Au Bonheur des Dames

Chapitre 14

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La rue du Dix-Décembre, toute neuve, avec ses maisons d’uneblancheur de craie et les derniers échafaudages des quelquesbâtisses attardées, s’allongeait sous un limpide soleil defévrier&|160;; un flot de voitures passait, d’un large train deconquête, au milieu de cette trouée de lumière qui coupait l’ombrehumide du vieux quartier Saint-Roch&|160;; et, entre la rue de laMichodière et la rue de Choiseul, il y avait une émeute,l’écrasement d’une foule chauffée par un mois de réclame, les yeuxen l’air, bayant devant la façade monumentale du Bonheur des Dames,dont l’inauguration avait lieu ce lundi-là, à l’occasion de lagrande exposition de blanc.

C’était, dans sa fraîcheur gaie, un vaste développementd’architecture polychrome, rehaussée d’or, annonçant le vacarme etl’éclat du commerce intérieur, accrochant les yeux comme ungigantesque étalage qui aurait flambé des couleurs les plus vives.Au rez-de-chaussée, pour ne pas tuer les étoffes des vitrines, ladécoration restait sobre&|160;: un soubassement en marbre vert demer&|160;; les piles d’angle et les piliers d’appui recouverts demarbre noir, dont la sévérité s’éclairait de cartouchesdorés&|160;; et le reste en glaces sans tain, dans les châssis defer, rien que des glaces qui semblaient ouvrir les profondeurs desgaleries et des halls au plein jour de la rue. Mais, à mesure queles étages montaient, s’allumaient les tons éclatants. La frise durez-de-chaussée déroulait des mosaïques, une guirlande de fleursrouges et bleues, alternées avec des plaques de marbre, où étaientgravés des noms de marchandises, à l’infini, ceignant le colosse.Puis, le soubassement du premier étage, en briques émaillées,supportait de nouveau les glaces des larges baies, jusqu’à lafrise, faite d’écussons dorés, aux armes des villes de France, etde motifs en terre cuite, dont l’émail répétait les teintes clairesdu soubassement. Enfin, tout en haut, l’entablement s’épanouissaitcomme la floraison ardente de la façade entière, les mosaïques etles faïences reparaissaient avec des colorations plus chaudes, lezinc des chéneaux était découpé et doré, l’acrotère alignait unpeuple de statues, les grandes cités industrielles etmanufacturières, qui détachaient en plein ciel leurs finessilhouettes. Et les curieux s’émerveillaient surtout devant laporte centrale, d’une hauteur d’arc de triomphe, décorée elle aussid’une profusion de mosaïques, de faïences, de terres cuites,surmontée d’un groupe allégorique dont l’or neuf rayonnait, laFemme habillée et baisée par une volée rieuse de petits Amours.

Vers deux heures, un piquet d’ordre dut faire circuler la fouleet veiller au stationnement des voitures. Le palais étaitconstruit, le temple élevé à la folie dépensière de la mode. Ildominait, il couvrait un quartier de son ombre. Déjà, la plaielaissée à son flanc par la démolition de la masure de Bourras, setrouvait si bien cicatrisée, qu’on aurait vainement cherché laplace de cette verrue ancienne&|160;; les quatre façades filaientle long des quatre rues, sans une lacune, dans leur isolementsuperbe. Sur l’autre trottoir, depuis l’entrée de Baudu dans unemaison de retraite, le Vieil Elbeuf était fermé, muré ainsi qu’unetombe, derrière les volets qu’on n’enlevait plus&|160;; peu à peu,les roues de fiacres les éclaboussaient, des affiches les noyaient,les collaient ensemble, flot montant de la publicité, qui semblaitla dernière pelletée de terre jetée sur le vieux commerce&|160;;et, au milieu de cette devanture morte, salie des crachats de larue, bariolée des guenilles du vacarme parisien, s’étalait, commeun drapeau planté sur un empire conquis, une immense affiche jaune,toute fraîche, annonçant en lettres de deux pieds la grande mise envente du Bonheur des Dames. On eût dit que le colosse, après sesagrandissements successifs, pris de honte et de répugnance pour lequartier noir, où il était né modestement, et qu’il avait plus tardégorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des ruesétroites sur ses derrières, présentant sa face de parvenu à la voietapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. Maintenant, tel que lemontrait la gravure des réclames, il s’était engraissé, pareil àl’ogre des contes, dont les épaules menacent de faire craquer lesnuages. D’abord, au premier plan de cette gravure, la rue duDix-Décembre, les rues de la Michodière et Monsigny, emplies depetites figures noires, s’élargissaient démesurément, comme pourdonner passage à la clientèle du monde entier. Puis, c’étaient lesbâtiments eux-mêmes, d’une immensité exagérée, vus à vol d’oiseauavec leurs corps de toitures qui dessinaient les galeriescouvertes, leurs cours vitrées où l’on devinait les halls, toutl’infini de ce lac de verre et de zinc luisant au soleil. Au delà,Paris s’étendait, mais un Paris rapetissé, mangé par lemonstre&|160;: les maisons, d’une humilité de chaumières dans levoisinage, s’éparpillaient ensuite en une poussière de cheminéesindistinctes&|160;; les monuments semblaient fondre, à gauche deuxtraits pour Notre-Dame, à droite un accent circonflexe pour lesInvalides, au fond le Panthéon, honteux et perdu, moins gros qu’unelentille. L’horizon tombait en poudre, n’était plus qu’un cadredédaigné, jusqu’aux hauteurs de Châtillon, jusqu’à la vastecampagne, dont les lointains noyés indiquaient l’esclavage.

Depuis le matin, la cohue augmentait. Aucun magasin n’avaitencore remué la ville d’un tel fracas de publicité. Maintenant, leBonheur dépensait chaque année près de six cent mille francs enaffiches, en annonces, en appels de toutes sortes&|160;; le nombredes catalogues envoyés allait à quatre cent mille, on déchiquetaitplus de cent mille francs d’étoffes pour les échantillons. C’étaitl’envahissement définitif des journaux, des murs, des oreilles dupublic, comme une monstrueuse trompette d’airain, qui, sansrelâche, soufflait aux quatre coins de la terre le vacarme desgrandes mises en vente. Et, désormais, cette façade, devantlaquelle on s’écrasait, devenait la réclame vivante, avec son luxebariolé et doré de bazar, ses vitrines larges à y exposer le poèmeentier des vêtements de la femme, ses enseignes prodiguées,peintes, gravées, taillées, depuis les plaques de marbre durez-de-chaussée, jusqu’aux feuilles de tôle arrondies en arcau-dessus des toits, déroulant l’or de leurs banderoles, et où lenom de la maison se lisait en lettres couleur du temps, découpéessur le bleu de l’air. Pour fêter l’inauguration, on avait ajoutédes trophées, des drapeaux&|160;; chaque étage se trouvait pavoiséde bannières et d’étendards aux armes des principales villes deFrance&|160;; tandis que, tout en haut, les pavillons des peuplesétrangers, hissés à des mâts, battaient au vent du ciel. En bas,enfin, l’exposition de blanc prenait, au fond des vitrines, uneintensité de ton aveuglante. Rien que du blanc, un trousseaucomplet et une montagne de draps de lit à gauche, des rideaux enchapelle et des pyramides de mouchoirs à droite, fatiguaient leregard&|160;; et, entre les «&|160;pendus&|160;» de la porte, despièces de toile, de calicot, de mousseline, tombant en nappe,pareilles à des éboulements de neige, étaient plantées debout desgravures habillées, des feuilles de carton bleuâtre, où une jeunemariée et une dame en toilette de bal, toutes deux de grandeurnaturelle, vêtues de vraies étoffes, dentelle et soie, souriaientde leurs figures peintes. Un cercle de badauds se reformait sanscesse, un désir montait de l’ébahissement de la foule.

Ce qui ameutait encore la curiosité autour du Bonheur des Dames,c’était un sinistre dont Paris entier causait, l’incendie desQuatre Saisons, le grand magasin que Bouthemont avait ouvert prèsde l’Opéra, depuis trois semaines à peine. Les journaux débordaientde détails&|160;: le feu mis par une explosion de gaz pendant lanuit, la fuite épouvantée des vendeuses en chemise, l’héroïsme deBouthemont qui en avait sauvé cinq sur ses épaules. Du reste, lespertes énormes se trouvaient couvertes, et le public commençait àhausser les épaules, en disant que la réclame était superbe. Mais,pour le moment, l’attention refluait vers le Bonheur, enfiévrée deshistoires qui couraient, occupée jusqu’à l’obsession de ces bazarsdont l’importance prenait une si large place dans la vie publique.Toutes les chances, ce Mouret&|160;! Paris saluait son étoile,accourait le voir debout, puisque les flammes maintenant sechargeaient de balayer à ses pieds la concurrence&|160;; et l’onchiffrait déjà les gains de la saison, on estimait le flot élargide cohue qu’allait faire couler, sous sa porte, la fermeture forcéede la maison rivale. Un instant, il avait éprouvé des inquiétudes,troublé de sentir contre lui une femme, cetteMme&|160;Desforges, à laquelle il devait un peu safortune. Le dilettantisme financier du baron Hartmann, mettant del’argent dans les deux affaires, l’énervait aussi. Puis, il étaitsurtout exaspéré de n’avoir pas eu une idée géniale deBouthemont&|160;: ce bon vivant ne venait-il pas de faire bénir sesmagasins par le curé de la Madeleine, suivi de tout sonclergé&|160;! une cérémonie étonnante, une pompe religieusepromenée de la soierie à la ganterie, Dieu tombé dans les pantalonsde femme et dans les corsets&|160;; ce qui n’avait pas empêché letout de brûler, mais ce qui valait un million d’annonces, tellementle coup était porté sur la clientèle mondaine. Mouret, depuis cetemps, rêvait d’avoir l’archevêque.

Cependant, trois heures sonnaient à l’horloge qui surmontait laporte. C’était l’écrasement de l’après-midi, près de cent milleclientes s’étouffant dans les galeries et dans les halls. Dehors,des voitures stationnaient, d’un bout à l’autre de la rue duDix-Décembre&|160;; et, du côté de l’Opéra, une autre masseprofonde occupait le cul-de-sac, où devait s’amorcer la futureavenue. De simples fiacres se mêlaient aux coupés de maître, lescochers attendaient parmi les roues, les rangées de chevauxhennissaient, secouaient les étincelles de leurs gourmettes,allumées de soleil. Sans cesse, les queues se refaisaient, aumilieu des appels des garçons, de la poussée des bêtes, qui,d’elles-mêmes, serraient la file, tandis que des voituresnouvelles, continuellement, s’ajoutaient aux autres. Les piétonss’envolaient sur les refuges par bandes effarouchées, les trottoirsétaient noirs de monde, dans la perspective fuyante de la voielarge et droite. Et une clameur montait entre les maisons blanches,ce fleuve humain roulait sous l’âme de Paris épandue, un souffleénorme et doux, dont on sentait la caresse géante.

Devant une vitrine, Mme&|160;de&|160;Boves,accompagnée de sa fille Blanche, regardait avecMme&|160;Guibal un étalage de costumesmi-confectionnés.

–&|160;Oh&|160;! voyez donc, dit-elle, ces costumes de toile,pour dix-neuf francs soixante-quinze&|160;!

Dans leurs cartons carrés, les costumes, noués d’une faveur,étaient pliés de façon à présenter les garnitures seules, brodéesde bleu et de rouge&|160;; et, occupant l’angle de chaque carton,une gravure montrait le vêtement tout fait, porté par une jeunepersonne aux airs de princesse.

–&|160;Mon Dieu&|160;! ça ne vaut pas davantage, murmuraMme&|160;Guibal. De vraies loques, dès qu’on a ça dansla main&|160;!

Maintenant, elles étaient intimes, depuis queM.&|160;de&|160;Boves restait dans un fauteuil, cloué par des accèsde goutte. La femme supportait la maîtresse, préférant encore quela chose eût lieu chez elle, car elle y gagnait un peu d’argent depoche, des sommes que le mari se laissait voler, ayant lui-mêmebesoin de tolérance.

–&|160;Eh bien&|160;! entrons, repritMme&|160;Guibal. Il faut voir leur exposition… Est-ceque votre gendre ne vous a pas donné rendez-vouslà-dedans&|160;?

Mme&|160;de&|160;Boves ne répondit pas, les regardsperdus, l’air absorbé par la queue des voitures, qui, une à une,s’ouvraient et lâchaient toujours des clientes.

–&|160;Si, dit enfin Blanche de sa voix molle. Paul doit nousprendre vers quatre heures dans la salle de lecture, après sasortie du ministère.

Ils étaient mariés depuis un mois, et Vallagnosc, à la suited’un congé de trois semaines, passé dans le Midi, venait de rentrerà son poste. La jeune femme avait déjà la carrure de sa mère, lachair soufflée et comme épaissie par le mariage.

–&|160;Mais c’est Mme&|160;Desforges, là-bas&|160;!s’écria la comtesse, les yeux sur un coupé qui s’arrêtait.

