesgrands magasins, dans la bataille livrée entre ceux-ci et le petitcommerce ; elle s’animait, citait des exemples, se montrait aucourant de la question, remplie même d’idées larges et nouvelles.Lui, ravi, l’écoutait avec surprise. Il se tournait, tâchait dedistinguer ses traits, dans la nuit grandissante. Elle semblaittoujours la même, vêtue d’une robe simple, le visage doux ;mais, de cet effacement modeste, montait un parfum pénétrant dontil subissait la puissance. Sans doute, cette petite s’était faite àl’air de Paris, la voilà qui devenait femme, et elle étaittroublante, si raisonnable, avec ses beaux cheveux, lourds detendresse.

– Puisque vous êtes des nôtres, dit-il en riant, pourquoirestez-vous chez nos adversaires ?… Ainsi, ne m’a-t-on pas ditégalement que vous logiez chez ce Bourras ?

– Un bien digne homme, murmura-t-elle.

– Non, laissez donc ! un vieux toqué, un fou qui meforcera à le mettre sur la paille, lorsque je voudrais m’endébarrasser avec une fortune !… D’abord, votre place n’est paschez lui, sa maison est mal famée, il loue à des personnes…

Mais il sentit la jeune fille confuse, il se hâtad’ajouter :

– On peut être honnête partout, et il y a même plus demérite à l’être, quand on n’est pas riche.

Ils firent de nouveau quelques pas en silence. Pépé semblaitécouter de son air attentif d’enfant précoce. Par moments, illevait les yeux sur sa sœur, dont la main brûlante, secouée delégers tressaillements, l’étonnait :

– Tenez ! reprit gaiement Mouret, voulez-vous être monambassadeur ? Demain, j’avais l’intention d’augmenter encoremon offre, de faire proposer à Bourras quatre-vingt mille francs…Parlez-lui en la première, dites-lui donc qu’il se suicide. Il vousécoutera peut-être, puisqu’il a de l’amitié pour vous, et vous luirendriez un véritable service.

– Soit ! répondit Denise, souriante elle aussi. Jeferai la commission, mais je doute de réussir.

Et le silence retomba. Ni l’un ni l’autre n’avait plus rien à sedire. Un instant, il essaya de causer de l’oncle Baudu ; puis,il dut se taire, en voyant le malaise de la jeune fille. Cependant,ils continuaient de se promener côte à côte, ils débouchèrentenfin, vers la rue de Rivoli, dans une allée où il faisait jourencore. Au sortir de la nuit des arbres, ce fut comme un brusqueréveil. Il comprit qu’il ne pouvait la retenir davantage.

– Bonsoir, mademoiselle.

– Bonsoir, monsieur.

Mais il ne s’en allait pas. En levant les yeux, d’un coup d’œil,il venait d’apercevoir devant lui, au coin de la rue d’Alger, lesfenêtres éclairées de Mme Desforges, quil’attendait. Et il avait reporté ses regards sur Denise, il lavoyait bien, dans le pâle crépuscule : elle était toutechétive auprès d’Henriette, pourquoi donc lui chauffait-elle ainsile cœur ? C’était un caprice imbécile.

– Voici un petit garçon qui se fatigue, reprit-il pour direencore quelque chose. Et rappelez-vous bien, n’est-ce pas ?que notre maison vous est ouverte. Vous n’aurez qu’à y frapper, jevous donnerai toutes les compensations désirables… Bonsoir,mademoiselle.

– Bonsoir, monsieur.

Quand Mouret l’eut quittée, Denise rentra sous les marronniers,dans l’ombre noire. Longtemps, elle marcha sans but, entre lestroncs énormes, le sang au visage, la tête bourdonnante d’idéesconfuses. Pépé, toujours pendu à sa main, allongeait ses courtesjambes pour la suivre. Elle l’oubliait. Il finit pardire :

– Tu vas trop fort, petite mère.

Alors, elle s’assit sur un banc ; et, comme il était las,l’enfant s’endormit en travers de ses genoux. Elle le tenait, leserrait contre sa poitrine de vierge, les yeux perdus au fond desténèbres. Lorsque, une heure plus tard, elle revint doucement aveclui rue de la Michodière, elle avait son tranquille visage de filleraisonnable.

– Tonnerre de Dieu ! lui cria Bourras, du plus loinqu’il l’aperçut, le coup est fait… Cette canaille de Mouret vientd’acheter ma maison.

Il était hors de lui, il se battait tout seul, au milieu de laboutique, avec des gestes si désordonnés, qu’il menaçait d’enfoncerles vitrines.

