Au Bonheur des Dames

Chapitre 9

 

Un lundi, quatorze mars, le Bonheur des Dames inaugurait sesmagasins neufs par la grande exposition des nouveautés d’été, quidevait durer trois jours. Au-dehors, une aigre bise soufflait, lespassants, surpris de ce retour d’hiver, filaient vite, enboutonnant leurs paletots. Cependant, toute une émotion fermentaitdans les boutiques du voisinage ; et l’on voyait, contre lesvitres, les faces pâles des petits commerçants, occupés à compterles premières voitures, qui s’arrêtaient devant la nouvelle ported’honneur, rue Neuve-Saint-Augustin. Cette porte, haute et profondecomme un porche d’église, surmontée d’un groupe, l’Industrie et leCommerce se donnant la main au milieu d’une complicationd’attributs, était abritée sous une vaste marquise, dont lesdorures fraîches semblaient éclairer les trottoirs d’un coup desoleil. À droite, à gauche, les façades, d’une blancheur crueencore, s’allongeaient, faisaient retour sur les rues Monsigny etde la Michodière, occupaient toute l’île, sauf le côté de la rue duDix-Décembre, où le Crédit Immobilier allait bâtir. Le long de cedéveloppement de caserne, lorsque les petits commerçants levaientla tête, ils apercevaient l’amoncellement des marchandises, par lesglaces sans tain, qui, du rez-de-chaussée au second étage,ouvraient la maison au plein jour. Et ce cube énorme, ce colossalbazar leur bouchait le ciel, leur paraissait être pour quelquechose dans le froid dont ils grelottaient, au fond de leurscomptoirs glacés.

Dès six heures, cependant, Mouret était là, donnant ses derniersordres. Au centre, dans l’axe de la porte d’honneur, une largegalerie allait de bout en bout, flanquée à droite et à gauche dedeux galeries plus étroites, la galerie Monsigny et la galerieMichodière. On avait vitré les cours, transformées en halls ;et des escaliers de fer s’élevaient du rez-de-chaussée, des pontsde fer étaient jetés d’un bout à l’autre, aux deux étages.L’architecte, par hasard intelligent, un jeune homme amoureux destemps nouveaux, ne s’était servi de la pierre que pour lessous-sols et les piles d’angle, puis avait monté toute l’ossatureen fer, des colonnes supportant l’assemblage des poutres et dessolives. Les voûtins des planchers, les cloisons des distributionsintérieures, étaient en briques. Partout on avait gagné del’espace, l’air et la lumière entraient librement, le publiccirculait à l’aise, sous le jet hardi des fermes à longue portée.C’était la cathédrale du commerce moderne, solide et légère, faitepour un peuple de clientes. En bas, dans la galerie centrale, aprèsles soldes de la porte, il y avait les cravates, la ganterie, lasoie ; la galerie Monsigny était occupée par le blanc et larouennerie, la galerie Michodière par la mercerie, la bonneterie,la draperie et les lainages. Puis, au premier, se trouvaient lesconfections, la lingerie, les châles, les dentelles, d’autresrayons nouveaux, tandis qu’on avait relégué au second étage laliterie, les tapis, les étoffes d’ameublement, tous les articlesencombrants et d’un maniement difficile. À cette heure, le nombredes rayons était de trente-neuf, et l’on comptait dix-huit centsemployés, dont deux cents femmes. Un monde poussait là, dans la viesonore des hautes nefs métalliques.

Mouret avait l’unique passion de vaincre la femme. Il la voulaitreine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l’y tenir àsa merci. C’était toute sa tactique, la griser d’attentionsgalantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi,nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvaillesnouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages aux damesdélicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés develours. Puis, il venait d’ouvrir un buffet, où l’on donnaitgratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de lecture,une galerie monumentale, décorée avec un luxe trop riche, danslaquelle il risquait même des expositions de tableaux. Mais sonidée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, deconquérir la mère par l’enfant ; il ne perdait aucune force,spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petitsgarçons et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrantaux bébés des images et des ballons. Un trait de génie que cetteprime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballonsrouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres lenom du magasin, et qui, tenus au bout d’un fil, voyageant en l’air,promenaient par les rues une réclame vivante !

La grande puissance était surtout la publicité. Mouret enarrivait à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues,d’annonces et d’affiches. Pour sa mise en vente des nouveautésd’été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquantemille à l’étranger, traduits dans toutes les langues. Maintenant,il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait mêmed’échantillons, collés sur les feuilles. C’était un débordementd’étalages, le Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier,envahissait les murailles, les journaux, jusqu’aux rideaux desthéâtres. Il professait que la femme est sans force contre laréclame, qu’elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, illui tendait des pièges plus savants, il l’analysait en grandmoraliste. Ainsi, il avait découvert qu’elle ne résistait pas aubon marché, qu’elle achetait sans besoin, quand elle croyaitconclure une affaire avantageuse ; et, sur cette observation,il basait son système des diminutions de prix, il baissaitprogressivement les articles non vendus, préférant les vendre àperte, fidèle au principe du renouvellement rapide desmarchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le cœurde la femme, il venait d’imaginer « les rendus », unchef-d’œuvre de séduction jésuitique. « Prenez toujours,madame : vous nous rendrez l’article, s’il cesse de vousplaire. » Et la femme, qui résistait, trouvait là une dernièreexcuse, la possibilité de revenir sur une folie : elleprenait, la conscience en règle. Maintenant, les rendus et labaisse des prix entraient dans le fonctionnement classique dunouveau commerce.

Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c’étaitdans l’aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pasun coin du Bonheur des Dames ne devait rester désert ;partout, il exigeait du bruit, de la foule, de la vie ; car lavie, disait-il, attire la vie, enfante et pullule. De cette loi, iltirait toutes sortes d’applications. D’abord, on devait s’écraserpour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ;et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes,des casiers et des corbeilles débordant d’articles à vilprix ; si bien que le menu peuple s’amassait, barrait leseuil, faisait penser que les magasins craquaient de monde, lorsquesouvent ils n’étaient qu’à demi pleins. Ensuite, le long desgaleries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient,par exemple les châles en été et les indiennes en hiver ; illes entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. Luiseul avait encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirsdes tapis et des meubles, des comptoirs où les clientes étaientplus rares, et dont la présence au rez-de-chaussée aurait creusédes trous vides et froids. S’il en avait découvert le moyen, ilaurait fait passer la rue au travers de sa maison.

Justement, Mouret se trouvait en proie à une crised’inspiration. Le samedi soir, comme il donnait un dernier coupd’œil aux préparatifs de la grande vente du lundi, dont ons’occupait depuis un mois, il avait eu la conscience soudaine quele classement des rayons adopté par lui, était inepte. C’étaitpourtant un classement d’une logique absolue, les tissus d’un côté,les objets confectionnés de l’autre, un ordre intelligent quidevait permettre aux clientes de se diriger elles-mêmes. Il avaitrêvé cet ordre autrefois, dans le fouillis de l’étroite boutique deMme Hédouin ; et voilà qu’il se sentaitébranlé, le jour où il le réalisait. Brusquement, il s’était écriéqu’il fallait « lui casser tout ça ». On avaitquarante-huit heures, il s’agissait de déménager une partie desmagasins. Le personnel, effaré, bousculé, avait dû passer les deuxnuits et la journée entière du dimanche, au milieu d’un gâchisépouvantable. Même le lundi matin, une heure avant l’ouverture, desmarchandises ne se trouvaient pas encore en place. Certainement, lepatron devenait fou, personne ne comprenait, c’était uneconsternation générale.

– Allons, dépêchons ! criait Mouret, avec latranquille assurance de son génie. Voici encore des costumes qu’ilfaut me porter là-haut… Et le Japon est-il installé sur le paliercentral ?… Un dernier effort, mes enfants, vous verrez lavente tout à l’heure !

Bourdoncle, lui aussi, était là depuis le petit jour. Pas plusque les autres, il ne comprenait, et ses regards suivaient ledirecteur d’un air d’inquiétude. Il n’osait lui poser desquestions, sachant de quelle manière on était reçu, dans cesmoments de crise. Pourtant, il se décida, il demandadoucement :

– Est-ce qu’il était bien nécessaire de tout bouleverserainsi, à la veille de notre exposition ?

D’abord, Mouret haussa les épaules, sans répondre. Puis, commel’autre se permit d’insister, il éclata.

– Pour que les clientes se tassent toutes dans le mêmecoin, n’est-ce pas ? Une jolie idée de géomètre que j’avaiseue là ! Je ne m’en serais jamais consolé… Comprenez donc queje localisais la foule. Une femme entrait, allait droit où ellevoulait aller, passait du jupon à la robe, de la robe au manteau,puis se retirait, sans même s’être un peu perdue !… Pas unen’aurait seulement vu nos magasins !

– Mais, fit remarquer Bourdoncle, maintenant que vous aveztout brouillé et tout jeté aux quatre coins, les employés userontleurs jambes, à conduire les acheteuses de rayon en rayon.

Mouret eut un geste superbe.

– Ce que je m’en fiche ! Ils sont jeunes, ça les feragrandir… Et tant mieux, s’ils se promènent ! Ils auront l’airplus nombreux, ils augmenteront la foule. Qu’on s’écrase, tout irabien !