–&|160;Oh&|160;! croyez-vous&|160;? murmuraMme&|160;Guibal. Après toutes ces histoires… Elle doitencore pleurer l’incendie des Quatre Saisons.

C’était bien Henriette pourtant. Elle aperçut ces dames, elles’avança d’un air gai, cachant sa défaite sous l’aisance mondainede ses manières.

–&|160;Mon Dieu&|160;! oui, j’ai voulu me rendre compte. Il vautmieux savoir par soi-même, n’est-ce pas&|160;?… Oh&|160;! noussommes toujours bons amis avec M.&|160;Mouret, bien qu’on le disefurieux, depuis que je me suis intéressée à cette maison rivale…Moi, il n’y a qu’une chose que je ne lui pardonne pas, c’estd’avoir poussé à ce mariage, vous savez&|160;? ce Joseph, avec maprotégée, Mlle&|160;de&|160;Fontenailles…

–&|160;Comment&|160;! c’est fait&|160;? interrompitMme&|160;de&|160;Boves. Quelle horreur&|160;!

–&|160;Oui, ma chère, et uniquement pour mettre le talon surnous. Je le connais, il a voulu dire que nos filles du monde nesont bonnes qu’à épouser ses garçons de magasin.

Elle s’animait. Toutes quatre demeuraient sur le trottoir, aumilieu des bousculades de l’entrée. Peu à peu, cependant, le flotles prenait&|160;; et elles n’eurent qu’à s’abandonner au courant,elles passèrent la porte comme soulevées, sans en avoir conscience,causant plus fort pour s’entendre. Maintenant, elles se demandaientdes nouvelles de Mme&|160;Marty. On racontait que lepauvre M.&|160;Marty, à la suite de violentes scènes de ménage,venait d’être frappé du délire des grandeurs&|160;: il puisait àpleines mains dans les trésors de la terre, il vidait les minesd’or, chargeait des tombereaux de diamants et de pierreries.

–&|160;Pauvre bonhomme&|160;! dit Mme&|160;Guibal,lui toujours si râpé, avec son humilité de coureur decachet&|160;!… Et la femme&|160;?

–&|160;Elle mange un oncle, à présent, répondit Henriette, unvieux brave homme d’oncle, qui s’est retiré chez elle, après sonveuvage… D’ailleurs, elle doit être ici, nous allons la voir.

Une surprise immobilisa ces dames. Devant elles, s’étendaientles magasins, les plus vastes magasins du monde, comme disaient lesréclames. À cette heure, la grande galerie centrale allait de bouten bout, ouvrait sur la rue du Dix-Décembre et sur la rueNeuve-Saint-Augustin&|160;; tandis que, à droite et à gauche,pareilles aux bas-côtés d’une église, la galerie Monsigny et lagalerie Michodière, plus étroites, filaient elles aussi le long desdeux rues, sans une interruption. De place en place, les hallsélargissaient des carrefours, au milieu de la charpente métalliquedes escaliers suspendus et des ponts volants. On avait retourné ladisposition intérieure&|160;: maintenant, les soldes étaient sur larue du Dix-Décembre, la soie se trouvait au milieu, la ganterieoccupait, au fond, le hall Saint-Augustin&|160;; et du nouveauvestibule d’honneur, lorsqu’on levait les yeux, on apercevaittoujours la literie, déménagée d’une extrémité à l’autre du secondétage. Le chiffre énorme des rayons montait au nombre decinquante&|160;; plusieurs, tout neufs, étaient inaugurés cejour-là&|160;; d’autres, devenus trop importants, avaient dû êtresimplement dédoublés, afin de faciliter la vente&|160;; et, devantcet accroissement continu des affaires, le personnel lui-même, pourla nouvelle saison, venait d’être porté à trois mille quarante-cinqemployés.

Ce qui arrêtait ces dames, c’était le spectacle prodigieux de lagrande exposition de blanc. Autour d’elles, d’abord, il y avait levestibule, un hall aux glaces claires, pavé de mosaïques, où lesétalages à bas prix retenaient la foule vorace. Ensuite, lesgaleries s’enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappéeboréale, toute une contrée de neige, déroulant l’infini des steppestendues d’hermine, l’entassement des glaciers allumés sous lesoleil. On retrouvait le blanc des vitrines du dehors, mais avivé,colossal, brûlant d’un bout à l’autre de l’énorme vaisseau, avec laflambée blanche d’un incendie en plein feu. Rien que du blanc, tousles articles blancs de chaque rayon, une débauche de blanc, unastre blanc dont le rayonnement fixe aveuglait d’abord, sans qu’onpût distinguer les détails, au milieu de cette blancheur unique.Bientôt les yeux s’accoutumaient&|160;: à gauche, la galerieMonsigny allongeait les promontoires blancs des toiles et descalicots, les roches blanches des draps de lit, des serviettes, desmouchoirs&|160;; tandis que la galerie Michodière, à droite,occupée par la mercerie, la bonneterie et les lainages, exposaitdes constructions blanches en boutons de nacre, un grand décor bâtiavec des chaussettes blanches, toute une salle recouverte demolleton blanc, éclairée au loin d’un coup de lumière. Mais lefoyer de clarté rayonnait surtout de la galerie centrale, auxrubans et aux fichus, à la ganterie et à la soie. Les comptoirsdisparaissaient sous le blanc des soies et des rubans, des gants etdes fichus. Autour des colonnettes de fer, s’élevaient desbouillonnés de mousseline blanche, noués de place en place par desfoulards blancs. Les escaliers étaient garnis de draperiesblanches, des draperies de piqué et de basin alternées, quifilaient le long des rampes, entouraient les halls, jusqu’au secondétage&|160;; et cette montée du blanc prenait des ailes, sepressait et se perdait, comme une envolée de cygnes. Puis, le blancretombait des voûtes, une tombée de duvet, une nappe neigeuse enlarges flocons&|160;: des couvertures blanches, des couvre-piedsblancs, battaient l’air, accrochés, pareils à des bannièresd’église&|160;; de longs jets de guipure traversaient, semblaientsuspendre des essaims de papillons blancs, au bourdonnementimmobile&|160;; des dentelles frissonnaient de toutes parts,flottaient comme des fils de la Vierge par un ciel d’été,emplissaient l’air de leur haleine blanche. Et la merveille,l’autel de cette religion du blanc, était, au-dessus du comptoirdes soieries, dans le grand hall, une tente faite de rideauxblancs, qui descendaient du vitrage. Les mousselines, les gazes,les guipures d’art, coulaient à flots légers, pendant que destulles brodés, très riches, et des pièces de soie orientale, laméesd’argent, servaient de fond à cette décoration géante, qui tenaitdu tabernacle et de l’alcôve. On aurait dit un grand lit blanc,dont l’énormité virginale attendait, comme dans les légendes, laprincesse blanche, celle qui devait venir un jour, toute-puissante,avec le voile blanc des épousées.

–&|160;Oh&|160;! extraordinaire&|160;! répétaient ces dames.Inouï&|160;!

Elles ne se lassaient pas de cette chanson du blanc, quechantaient les étoffes de la maison entière. Mouret n’avait encorerien fait de plus vaste, c’était le coup de génie de son art del’étalage. Sous l’écroulement de ces blancheurs, dans l’apparentdésordre des tissus, tombés comme au hasard des cases éventrées, ily avait une phrase harmonique, le blanc suivi et développé danstous ses tons, qui naissait, grandissait, s’épanouissait, avecl’orchestration compliquée d’une fugue de maître, dont ledéveloppement continu emporte les âmes d’un vol sans cesse élargi.Rien que du blanc, et jamais le même blanc, tous les blancs,s’enlevant les uns sur les autres, s’opposant, se complétant,arrivant à l’éclat même de la lumière. Cela partait des blancs matsdu calicot et de la toile, des blancs sourds de la flanelle et dudrap&|160;; puis, venaient les velours, les soies, les satins, unegamme montante, le blanc peu à peu allumé, finissant en petitesflammes aux cassures des plis&|160;; et le blanc s’envolait avec latransparence des rideaux, devenait de la clarté libre avec lesmousselines, les guipures, les dentelles, les tulles surtout, silégers, qu’ils étaient comme la note extrême et perdue&|160;;tandis que l’argent des pièces de soie orientale chantait le plushaut, au fond de l’alcôve géante.

Cependant, les magasins vivaient, du monde assiégeait lesascenseurs, on s’écrasait au buffet et au salon de lecture, tout unpeuple voyageait au milieu de ces espaces couverts de neige. Et lafoule paraissait noire, on eût dit les patineurs d’un lac dePologne, en décembre. Au rez-de-chaussée, il y avait une houleassombrie, agitée d’un reflux, où l’on ne distinguait que lesvisages délicats et ravis des femmes. Dans les découpures descharpentes de fer, le long des escaliers, sur les ponts volants,c’était ensuite une ascension sans fin de petites figures, commeégarées au milieu de pics neigeux. Une chaleur de serre,suffocante, surprenait, en face de ces hauteurs glacées. Lebourdonnement des voix faisait un bruit énorme de fleuve quicharrie. Au plafond, les ors prodigués, les vitres niellées d’or etles rosaces d’or semblaient un coup de soleil, luisant sur lesAlpes de la grande exposition de blanc.

–&|160;Voyons, dit Mme&|160;de&|160;Boves, il fautpourtant avancer. Nous ne pouvons rester là.

Depuis qu’elle était entrée, l’inspecteur Jouve, debout près dela porte, ne la quittait pas des yeux. Lorsqu’elle se retourna,leurs regards se rencontrèrent. Puis, comme elle se remettait enmarche, il lui laissa quelque avance, et la suivit de loin, sansparaître s’occuper d’elle davantage.

–&|160;Tiens&|160;! dit Mme&|160;Guibal, ens’arrêtant encore devant la première caisse, au milieu despoussées, c’est une idée gentille, ces violettes&|160;!

Elle parlait de la nouvelle prime du Bonheur, une idée de Mouretdont il menait tapage dans les journaux, de petits bouquets deviolettes blanches, achetés par milliers à Nice et distribués àtoute cliente qui faisait le moindre achat. Près de chaque caisse,des garçons en livrée délivraient la prime, sous la surveillanced’un inspecteur. Et, peu à peu, la clientèle se trouvait fleurie,les magasins s’emplissaient de ces noces blanches, toutes lesfemmes promenaient un parfum pénétrant de fleur.

–&|160;Oui, murmura Mme&|160;Desforges d’une voixjalouse, l’idée est bonne.

Mais, au moment où ces dames allaient s’éloigner, ellesentendirent deux vendeurs qui plaisantaient sur les violettes. Ungrand maigre s’étonnait&|160;: ça se faisait donc, ce mariage dupatron avec la première des costumes&|160;? tandis qu’un petit grasrépondait qu’on n’avait jamais su, mais que les fleurs tout de mêmeétaient achetées.

–&|160;Comment&|160;! dit Mme&|160;de&|160;Boves,M.&|160;Mouret se marie&|160;?

–&|160;C’est la première nouvelle, répondit Henriette qui jouaitl’indifférence. Du reste, il faut bien finir par là.

La comtesse avait lancé un vif regard à sa nouvelle amie.Maintenant, toutes deux comprenaient pourquoiMme&|160;Desforges était venue au Bonheur des Dames,malgré les batailles de la rupture. Sans doute, elle cédait aubesoin invincible de voir et de souffrir.

–&|160;Je reste avec vous, lui dit Mme&|160;Guibal,dont la curiosité s’éveillait. Nous retrouveronsMme&|160;de&|160;Boves au salon de lecture.

–&|160;Eh bien&|160;! c’est cela, déclara celle-ci. Moi, j’aiaffaire au premier… Viens-tu, Blanche&|160;?

Et elle monta, suivie de sa fille, pendant que l’inspecteurJouve, toujours à sa suite, allait prendre un escalier voisin, pourne pas attirer son attention. Les deux autres se perdirent dans lafoule compacte du rez-de-chaussée.

Tous les comptoirs, au milieu des bousculades de la vente, necausaient une fois encore que des amours du patron. L’aventure,qui, depuis des mois, occupait les commis enchantés de la longuerésistance de Denise, venait tout d’un coup d’aboutir à unecrise&|160;: on avait appris la veille que la jeune fille quittaitle Bonheur, malgré les supplications de Mouret, en prétextant ungrand besoin de repos. Et les avis étaient ouverts&|160;:partirait-elle&|160;? ne partirait-elle pas&|160;? De rayon àrayon, on pariait cent sous, pour le dimanche suivant. Les malinsmettaient un déjeuner sur la carte du mariage final&|160;;pourtant, les autres, ceux qui croyaient au départ, ne risquaientpas non plus leur argent sans de bonnes raisons. À coup sûr, lademoiselle avait la force d’une femme adorée qui se refuse&|160;;mais le patron, de son côté, était fort de sa richesse, de sonheureux veuvage, de son orgueil qu’une exigence dernière pouvaitexaspérer. Du reste, les uns comme les autres, tombaient d’accordque cette petite vendeuse avait mené l’affaire avec la scienced’une rouée de génie, et qu’elle jouait la partie suprême, en luimettant ainsi le marché à la main. Épouse-moi, ou je m’en vais.