– Ah ! la crapule !… C’est le fruitier quim’écrit. Et vous ne savez pas combien il l’a vendue, mamaison ? cent cinquante mille francs, quatre fois ce qu’ellevaut ! Encore un joli voleur, celui-là !… Imaginez-vousqu’il a prétexté mes embellissements ; oui, il a fait valoirque la maison venait d’être remise à neuf… Est-ce qu’ils n’aurontpas bientôt fini de se ficher de moi ?

Cette idée que son argent, dépensé en badigeon et en peinture,avait pu profiter au fruitier, l’exaspérait. Et, maintenant, voilàMouret qui devenait son propriétaire : c’était à lui qu’ildevrait payer ! c’était chez lui, chez ce concurrent abhorré,qu’il logerait désormais ! Une telle pensée achevait de lesoulever de fureur.

– Je les entendais bien trouer le mur… À cette heure, ilssont ici, c’est comme s’ils mangeaient dans mon assiette !

Et, de son poing abattu sur le comptoir, il secouait laboutique, il faisait danser les parapluies et les ombrelles.

Denise, étourdie, n’avait pu placer un mot. Elle restaitimmobile, attendait la fin de la crise ; pendant que Pépé,très las, s’endormait sur une chaise. Enfin, quand Bourras se calmaun peu, elle résolut de faire la commission de Mouret ; sansdoute, le vieillard était irrité, mais l’excès même de sa colère,l’impasse où il se trouvait, pouvaient déterminer une acceptationbrusque.

– Justement, j’ai rencontré quelqu’un, commença-t-elle.Oui, une personne du Bonheur, et très bien informée… Il paraît que,demain, on vous offrira quatre-vingt mille francs…

Il l’interrompit d’un éclat de voix terrible :

– Quatre-vingt mille francs ! quatre-vingt millefrancs !… Pas pour un million, maintenant !

Elle voulut le raisonner. Mais la porte de la boutique s’ouvrit,et elle recula tout d’un coup, muette et pâle. C’était l’oncleBaudu, avec sa face jaune, l’air vieilli. Bourras saisit lesboutons du paletot de son voisin, lui cria dans le visage, sans lelaisser dire un mot, fouetté par sa présence :

– Savez-vous ce qu’ils ont le toupet de m’offrir ?quatre-vingt mille francs ! Ils en sont là, les bandits !ils croient que je vais me vendre comme une fille… Ah ! ilsont acheté la maison, et ils pensent me tenir ! Eh bien, c’estfini, ils ne l’auront pas ! J’aurais cédé peut-être, maispuisqu’elle est à eux, qu’ils essayent donc de laprendre !

– Alors, la nouvelle est vraie ? dit Baudu de sa voixlente. On me l’avait affirmé, je venais pour savoir.

– Quatre-vingt mille francs ! répétait Bourras.Pourquoi pas cent mille ? C’est tout cet argent qui m’indigne.Est-ce qu’ils croient qu’ils me feraient commettre une coquinerie,avec leur argent ?… Ils ne l’auront pas, tonnerre deDieu ! Jamais, jamais, entendez-vous !

Denise sortit de son silence, pour dire de son aircalme :

– Ils l’auront dans neuf ans, quand votre bail serafini.

Et, malgré la présence de son oncle, elle conjura le vieillardd’accepter. La lutte devenait impossible, il se battait contre uneforce supérieure, il ne pouvait, sans démence, refuser la fortunequi se présentait. Mais, lui, répondait toujours non. Dans neufans, il espérait bien être mort, pour ne pas voir ça.

– Vous entendez, monsieur Baudu ? reprit-il, votrenièce est avec eux, c’est elle qu’ils ont chargée de me corrompre…Elle est avec les brigands, parole d’honneur !

L’oncle, jusque-là, avait paru ne pas voir Denise. Il levait latête, du mouvement bourru qu’il affectait sur le seuil de saboutique, chaque fois qu’elle passait. Mais, lentement, il setourna, il la regarda. Ses grosses lèvres tremblèrent.

– Je le sais, répondit-il à demi-voix.

Et il continuait à la regarder. Denise, touchée aux larmes, letrouvait bien changé par le chagrin. Lui, pris du sourd remords dene l’avoir pas secourue, songeait peut-être à la vie de misèrequ’elle venait de traverser. Puis, la vue de Pépé endormi sur lachaise, au milieu des éclats de la discussion, semblal’attendrir.

– Denise, dit-il simplement, entre donc demain manger lasoupe, avec le petit… Ma femme et Geneviève m’ont prié det’inviter, si je te rencontrais.

Elle devint très rouge, elle l’embrassa. Et, lorsqu’il partit,Bourras, heureux de cette réconciliation, lui criaencore :

– Corrigez-la, elle a du bon… Moi, la maison peut crouler,on me trouvera sous les pierres.

– Nos maisons croulent déjà, voisin, dit Baudu d’un airsombre. Nous y resterons tous.

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