Il riait, il daigna expliquer son idée, en baissant lavoix :

– Tenez ! Bourdoncle, écoutez les résultats…Premièrement, ce va-et-vient continuel de clientes les disperse unpeu partout, les multiplie et leur fait perdre la tête ;secondement, comme il faut qu’on les conduise d’un bout desmagasins à l’autre, si elles désirent par exemple la doublure aprèsavoir acheté la robe, ces voyages en tous sens triplent pour ellesla grandeur de la maison ; troisièmement, elles sont forcéesde traverser des rayons où elles n’auraient pas mis les pieds, destentations les y accrochent au passage, et elles succombent ;quatrièmement…

Bourdoncle riait avec lui. Alors, Mouret, enchanté, s’arrêta,pour crier aux garçons :

– Très bien, mes enfants ! Maintenant, un coup debalai, et voilà qui est beau !

Mais, en se tournant, il aperçut Denise. Lui et Bourdoncle setrouvaient devant le rayon des confections, qu’il venait justementde dédoubler, en faisant monter les robes et costumes au secondétage, à l’autre bout des magasins. Denise, descendue la première,ouvrait de grands yeux, dépaysée par les aménagements nouveaux.

– Quoi donc ? murmura-t-elle, on déménage ?

Cette surprise parut amuser Mouret, qui adorait ces coups dethéâtre. Dès les premiers jours de février, Denise était rentrée auBonheur, où elle avait eu l’heureux étonnement de retrouver lepersonnel poli, presque respectueux. Mme Auréliesurtout se montrait bienveillante ; Marguerite et Clarasemblaient résignées ; jusqu’au père Jouve qui pliaitl’échine, l’air embarrassé, comme désireux d’effacer le vilainsouvenir d’autrefois. Il suffisait que Mouret eût dit un mot, toutle monde chuchotait, en la suivant des yeux. Et, dans cetteamabilité générale, elle n’était un peu blessée que par latristesse singulière de Deloche et les sourires inexplicables dePauline.

Cependant, Mouret la regardait toujours de son air ravi.

– Que cherchez-vous donc, mademoiselle ? demanda-t-ilenfin.

Denise ne l’avait pas aperçu. Elle rougit légèrement. Depuis sarentrée, elle recevait de lui des marques d’intérêt, qui latouchaient beaucoup. Pauline, sans qu’elle sût pourquoi, lui avaitconté en détail les amours du patron et de Clara, où il la voyait,ce qu’il la payait ; et elle en reparlait souvent, elleajoutait même qu’il avait une autre maîtresse, cetteMme Desforges, bien connue de tout le magasin. Detelles histoires remuaient Denise, elle était reprise devant lui deses peurs d’autrefois, d’un malaise où sa reconnaissance luttaitcontre de la colère.

– C’est tout ce remue-ménage, murmura-t-elle.

Alors, Mouret s’approcha pour lui dire à voix plusbasse :

– Ce soir, après la vente, veuillez passer à mon cabinet.Je désire vous parler.

Troublée, elle inclina la tête, sans prononcer un mot.D’ailleurs, elle entra au rayon, où les autres vendeusesarrivaient. Mais Bourdoncle avait entendu Mouret, et il leregardait en souriant. Même il osa lui dire, quand ils furentseuls :

– Encore celle-là ! Méfiez-vous, ça finira par êtresérieux !

Vivement, Mouret se défendit, cachant son émotion sous un aird’insouciance supérieure.

– Laissez donc, une plaisanterie ! La femme qui meprendra n’est pas née, mon cher !

Et, comme les magasins ouvraient enfin, il se précipita pourdonner un dernier coup d’œil aux divers comptoirs. Bourdonclehochait la tête. Cette Denise, simple et douce, commençait àl’inquiéter. Une première fois, il avait vaincu, par un renvoibrutal. Mais elle reparaissait, et il la traitait en ennemiesérieuse, muet devant elle, attendant de nouveau.

Mouret, qu’il rattrapa, criait en bas, dans le hallSaint-Augustin, en face de la porte d’entrée :

– Est-ce qu’on se fiche de moi ! J’avais dit de mettreles ombrelles bleues en bordure… Cassez-moi tout ça etvite !

Il ne voulut rien entendre, une équipe de garçons dut remanierl’exposition des ombrelles. En voyant les clientes arriver, il fitmême fermer un instant les portes ; et il répétait qu’iln’ouvrirait pas, plutôt que de laisser les ombrelles bleues aucentre. Ça tuait sa composition. Les étalagistes renommés, Hutin,Mignot, d’autres encore, venaient voir, levaient les yeux ;mais ils affectaient de ne pas comprendre, étant d’une écoledifférente.

Enfin, on rouvrit les portes, et le flot entra. Dès la premièreheure, avant que les magasins fussent pleins, il se produisit sousle vestibule un écrasement tel, qu’il fallut avoir recours auxsergents de ville, pour rétablir la circulation sur le trottoir.Mouret avait calculé juste : toutes les ménagères, une troupeserrée de petites-bourgeoises et de femmes en bonnet, donnaientassaut aux occasions, aux soldes et aux coupons, étalés jusque dansla rue. Des mains en l’air, continuellement, tâtaient « lespendus » de l’entrée, un calicot à sept sous, une grisaillelaine et coton à neuf sous, surtout un orléans à trente-huitcentimes, qui ravageait les bourses pauvres. Il y avait despoussées d’épaules, une bousculade fiévreuse autour des casiers etdes corbeilles, où des articles au rabais, dentelles à dixcentimes, rubans à cinq sous, jarretières à trois sous, gants,jupons, cravates, chaussettes et bas de coton s’éboulaient,disparaissaient, comme mangés par la foule vorace. Malgré le tempsfroid, les commis qui vendaient au plein air du pavé, ne pouvaientsuffire. Une femme grosse jeta des cris. Deux petites fillesmanquèrent d’être étouffées.

Toute la matinée, cet écrasement augmenta. Vers une heure, desqueues s’établissaient, la rue était barrée, ainsi qu’en tempsd’émeute. Justement, comme Mme de Boves et safille Blanche se tenaient sur le trottoir d’en face, hésitantes,elles furent abordées par Mme Marty, égalementaccompagnée de sa fille Valentine.

– Hein ? quel monde ! dit la première. On se tuelà-dedans… Je ne devais pas venir, j’étais au lit, puis je me suislevée pour prendre l’air.

– C’est comme moi, déclara l’autre. J’ai promis à mon marid’aller voir sa sœur, à Montmartre… Alors, en passant, j’ai songéque j’avais besoin d’une pièce de lacet. Autant l’acheter iciqu’ailleurs, n’est-ce pas ? Oh ! je ne dépenserai pas unsou ! Il ne me faut rien, du reste.

Cependant, leurs yeux ne quittaient pas la porte, elles étaientprises et emportées dans le vent de la foule.

– Non, non, je n’entre pas, j’ai peur, murmuraMme de Boves. Blanche, allons-nous-en, nousserions broyées.

Mais sa voix faiblissait, elle cédait peu à peu au désird’entrer où entre le monde ; et sa crainte se fondait dansl’attrait irrésistible de l’écrasement. Mme Martys’était aussi abandonnée. Elle répétait :

– Tiens ma robe, Valentine… Ah bien ! je n’ai jamaisvu ça. On vous porte. Qu’est-ce que ça va être, àl’intérieur !

Ces dames, saisies par le courant, ne pouvaient plus reculer.Comme les fleuves tirent à eux les eaux errantes d’une vallée, ilsemblait que le flot des clientes, coulant à plein vestibule,buvait les passants de la rue, aspirait la population des quatrecoins de Paris. Elles n’avançaient que très lentement, serrées àperdre haleine, tenues debout par des épaules et des ventres, dontelles sentaient la molle chaleur ; et leur désir satisfaitjouissait de cette approche pénible, qui fouettait davantage leurcuriosité. C’était un pêle-mêle de dames vêtues de soie, depetites-bourgeoises à robes pauvres, de filles en cheveux, toutessoulevées, enfiévrées de la même passion. Quelques hommes, noyéssous les corsages débordants, jetaient des regards inquiets autourd’eux. Une nourrice, au plus épais, levait très haut son poupon,qui riait d’aise. Et, seule, une femme maigre se fâchait, éclatanten paroles mauvaises, accusant une voisine de lui entrer dans lecorps.

– Je crois bien que mon jupon va y rester, répétaitMme de Boves.

Muette, le visage encore frais du grand air,Mme Marty se haussait pour voir avant les autres,par-dessus les têtes, s’élargir les profondeurs des magasins. Lespupilles de ses yeux gris étaient minces comme celles d’une chattearrivant du plein jour ; et elle avait la chair reposée, leregard clair d’une personne qui s’éveille.

– Ah ! enfin ! dit-elle en poussant unsoupir.

Ces dames venaient de se dégager. Elles étaient dans le hallSaint-Augustin. Leur surprise fut grande de le trouver presquevide. Mais un bien-être les envahissait, il leur semblait entrerdans le printemps, au sortir de l’hiver de la rue. Tandis que,dehors, soufflait le vent glacé des giboulées, déjà la bellesaison, dans les galeries du Bonheur, s’attiédissait avec lesétoffes légères, l’éclat fleuri des nuances tendres, la gaietéchampêtre des modes d’été et des ombrelles.