Denise, cependant, ne songeait guère à ces choses. Elle n’avaitjamais eu ni une exigence ni un calcul. Et la situation qui ladécidait au départ, était justement résultée des jugements qu’onportait sur sa conduite, à sa continuelle surprise. Est-ce qu’elleavait voulu tout cela&|160;? est-ce qu’elle se montrait rusée,coquette, ambitieuse&|160;? Elle était venue simplement, elles’étonnait la première qu’on pût l’aimer ainsi. Aujourd’hui encore,pourquoi voyait-on une habileté dans sa résolution de quitter leBonheur&|160;? C’était si naturel pourtant&|160;! Elle en arrivaità un malaise nerveux, à des angoisses intolérables, au milieu descommérages sans cesse renaissants de la maison, des brûlantesobsessions de Mouret, des combats qu’elle avait à livrer contreelle-même&|160;; et elle préférait s’éloigner, prise de la peur decéder un jour et de le regretter ensuite toute son existence. S’ily avait là une tactique savante, elle l’ignorait, elle se demandaitavec désespoir comment faire, pour n’avoir pas l’air d’être unecoureuse de maris. L’idée d’un mariage l’irritait maintenant, elleétait décidée à dire non encore, non toujours, dans le cas où ilpousserait la folie jusque-là. Elle seule devait souffrir. Lanécessité de la séparation la mettait en larmes&|160;; mais elle serépétait, avec son grand courage, qu’il le fallait, qu’ellen’aurait plus de repos ni de joie, si elle agissait autrement.

Lorsque Mouret reçut sa démission, il resta muet et comme froid,dans l’effort qu’il faisait pour se contenir. Puis, il déclarasèchement qu’il lui accordait huit jours de réflexion, avant de luilaisser commettre une pareille sottise. Au bout des huit jours,quand elle revint sur ce sujet, en exprimant la volonté formelle des’en aller après la grande mise en vente, il ne s’emporta pasdavantage, il affecta de parler raison&|160;: elle manquait safortune, elle ne retrouverait nulle part la position qu’elleoccupait chez lui. Avait-elle donc une autre place en vue&|160;? ilétait tout prêt à lui donner les avantages qu’elle espérait obtenirailleurs. Et la jeune fille ayant répondu qu’elle n’avait pascherché de place, qu’elle comptait se reposer d’abord un mois àValognes, grâce aux économies déjà faites par elle, il demanda cequi l’empêcherait de rentrer ensuite au Bonheur, si le soin de sasanté l’obligeait seul à en sortir. Elle se taisait, torturée parcet interrogatoire. Alors, il s’imagina qu’elle allait retrouver unamant, un mari peut-être. Ne lui avait-elle pas avoué, un soir,qu’elle aimait quelqu’un&|160;? Depuis ce moment, il portait enplein cœur, enfoncé comme un couteau, cet aveu arraché dans uneheure de trouble. Et, si cet homme devait l’épouser, elleabandonnait tout pour le suivre&|160;: cela expliquait sonobstination. C’était fini, il ajouta simplement de sa voix glacéequ’il ne la retenait plus, puisqu’elle ne pouvait lui confier lesvraies causes de son départ. Cette conversation dure, sans colère,la bouleversa davantage que la scène violente dont elle avaitpeur.

Pendant la semaine que Denise dut passer encore au magasin,Mouret garda sa pâleur rigide. Quand il traversait les rayons, ilaffectait de ne pas la voir&|160;; jamais il n’avait semblé plusdétaché, plus enfoncé dans le travail&|160;; et les parisrecommencèrent, les braves seuls osaient risquer un déjeuner sur lacarte du mariage. Cependant, sous cette froideur, si peu habituellechez lui, Mouret cachait une crise affreuse d’indécision et desouffrance. Des fureurs lui battaient le crâne d’un flot desang&|160;: il voyait rouge, il rêvait de prendre Denise d’uneétreinte, de la garder, en étouffant ses cris. Ensuite, il voulaitraisonner, il cherchait des moyens pratiques, pour l’empêcher defranchir la porte&|160;; mais il butait sans cesse contre sonimpuissance, avec la rage de sa force et de son argent inutiles.Une idée, cependant, grandissait au milieu de projets fous,s’imposait peu à peu, malgré ses révoltes. Après la mort deMme&|160;Hédouin, il avait juré de ne pas se remarier,tenant d’une femme sa première chance, résolu désormais à tirer safortune de toutes les femmes. C’était, chez lui, comme chezBourdoncle, une superstition, que le directeur d’une grande maisonde nouveautés devait être célibataire, s’il voulait garder saroyauté de mâle sur les désirs épandus de son peuple declientes&|160;: une femme introduite changeait l’air, chassait lesautres, en apportant son odeur. Et il résistait à l’invinciblelogique des faits, il préférait en mourir que de céder, pris desoudaines colères contre Denise, sentant bien qu’elle était larevanche, craignant de tomber vaincu sur ses millions, brisé commeune paille par l’éternel féminin, le jour où il l’épouserait. Puis,lentement, il redevenait lâche, il discutait ses répugnances&|160;:pourquoi trembler&|160;? elle était si douce, si raisonnable, qu’ilpouvait s’abandonner à elle sans crainte. Vingt fois par heure, lecombat recommençait dans son être ravagé. L’orgueil irritait laplaie, il achevait de perdre son peu de raison, lorsqu’il songeaitque, même après cette soumission dernière, elle pouvait dire non,toujours non, si elle aimait quelqu’un. Le matin de la grande miseen vente, il n’avait encore rien décidé, et Denise partait lelendemain.

Justement, lorsque Bourdoncle, ce jour-là, entra dans le cabinetde Mouret, vers trois heures, selon son habitude, il le surprit lescoudes sur le bureau, les poings sur les yeux, tellement absorbé,qu’il dut le toucher à l’épaule. Mouret leva sa face mouillée delarmes, tous deux se regardèrent, leurs mains se tendirent, et il yeut une étreinte brusque, entre ces hommes qui avaient livréensemble tant de batailles commerciales. Depuis un mois, l’attitudede Bourdoncle s’était du reste complètement modifiée&|160;: ilpliait devant Denise, il poussait même sourdement le patron aumariage. Sans doute, il manœuvrait ainsi pour ne pas être balayépar une force qu’il reconnaissait maintenant comme supérieure. Maison aurait trouvé en outre, au fond de ce changement, le réveild’une ambition ancienne, l’espoir effrayé et peu à peu élargi demanger à son tour Mouret, devant lequel il avait si longtempscourbé l’échine. Cela était dans l’air de la maison, dans cettebataille pour l’existence, dont les massacres continus chauffaientla vente autour de lui. Il était emporté par le jeu de la machine,pris de l’appétit des autres, de la voracité qui, de bas en haut,jetait les maigres à l’extermination des gras. Seule, une sorte depeur religieuse, la religion de la chance, l’avait empêchéjusque-là de donner son coup de mâchoire. Et le patron redevenaitenfant, glissait à un mariage imbécile, allait tuer sa chance,gâter son charme sur la clientèle. Pourquoi l’en aurait-ildétourné&|160;? lorsqu’il pourrait ensuite ramasser si aisément lasuccession de cet homme fini, tombé aux bras d’une femme. Aussiétait-ce avec l’émotion d’un adieu, la pitié d’une vieillecamaraderie, qu’il serrait les mains de son chef, enrépétant&|160;:

–&|160;Voyons, du courage, que diable&|160;!… Épousez-la, et quecela finisse.

Déjà Mouret avait honte de sa minute d’abandon. Il se leva, ilprotesta.

–&|160;Non, non, c’est trop bête… Venez, nous allons faire notretour dans les magasins. Ça marche, n’est-ce pas&|160;? Je crois quela journée sera magnifique.

Ils sortirent et commencèrent leur inspection de l’après-midi,au milieu des rayons encombrés de foule. Bourdoncle coulait verslui des regards obliques, inquiet de cette énergie dernière,l’étudiant aux lèvres, pour y surprendre les moindres plis dedouleur.

La vente, en effet, jetait son feu, dans un train d’enfer, dontla maison tremblait, d’une secousse de grand navire filant à pleinemachine. Au comptoir de Denise, s’étouffait une cohue de mères,traînant des bandes de fillettes et de petits garçons, noyées sousles vêtements qu’on leur essayait. Le rayon avait sorti tous sesarticles blancs, et c’était là, comme partout, une débauche deblanc, de quoi vêtir de blanc une troupe d’Amours frileux&|160;:des paletots en drap blanc, des robes en piqué, en nansouk, encachemire blanc, des matelots et jusqu’à des zouaves blancs. Aumilieu, pour le décor et bien que la saison ne fût pas venue, setrouvait un étalage de costumes de première communion, la robe etle voile de mousseline blanche, les souliers de satin blanc, unefloraison jaillissante, légère, qui plantait là comme un bouqueténorme d’innocence et de ravissement candide.Mme&|160;Bourdelais, devant ses trois enfants, assis parrang de taille, Madeleine, Edmond, Lucien, se fâchait contre cedernier, le plus petit, parce qu’il se débattait, tandis que Denises’efforçait de lui passer une jaquette de mousseline de laine.

–&|160;Tiens-toi donc tranquille&|160;!… Vous ne pensez pas,mademoiselle, qu’elle soit un peu étroite&|160;?

Et, avec son regard clair de femme qu’on ne trompe pas, elleétudiait l’étoffe, jugeait la façon, retournait les coutures.

–&|160;Non, elle va bien, reprit-elle. C’est toute une affaire,quand il faut habiller ce petit monde… Maintenant, il me faudraitun manteau pour cette grande fille.

Denise avait dû se mettre à la vente, dans la prise d’assaut durayon. Elle cherchait le manteau demandé, lorsqu’elle eut un légercri de surprise.

–&|160;Comment&|160;! c’est toi&|160;! qu’y a-t-ildonc&|160;?

Son frère Jean, les mains embarrassées d’un paquet, se trouvaitdevant elle. Il était marié depuis huit jours, et le samedi, safemme, une petite brune d’un visage tourmenté et charmant, avaitfait une longue visite au Bonheur des Dames, pour des achats. Lejeune ménage devait accompagner Denise à Valognes&|160;: un vraivoyage de noces, un mois de vacances dans les souvenirsd’autrefois.

–&|160;Imagine-toi, répondit-il, que Thérèse a oublié une fouled’affaires. Il y a des choses à changer, d’autres à prendre… Alors,comme elle est pressée, elle m’a envoyé avec ce paquet… Je vaist’expliquer…

Mais elle l’interrompit, en apercevant Pépé.

–&|160;Tiens&|160;! Pépé aussi&|160;! et le collège&|160;?

–&|160;Ma foi, dit Jean, après le dîner, hier dimanche, je n’aipas eu le courage de le reconduire. Il rentrera ce soir… Le pauvreenfant est assez triste de rester enfermé à Paris, lorsque nousnous promènerons là-bas.

Denise leur souriait, malgré son tourment. Elle confiaMme&|160;Bourdelais à une de ses vendeuses, elle revintvers eux, dans un coin du rayon, qui heureusement se dégarnissait.Les petits, ainsi qu’elle les nommait encore, étaient à cette heurede grands gaillards. Pépé, à douze ans, la dépassait déjà, plusgros qu’elle, toujours muet et vivant de caresses, d’une douceurcâline dans sa tunique de collégien&|160;; tandis que Jean, carrédes épaules, la dominant de toute la tête, gardait sa beauté defemme, avec sa chevelure blonde, envolée sous le coup de vent desouvriers artistes. Et elle, restée mince, pas plus grosse qu’unemauviette, comme elle disait, conservait entre eux son autoritéinquiète de mère, les traitait en gamins qu’il faut soigner,reboutonnant la redingote de Jean pour qu’il n’eût pas l’air d’uncoureur, s’assurant que Pépé avait un mouchoir propre. Ce jour-là,quand elle vit les yeux gros de ce dernier, elle le sermonnadoucement.

–&|160;Sois raisonnable, mon petit. On ne peut pas interrompretes études. Je t’emmènerai aux vacances… As-tu envie de quelquechose, hein&|160;? Tu préfères que je te laisse des sous,peut-être.

Puis, elle revint vers l’autre.

–&|160;Aussi, toi, petit, tu lui montes la tête, tu lui faiscroire que nous allons nous amuser&|160;!… Tâchez donc d’avoir unpeu de raison.

Elle avait donné à l’aîné quatre mille francs, la moitié de seséconomies, pour qu’il pût installer son ménage. Le cadet luicoûtait gros au collège, tout son argent allait à eux, commeautrefois. Ils étaient sa seule raison de vivre et de travailler,puisque, de nouveau, elle jurait de ne se marier jamais.

–&|160;Enfin, voici, reprit Jean. Il y a d’abord, dans cepaquet, le paletot havane que Thérèse…

Mais il s’arrêta, et Denise en se tournant pour voir ce quil’intimidait, aperçut Mouret debout derrière eux. Depuis uninstant, il la regardait faire son ménage de petite mère, entre lesdeux gaillards, les grondant et les embrassant, les retournantcomme des bébés qu’on change de linge. Bourdoncle était resté àl’écart, l’air intéressé par la vente&|160;; et il ne perdait pasla scène des yeux.

–&|160;Ce sont vos frères, n’est-ce pas&|160;? demanda Mouret,après un silence.

Il avait sa voix glacée, cette attitude rigide dont il luiparlait à présent. Denise elle-même faisait un effort, afin derester froide. Son sourire s’effaça, elle répondit&|160;:

–&|160;Oui, monsieur… J’ai marié l’aîné, et sa femme mel’envoie, pour des emplettes.

Mouret continuait à les regarder tous les trois. Il finit parreprendre&|160;:

–&|160;Le plus jeune a beaucoup grandi. Je le reconnais, je mesouviens de l’avoir vu aux Tuileries, un soir, avec vous.

Et sa voix, qui se ralentissait, eut un léger tremblement. Elle,suffoquée, se baissa, sous le prétexte d’arranger le ceinturon dePépé. Les deux frères, devenus roses, souriaient au patron de leursœur.

–&|160;Ils vous ressemblent, dit encore celui-ci.

–&|160;Oh&|160;! cria-t-elle, ils sont plus beaux quemoi&|160;!

Un moment, il sembla comparer les visages. Mais il était à boutde forces. Comme elle les aimait&|160;! Et il fit quelquespas&|160;; puis, il revint lui dire à l’oreille&|160;:

–&|160;Montez à mon cabinet, après la vente. Je veux vousparler, avant votre départ.

Cette fois, Mouret s’éloigna et reprit son inspection. Labataille recommençait en lui, car ce rendez-vous donné l’irritaitmaintenant. À quelle poussée avait-il donc cédé, en la voyant avecses frères&|160;? C’était fou, puisqu’il ne trouvait plus la forced’avoir une volonté. Enfin, il en serait quitte pour lui dire unmot d’adieu. Bourdoncle, qui l’avait rejoint, semblait moinsinquiet, tout en l’étudiant encore de minces coups d’œil.

Cependant, Denise était revenue près deMme&|160;Bourdelais.

–&|160;Et ce manteau, va-t-il&|160;?

–&|160;Oui, oui, très bien… Pour aujourd’hui, en voilà assez.C’est une ruine que ces petits êtres&|160;!

Alors, pouvant s’esquiver, Denise écouta les explications deJean, puis l’accompagna dans les comptoirs, où il auraitcertainement perdu la tête. C’était d’abord le paletot havane, queThérèse, après réflexion, voulait changer contre un paletot de drapblanc, même taille, même coupe. Et la jeune fille, ayant pris lepaquet, se rendit aux confections, suivie de ses deux frères.

Le rayon avait exposé ses vêtements de couleur tendre, desjaquettes et des mantilles d’été, en soie légère, en lainage defantaisie. Mais la vente se portait ailleurs, les clientes yétaient relativement clairsemées. Presque toutes les vendeuses setrouvaient nouvelles. Clara avait disparu depuis un mois, enlevéeselon les uns par le mari d’une acheteuse, tombée à la débauche dela rue, selon les autres. Quant à Marguerite, elle allait enfinretourner prendre la direction du petit magasin de Grenoble, où soncousin l’attendait. Et, seule, Mme&|160;Aurélie restaitlà, immuable, dans la cuirasse ronde de sa robe de soie, avec sonmasque impérial, qui gardait l’empâtement jaunâtre d’un marbreantique. Pourtant, la mauvaise conduite de son fils Albert laravageait, et elle se serait retirée à la campagne, sans lesbrèches faites aux économies de la famille par ce vaurien, dont lesdents terribles menaçaient même d’emporter, morceau à morceau, lapropriété des Rigolles. C’était comme la revanche du foyer détruit,pendant que la mère avait recommencé ses parties fines entrefemmes, et que le père, de son côté, continuait à jouer du cor.Déjà Bourdoncle regardait Mme&|160;Aurélie d’un airmécontent, surpris qu’elle n’eût pas le tact de prendre saretraite&|160;: trop vieille pour la vente&|160;! ce glas allaitsonner bientôt, emportant la dynastie des Lhomme.

–&|160;Tiens&|160;! c’est vous, dit-elle à Denise, avec uneamabilité exagérée. Hein&|160;? vous voulez qu’on change cepaletot&|160;? Mais tout de suite… Ah&|160;! voilà vos frères. Devrais hommes, à présent&|160;!

Malgré son orgueil, elle se serait mise à genoux pour faire sacour. On ne causait, aux confections, comme dans les autrescomptoirs, que du départ de Denise&|160;; et la première en étaittoute malade, car elle comptait sur la protection de son anciennevendeuse. Elle baissa la voix.

–&|160;On dit que vous nous quittez… Voyons, ce n’est paspossible&|160;?

–&|160;Mais si, répondit la jeune fille.

Marguerite écoutait. Depuis qu’on avait fixé son mariage, ellepromenait sa face de lait tourné, avec des mines plus dégoûtéesencore. Elle s’approcha, en disant&|160;:

–&|160;Vous avez bien raison. L’estime de soi avant tout,n’est-ce pas&|160;?… Je vous adresse mes adieux, ma chère.

Des clientes arrivaient. Mme&|160;Aurélie la priadurement de veiller à la vente. Puis, comme Denise prenait lepaletot, pour faire elle-même le «&|160;rendu&|160;», elle serécria et appela une auxiliaire. Justement, c’était une innovationsoufflée par la jeune fille à Mouret, des femmes de servicechargées de porter les articles, ce qui soulageait la fatigue desvendeuses.

–&|160;Accompagnez mademoiselle, dit la première, en luiremettant le paletot.

Et, revenant à Denise&|160;:

–&|160;Je vous en prie, réfléchissez… Nous sommes tous désolésde votre départ.

Jean et Pépé, qui attendaient, souriants au milieu de ce flotdébordé de femmes, se remirent à suivre leur sœur. Maintenant, ils’agissait d’aller aux trousseaux, pour reprendre six chemises,pareilles à la demi-douzaine, que Thérèse avait achetée le samedi.Mais, dans les comptoirs de lingerie, où l’exposition de blancneigeait de toutes les cases, on étouffait, il devenait trèsdifficile d’avancer.

D’abord, aux corsets, une petite émeute attroupait la foule.Mme&|160;Boutarel, tombée cette fois du Midi avec sonmari et sa fille, sillonnait les galeries depuis le matin, en quêted’un trousseau pour cette dernière, qu’elle mariait. Le père étaitconsulté, cela n’en finissait plus. Enfin, la famille venaitd’échouer aux comptoirs de lingerie&|160;; et, pendant que lademoiselle s’absorbait dans une étude approfondie des pantalons, lamère avait disparu, ayant elle-même le caprice d’un corset. LorsqueM.&|160;Boutarel, un gros homme sanguin, lâcha sa fille, effaré, àla recherche de sa femme, il finit par retrouver cette dernièredans un salon d’essayage, devant lequel on offrit poliment de lefaire asseoir. Ces salons étaient d’étroites cellules, fermées deglaces dépolies, et où les hommes, même les maris, ne pouvaiententrer, par une exagération décente de la direction. Des vendeusesen sortaient, y rentraient vivement, laissant chaque fois deviner,dans le battement rapide de la porte, des visions de dames enchemise et en jupon, le cou nu, les bras nus, des grasses dont lachair blanchissait, des maigres au ton de vieil ivoire. Une filed’hommes attendaient sur des chaises, l’air ennuyé. EtM.&|160;Boutarel, quand il avait compris, s’était fâché carrément,criant qu’il voulait sa femme, qu’il entendait savoir ce qu’on luifaisait, qu’il ne la laisserait certainement pas se déshabillersans lui. Vainement, on tâchait de le calmer&|160;: il semblaitcroire qu’il se passait là-dedans des choses inconvenantes.Mme&|160;Boutarel dut reparaître pendant que la foulediscutait et riait.

Alors, Denise put passer avec ses frères. Tout le linge de lafemme, les dessous blancs qui se cachent, s’étalait dans une suitede salles, classé en divers rayons. Les corsets et les tournuresoccupaient un comptoir, les corsets cousus, les corsets à taillelongue, les corsets cuirasses, surtout les corsets de soie blanche,éventaillés de couleur, dont on avait fait ce jour-là un étalagespécial, une armée de mannequins sans tête et sans jambes,n’alignant que des torses, des gorges de poupée aplaties sous lasoie, d’une lubricité troublante d’infirme&|160;; et, près de là,sur d’autres bâtons, les tournures de crin et de brillantéprolongeaient ces manches à balai en croupes énormes et tendues,dont le profil prenait une inconvenance caricaturale. Mais,ensuite, le déshabillé galant commençait, un déshabillé quijonchait les vastes pièces, comme si un groupe de jolies filless’étaient dévêtues de rayon en rayon, jusqu’au satin nu de leurpeau. Ici, les articles de lingerie fine, les manchettes et lescravates blanches, les fichus et les cols blancs, une variétéinfinie de fanfreluches légères, une mousse blanche qui s’échappaitdes cartons et montait en neige. Là, les camisoles, les petitscorsages, les robes du matin, les peignoirs, de la toile, dunansouk, des dentelles, de longs vêtements blancs, libres etminces, où l’on sentait l’étirement des matinées paresseuses, aulendemain des soirs de tendresse. Et les dessous apparaissaient,tombaient un à un&|160;: les jupons blancs de toutes les longueurs,le jupon qui bride les genoux et le jupon à traîne dont labalayeuse couvre le sol, une mer montante de jupons, dans laquelleles jambes se noyaient&|160;; les pantalons en percale, en toile,en piqué, les larges pantalons blancs où danseraient les reins d’unhomme&|160;; les chemises enfin, boutonnées au cou pour la nuit,découvrant la poitrine le jour, ne tenant plus que par d’étroitesépaulettes, en simple calicot, en toile d’Irlande, en batiste, ledernier voile blanc qui glissait de la gorge, le long des hanches.C’était, aux trousseaux, le déballage indiscret, la femme retournéeet vue par le bas, depuis la petite-bourgeoise aux toiles unies,jusqu’à la dame riche blottie dans les dentelles, une alcôvepubliquement ouverte, dont le luxe caché, les plissés, lesbroderies, les valenciennes, devenait comme une dépravationsensuelle, à mesure qu’il débordait davantage en fantaisiescoûteuses. La femme se rhabillait, le flot blanc de cette tombée delinge rentrait dans le mystère frissonnant des jupes, la chemiseraidie par les doigts de la couturière, le pantalon froid etgardant les plis du carton, toute cette percale et toute cettebatiste mortes, éparses sur les comptoirs, jetées, empilées,allaient se faire vivantes de la vie de la chair, odorantes etchaudes de l’odeur de l’amour, une nuée blanche devenue sacrée,baignée de nuit, et dont le moindre envolement, l’éclair rose dugenou aperçu au fond des blancheurs, ravageait le monde. Puis, il yavait encore une salle, les layettes, où le blanc voluptueux de lafemme aboutissait au blanc candide de l’enfant&|160;: uneinnocence, une joie, l’amante qui se réveille mère, des brassièresen piqué pelucheux, des béguins en flanelle, des chemises et desbonnets grands comme des joujoux, et des robes de baptême, et despelisses de cachemire, le duvet blanc de la naissance, pareil à unepluie fine de plumes blanches.

–&|160;Tu sais, ce sont des chemises à coulisse, dit Jean, quece déshabillé, cette crue de chiffons où il enfonçait, ravissaitd’aise.

Aux trousseaux, Pauline accourut tout de suite, quand elleaperçut Denise. Et, avant même de savoir ce que celle-ci désirait,elle lui parla bas, très émue des bruits dont causait le magasinentier. À son rayon, deux vendeuses s’étaient même querellées,l’une affirmant, l’autre niant le départ.

–&|160;Vous nous restez, j’ai parié ma tête… Que deviendrais-je,moi&|160;?

Et, comme Denise répondait qu’elle partait lelendemain&|160;:

–&|160;Non, non, vous croyez ça, mais je sais le contraire…Dame&|160;! à présent que j’ai un bébé, il faut bien que vous menommiez seconde. Baugé y compte, ma chère.

Pauline souriait d’un air convaincu. Ensuite, elle donna les sixchemises&|160;; et, Jean ayant dit qu’ils allaient maintenant auxmouchoirs, elle appela aussi une auxiliaire, pour porter ceschemises et le paletot laissé par l’auxiliaire des confections. Lafille qui se présenta étaitMlle&|160;de&|160;Fontenailles, mariée récemment àJoseph. Elle venait d’obtenir par faveur ce poste de servante, elleavait une grande blouse noire, marquée à l’épaule d’un chiffre enlaine jaune.