– Regardez donc ! criaMme de Boves, immobilisée, les yeux enl’air.

C’était l’exposition des ombrelles. Toutes ouvertes, arrondiescomme des boucliers, elles couvraient le hall, de la baie vitrée duplafond à la cimaise de chêne verni. Autour des arcades des étagessupérieurs, elles dessinaient des festons ; le long descolonnes, elles descendaient en guirlandes ; sur lesbalustrades des galeries, jusque sur les rampes des escaliers,elles filaient en lignes serrées ; et, partout, rangéessymétriquement, bariolant les murs de rouge, de vert et de jaune,elles semblaient de grandes lanternes vénitiennes, allumées pourquelque fête colossale. Dans les angles, il y avait des motifscompliqués, des étoiles faites d’ombrelles à trente-neuf sous, dontles teintes claires, bleu pâle, blanc crème, rose tendre, brûlaientavec une douceur de veilleuse ; tandis que, au-dessus,d’immenses parasols japonais, où des grues couleur d’or volaientdans un ciel de pourpre, flambaient avec des refletsd’incendie.

Mme Marty cherchait une phrase pour dire sonravissement, et elle ne trouva que cette exclamation :

– C’est féerique !

Puis, tâchant de s’orienter :

– Voyons, le lacet est à la mercerie… J’achète mon lacet etje me sauve.

– Je vous accompagne, ditMme de Boves. N’est-ce pas, Blanche, noustraversons les magasins, pas davantage ?

Mais, dès la porte, ces dames étaient perdues. Elles tournèrentà gauche ; et, comme on avait déménagé la mercerie, ellestombèrent au milieu des ruches, puis au milieu des parures. Sousles galeries couvertes, il faisait très chaud, une chaleur deserre, moite et enfermée, chargée de l’odeur fade des tissus, etdans laquelle s’étouffait le piétinement de la foule. Alors, ellesrevinrent devant la porte, où s’établissait un courant de sortie,tout un défilé interminable de femmes et d’enfants, sur quiflottait un nuage de ballons rouges. Quarante mille ballons étaientprêts, il y avait des garçons chargés spécialement de ladistribution. À voir les acheteuses qui se retiraient, on auraitdit en l’air, au bout des fils invisibles, un vol d’énormes bullesde savon, reflétant l’incendie des ombrelles. Le magasin en étaittout illuminé.

– C’est un monde, déclaraitMme de Boves. On ne sait plus où l’on est.

Pourtant, ces dames ne pouvaient rester dans le remous de laporte, en pleine bousculade de l’entrée et de la sortie.L’inspecteur Jouve, heureusement, vint à leur secours. Il se tenaitsous le vestibule, grave, attentif, dévisageant chaque femme aupassage. Chargé spécialement de la police intérieure, il flairaitles voleuses et suivait surtout les femmes grosses, lorsque lafièvre de leurs yeux l’inquiétait.

– La mercerie, mesdames ? dit-il obligeamment, allez àgauche, tenez ! là-bas, derrière la bonneterie.

Mme de Boves remercia. MaisMme Marty, en se retournant, n’avait plus trouvéprès d’elle sa fille Valentine. Elle s’effrayait, lorsqu’ellel’aperçut, déjà loin, au bout du hall Saint-Augustin, profondémentabsorbée devant une table de proposition, sur laquelles’entassaient des cravates de femme à dix-neuf sous. Mouretpratiquait la proposition, les articles offerts à voix haute, lacliente raccrochée et dévalisée ; car il usait de toutes lesréclames, il se moquait de la discrétion de certains confrères,dont l’opinion était que les marchandises devaient parler toutesseules. Des vendeurs spéciaux, des Parisiens fainéants etblagueurs, écoulaient ainsi des quantités considérables de petitsobjets de camelote.

– Oh ! maman, murmura Valentine, vois donc cescravates… Elles ont, au coin, un oiseau brodé.

Le commis faisait l’article, jurait que c’était tout soie, quele fabricant était en faillite, et qu’on ne retrouverait jamais uneoccasion pareille.

– Dix-neuf sous, est-ce possible ! disaitMme Marty, séduite comme sa fille. Bah ! jepuis bien en prendre deux, ce n’est pas ça qui nous ruinera.

Mme de Boves restait dédaigneuse. Elledétestait la proposition, un commis qui l’appelait, la mettait enfuite. Surprise, Mme Marty ne comprenait pas cettehorreur nerveuse du boniment, car elle avait l’autre nature, elleétait des femmes heureuses de se laisser violenter, de baigner dansla caresse de l’offre publique, avec la jouissance de mettre sesmains partout et de perdre son temps en paroles inutiles.

– Maintenant, reprit-elle, vite à mon lacet… Je ne veuxmême plus rien voir.

Cependant, comme elle traversait les foulards et la ganterie,son cœur défaillit de nouveau. Il y avait là, sous la lumièrediffuse, un étalage aux colorations vives et gaies, d’un effetravissant. Les comptoirs, rangés symétriquement, semblaient êtredes plates-bandes, changeaient le hall en un parterre français, oùsouriait la gamme tendre des fleurs. À nu sur le bois, dans descartons éventrés, hors des casiers trop pleins, une moisson defoulards mettait le rouge vif des géraniums, le blanc laiteux despétunias, le jaune d’or des chrysanthèmes, le bleu céleste desverveines ; et, plus haut, sur des tiges de cuivre,s’enguirlandait une autre floraison, des fichus jetés, des rubansdéroulés, tout un cordon éclatant qui se prolongeait, montaitautour des colonnes, se multipliait dans les glaces. Mais ce quiameutait la foule, c’était, à la ganterie, un chalet suisse faituniquement avec des gants : un chef-d’œuvre de Mignot, quiavait exigé deux jours de travail. D’abord, des gants noirsétablissaient le rez-de-chaussée ; puis, venaient des gantspaille, réséda, sang de bœuf, distribués dans la décoration,bordant les fenêtres, indiquant les balcons, remplaçant lestuiles.

– Que désire madame ? demanda Mignot en voyantMme Marty plantée devant le chalet. Voici des gantsde Suède à un franc soixante-quinze, première qualité…

Il avait la proposition acharnée, appelant les passantes du fondde son comptoir, les importunant de sa politesse. Comme ellerefusait de la tête, il continua :

– Des gants du Tyrol à un franc vingt-cinq… Des gants deTurin pour enfants, des gants brodés toutes couleurs…

– Non, merci, je n’ai besoin de rien, déclaraMme Marty.

Mais il sentit que sa voix mollissait, il l’attaqua plusrudement, en lui mettant sous les yeux les gants brodés ; etelle fut sans force, elle en acheta une paire. Puis, commeMme de Boves la regardait avec un sourire,elle rougit.

– Hein ? suis-je enfant ?… Si je ne me dépêchepas de prendre mon lacet et de me sauver, je suis perdue.

Par malheur, il y avait, à la mercerie, un encombrement tel,qu’elle ne put se faire servir. Toutes deux attendaient depuis dixminutes, et elles s’irritaient, lorsque la rencontre deMme Bourdelais et de ses trois enfants, les occupa.Cette dernière expliquait de son air tranquille de jolie femmepratique, qu’elle avait voulu montrer ça aux petits. Madeleineavait dix ans, Edmond huit, Lucien quatre ; et ils riaientd’aise, c’était une partie à bon compte, promise depuislongtemps.

– Elles sont drôles, je vais acheter une ombrelle rouge,dit tout d’un coup Mme Marty, qui piétinait,impatientée de rester là, à ne rien faire.

Elle en choisit une de quatorze francs cinquante.Mme Bourdelais, après avoir suivi l’achat d’unregard de blâme, lui dit amicalement :

– Vous avez bien tort de vous presser. Dans un mois, vousl’auriez eue pour dix francs… Ce n’est pas moi qu’ilsattraperont !

Et elle fit toute une théorie de bonne ménagère. Puisque lesmagasins baissaient les prix, il n’y avait qu’à attendre. Elle nevoulait pas être exploitée par eux, c’était elle qui profitait deleurs véritables occasions. Même elle y apportait une lutte demalice, elle se vantait de ne leur avoir jamais laissé un sou degain.

– Voyons, finit-elle par dire, j’ai promis à mon petitmonde de lui montrer des images, là-haut, dans le salon… Venez doncavec moi, vous avez le temps.

Alors, le lacet fut oublié, Mme Marty céda toutde suite, tandis que Mme de Boves refusait,préférant faire d’abord le tour du rez-de-chaussée. Du reste, cesdames espéraient bien se retrouver en haut.Mme Bourdelais cherchait un escalier, lorsqu’elleaperçut l’un des ascenseurs ; et elle y poussa les enfants,pour compléter la partie. Mme Marty et Valentineentrèrent aussi dans l’étroite cage, où l’on fut très serré ;mais les glaces, les banquettes de velours, la porte de cuivreouvragé, les occupaient à ce point qu’elles arrivèrent au premierétage, sans avoir senti le glissement doux de la machine. Un autrerégal les attendait d’ailleurs, dès la galerie des dentelles. Commeon passait devant le buffet, Mme Bourdelais nemanqua pas de gorger la petite famille de sirop. C’était une sallecarrée, avec un large comptoir de marbre ; aux deux bouts, desfontaines argentées laissaient couler un mince filet d’eau ;derrière, sur des tablettes, s’alignaient des bouteilles. Troisgarçons, continuellement, essuyaient et emplissaient les verres.Pour contenir la clientèle altérée, on avait dû établir une queue,ainsi qu’aux portes des théâtres, à l’aide d’une barrièrerecouverte de velours. La foule s’y écrasait. Des personnes,perdant tout scrupule devant ces gourmandises gratuites, serendaient malades.