–&|160;Suivez mademoiselle, dit Pauline.

Puis, revenant et baissant la voix de nouveau&|160;:

–&|160;Hein&|160;? je suis seconde, c’est entendu&|160;!

Denise promit en riant, pour plaisanter à son tour. Et elle s’enalla, elle descendit avec Pépé et Jean, accompagnés tous les troisde l’auxiliaire. Au rez-de-chaussée, ils tombèrent dans leslainages, un coin de galerie entièrement tendu de molleton blanc etde flanelle blanche. Liénard, que son père rappelait vainement àAngers, y causait avec le beau Mignot, devenu courtier, et quiosait reparaître effrontément au Bonheur des Dames. Sans doute ilsparlaient de Denise, car tous deux se turent pour la saluer d’unair empressé. Du reste, à mesure qu’elle avançait, au travers desrayons, les vendeurs s’émotionnaient et s’inclinaient, dans ledoute de ce qu’elle serait le lendemain. On chuchotait, on latrouvait triomphante&|160;; et les paris en reçurent un nouveaucontrecoup, on se remit à risquer sur elle du vin d’Argenteuil etdes fritures. Elle s’était engagée dans la galerie du blanc, pouratteindre les mouchoirs, qui étaient au bout. Le blancdéfilait&|160;: le blanc de coton, les madapolams, les basins, lespiqués, les calicots&|160;; le blanc de fil, les nansouks, lesmousselines, les tarlatanes&|160;; puis venaient les toiles, enpiles énormes, bâties à pièces alternées comme des cubes de pierresde taille, les toiles fortes, les toiles fines, de toutes largeurs,blanches ou écrues, en lin pur, blanchies sur le pré&|160;; puis,cela recommençait, des rayons se succédaient pour chaque sorte delinge, le linge de maison, le linge de table, le linge d’office, unéboulement continu de blanc, des draps de lit, des taiesd’oreiller, des modèles innombrables de serviettes, de nappes, detabliers et de torchons. Et les saluts continuaient, on se rangeaitsur le passage de Denise, Baugé s’était précipité aux toiles pourlui sourire, comme à la bonne reine de la maison. Enfin, aprèsavoir traversé les couvertures, une salle pavoisée de bannièresblanches, elle entra aux mouchoirs, dont la décoration ingénieusefaisait pâmer la foule&|160;: ce n’était que colonnes blanches, quepyramides blanches, que châteaux blancs, une architecturecompliquée, uniquement construite avec des mouchoirs, en linon, enbatiste de Cambrai, en toile d’Irlande, en soie de Chine, chiffrés,brodés au plumetis, garnis de dentelle, avec des ourlets à jour etdes vignettes tissées, toute une ville en briques blanches d’unevariété infinie, se découpant dans un mirage sur un ciel oriental,chauffé à blanc.

–&|160;Tu dis encore une douzaine&|160;? demanda Denise à sonfrère. Des Cholet, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui, je crois, les pareils à celui-ci, répondit-il enmontrant un mouchoir dans le paquet.

Jean et Pépé n’avaient pas quitté ses jupes, se serrant toujourscontre elle, comme autrefois, lorsqu’ils étaient débarqués à Paris,brisés du voyage. Ces vastes magasins, où elle se trouvait chezelle, finissaient par les troubler&|160;; et ils s’abritaient à sonombre, ils se remettaient sous la protection de leur petite mère,par un réveil instinctif de leur enfance. On les suivait des yeux,on souriait de ces deux grands gaillards filant sur les pas decette fille mince et grave, Jean effaré avec sa barbe, Pépé éperdudans sa tunique, tous les trois du même blond aujourd’hui, un blondqui faisait chuchoter sur leur passage, d’un bout à l’autre descomptoirs&|160;:

–&|160;Ce sont ses frères… Ce sont ses frères…

Mais, pendant que Denise cherchait un vendeur, il y eut unerencontre. Mouret et Bourdoncle entraient dans la galerie&|160;;et, comme le premier s’arrêtait de nouveau en face de la jeunefille, sans lui adresser du reste la parole,Mme&|160;Desforges et Mme&|160;Guibalpassèrent. Henriette réprima le tressaillement dont toute sa chairavait frémi. Elle regarda Mouret, elle regarda Denise. Eux-mêmesl’avaient regardée, ce fut le dénouement muet, la fin commune desgros drames du cœur, un coup d’œil échangé dans la bousculade d’unefoule. Déjà Mouret s’était éloigné, tandis que Denise se perdait aufond du rayon, accompagnée de ses frères, toujours à la recherched’un vendeur libre. Alors, Henriette, ayant reconnuMlle&|160;de&|160;Fontenailles dans l’auxiliaire quisuivait, avec son chiffre jaune à l’épaule et son masque épaissi etterreux de servante, se soulagea, en disant d’une voix irritée àMme&|160;Guibal&|160;:

–&|160;Voyez ce qu’il a fait de cette malheureuse… N’est-ce pasblessant&|160;? une marquise&|160;! Et il la force à suivre commeun chien les créatures ramassées par lui sur le trottoir&|160;!

Elle tâcha de se calmer, elle affecta d’ajouter d’un airindifférent&|160;:

–&|160;Allons donc à la soie voir leur étalage.

Le rayon des soieries était comme une grande chambre d’amour,drapée de blanc par un caprice d’amoureuse à la nudité de neige,voulant lutter de blancheur. Toutes les pâleurs laiteuses d’uncorps adoré se retrouvaient là, depuis le velours des reins,jusqu’à la soie fine des cuisses et au satin luisant de la gorge.Des pièces de velours étaient tendues entre les colonnes, des soieset des satins se détachaient, sur ce fond de blanc crémeux, endraperies d’un blanc de métal et de porcelaine&|160;; et il y avaitencore, retombant en arceaux, des poults de soie et des siciliennesà gros grain, des foulards et des surahs légers, qui allaient dublanc alourdi d’une blonde de Norvège au blanc transparent, chaufféde soleil, d’une rousse d’Italie ou d’Espagne.

Justement, Favier métrait du foulard blanc pour la «&|160;joliedame&|160;», cette blonde élégante, une habituée du comptoir, queles vendeurs ne désignaient que par ces mots. Depuis des années,elle venait, et on ne savait toujours rien d’elle, ni sa vie, nison adresse, ni même son nom. Aucun, du reste, ne tâchait desavoir, bien que tous, à chacune de ses apparitions, se permissentdes hypothèses, simplement pour causer. Elle maigrissait, elleengraissait, elle avait bien dormi ou elle devait s’être couchéetard, la veille&|160;; et chaque petit fait de sa vie inconnue,événements du dehors, drames de l’intérieur, avait de la sorte uncontrecoup, longuement commenté. Ce jour-là, elle paraissait trèsgaie. Aussi, lorsque Favier revint de la caisse où il l’avaitconduite, communiqua-t-il ses réflexions à Hutin.

–&|160;Peut-être bien qu’elle se remarie.

–&|160;Elle est donc veuve&|160;? demanda l’autre.

–&|160;Je ne sais pas… Seulement, vous devez vous rappeler, lafois qu’elle était en deuil… À moins qu’elle n’ait gagné del’argent à la Bourse.

Un silence régna. Ensuite, il conclut&|160;:

–&|160;Ça la regarde… Si l’on tutoyait toutes les femmes quiviennent ici&|160;!

Mais Hutin se montrait songeur. Il avait eu, l’avant-veille, uneexplication vive avec la direction, et il se sentait condamné.Après la grande mise en vente, son renvoi était certain. Depuislongtemps, sa situation craquait&|160;; au dernier inventaire, onlui avait reproché d’être resté au-dessous du chiffre d’affairesfixé d’avance&|160;; et c’était encore, c’était surtout la lentepoussée des appétits qui le mangeait à son tour, toute la guerresourde du rayon le jetant dehors, dans le branle même de lamachine. On entendait le travail obscur de Favier, un gros bruit demâchoires, étouffé sous terre. Celui-ci avait déjà la promessed’être nommé premier. Hutin, qui savait ces choses, au lieu degifler son ancien camarade, le regardait maintenant comme trèsfort. Un garçon si froid, l’air obéissant, dont il s’était servipour user Robineau et Bouthemont&|160;! ça le frappait d’unesurprise où il entrait du respect.

–&|160;À propos, reprit Favier, vous savez qu’elle reste. Onvient de voir le patron jouer de la prunelle… Je vais en être pourune bouteille de champagne, moi.

Il parlait de Denise. D’un comptoir à l’autre, les comméragessoufflaient plus fort, au travers du flot sans cesse épaissi desclientes. La soie surtout était en révolution, car on y pariait deschoses chères.

–&|160;Sacrédié&|160;! lâcha Hutin, s’éveillant comme d’un rêve,ai-je été bête de ne pas coucher avec&|160;!… C’est aujourd’hui queje serais chic&|160;!

Puis, il rougit de cet aveu, en voyant rire Favier. Et ilfeignit de rire également, il ajouta, pour rattraper sa phrase, quec’était cette créature qui l’avait perdu dans l’esprit de ladirection. Cependant, un besoin de violence le prenait, il finitpar s’emporter contre les vendeurs débandés sous l’assaut de laclientèle. Mais, tout d’un coup, il se remit à sourire&|160;: ilvenait d’apercevoir Mme&|160;Desforges etMme&|160;Guibal traversant le rayon avec lenteur.

–&|160;Il ne vous faut rien, aujourd’hui, madame&|160;?

–&|160;Non, merci, répondit Henriette. Vous voyez, je mepromène, je ne suis venue qu’en curieuse.

Quand il l’eut arrêtée, il baissa la voix. Tout un plan germaitdans sa tête. Et il la flatta, il dénigra la maison&|160;: lui, enavait assez, il préférait s’en aller, que d’assister davantage à unpareil désordre. Elle l’écoutait, ravie. Ce fut elle qui, croyantl’enlever au Bonheur, lui offrit de le faire engager par Bouthemontcomme premier à la soie, lorsque les magasins des Quatre Saisonsseraient réinstallés. L’affaire fut conclue, tous deux chuchotaienttrès bas, tandis que Mme&|160;Guibal s’intéressait auxétalages.

–&|160;Puis-je vous offrir un de ces bouquets deviolettes&|160;? reprit Hutin tout haut, en montrant sur une tabletrois ou quatre des bouquets primes, qu’il s’était procurés à unecaisse, pour des cadeaux personnels.

–&|160;Ah&|160;! non, par exemple&|160;! s’écria Henriette, avecun mouvement de recul. Je ne veux pas être de la noce.

Ils se comprirent, ils se séparèrent en riant de nouveau, avecdes coups d’œil d’intelligence.

Comme Mme&|160;Desforges cherchaitMme&|160;Guibal, elle s’exclama, en l’apercevant avecMme&|160;Marty. Cette dernière, suivie de sa filleValentine, était depuis deux heures emportée à travers lesmagasins, par une de ces crises de dépense, dont elle sortaitbrisée et confuse. Elle avait battu le rayon des meubles qu’uneexposition de mobiliers blancs laqués changeait en vaste chambre dejeune fille, les rubans et les fichus dressant des colonnadesblanches tendues de vélums blancs, la mercerie et la passementerieaux effilés blancs qui encadraient d’ingénieux trophées patiemmentcomposés de cartes à boutons et de paquets d’aiguilles, labonneterie où l’on s’étouffait cette année-là, pour voir un motifde décoration immense, le nom resplendissant du Bonheur des Dames,des lettres de trois mètres de haut, faites de chaussettesblanches, sur un fond de chaussettes rouges. MaisMme&|160;Marty était surtout enfiévrée par les rayonsnouveaux&|160;; on ne pouvait ouvrir un rayon sans qu’ellel’inaugurât&|160;; elle s’y précipitait, achetait quand même. Etelle avait passé une heure aux modes, installée dans un salon neufdu premier étage, faisant vider les armoires, prenant les chapeauxsur les champignons de palissandre qui garnissaient deux tables,les essayant tous, à elle et à sa fille, les chapeaux blancs, lescapotes blanches, les toques blanches. Puis, elle était redescendueà la cordonnerie, au fond d’une galerie du rez-de-chaussée,derrière les cravates, un comptoir ouvert de ce jour-là, dont elleavait bouleversé les vitrines, prise de désirs maladifs devant lesmules de soie blanche garnies de cygne, les souliers et lesbottines de satin blanc montés sur de grands talonsLouis&|160;XV.

–&|160;Oh&|160;! ma chère, bégayait-elle, vous ne vous doutezpas&|160;! Ils ont un assortiment de capotes extraordinaire. J’enai choisi une pour moi et une pour ma fille… Et les chaussures,hein&|160;? Valentine.

–&|160;C’est inouï&|160;! ajoutait la jeune fille, avec sahardiesse de femme. Il y a des bottes à vingt francs cinquante,ah&|160;! des bottes&|160;!