– Eh bien ! où sont-elles donc ? s’écriaMme Bourdelais, lorsqu’elle se dégagea de la cohue,après avoir essuyé les enfants avec son mouchoir.

Mais elle aperçut Mme Marty et Valentine au fondd’une autre galerie, très loin. Toutes deux, noyées sous undéballage de jupons, achetaient encore. C’était fini, la mère et lafille disparurent dans la fièvre de dépense qui les emportait.

Quand elle arriva enfin au salon de lecture et decorrespondance, Mme Bourdelais installa Madeleine,Edmond et Lucien devant la grande table ; puis, elle pritelle-même, dans une bibliothèque, des albums de photographiesqu’elle leur apporta. La voûte de la longue salle était chargéed’or ; aux deux extrémités, des cheminées monumentales sefaisaient face ; de médiocres tableaux, très richementencadrés, couvraient les murs ; et, entre les colonnes, devantchacune des baies cintrées qui ouvraient sur les magasins, il yavait de hautes plantes vertes, dans des vases de majolique. Toutun public silencieux entourait la table, encombrée de revues et dejournaux, garnie de papeteries et d’encriers. Des dames ôtaientleurs gants, écrivaient des lettres sur du papier au chiffre de lamaison, dont elles biffaient l’en-tête d’un trait de plume.Quelques hommes, renversés au fond de leurs fauteuils, lisaient desjournaux. Mais beaucoup de personnes restaient là sans rienfaire : maris attendant leurs femmes lâchées au travers desrayons, jeunes dames discrètes guettant l’arrivée d’un amant, vieuxparents déposés comme au vestiaire, pour être repris à la sortie.Et ce monde, assis mollement, se reposait, jetait des coups d’œil,par les baies ouvertes, sur les profondeurs des galeries et deshalls, dont la voix lointaine montait, dans le petit bruit desplumes et le froissement des journaux.

– Comment ! vous voilà ! ditMme Bourdelais. Je ne vous reconnaissais pas.

Près des enfants, une dame disparaissait entre les pages d’unerevue. C’était Mme Guibal. Elle sembla contrariéede la rencontre. Mais elle se remit tout de suite, raconta qu’elleétait montée s’asseoir un peu, pour échapper à l’écrasement de lafoule. Et, comme Mme Bourdelais lui demandait sielle était venue faire des emplettes, elle répondit de son air delangueur, en éteignant de ses paupières l’âpreté égoïste de sonregard :

– Oh ! non… Au contraire, je suis venue rendre. Oui,des portières, dont je ne suis pas satisfaite. Seulement, il y a untel monde, que j’attends de pouvoir approcher du rayon.

Elle causa, dit que c’était bien commode, ce mécanisme desrendus ; auparavant, elle n’achetait jamais, tandis que,maintenant, elle se laissait tenter parfois. À la vérité, ellerendait quatre objets sur cinq, elle commençait à être connue detous les comptoirs, pour les négoces étranges, flairés sousl’éternel mécontentement qui lui faisait rapporter les articles unà un, après les avoir gardés plusieurs jours. Mais, en parlant,elle ne quittait pas des yeux les portes du salon ; et elleparut soulagée, quand Mme Bourdelais retourna versses enfants, afin de leur expliquer les photographies. Presque aumême moment, M. de Boves et Paul de Vallagnosc entrèrent.Le comte, qui affectait de faire visiter au jeune homme lesnouveaux magasins, échangea avec elle un vif regard ; puis,elle se replongea dans sa lecture, comme si elle ne l’avait pasaperçu.

– Tiens ! Paul ! dit une voix derrière cesmessieurs.

C’était Mouret, en train de donner son coup d’œil aux diversservices. Les mains se tendirent, et il demanda tout desuite :

– Mme de Boves nous a-t-elle faitl’honneur de venir ?

– Mon Dieu ! non, répondit le comte, et à son grandregret. Elle est souffrante, oh ! rien de dangereux.

Mais brusquement, il feignit de voir Mme Guibal.Il s’échappa, s’approcha, tête nue ; tandis que les deuxautres se contentaient de la saluer de loin. Elle, également,jouait la surprise. Paul avait eu un sourire ; il comprenaitenfin, il raconta tout bas à Mouret comment le comte, rencontré parlui rue Richelieu, s’était efforcé de lui échapper et avait pris leparti de l’entraîner au Bonheur, sous le prétexte qu’il fallaitabsolument voir ça. Depuis un an, la dame tirait de ce dernierl’argent et le plaisir qu’elle pouvait, n’écrivant jamais, luidonnant rendez-vous dans des lieux publics, les églises, lesmusées, les magasins, pour s’entendre.

– Je crois qu’à chaque rendez-vous ils changent de chambred’hôtel, murmurait le jeune homme. L’autre mois, il était entournée d’inspection, il écrivait à sa femme tous les deux jours,de Blois, de Libourne, de Tarbes ; et je suis pourtantconvaincu de l’avoir vu entrer dans une pension bourgeoise desBatignolles… Mais, regarde-le donc ! est-il beau, devant elle,avec sa correction de fonctionnaire ! La vieille France !mon ami, la vieille France !

– Et ton mariage ? demanda Mouret.

Paul, sans quitter le comte des yeux, répondit qu’on attendaittoujours la mort de la tante. Puis, l’air triomphant :

– Hein ? tu as vu ? il s’est baissé, il lui aglissé une adresse. La voilà qui accepte, de sa mine la plusvertueuse : une terrible femme, cette rousse délicate, auxallures insouciantes… Eh bien ! il se passe de jolies choseschez toi !

– Oh ! dit Mouret en souriant, ces dames ne sont pointici chez moi, elles sont chez elles.

Ensuite, il plaisanta. L’amour, comme les hirondelles, portaitbonheur aux maisons. Sans doute, il les connaissait, les filles quibattaient les comptoirs, les dames qui, par hasard, y rencontraientun ami ; mais si elles n’achetaient pas, elles faisaientnombre, elles chauffaient les magasins. Tout en causant, il emmenason ancien condisciple, il le planta au seuil du salon, en face dela grande galerie centrale, dont les halls successifs sedéroulaient à leurs pieds. Derrière eux, le salon gardait sonrecueillement, ses petits bruits de plumes nerveuses et de journauxfroissés. Un vieux monsieur s’était endormi sur leMoniteur. M. de Boves examinait les tableaux,avec l’intention évidente de perdre dans la foule son futur gendre.Et, seule, au milieu de ce calme, Mme Bourdelaiségayait ses enfants, très haut, comme en pays conquis.

– Tu le vois, elles sont chez elles, répéta Mouret, quimontrait d’un geste large l’entassement de femmes dont craquaientles rayons.

Justement, Mme Desforges, après avoir faillilaisser son manteau dans la foule, entrait enfin et traversait lepremier hall. Puis, arrivée à la grande galerie, elle leva lesyeux. C’était comme une nef de gare, entourée par les rampes desdeux étages, coupée d’escaliers suspendus, traversée de pontsvolants. Les escaliers de fer, à double révolution, développaientdes courbes hardies, multipliaient les paliers ; les ponts defer, jetés sur le vide, filaient droit, très haut ; et tout cefer mettait là, sous la lumière blanche des vitrages, unearchitecture légère, une dentelle compliquée où passait le jour, laréalisation moderne d’un palais du rêve, d’une Babel entassant desétages, élargissant des salles, ouvrant des échappées sur d’autresétages et d’autres salles, à l’infini. Du reste, le fer régnaitpartout, le jeune architecte avait eu l’honnêteté et le courage dene pas le déguiser sous une couche de badigeon, imitant la pierreou le bois. En bas, pour ne point nuire aux marchandises, ladécoration était sobre, de grandes parties unies, de teinteneutre ; puis, à mesure que la charpente métallique montait,les chapiteaux des colonnes devenaient plus riches, les rivetsformaient fleurons, les consoles et les corbeaux se chargeaient desculptures ; dans le haut enfin, les peintures éclataient, levert et le rouge, au milieu d’une prodigalité d’or, des flots d’or,des moissons d’or, jusqu’aux vitrages dont les verres étaientémaillés et niellés d’or. Sous les galeries couvertes, les briquesapparentes des voûtins étaient également émaillées de couleursvives. Des mosaïques et des faïences entraient dansl’ornementation, égayaient les frises, éclairaient de leurs notesfraîches la sévérité de l’ensemble ; tandis que les escaliers,aux rampes de velours rouge, étaient garnis d’une bande de ferdécoupé et poli, luisant comme l’acier d’une armure.

Bien qu’elle connût déjà la nouvelle installation,Mme Desforges s’était arrêtée, saisie par la vieardente qui animait ce jour-là l’immense nef. En bas, autourd’elle, continuait le remous de la foule, dont le double courantd’entrée et de sortie se faisait sentir jusqu’au rayon de lasoie : foule encore très mêlée, où pourtant l’après-midiamenait davantage de dames, parmi les petites-bourgeoises et lesménagères ; beaucoup de femmes en deuil, avec leurs grandsvoiles ; toujours des nourrices fourvoyées, protégeant leurspoupons de leurs coudes élargis. Et cette mer, ces chapeauxbariolés, ces cheveux nus, blonds ou noirs, roulaient d’un bout dela galerie à l’autre, confus et décolorés au milieu de l’éclatvibrant des étoffes. Mme Desforges ne voyait detoutes parts que les grandes pancartes, aux chiffres énormes, dontles taches crues se détachaient sur les indiennes vives, les soiesluisantes, les lainages sombres. Des piles de rubans écornaient lestêtes, un mur de flanelle avançait en promontoire, partout lesglaces reculaient les magasins, reflétaient des étalages avec descoins de public, des visages renversés, des moitiés d’épaules et debras ; pendant que, à gauche, à droite, les galeries latéralesouvraient des échappées, les enfoncements neigeux du blanc, lesprofondeurs mouchetées de la bonneterie, lointains perdus, éclairéspar le coup de lumière de quelque baie vitrée, et où la foulen’était plus qu’une poussière humaine. Puis, lorsqueMme Desforges levait les yeux, c’était le long desescaliers, sur les ponts volants, autour des rampes de chaqueétage, une montée continue et bourdonnante, tout un peuple enl’air, voyageant dans les découpures de l’énorme charpentemétallique, se dessinant en noir sur la clarté diffuse des vitresémaillées. De grands lustres dorés descendaient du plafond ;un pavoisement de tapis, de soies brodées, d’étoffes lamées d’or,retombait, tendait les balustrades de bannières éclatantes ;il y avait, d’un bout à l’autre, des vols de dentelles, despalpitations de mousseline, des trophées de soieries, desapothéoses de mannequins à demi vêtus ; et, au-dessus de cetteconfusion, tout en haut, le rayon de la literie, comme suspendu,mettait des petits lits de fer garnis de leurs matelas, drapés deleurs rideaux blancs, un dortoir de pensionnaires qui dormait dansle piétinement de la clientèle, plus rare à mesure que les rayonss’élevaient davantage.

– Madame désire-t-elle des jarretières bon marché ?dit un vendeur à Mme Desforges, en la voyantimmobile. Tout soie, vingt-neuf sous.

Elle ne daigna pas répondre. Autour d’elle, les propositionsglapissaient, s’enfiévraient encore. Pourtant, elle vouluts’orienter. La caisse d’Albert Lhomme se trouvait à sagauche ; il la connaissait de vue, il se permit un sourireaimable, sans hâte aucune au milieu du flot de factures quil’assiégeait ; pendant que, derrière lui, Joseph, se battantavec la boîte à ficelle, ne pouvait suffire à empaqueter lesarticles. Alors, elle se reconnut, la soie devait être devant elle.Mais il lui fallut dix minutes pour s’y rendre, tellement la fouleaugmentait. En l’air, au bout de leurs fils invisibles, les ballonsrouges s’étaient multipliés ; ils s’amassaient en nuages depourpre, filaient doucement vers les portes, continuaient à sedéverser dans Paris ; et elle devait baisser la tête sous levol des ballons, lorsque de tout jeunes enfants les tenaient, lefil enroulé à leurs petites mains.

– Comment ! madame, vous vous êtes risquée !s’écria gaiement Bouthemont, dès qu’il aperçutMme Desforges.

Maintenant, le chef de comptoir, introduit chez elle par Mouretlui-même, y allait parfois prendre le thé. Elle le trouvait commun,mais fort aimable, d’une belle humeur sanguine, qui la surprenaitet l’amusait. D’ailleurs, l’avant-veille, il lui avait contécarrément les amours de Mouret et de Clara, sans calcul, par bêtisede gros garçon aimant à rire ; et, mordue de jalousie, cachantsa blessure sous des airs de dédain, elle venait pour tâcher dedécouvrir cette fille, une demoiselle des confections, avait-il ditsimplement, en refusant de la nommer.

– Est-ce que vous désirez quelque chose chez nous ?reprit-il.

– Mais certainement, sans quoi je ne serais pas venue…Avez-vous du foulard pour des matinées ?

Elle espérait obtenir de lui le nom de la demoiselle, prise dubesoin de la voir. Tout de suite, il avait appelé Favier ; etil se remit à causer avec elle, en attendant le vendeur quiachevait de servir une cliente, justement « la joliedame », cette belle personne blonde dont tout le rayon causaitparfois, sans connaître sa vie, ni même son nom. Cette fois, lajolie dame était en grand deuil. Tiens ! qui avait-elle doncperdu, son mari ou son père ? Pas son père sans doute, carelle aurait paru plus triste. Alors, que disait-on ? cen’était pas une cocotte, elle avait eu un mari véritable. À moins,cependant, qu’elle ne fût en deuil de sa mère. Pendant quelquesminutes, malgré le gros du travail, le rayon échangea deshypothèses.

– Dépêchez-vous, c’est insupportable ! cria Hutin àFavier, qui revenait de conduire sa cliente à une caisse. Quandcette dame est là, vous n’en finissez plus… Elle se moque bien devous !

– Pas tant que je me moque d’elle, répondit le vendeurvexé.

Mais Hutin menaça de le signaler à la direction, s’il nerespectait pas davantage la clientèle. Il devenait terrible, d’unesévérité hargneuse, depuis que le rayon s’était ligué pour luifaire avoir la place de Robineau. Même il se montrait tellementinsupportable, après les promesses de bonne camaraderie dont ilchauffait autrefois ses collègues, que ceux-ci, désormais,soutenaient sourdement Favier contre lui.

– Allons, ne répliquez pas, reprit sévèrement Hutin.M. Bouthemont vous demande du foulard, les dessins les plusclairs.

Au milieu du rayon, une exposition des soieries d’été éclairaitle hall d’un éclat d’aurore, comme un lever d’astre dans lesteintes les plus délicates de la lumière, le rose pâle, le jaunetendre, le bleu limpide, toute l’écharpe flottante d’Iris.C’étaient des foulards d’une finesse de nuée, des surahs pluslégers que les duvets envolés des arbres, des pékins satinés à lapeau souple de vierge chinoise. Et il y avait encore les pongées duJapon, les tussors et les corahs des Indes, sans compter nos soieslégères, les mille raies, les petits damiers, les semis de fleurs,tous les dessins de la fantaisie, qui faisaient songer à des damesen falbalas, se promenant par les matinées de mai, sous les grandsarbres d’un parc.

– Je prendrai celui-ci, le Louis XIV, à bouquets deroses, dit enfin Mme Desforges.

Et, pendant que Favier métrait, elle fit une dernière tentativesur Bouthemont, resté près d’elle.

– Je vais monter aux confections voir les manteaux devoyage… Est-ce qu’elle est blonde, la demoiselle de votrehistoire ?

Le chef de rayon, que son insistance commençait à inquiéter, secontenta de sourire. Mais, justement, Denise passait. Elle venaitde remettre entre les mains de Liénard, aux mérinos,Mme Boutarel, cette dame de province, quidébarquait à Paris deux fois par an, pour jeter aux quatre coins duBonheur l’argent qu’elle rognait sur son ménage. Et, comme Favierprenait déjà le foulard de Mme Desforges, Hutin,croyant le contrarier, l’arrêta.

– C’est inutile, mademoiselle aura l’obligeance de conduiremadame.

Denise, troublée, voulut bien se charger du paquet et de la notede débit. Elle ne pouvait rencontrer le jeune homme face à face,sans éprouver une honte, comme s’il lui rappelait une fauteancienne. Cependant, son rêve seul avait péché.

– Dites-moi, demanda tout bas Mme Desforgesà Bouthemont, n’est-ce pas cette fille si maladroite ? Il l’adonc reprise ?… Mais c’est elle, l’héroïne del’aventure !

– Peut-être, répondit le chef de rayon, toujours souriantet bien décidé à ne pas dire la vérité.

Alors, précédée de Denise, Mme Desforges montalentement l’escalier. Il lui fallait s’arrêter toutes les troissecondes, pour ne pas être emportée par le flot qui descendait.Dans la vibration vivante de la maison entière, les limons de feravaient sous les pieds un branle sensible, comme tremblant auxhaleines de la foule. À chaque marche, un mannequin, solidementfixé, plantait un vêtement immobile, costumes, paletots, robes dechambre ; et l’on eût dit une double haie de soldats pourquelque défilé triomphal, avec le petit manche de bois pareil aumanche d’un poignard, enfoncé dans le molleton rouge, qui saignaità la section fraîche du cou.