Un vendeur les suivait, traînant l’éternelle chaise, oùs’entassait déjà tout un amoncellement d’articles.

–&|160;Comment va M.&|160;Marty&|160;? demandaMme&|160;Desforges.

–&|160;Pas mal, je crois, répondit Mme&|160;Marty,effarée par cette brusque question, qui tombait méchamment dans safièvre dépensière. Il est toujours là-bas, mon oncle a dû aller levoir ce matin…

Mais elle s’interrompit, elle eut une exclamation d’extase.

–&|160;Voyez donc, est-ce adorable&|160;!

Ces dames, qui avaient fait quelques pas, se trouvaient devantle nouveau rayon des fleurs et plumes, installé dans la galeriecentrale, entre la soierie et la ganterie. C’était, sous la lumièrevive du vitrage, une floraison énorme, une gerbe blanche, haute etlarge comme un chêne. Des piquets de fleurs garnissaient le bas,des violettes, des muguets, des jacinthes, des marguerites, toutesles blancheurs délicates des plates-bandes. Puis, des bouquetsmontaient, des roses blanches, attendries d’une pointe de chair, degrosses pivoines blanches, à peine teintées de carmin, deschrysanthèmes blancs, en fusées légères, étoilées de jaune. Et lesfleurs montaient toujours, de grands lis mystiques, des branches depommier printanières, des bottes de lilas embaumé, unépanouissement continu que surmontaient, à la hauteur du premierétage, des panaches de plumes d’autruche, des plumes blanches quiétaient comme le souffle envolé de ce peuple de fleurs blanches.Tout un coin étalait des garnitures et des couronnes de fleursd’oranger. Il y avait des fleurs métalliques, des chardonsd’argent, des épis d’argent. Dans les feuillages et dans lescorolles, au milieu de cette mousseline, de cette soie et de cevelours, où des gouttes de gomme faisaient des gouttes de rosée,volaient des oiseaux des Îles pour chapeaux, les Tangaras depourpre à queue noire, et les Septicolores au ventre changeant,couleur de l’arc-en-ciel.

–&|160;J’achète une branche de pommier, repritMme&|160;Marty. N’est-ce pas&|160;? c’est délicieux… Etce petit oiseau, regarde donc, Valentine. Oh&|160;! je leprends&|160;!

Cependant, Mme&|160;Guibal s’ennuyait, à resterimmobile, dans les remous de la foule. Elle finit pardire&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! nous vous laissons à vos achats. Nousmontons, nous autres.

–&|160;Mais non, attendez-moi&|160;! cria l’autre. Je remonteaussi… Il y a là-haut la parfumerie. Il faut que j’aille à laparfumerie.

Ce rayon, créé de la veille, se trouvait à côté du salon delecture. Mme&|160;Desforges, pour éviter l’encombrementdes escaliers, parla de prendre l’ascenseur&|160;; mais ellesdurent y renoncer, on faisait queue à la porte de l’appareil.Enfin, elles arrivèrent, elles passèrent devant le buffet public,où la cohue devenait telle, qu’un inspecteur devait refréner lesappétits, en ne laissant plus entrer la clientèle gloutonne que parpetits groupes. Et, du buffet même, ces dames commencèrent à sentirle rayon de parfumerie, une odeur pénétrante de sachet enfermé, quiembaumait la galerie. On s’y disputait un savon, le savon Bonheur,la spécialité de la maison. Dans les comptoirs à vitrines, et surles tablettes de cristal des étagères, s’alignaient les pots depommades et de pâtes, les boîtes de poudres et de fards, les fiolesd’huiles et d’eaux de toilette&|160;; tandis que la brosserie fine,les peignes, les ciseaux, les flacons de poche, occupaient unearmoire spéciale. Les vendeurs s’étaient ingéniés à décorerl’étalage de tous leurs pots de porcelaine blanche, de toutes leursfioles de verre blanc. Ce qui ravissait, c’était, au milieu, unefontaine d’argent, une Bergère debout sur une moisson de fleurs, etd’où coulait un filet continu d’eau de violette, qui résonnaitmusicalement dans la vasque de métal. Une senteur exquises’épandait alentour, les dames en passant trempaient leursmouchoirs.

–&|160;Voilà&|160;! dit Mme&|160;Marty, lorsqu’ellese fut bourrée de lotions, de dentifrices, de cosmétiques.Maintenant, c’est fini, je suis à vous. Allons rejoindreMme&|160;de&|160;Boves.

Mais, sur le palier du grand escalier central, le Japon l’arrêtaencore. Ce comptoir avait grandi, depuis le jour où Mouret s’étaitamusé à risquer, au même endroit, une petite table de proposition,couverte de quelques bibelots défraîchis, sans prévoir lui-mêmel’énorme succès. Peu de rayons avaient eu des débuts plus modestes,et maintenant il débordait de vieux bronzes, de vieux ivoires, devieilles laques, il faisait quinze cent mille francs d’affaireschaque année, il remuait tout l’Extrême-Orient, où des voyageursfouillaient pour lui les palais et les temples. D’ailleurs, lesrayons poussaient toujours, on en avait essayé deux nouveaux endécembre, afin de boucher les vides de la morte-saisond’hiver&|160;: un rayon de livres et un rayon de jouets d’enfants,qui devaient certainement grandir aussi et balayer encore descommerces voisins. Quatre ans venaient de suffire au Japon pourattirer toute la clientèle artistique de Paris.

Cette fois, Mme&|160;Desforges elle-même, malgré sarancune qui lui avait fait jurer de ne rien acheter, succombadevant un ivoire d’une finesse charmante.

–&|160;Envoyez-le-moi, dit-elle rapidement, à une caissevoisine. Quatre-vingt-dix francs, n’est-ce pas&|160;?

Et, voyant Mme&|160;Marty et sa fille enfoncées dansun choix de porcelaines de camelote, elle reprit, en emmenantMme&|160;Guibal&|160;:

–&|160;Vous nous retrouverez au salon de lecture… J’ai vraimentbesoin de m’asseoir un peu.

Au salon de lecture, ces dames durent rester debout. Toutes leschaises étaient prises, autour de la grande table couverte dejournaux. De gros hommes lisaient, renversés, étalant des ventres,sans avoir l’idée aimable de céder la place. Quelques femmesécrivaient, le nez dans leurs phrases, comme pour cacher le papiersous les fleurs de leurs chapeaux. Du reste,Mme&|160;de&|160;Boves n’était pas là, et Henriettes’impatientait, lorsqu’elle aperçut Vallagnosc, qui cherchait aussisa femme et sa belle-mère. Il salua, il finit par dire&|160;:

–&|160;Elles sont pour sûr aux dentelles, on ne peut les enarracher… Je vais voir.

Et il eut la galanterie de leur procurer deux sièges, avant des’éloigner.

L’écrasement, aux dentelles, croissait de minute en minute. Lagrande exposition de blanc y triomphait, dans ses blancheurs lesplus délicates et les plus chères. C’était la tentation aiguë, lecoup de folie du désir, qui détraquait toutes les femmes. On avaitchangé le rayon en une chapelle blanche. Des tulles, des guipurestombant de haut, faisaient un ciel blanc, un de ces voiles denuages dont le fin réseau pâlit le soleil matinal. Autour descolonnes, descendaient des volants de malines et de valenciennes,des jupes blanches de danseuses, déroulées en un frisson blanc,jusqu’à terre. Puis, de toutes parts, sur tous les comptoirs, leblanc neigeait, les blondes espagnoles légères comme un souffle,les applications de Bruxelles avec leurs fleurs larges sur lesmailles fines, les points à l’aiguille et les points de Venise auxdessins plus lourds, les points d’Alençon et les dentelles deBruges d’une richesse royale et comme religieuse. Il semblait quele dieu du chiffon eût là son tabernacle blanc.

Mme&|160;de&|160;Boves, après s’être longtempspromenée avec sa fille, rôdant devant les étalages, ayant le besoinsensuel d’enfoncer les mains dans les tissus, venait de se déciderà se faire montrer du point d’Alençon par Deloche. D’abord, ilavait sorti de l’imitation&|160;; mais elle avait voulu voir del’alençon véritable, et elle ne se contentait pas des petitesgarnitures à trois cents francs le mètre, elle exigeait les hautsvolants à mille, les mouchoirs et les éventails à sept et huitcents. Bientôt le comptoir fut couvert d’une fortune. Dans un coindu rayon, l’inspecteur Jouve, qui n’avait pas lâchéMme&|160;de&|160;Boves, malgré l’apparente flânerie decette dernière, se tenait immobile au milieu des poussées,l’attitude indifférente, l’œil toujours sur elle.

–&|160;Et avez-vous des berthes en point à l’aiguille&|160;?demanda la comtesse à Deloche. Faites voir, je vous prie.

Le commis, qu’elle tenait depuis vingt minutes, n’osaitrésister, tellement elle avait grand air, avec sa taille et sa voixde princesse. Cependant, il fut pris d’une hésitation, car onrecommandait aux vendeurs de ne pas amonceler ainsi les dentellesprécieuses, et il s’était laissé voler dix mètres de malines, lasemaine précédente. Mais elle le troublait, il céda, abandonna uninstant le tas de point d’Alençon, pour prendre derrière lui, dansune case, les berthes demandées.

–&|160;Regarde donc, maman, disait Blanche qui fouillait, àcôté, un carton plein de petites valenciennes à bas prix, onpourrait prendre de ça pour les oreillers.

Mme&|160;de&|160;Boves ne répondait pas. Alors lafille, en tournant sa face molle, vit sa mère, les mains au milieudes dentelles, en train de faire disparaître, dans la manche de sonmanteau, des volants de point d’Alençon. Elle ne parut passurprise, elle s’avançait pour la cacher d’un mouvement instinctif,lorsque Jouve, brusquement, se dressa entre elles. Il se penchait,il murmurait à l’oreille de la comtesse, d’une voixpolie&|160;:

–&|160;Madame, veuillez me suivre.

Elle eut une courte révolte.

–&|160;Mais pourquoi, monsieur&|160;?

–&|160;Veuillez me suivre, madame, répéta l’inspecteur, sansélever le ton.

Le visage ivre d’angoisse, elle jeta un rapide coup d’œil autourd’elle. Puis, elle se résigna, elle reprit son allure hautaine,marchant près de lui comme une reine qui daigne se confier aux bonssoins d’un aide de camp. Pas une des clientes entassées là, nes’était même aperçue de la scène. Deloche, revenu devant lecomptoir avec les berthes, la regardait emmener, bouchebéante&|160;: comment&|160;? celle-là aussi&|160;! cette dame sinoble&|160;! c’était à les fouiller toutes&|160;! Et Blanche, qu’onlaissait libre, suivait de loin sa mère, s’attardait au milieu dela houle des épaules, livide, partagée entre le devoir de ne pasl’abandonner et la terreur d’être gardée avec elle. Elle la vitentrer dans le cabinet de Bourdoncle, elle se contenta de rôderdevant la porte.

Justement, Bourdoncle, dont Mouret venait de se débarrasser,était là. D’habitude, il prononçait sur ces sortes de vols, commispar des personnes honorables. Depuis longtemps, Jouve qui guettaitcelle-ci, lui avait fait part de ses doutes&|160;; aussi ne fut-ilpas étonné, lorsque l’inspecteur le mit au courant d’un mot&|160;;du reste, des cas si extraordinaires lui passaient par les mains,qu’il déclarait la femme capable de tout, dès que la rage duchiffon l’emportait. Comme il n’ignorait pas les rapports mondainsdu directeur avec la voleuse, il montra lui aussi une politesseparfaite.

–&|160;Madame, nous excusons ces moments de faiblesse… Je vousen prie, considérez où un pareil oubli de vous-même pourrait vousconduire. Si quelque autre personne vous avait vue glisser cesdentelles…

Mais elle l’interrompit avec indignation. Elle, unevoleuse&|160;! pour qui la prenait-il&|160;? Elle était la comtessede Boves, son mari, inspecteur général des haras, allait à laCour.

–&|160;Je sais, je sais, madame, répétait paisiblementBourdoncle. J’ai l’honneur de vous connaître… Veuillez d’abordrendre les dentelles que vous avez sur vous…

Elle se récria de nouveau, elle ne lui laissait plus dire uneparole, belle de violence, osant jusqu’aux larmes de la grande dameoutragée. Tout autre que lui, ébranlé, aurait craint quelqueméprise déplorable, car elle le menaçait de s’adresser auxtribunaux, pour venger une telle injure.

–&|160;Prenez garde, monsieur&|160;! mon mari ira jusqu’auministre.

–&|160;Allons, vous n’êtes pas plus raisonnable que les autres,déclara Bourdoncle, impatienté. On va vous fouiller, puisqu’il lefaut.

Elle ne broncha pas encore, elle dit avec son assurancesuperbe&|160;:

–&|160;C’est ça, fouillez-moi… Mais, je vous en avertis, vousrisquez votre maison.