Mme Desforges arrivait enfin au premier étage,lorsqu’une poussée plus rude que les autres l’immobilisa uninstant. Elle avait maintenant, au-dessous d’elle, les rayons durez-de-chaussée, ce peuple de clientes épandu qu’elle venait detraverser. C’était un nouveau spectacle, un océan de têtes vues enraccourci, cachant les corsages, grouillant dans une agitation defourmilière. Les pancartes blanches n’étaient plus que des lignesminces, les piles de rubans s’écrasaient, le promontoire deflanelle coupait la galerie d’un mur étroit ; tandis que lestapis et les soies brodées qui pavoisaient les balustrades,pendaient à ses pieds ainsi que des bannières de procession,accrochées sous le jubé d’une église. Au loin, elle apercevait desangles de galeries latérales, comme du haut des charpentes d’unclocher on distingue des coins de rues voisines, où remuent lestaches noires des passants. Mais ce qui la surprenait surtout, dansla fatigue de ses yeux aveuglés par le pêle-mêle éclatant descouleurs, c’était, lorsqu’elle fermait les paupières, de sentirdavantage la foule, à son bruit sourd de marée montante et à lachaleur humaine qu’elle exhalait. Une fine poussière s’élevait desplanchers, chargée de l’odeur de la femme, l’odeur de son linge etde sa nuque, de ses jupes et de sa chevelure, une odeur pénétrante,envahissante, qui semblait être l’encens de ce temple élevé auculte de son corps.

Cependant, Mouret, toujours debout devant le salon de lecture,en compagnie de Vallagnosc, respirait cette odeur, s’en grisait, enrépétant :

– Elles sont chez elles, j’en connais qui passent lajournée ici, à manger des gâteaux et à écrire leur correspondance…Il ne me reste qu’à les coucher.

Cette plaisanterie fit sourire Paul, qui, dans l’ennui de sonpessimisme, continuait à trouver inepte la turbulence de cettehumanité, pour des chiffons. Quand il venait serrer la main de sonancien condisciple, il s’en allait presque vexé de le voir sivibrant de vie, au milieu de son peuple de coquettes. Est-ce qu’uned’elles, le cerveau et le cœur vides, ne lui apprendrait pas labêtise et l’inutilité de l’existence ? Justement, ce jour-là,Octave semblait perdre de son bel équilibre ; lui qui,d’habitude, soufflait la fièvre à ses clientes, avec la grâcetranquille d’un opérateur, il était comme pris dans la crise depassion dont peu à peu les magasins brûlaient. Depuis qu’il avaitvu Denise et Mme Desforges monter le grandescalier, il parlait plus haut, gesticulait sans le vouloir ;et, tout en affectant de ne pas tourner la tête vers elles, ils’animait ainsi davantage, à mesure qu’il les sentait approcher.Son visage se colorait, ses yeux avaient un peu du ravissementéperdu dont vacillaient à la longue les yeux des acheteuses.

– On doit rudement vous voler, murmura Vallagnosc, quitrouvait à la foule des airs criminels.

Mouret avait ouvert les bras tout grands.

– Mon cher, ça dépasse l’imagination.

Et, nerveusement, enchanté d’avoir un sujet, il donnait desdétails intarissables, racontait des faits, en tirait unclassement. D’abord, il citait les voleuses de profession, cellesqui faisaient le moins de mal, car la police les connaissaitpresque toutes. Puis, venaient les voleuses par manie, uneperversion du désir, une névrose nouvelle qu’un aliéniste avaitclassée, en y constatant le résultat aigu de la tentation exercéepar les grands magasins. Enfin, il y avait les femmes enceintes,dont les vols se spécialisaient : ainsi, chez une d’elles, lecommissaire de police avait découvert deux cent quarante-huitpaires de gants roses, volées dans tous les comptoirs de Paris.

– C’est donc ça que les femmes ont ici des yeux sidrôles ! murmurait Vallagnosc. Je les regardais, avec leursmines gourmandes et honteuses de créatures en folie… Une jolieécole d’honnêteté !

– Dame ! répondit Mouret, on a beau les mettre chezelles, on ne peut pourtant pas leur laisser emporter lesmarchandises sous leurs manteaux… Et des personnes trèsdistinguées. Nous avons eu, la semaine dernière, la sœur d’unpharmacien et la femme d’un conseiller à la Cour. On tâched’arranger cela.

Il s’interrompit pour montrer l’inspecteur Jouve, quiprécisément filait une femme enceinte, en bas, au comptoir desrubans. Cette femme, dont le ventre énorme souffrait beaucoup despoussées du public, était accompagnée d’une amie, chargée de ladéfendre sans doute contre les chocs trop rudes ; et, chaquefois qu’elle s’arrêtait devant un rayon, Jouve ne la quittait plusdes yeux, tandis que l’amie, près d’elle, fouillait à son aise aufond des casiers.

– Oh ! il la pincera, reprit Mouret, il connaît toutesleurs inventions.

Mais sa voix trembla, il eut un rire contraint. Denise etHenriette, qu’il n’avait cessé de guetter, passaient enfin derrièrelui, après avoir eu beaucoup de mal à se dégager de la foule. Et ilse tourna, il salua sa cliente du salut discret d’un ami, qui neveut pas compromettre une femme en l’arrêtant au milieu du monde.Seulement, celle-ci, mise en éveil, s’était très bien aperçue duregard dont il avait d’abord enveloppé Denise. Cette fille,décidément, devait être la rivale qu’elle avait eu la curiosité devenir voir.

Aux confections, les vendeuses perdaient la tête. Deuxdemoiselles étaient malades, et Mme Frédéric, laseconde, avait tranquillement donné son congé, la veille, passant àla caisse pour faire régler son compte, lâchant le Bonheur d’uneminute à l’autre, comme le Bonheur lui-même lâchait ses employés.Depuis le matin, dans le coup de fièvre de la vente, on ne causaitque de cette aventure. Clara, maintenue au rayon par le caprice deMouret, trouvait ça « très chic » ; Margueriteracontait l’exaspération de Bourdoncle ; tandis queMme Aurélie, vexée, déclarait queMme Frédéric aurait au moins dû la prévenir, car onn’avait pas idée d’une dissimulation pareille. Bien que celle-cin’eût jamais fait une confidence à personne, on la soupçonnaitcependant d’avoir quitté les nouveautés, pour épouser lepropriétaire d’un établissement de bains, du côté des Halles.

– C’est un manteau de voyage que madame désire ?demanda Denise à Mme Desforges, après lui avoiroffert une chaise.

– Oui, répondit sèchement cette dernière, décidée à êtreimpolie.

La nouvelle installation du rayon était d’une sévérité riche, dehautes armoires de chêne sculpté, des glaces tenant la largeur despanneaux, une moquette rouge qui étouffait le piétinement continudes clientes. Pendant que Denise était allée chercher des manteauxde voyage, Mme Desforges, qui regardait autourd’elle, s’aperçut dans une glace ; et elle restait à secontempler. Elle vieillissait donc, qu’on la trompait pour lapremière fille venue ? La glace reflétait le rayon entier,avec sa turbulence ; mais elle ne voyait que sa face pâle,elle n’entendait pas, derrière elle, Clara qui racontait àMarguerite une des cachotteries de Mme Frédéric, lafaçon dont celle-ci faisait le tour, matin et soir, en enfilant lepassage Choiseul, afin de donner l’idée qu’elle logeait peut-êtresur la rive gauche.

– Voici nos derniers modèles, dit Denise. Nous les avons enplusieurs couleurs.

Elle étalait quatre ou cinq manteaux.Mme Desforges les considérait d’un airdédaigneux ; et, à chacun, elle devenait plus dure. Pourquoices fronces, qui étriquaient le vêtement ? et celui-ci, carrédes épaules, ne l’aurait-on pas dit taillé à coups de hache ?On avait beau aller en voyage, on ne s’habillait pas comme uneguérite.

– Montrez-moi autre chose, mademoiselle.

Denise dépliait les vêtements, les repliait, sans se permettreun geste d’humeur. Et c’était cette sérénité dans la patience quiexaspérait davantage Mme Desforges. Ses regards,continuellement, retournaient à la glace, en face d’elle.Maintenant, elle s’y regardait près de Denise, elle établissait descomparaisons. Était-ce possible qu’on lui eût préféré cettecréature insignifiante ? Elle se souvenait, cette créatureétait bien celle qu’elle avait vue, autrefois, faire à ses débutsune figure si sotte, maladroite comme une gardeuse d’oies quidébarque de son village. Sans doute, aujourd’hui, elle se tenaitmieux, l’air pincé et correct dans sa robe de soie. Seulement,quelle pauvreté, quelle banalité !

– Je vais soumettre à madame d’autres modèles, disaittranquillement Denise.

Quand elle revint, la scène recommença. Puis, ce furent lesdraps qui étaient trop lourds et qui ne valaient rien.Mme Desforges se tournait, élevait la voix, tâchaitd’attirer l’attention de Mme Aurélie, dans l’espoirde faire gronder la jeune fille. Mais celle-ci, depuis sa rentrée,avait conquis peu à peu le rayon ; elle y était chez elle àprésent, et la première lui reconnaissait même des qualités raresde vendeuse, la douceur obstinée, la conviction souriante. AussiMme Aurélie haussa-t-elle légèrement les épaules,en se gardant d’intervenir.

– Si madame voulait bien m’indiquer le genre ?demandait de nouveau Denise, avec son insistance polie que rien nedécourageait.

– Mais puisque vous n’avez rien ! criaMme Desforges.