Jouve alla chercher deux vendeuses des corsets. Quand il revint,il avertit Bourdoncle que la demoiselle de cette dame, laisséelibre, n’avait pas quitté la porte, et il demandait s’il fallaitl’empoigner, elle aussi, bien qu’il ne l’eût rien vue prendre.L’intéressé, toujours correct, décida, au nom de la morale, qu’onne la ferait pas entrer, pour ne point forcer une mère à rougirdevant sa fille. Cependant, les deux hommes se retirèrent dans unepièce voisine, tandis que les vendeuses fouillaient la comtesse etlui ôtaient même sa robe, afin de visiter sa gorge et ses hanches.Outre les volants de point d’Alençon, douze mètres à mille francs,cachés au fond d’une manche, elles trouvèrent, dans la gorge,aplatis et chauds, un mouchoir, un éventail, une cravate, en toutpour quatorze mille francs de dentelles environ. Depuis un an,Mme&|160;de&|160;Boves volait ainsi, ravagée d’un besoinfurieux, irrésistible. Les crises empiraient, grandissaient,jusqu’à être une volupté nécessaire à son existence, emportant tousles raisonnements de prudence, se satisfaisant avec une jouissanced’autant plus âpre, qu’elle risquait, sous les yeux d’une foule,son nom, son orgueil, la haute situation de son mari. Maintenantque ce dernier lui laissait vider ses tiroirs, elle volait avec del’argent plein sa poche, elle volait pour voler, comme on aime pouraimer, sous le coup de fouet du désir, dans le détraquement de lanévrose que ses appétits de luxe inassouvis avaient développée enelle, autrefois, à travers l’énorme et brutale tentation des grandsmagasins.

–&|160;C’est un guet-apens&|160;! cria-t-elle, lorsqueBourdoncle et Jouve rentrèrent. On a glissé ces dentelles sur moi,oh&|160;! devant Dieu, je le jure&|160;!

À présent, elle pleurait des larmes de rage, tombée sur unechaise, suffoquant dans sa robe mal rattachée. L’intéressé renvoyales vendeuses. Puis, il reprit de son air tranquille&|160;:

–&|160;Nous voulons bien, madame, étouffer cette fâcheuseaffaire, par égard pour votre famille. Mais, auparavant, vous allezsigner un papier ainsi conçu&|160;: «&|160;J’ai volé des dentellesau Bonheur des Dames&|160;», et le détail des dentelles, et la datedu jour… Du reste, je vous rendrai ce papier, dès que vousm’apporterez deux mille francs pour les pauvres.

Elle s’était relevée, elle déclara dans une révoltenouvelle&|160;:

–&|160;Jamais je ne signerai cela, j’aime mieux mourir.

–&|160;Vous ne mourrez pas, madame. Seulement, je vous préviensque je vais envoyer chercher le commissaire de police.

Alors, il y eut une scène affreuse. Elle l’injuriait, ellebégayait que c’était lâche à des hommes de torturer ainsi unefemme. Sa beauté de Junon, son grand corps majestueux se fondaitdans une fureur de poissarde. Puis, elle voulut essayer del’attendrissement, elle les suppliait au nom de leurs mères, elleparlait de se traîner à leurs pieds. Et, comme ils restaientfroids, bronzés par l’habitude, elle s’assit tout d’un coup,écrivit d’une main tremblante. La plume crachait&|160;; lesmots&|160;: J’ai volé, appuyés rageusement, faillirent crever lepapier mince, tandis qu’elle répétait, la voix étranglée&|160;:

–&|160;Voilà, monsieur, voilà, monsieur… Je cède à la force…

Bourdoncle prit le papier, le plia soigneusement, l’enfermadevant elle dans un tiroir, en disant&|160;:

–&|160;Vous voyez qu’il est en compagnie, car ces dames, aprèsavoir parlé de mourir plutôt que de les signer, négligentgénéralement de venir reprendre leurs billets doux… Enfin, je letiens à votre disposition. Vous jugerez s’il vaut deux millefrancs.

Elle achevait de rattacher sa robe, elle retrouvait toute sonarrogance, maintenant qu’elle avait payé.

–&|160;Je puis sortir&|160;? demanda-t-elle d’un ton bref.

Déjà Bourdoncle s’occupait d’autre chose. Sur le rapport deJouve, il décidait le renvoi de Deloche&|160;: ce vendeur étaitstupide, il se laissait continuellement voler, jamais il n’auraitd’autorité sur les clientes. Mme&|160;de&|160;Bovesrépéta sa question, et comme ils la congédiaient d’un signeaffirmatif, elle les enveloppa tous deux d’un regard d’assassin.Dans le flot de gros mots qu’elle renfonçait, un cri de mélodramelui vint aux lèvres.

–&|160;Misérables&|160;! dit-elle en faisant claquer laporte.

Cependant, Blanche ne s’était pas éloignée du cabinet. Sonignorance de ce qui se passait là-dedans, les allées et venues deJouve et des deux vendeuses, la bouleversaient, évoquaient lesgendarmes, la cour d’assises, la prison. Mais elle restabéante&|160;: Vallagnosc était devant elle, ce mari d’un mois dontle tutoiement la gênait encore&|160;; et il la questionnait, ens’étonnant de sa stupeur.

–&|160;Où est ta mère&|160;?… Vous vous êtes perdues&|160;?…Voyons, réponds-moi, tu m’inquiètes.

Pas un mensonge raisonnable ne lui venait aux lèvres. Dans sadétresse, elle dit tout à voix basse.

–&|160;Maman, maman… Elle a volé…

Comment&|160;! volé&|160;! Enfin, il comprit. La face bouffie desa femme, ce masque blême, ravagé par la peur, l’épouvantait.

–&|160;De la dentelle, comme ça, dans sa manche, continuait-elleà balbutier.

–&|160;Tu l’as donc vue, tu regardais&|160;? murmura-t-il, glacéde la sentir complice.

Ils durent se taire, des personnes déjà tournaient la tête. Unehésitation pleine d’angoisse tint Vallagnosc immobile un moment.Que faire&|160;? et il se décidait à entrer chez Bourdoncle,lorsqu’il aperçut Mouret, qui traversait la galerie. Il ordonna àsa femme de l’attendre, il saisit le bras de son vieux camarade,qu’il mit au courant, en paroles entrecoupées. Celui-ci s’étaithâté de le mener dans son cabinet, où il le tranquillisa sur lessuites possibles. Il lui assurait qu’il n’avait pas besoind’intervenir, il expliquait de quelle façon les choses allaientcertainement se passer, sans paraître lui-même s’émouvoir de cevol, comme s’il l’avait prévu depuis longtemps. Mais Vallagnosc,lorsqu’il ne craignit plus une arrestation immédiate, n’accepta pasl’aventure avec cette belle tranquillité. Il s’était abandonné aufond d’un fauteuil, et maintenant qu’il pouvait raisonner, il serépandait en lamentations sur son propre compte. Était-cepossible&|160;? voilà qu’il était entré dans une famille devoleuses&|160;! Un mariage stupide qu’il avait bâclé, afin d’êtreagréable au père&|160;! Surpris de cette violence d’enfant maladif,Mouret le regardait pleurer, en se rappelant l’ancienne pose de sonpessimisme. Ne lui avait-il pas entendu soutenir vingt fois lenéant final de la vie, où il ne trouvait que le mal d’un peudrôle&|160;? Aussi, pour le distraire, s’amusa-t-il une minute àlui prêcher l’indifférence, sur un ton de plaisanterie amicale. Et,du coup, Vallagnosc se fâcha&|160;: il ne pouvait décidémentrattraper sa philosophie compromise, toute son éducation bourgeoiserepoussait en indignations vertueuses contre sa belle-mère. Dès quel’expérience tombait sur lui, au moindre effleurement de la misèrehumaine, dont il ricanait à froid, le sceptique fanfaron s’abattaitet saignait. C’était abominable, on traînait dans la boue l’honneurde sa race, le monde semblait en craquer.

–&|160;Allons, calme-toi, conclut Mouret pris de pitié. Je ne tedirai plus que tout arrive et que rien n’arrive, puisque cela n’apas l’air de te consoler en ce moment. Mais je crois que tu devraisaller donner ton bras à Mme&|160;de&|160;Boves, ce quiserait plus sage que de faire un scandale… Que diable&|160;! toiqui professais le flegme du mépris, devant la canaillerieuniverselle&|160;!

–&|160;Tiens&|160;! cria naïvement Vallagnosc, quand ça se passechez les autres&|160;!

Cependant, il s’était levé, il suivit le conseil de son anciencondisciple. Tous deux retournaient dans la galerie, lorsqueMme&|160;de&|160;Boves sortit de chez Bourdoncle. Elleaccepta avec majesté le bras de son gendre, et comme Mouret lasaluait d’un air galamment respectueux, il l’entendit quidisait&|160;:

–&|160;Ils m’ont fait des excuses. Vraiment, ces méprises sontépouvantables.

Blanche les avait rejoints, et elle marchait derrière eux. Ilsse perdirent lentement dans la foule.

Alors, Mouret, seul et songeur, traversa de nouveau lesmagasins. Cette scène, qui l’avait distrait du combat dont il étaitdéchiré, augmentait sa fièvre maintenant, déterminait en lui lalutte suprême. Tout un rapport vague s’élevait dans sonesprit&|160;: le vol de cette malheureuse, cette folie dernière dela clientèle conquise, abattue aux pieds du tentateur, évoquaitl’image fière et vengeresse de Denise, dont il sentait sur sa gorgele talon victorieux. Il s’arrêta en haut de l’escalier central, ilregarda longtemps l’immense nef, où s’écrasait son peuple defemmes.

Six heures allaient sonner, le jour qui baissait au-dehors seretirait des galeries couvertes, noires déjà, pâlissait au fond deshalls, envahis de lentes ténèbres. Et, dans ce jour mal éteintencore, s’allumaient, une à une, des lampes électriques, dont lesglobes d’une blancheur opaque constellaient de lunes intenses lesprofondeurs lointaines des comptoirs. C’était une clarté blanche,d’une aveuglante fixité, épandue comme une réverbération d’astredécoloré, et qui tuait le crépuscule. Puis, lorsque toutesbrûlèrent, il y eut un murmure ravi de la foule, la grandeexposition de blanc prenait une splendeur féerique d’apothéose,sous cet éclairage nouveau. Il sembla que cette colossale débauchede blanc brûlait elle aussi, devenait de la lumière. La chanson dublanc s’envolait dans la blancheur enflammée d’une aurore. Unelueur blanche jaillissait des toiles et des calicots de la galerieMonsigny, pareille à la bande vive qui blanchit le ciel lapremière, du côté de l’Orient&|160;; tandis que, le long de lagalerie Michodière, la mercerie et la passementerie, les articlesde Paris et les rubans, jetaient des reflets de coteaux éloignés,l’éclair blanc des boutons de nacre, des bronzes argentés et desperles. Mais la nef centrale surtout chantait le blanc trempé deflammes&|160;: les bouillonnés de mousseline blanche autour descolonnes, les basins et les piqués blancs qui drapaient lesescaliers, les couvertures blanches accrochées comme des bannières,les guipures et les dentelles blanches volant dans l’air, ouvraientun firmament du rêve, une trouée sur la blancheur éblouissante d’unparadis, où l’on célébrait les noces de la reine inconnue. La tentedu hall des soieries en était l’alcôve géante, avec ses rideauxblancs, ses gazes blanches, ses tulles blancs, dont l’éclatdéfendait contre les regards la nudité blanche de l’épousée. Il n’yavait plus que cet aveuglement, un blanc de lumière où tous lesblancs se fondaient, une poussière d’étoiles neigeant dans laclarté blanche.

Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes, au milieu deces flamboiements. Les ombres noires s’enlevaient avec vigueur surles fonds pâles. De longs remous brisaient la cohue, la fièvre decette journée de grande vente passait comme un vertige, roulant lahoule désordonnée des têtes. On commençait à sortir, le saccage desétoffes jonchait les comptoirs, l’or sonnait dans lescaisses&|160;; tandis que la clientèle, dépouillée, violée, s’enallait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et la sourdehonte d’un désir contenté au fond d’un hôtel louche. C’était luiqui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci, par sonentassement continu de marchandises, par sa baisse des prix et sesrendus, sa galanterie et sa réclame. Il avait conquis les mèreselles-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d’un despote,dont le caprice ruinait des ménages. Sa création apportait unereligion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foichancelante étaient remplacées par son bazar, dans les âmesinoccupées désormais. La femme venait passer chez lui les heuresvides, les heures frissonnantes et inquiètes qu’elle vivait jadisau fond des chapelles&|160;: dépense nécessaire de passionnerveuse, lutte renaissante d’un dieu contre le mari, culte sanscesse renouvelé du corps, avec l’au-delà divin de la beauté. S’ilavait fermé ses portes, il y aurait eu un soulèvement sur le pavé,le cri éperdu des dévotes auxquelles on supprimerait leconfessionnal et l’autel. Dans leur luxe accru depuis dix ans, illes voyait, malgré l’heure, s’entêter au travers de l’énormecharpente métallique, le long des escaliers suspendus et des pontsvolants. Mme&|160;Marty et sa fille, emportées au plushaut, vagabondaient parmi les meubles. Retenue par son petit monde,Mme&|160;Bourdelais ne pouvait s’arracher des articlesde Paris. Puis, venait la bande, Mme&|160;de&|160;Bovestoujours au bras de Vallagnosc, et suivie de Blanche, s’arrêtant àchaque rayon, osant regarder encore les étoffes de son air superbe.Mais, de la clientèle entassée, de cette mer de corsages gonflés devie, battant de désirs, tous fleuris de bouquets de violettes,comme pour les noces populaires de quelque souveraine, il finit parne plus distinguer que le corsage nu deMme&|160;Desforges, qui s’était arrêtée à la ganterieavec Mme&|160;Guibal. Malgré sa rancune jalouse, elleaussi achetait, et il se sentit le maître une dernière fois, il lestenait à ses pieds, sous l’éblouissement des feux électriques,ainsi qu’un bétail dont il avait tiré sa fortune.