Elle s’interrompit, étonnée de sentir une main se poser sur sonépaule. C’était Mme Marty, que sa crise de dépenseemportait au travers des magasins. Ses achats avaient tellementgrossi, depuis les cravates, les gants brodés et l’ombrelle rouge,que le dernier vendeur venait de se décider à mettre sur une chaisele paquet, qui lui aurait cassé les bras ; et il la précédait,en tirant cette chaise, où s’entassaient des jupons, desserviettes, des rideaux, une lampe, trois paillassons.

– Tiens ! dit-elle, vous achetez un manteau devoyage ?

– Oh ! mon Dieu ! non, réponditMme Desforges. Ils sont affreux.

Mais Mme Marty était tombée sur un manteau àrayures, qu’elle ne trouvait pourtant pas mal. Sa fille Valentinel’examinait déjà. Alors, Denise appela Marguerite, pour débarrasserle rayon de l’article, un modèle de l’année précédente, que cettedernière, sur un coup d’œil de sa camarade, présenta comme uneoccasion exceptionnelle. Quand elle eut juré qu’on l’avait baisséde prix deux fois, que de cent cinquante on l’avait mis à centtrente, et qu’il était maintenant à cent dix,Mme Marty fut sans force contre la tentation du bonmarché. Elle l’acheta, le vendeur qui l’accompagnait laissa lachaise et tout le paquet des notes de débit, jointes auxmarchandises.

Cependant, derrière ces dames, au milieu des bousculades de lavente, les commérages du rayon continuaient surMme Frédéric.

– Vrai ! elle avait quelqu’un ? disait une petitevendeuse, nouvelle au comptoir.

– L’homme des bains, pardi ! répondait Clara. Faut sedéfier de ces veuves si tranquilles.

Alors, tandis que Marguerite débitait le manteau,Mme Marty tourna la tête ; et, désignant Clarad’un léger mouvement des paupières, elle dit très bas àMme Desforges :

– Vous savez, le caprice de M. Mouret.

L’autre, surprise, regarda Clara, puis reporta les yeux surDenise, en répondant :

– Mais non, pas la grande, la petite !

Et, comme Mme Marty n’osait plus rien affirmer,Mme Desforges ajouta à voix plus haute, avec unmépris de dame pour des femmes de chambre :

– Peut-être la petite et la grande, toutes celles quiveulent !

Denise avait entendu. Elle leva ses grands yeux purs sur cettedame qui la blessait ainsi et qu’elle ne connaissait pas. Sansdoute, c’était la personne dont on lui avait parlé, cette amie quele patron voyait au-dehors. Dans le regard qu’elles échangèrent,Denise eut alors une dignité si triste, une telle franchised’innocence, qu’Henriette resta gênée.

– Puisque vous n’avez rien de possible à me montrer,dit-elle brusquement, conduisez-moi aux robes et costumes.

– Tiens ! cria Mme Marty, j’y vaisavec vous… Je voulais voir un costume pour Valentine.

Marguerite prit la chaise par le dossier, et la traîna,renversée, sur les pieds de derrière, qu’un tel charriage usait àla longue. Denise ne portait que les quelques mètres de foulard,achetés par Mme Desforges. C’était tout un voyage,maintenant que les robes et costumes se trouvaient au second, àl’autre bout des magasins.

Et le grand voyage commença, le long des galeries encombrées. Entête marchait Marguerite, tirant la chaise comme une petitevoiture, s’ouvrant un chemin avec lenteur. Dès la lingerie,Mme Desforges se plaignit : était-ce ridicule,ces bazars où il fallait faire deux lieues pour mettre la main surle moindre article ! Mme Marty se disait aussimorte de fatigue ; et elle n’en jouissait pas moinsprofondément de cette fatigue, de cette mort lente de ses forces,au milieu de l’inépuisable déballage des marchandises. Le coup degénie de Mouret la tenait tout entière. Au passage, chaque rayonl’arrêtait. Elle fit une première halte devant les trousseaux,tentée par des chemises que Pauline lui vendit, et Marguerite setrouva débarrassée de la chaise, ce fut Pauline qui dut la prendre.Mme Desforges aurait pu continuer sa marche, pourlibérer Denise plus vite ; mais elle semblait heureuse de lasentir derrière elle, immobile et patiente, tandis qu’elles’attardait également, à conseiller son amie. Aux layettes, cesdames s’extasièrent, sans rien acheter. Puis, les faiblesses deMme Marty recommencèrent : elle succombasuccessivement devant un corset de satin noir, des manchettes defourrure vendues au rabais, à cause de la saison, des dentellesrusses dont on garnissait alors le linge de table. Tout celas’empilait sur la chaise, les paquets montaient, faisaient craquerle bois ; et les vendeurs qui se succédaient, s’attelaientavec plus de peine, à mesure que la charge devenait pluslourde.

– Par ici, madame, disait Denise sans une plainte, aprèschaque halte.

– Mais c’est stupide ! criaitMme Desforges. Nous n’arriverons jamais. Pourquoin’avoir pas mis les robes et costumes près des confections ?En voilà un gâchis !

Mme Marty, dont les yeux se dilataient, griséepar ce défilé de choses riches qui dansaient devant elle, répétaità demi-voix :

– Mon Dieu ! que va dire mon mari ?… Vous avezraison, il n’y a pas d’ordre, dans ce magasin. On se perd, on faitdes bêtises.

Sur le grand palier central, la chaise eut peine à passer.Mouret, justement, venait d’encombrer le palier d’un déballaged’articles de Paris, des coupes montées sur du zinc doré, desnécessaires et des caves à liqueur de camelote, trouvant qu’on ycirculait trop librement, que la foule ne s’y étouffait pas. Et,là, il avait autorisé un de ses vendeurs à exposer, sur une petitetable, des curiosités de la Chine et du Japon, quelques bibelots àbas prix, que les clientes s’arrachaient. C’était un succèsinattendu, déjà il rêvait d’élargir cette vente.Mme Marty, pendant que deux garçons montaient lachaise au second étage, acheta six boutons d’ivoire, des souris ensoie, un porte-allumettes en émail cloisonné.

Au second, la course recommença. Denise, qui depuis le matinpromenait ainsi des clientes, tombait de lassitude ; mais ellerestait correcte, avec sa douceur polie. Elle dut encore attendreces dames aux étoffes d’ameublement, où une cretonne ravissanteavait accroché Mme Marty. Puis, aux meubles, ce futune table à ouvrage dont cette dernière eut le désir. Ses mainstremblaient, elle suppliait en riant Mme Desforgesde l’empêcher de dépenser davantage, lorsque la rencontre deMme Guibal lui apporta une excuse. C’était au rayondes tapis, celle-ci venait enfin de monter rendre tout un achat deportières d’Orient, fait par elle depuis cinq jours ; et ellecausait, debout devant le vendeur, un grand gaillard, dont les brasde lutteur remuaient, du matin au soir, des charges à tuer un bœuf.Naturellement, il était consterné par ce « rendu », quilui enlevait son tant pour cent. Aussi tâchait-il d’embarrasser lacliente, flairant quelque aventure louche, sans doute un bal donnéavec les portières, prises au Bonheur, puis renvoyées, afind’éviter une location chez un tapissier ; il savait que celase faisait parfois, dans la bourgeoisie économe. Madame devaitavoir une raison pour les rendre ; si c’étaient les dessins oules couleurs qui n’allaient pas à madame, il lui montrerait autrechose, il avait un assortiment très complet. À toutes cesinsinuations, Mme Guibal répondait tranquillement,de son air assuré de femme reine, que les portières ne luiplaisaient plus, sans daigner ajouter une explication. Elle refusad’en voir d’autres, et il dut s’incliner, car les vendeurs avaientordre de reprendre les marchandises, même s’ils s’apercevaientqu’on s’en fût servi.

Comme les trois dames s’éloignaient ensemble, et queMme Marty revenait avec remords sur la table àouvrage dont elle n’avait aucun besoin, Mme Guiballui dit de sa voix tranquille :

– Eh bien ! vous la rendrez… Vous avez vu ? cen’est pas plus difficile que ça… Laissez-la toujours porter chezvous. On la met dans son salon, on la regarde ; puis, quandelle vous ennuie, on la rend.

– C’est une idée ! cria Mme Marty. Simon mari se fâche trop fort, je leur rends tout.

Et ce fut pour elle l’excuse suprême, elle ne compta plus, elleacheta encore, avec le sourd besoin de tout garder, car ellen’était pas des femmes qui rendent.

Enfin, on arriva aux robes et costumes. Mais, comme Deniseallait remettre à des vendeuses le foulard acheté parMme Desforges, celle-ci parut se raviser et déclaraque, décidément, elle prendrait un des manteaux de voyage, le grisclair ; et Denise dut attendre complaisamment, pour la rameneraux confections. La jeune fille sentait bien la volonté de latraiter en servante, dans ces caprices de cliente impérieuse ;seulement, elle s’était juré de rester à son devoir, elle gardaitson attitude calme, malgré les bonds de son cœur et les révoltes desa fierté. Mme Desforges n’acheta rien aux robes etcostumes.

– Oh ! maman, disait Valentine, ce petit costume-là,s’il est à ma taille !

Tout bas, Mme Guibal expliquait àMme Marty sa tactique. Quand une robe lui plaisaitdans un magasin, elle se la faisait envoyer, en prenait le patron,puis la rendait. Et Mme Marty acheta le costumepour sa fille, en murmurant :

– Bonne idée ! Vous êtes pratique, vous, chèremadame.