D’un pas machinal, Mouret suivit les galeries, tellementabsorbé, qu’il s’abandonnait à la poussée de la foule. Quand illeva la tête, il était dans le nouveau rayon des modes, dont lesglaces donnaient sur la rue du Dix-Décembre. Et là, le front contrele verre, il fit encore une halte, il regarda la sortie. Le soleilcouchant jaunissait le faîte des maisons blanches, le ciel bleu decette belle journée pâlissait, rafraîchi d’un grand soufflepur&|160;; tandis que, dans le crépuscule qui noyait déjà lachaussée, les lampes électriques du Bonheur des Dames jetaient cetéclat fixe des étoiles allumées sur l’horizon, au déclin du jour.Vers l’Opéra et vers la Bourse, s’enfonçait le triple rang desvoitures immobiles, gagnées par l’ombre, et dont les harnaisgardaient des reflets de vive lumière, l’éclair d’une lanterne,l’étincelle d’un mors argenté. À chaque seconde, un appel de garçonen livrée retentissait, et un fiacre avançait, un coupé sedétachait, prenait une cliente, puis s’éloignait d’un trot sonore.Les queues diminuaient maintenant, six voitures roulaient de front,d’un bord à l’autre, au milieu des battements de portières, desclaquements de fouet, du bourdonnement des piétons, qui débordaientparmi les roues. Il y avait comme un élargissement continu, unrayonnement de la clientèle, remportée aux quatre points de lacité, vidant les magasins avec la clameur ronflante d’une écluse.Cependant, les toitures du Bonheur, les grandes lettres d’or desenseignes, les bannières hissées en plein ciel, flambaient toujoursau reflet de l’incendie du couchant, si colossales dans cetéclairage oblique, qu’elles évoquaient le monstre des réclames, lephalanstère dont les ailes, multipliées sans cesse, dévoraient lesquartiers, jusqu’aux bois lointains de la banlieue. Et l’âmeépandue de Paris, un souffle énorme et doux, s’endormait dans lasérénité du soir, courait en longues et molles caresses sur lesdernières voitures, filant par la rue peu à peu déblayée de foule,tombée au noir de la nuit.

Mouret, les regards perdus, venait de sentir passer en luiquelque chose de grand&|160;; et, dans ce frisson du triomphe donttremblait sa chair, en face de Paris dévoré et de la femmeconquise, il éprouva une faiblesse soudaine, une défaillance de savolonté, qui le renversait à son tour, sous une force supérieure.C’était un besoin irraisonnable d’être vaincu, dans sa victoire, lenon-sens d’un homme de guerre pliant sous le caprice d’un enfant,au lendemain de ses conquêtes. Lui qui se débattait depuis desmois, qui le matin encore jurait d’étouffer sa passion, cédait toutd’un coup, saisi du vertige des hauteurs, heureux de faire ce qu’ilcroyait être une sottise. Sa décision, si rapide, avait pris d’uneminute à l’autre une telle énergie, qu’il ne voyait plus qu’elled’utile et de nécessaire dans le monde.

Le soir, après la dernière table, il attendit dans son cabinet.Frémissant comme un jeune homme qui va jouer son bonheur, il nepouvait rester en place, il retournait sans cesse à la porte, pourprêter l’oreille aux rumeurs des magasins, où les commis faisaientle déplié, enfoncés jusqu’aux épaules dans le saccage de la vente.À chaque bruit de pas, son cœur battait. Et il eut une émotion, ilse précipita, car il avait entendu au loin un sourd murmure, peu àpeu grossi.

C’était l’approche lente de Lhomme, chargé de la recette. Cejour-là, elle pesait si lourd, il y avait tellement du cuivre et del’argent, dans le numéraire encaissé, qu’il s’était faitaccompagner par deux garçons. Derrière lui, Joseph et un de sescollègues pliaient sous les sacs, des sacs énormes, jetés comme dessacs de plâtre sur leurs dos&|160;; tandis que, marchant lepremier, il portait les billets et l’or, un portefeuille gonflé depapiers, deux sacoches pendues à son cou, dont le poids le tirait àdroite, du côté de son bras coupé. Et, lentement, suant etsoufflant, il venait du fond des magasins, à travers l’émotiongrandissante des vendeurs. Les gants et la soie s’étaient offertsen riant pour le soulager, la draperie et les lainages souhaitaientun faux pas, qui aurait semé l’or aux quatre coins des rayons.Puis, il avait dû monter un escalier, s’engager sur un pont volant,monter encore, tourner dans les charpentes, où les regards dublanc, de la bonneterie, de la mercerie, le suivaient, bayantd’extase devant cette fortune voyageant en l’air. Au premier, lesconfections, la parfumerie, les dentelles, les châles, s’étaientrangés avec dévotion, comme sur le passage du bon Dieu. De procheen proche, le brouhaha s’élevait, devenait une clameur de peuplesaluant le veau d’or.

Cependant, Mouret avait ouvert la porte. Lhomme parut, suivi desdeux garçons, qui chancelaient&|160;; et, hors d’haleine, il eutencore la force de crier&|160;:

–&|160;Un million, deux cent quarante-sept francs,quatre-vingt-quinze centimes&|160;!

Enfin, c’était le million, le million ramassé en un jour, lechiffre dont Mouret avait longtemps rêvé&|160;! Mais il eut ungeste de colère, il dit avec impatience, de l’air déçu d’un hommedérangé dans son attente par un importun&|160;:

–&|160;Un million, eh bien&|160;! mettez-le là.

Lhomme savait qu’il aimait ainsi à voir sur son bureau lesfortes recettes, avant qu’on les déposât à la caisse centrale. Lemillion couvrit le bureau, écrasa les papiers, faillit renverserl’encre&|160;; et l’or, et l’argent, et le cuivre, coulant dessacs, crevant des sacoches, faisaient un gros tas, le tas de larecette brute, telle qu’elle sortait des mains de la clientèle,encore chaude et vivante.

Au moment où le caissier se retirait, navré de l’indifférence dupatron, Bourdoncle arriva, en criant gaiement&|160;:

–&|160;Hein&|160;! nous le tenons, cette fois&|160;!… Il estdécroché, le million&|160;!

Mais il remarqua la préoccupation fébrile de Mouret, il compritet se calma. Une joie avait allumé son regard. Après un courtsilence, il reprit&|160;:

–&|160;Vous vous êtes décidé, n’est-ce pas&|160;? MonDieu&|160;! je vous approuve.

Brusquement, Mouret s’était planté devant lui, et de sa voixterrible des jours de crise&|160;:

–&|160;Dites donc, mon brave, vous êtes trop gai… N’est-cepas&|160;? vous me croyez fini, et les dents vous poussent.Méfiez-vous, on ne me mange pas, moi&|160;!

Décontenancé par la rude attaque de ce diable d’homme quidevinait tout, Bourdoncle balbutia&|160;:

–&|160;Quoi donc&|160;? vous plaisantez&|160;? moi qui ai tantd’admiration pour vous&|160;!

–&|160;Ne mentez pas&|160;! reprit Mouret plus violemment.Écoutez, nous étions stupides, avec cette superstition que lemariage devait nous couler. Est-ce qu’il n’est pas la santénécessaire, la force et l’ordre mêmes de la vie&|160;!… Ehbien&|160;! oui, mon cher, je l’épouse, et je vous flanque tous àla porte, si vous bougez. Parfaitement&|160;! vous passerez commeun autre à la caisse, Bourdoncle&|160;!

D’un geste, il le congédiait. Bourdoncle se sentit condamné,balayé dans cette victoire de la femme. Il s’en alla. Deniseentrait justement, et il s’inclina dans un salut profond, la têteperdue.

–&|160;Enfin&|160;! c’est vous&|160;! dit Mouret, doucement.

Denise était pâle d’émotion. Elle venait d’éprouver un dernierchagrin, Deloche lui avait appris son renvoi&|160;; et, comme elleessayait de le retenir, en offrant de parler en sa faveur, ils’était obstiné dans sa malchance, il voulait disparaître&|160;: àquoi bon rester&|160;? pourquoi aurait-il gêné les gensheureux&|160;? Denise lui avait dit un adieu fraternel, gagnée parles larmes. Elle-même n’aspirait-elle pas à l’oubli&|160;? Toutallait finir, elle ne demandait plus à ses forces épuisées que lecourage de la séparation. Dans quelques minutes, si elle étaitassez vaillante pour s’écraser le cœur, elle pourrait s’en allerseule, pleurer au loin.

–&|160;Monsieur, vous avez désiré me voir, dit-elle de son aircalme. Du reste, je serais venue vous remercier de toutes vosbontés.

En entrant, elle avait aperçu le million sur le bureau, etl’étalage de cet argent la blessait. Au-dessus d’elle, comme s’ileût regardé la scène, le portrait de Mme&|160;Hédouin,dans son cadre d’or, gardait l’éternel sourire de ses lèvrespeintes.

–&|160;Vous êtes toujours résolue à nous quitter&|160;? demandaMouret, dont la voix tremblait.

–&|160;Oui, monsieur, il le faut.

Alors, il lui prit les mains, il dit dans une explosion detendresse, après la longue froideur qu’il s’étaitimposée&|160;:

–&|160;Et si je vous épousais, Denise, partiriez-vous&|160;?

Mais elle avait retiré ses mains, elle se débattait comme sousle coup d’une grande douleur.

–&|160;Oh&|160;! monsieur Mouret, je vous en prie,taisez-vous&|160;! Oh&|160;! ne me faites pas plus de peineencore&|160;!… Je ne peux pas&|160;! je ne peux pas&|160;!… Dieuest témoin que je m’en allais pour éviter un malheurpareil&|160;!

Elle continuait de se défendre par des paroles entrecoupées.N’avait-elle pas trop souffert déjà des commérages de lamaison&|160;? Voulait-il donc qu’elle passât aux yeux des autres età ses propres yeux pour une gueuse&|160;? Non, non, elle aurait dela force, elle l’empêcherait bien de faire une telle sottise. Lui,torturé, l’écoutait, répétait avec passion&|160;:

–&|160;Je veux… je veux…

–&|160;Non, c’est impossible… Et mes frères&|160;? j’ai juré dene point me marier, je ne puis vous apporter deux enfants, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Ils seront aussi mes frères… Dites oui, Denise.

–&|160;Non, non, oh&|160;! laissez-moi, vous metorturez&|160;!

Peu à peu, il défaillait, ce dernier obstacle le rendait fou. Ehquoi&|160;! même à ce prix, elle se refusait encore&|160;! Au loin,il entendait la clameur de ses trois mille employés, remuant àpleins bras sa royale fortune. Et ce million imbécile qui étaitlà&|160;! il en souffrait comme d’une ironie, il l’aurait poussé àla rue.

–&|160;Partez donc&|160;! cria-t-il dans un flot de larmes.Allez retrouver celui que vous aimez… C’est la raison, n’est-cepas&|160;? Vous m’aviez prévenu, je devrais le savoir et ne pasvous tourmenter davantage.

Elle était restée saisie, devant la violence de ce désespoir.Son cœur éclatait. Alors, avec une impétuosité d’enfant, elle sejeta à son cou, sanglota elle aussi, en bégayant&|160;:

–&|160;Oh&|160;! monsieur Mouret, c’est vous quej’aime&|160;!

Une dernière rumeur monta du Bonheur des Dames, l’acclamationlointaine d’une foule. Le portrait de Mme&|160;Hédouinsouriait toujours, de ses lèvres peintes. Mouret était tombé assissur le bureau, dans le million, qu’il ne voyait plus. Il ne lâchaitpas Denise, il la serrait éperdument sur sa poitrine, en lui disantqu’elle pouvait partir maintenant, qu’elle passerait un mois àValognes, ce qui fermerait la bouche du monde, et qu’il iraitensuite l’y chercher lui-même, pour l’en ramener à son bras,toute-puissante.

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