On avait dû abandonner la chaise. Elle était restée en détresse,au rayon des meubles, à côté de la table à ouvrage. Le poidsdevenait trop lourd, les pieds de derrière menaçaient decasser ; et il était convenu que tous les achats seraientcentralisés à une caisse, pour être descendus ensuite au service dudépart.

Alors, ces dames, toujours conduites par Denise, vagabondèrent.On les revit de nouveau dans tous les rayons. Il n’y avait plusqu’elles sur les marches des escaliers et le long des galeries. Desrencontres, à chaque instant, les arrêtaient. Ce fut ainsi que,près du salon de lecture, elles retrouvèrentMme Bourdelais et ses trois enfants. Les petitsétaient chargés de paquets : Madeleine avait sous le bras unerobe pour elle, Edmond portait une collection de petits souliers,tandis que le plus jeune, Lucien, était coiffé d’un képi neuf.

– Toi aussi ! dit en riantMme Desforges à son amie de pension.

– Ne m’en parle pas ! s’écriaMme Bourdelais. Je suis furieuse… Ils vous prennentpar ces petits êtres maintenant ! Tu sais si je fais desfolies pour moi ! Mais comment veux-tu résister à des bébésqui ont envie de tout ? J’étais venue les promener, et voilàque je dévalise les magasins !

Justement, Mouret qui se trouvait encore là, en compagnie deVallagnosc et de M. de Boves, l’écoutait d’un airsouriant. Elle l’aperçut, elle se plaignit gaiement, avec un fondd’irritation réelle, de ces pièges tendus à la tendresse desmères ; l’idée qu’elle venait de céder aux fièvres de laréclame, la soulevait ; et lui, toujours souriant,s’inclinait, jouissait de ce triomphe. M. de Boves avaitmanœuvré de façon à se rapprocher de Mme Guibal,qu’il finit par suivre, en tâchant une seconde fois de perdreVallagnosc ; mais celui-ci, fatigué de la cohue, se hâta derejoindre le comte. Denise, de nouveau, s’était arrêtée, pourattendre ces dames. Elle tournait le dos, Mouret lui-même affectaitde ne pas la voir. Dès lors, Mme Desforges, avecson flair délicat de femme jalouse, ne douta plus. Tandis qu’il lacomplimentait et qu’il faisait quelques pas près d’elle, en maîtrede maison galant, elle réfléchissait, elle se demandait comment leconvaincre de sa trahison.

Cependant, M. de Boves et Vallagnosc, qui marchaienten avant avec Mme Guibal, arrivaient au rayon desdentelles. C’était, près des confections, un salon luxueux, garnide casiers, dont les tiroirs de chêne sculpté se rabattaient.Autour des colonnes, recouvertes de velours rouge, montaient desspirales de dentelle blanche ; et, d’un bout à l’autre de lapièce, filaient des vols de guipure ; tandis que, sur lescomptoirs, il y avait des éboulements de grandes cartes, toutespelotonnées de valenciennes, de malines, de points à l’aiguille. Aufond, deux dames étaient assises devant un transparent de soiemauve, sur lequel Deloche jetait des pointes de chantilly ; etelles regardaient sans se décider, silencieuses.

– Tiens ! dit Vallagnosc très surpris, vous disiezMme de Boves souffrante… Mais la voilà debout,là-bas, avec Mlle Blanche.

Le comte ne put retenir un sursaut, en jetant un regard obliquesur Mme Guibal.

– C’est ma foi vrai, dit-il.

Dans le salon, il faisait très chaud. Les clientes, qui s’yétouffaient, avaient des visages pâles aux yeux luisants. On eûtdit que toutes les séductions des magasins aboutissaient à cettetentation suprême, que c’était là l’alcôve reculée de la chute, lecoin de perdition où les plus fortes succombaient. Les mainss’enfonçaient parmi les pièces débordantes, et elles en gardaientun tremblement d’ivresse.

– Je crois que ces dames vous ruinent, reprit Vallagnosc,amusé par la rencontre.

M. de Boves eut le geste d’un mari d’autant plus sûrde la raison de sa femme, qu’il ne lui donne pas un sou. Celle-ci,après avoir battu tous les rayons avec sa fille, sans rien acheter,venait d’échouer aux dentelles, dans une rage de désir inassouvi.Brisée de fatigue, elle se tenait pourtant debout devant uncomptoir. Elle fouillait dans le tas, ses mains devenaient molles,des chaleurs lui montaient aux épaules. Puis, brusquement, comme safille tournait la tête et que le vendeur s’éloignait, elle voulutglisser sous son manteau une pièce de point d’Alençon. Mais elletressaillit, elle lâcha la pièce, en entendant la voix deVallagnosc, qui disait gaiement :

– Nous vous surprenons, madame.

Pendant quelques secondes, elle demeura muette, toute blanche.Ensuite, elle expliqua que, se sentant beaucoup mieux, elle avaitdésiré prendre l’air. Et, en remarquant enfin que son mari setrouvait avec Mme Guibal, elle se remitcomplètement, elle les regarda d’un air si digne, que celle-ci crutdevoir dire :

– J’étais avec Mme Desforges, ces messieursnous ont rencontrées.

Précisément, les autres dames arrivaient. Mouret les avaitaccompagnées, et il les retint un instant encore, pour leur montrerl’inspecteur Jouve, qui filait toujours la femme enceinte et sonamie. C’était très curieux, on ne s’imaginait pas le nombre devoleuses qu’on arrêtait aux dentelles.Mme de Boves, qui l’écoutait, se voyait entredeux gendarmes, avec ses quarante-cinq ans, son luxe, la hautesituation de son mari ; et elle était sans remords, ellesongeait qu’elle aurait dû glisser le coupon dans sa manche. Jouve,cependant, venait de se décider à mettre la main sur la femmeenceinte, désespérant de la prendre en flagrant délit, lasoupçonnant d’ailleurs de s’être empli les poches, d’un tour dedoigts si habile, qu’il lui échappait. Mais, quand il l’eut emmenéeà l’écart et fouillée, il éprouva la confusion de ne rien trouversur elle, pas une cravate, pas un bouton. L’amie avait disparu.Tout d’un coup, il comprit : la femme enceinte n’était là quepour l’occuper, c’était l’amie qui volait.

L’histoire amusa ces dames. Mouret, un peu vexé, se contenta dedire :

– Le père Jouve est refait cette fois… Il prendra sarevanche.

– Oh ! conclut Vallagnosc, je crois qu’il n’est pas detaille… Du reste, pourquoi étalez-vous tant de marchandises ?C’est bien fait, si l’on vous vole. On ne doit pas tenter à cepoint de pauvres femmes sans défense.

Ce fut le dernier mot, qui sonna comme la note aiguë de lajournée, dans la fièvre croissante des magasins. Ces dames seséparaient, traversaient une dernière fois les comptoirs encombrés.Il était quatre heures, les rayons du soleil à son coucherentraient obliquement par les larges baies de la façade,éclairaient de biais les vitrages des halls ; et, dans cetteclarté d’un rouge d’incendie, montaient, pareilles à une vapeurd’or, les poussières épaissies, soulevées depuis le matin par lepiétinement de la foule. Une nappe enfilait la grande galeriecentrale, découpait sur un fond de flammes les escaliers, les pontsvolants, toute cette guipure de fer suspendue. Les mosaïques et lesfaïences des frises miroitaient, les verts et les rouges despeintures s’allumaient aux feux des ors prodigués. C’était commeune braise vive, où brûlaient maintenant les étalages, les palaisde gants et de cravates, les girandoles de rubans et de dentelles,les hautes piles de lainage et de calicot, les parterres diaprésque fleurissaient les soies légères et les foulards. Des glacesresplendissaient. L’exposition des ombrelles, aux rondeurs debouclier, jetait des reflets de métal. Dans les lointains, au delàde coulées d’ombre, il y avait des comptoirs perdus, éclatants,grouillant d’une cohue blonde de soleil.

Et, à cette heure dernière, au milieu de cet air surchauffé, lesfemmes régnaient. Elles avaient pris d’assaut les magasins, elles ycampaient comme en pays conquis, ainsi qu’une horde envahissante,installée dans la débâcle des marchandises. Les vendeurs,assourdis, brisés, n’étaient plus que leurs choses, dont ellesdisposaient avec une tyrannie de souveraines. De grosses damesbousculaient le monde. Les plus minces tenaient de la place,devenaient arrogantes. Toutes, la tête haute, les gestes brusques,étaient chez elles, sans politesse les unes pour les autres, usantde la maison tant qu’elles pouvaient, jusqu’à en emporter lapoussière des murs. Mme Bourdelais, désireuse derattraper ses dépenses, avait de nouveau conduit ses trois enfantsau buffet ; maintenant, la clientèle s’y ruait dans une raged’appétit, les mères elles-mêmes s’y gorgeaient de malaga ; onavait bu, depuis l’ouverture, quatre-vingts litres de sirop etsoixante-dix bouteilles de vin. Après avoir acheté son manteau devoyage, Mme Desforges s’était fait offrir desimages à la caisse ; et elle partait en songeant au moyen detenir Denise chez elle, où elle l’humilierait en présence de Mouretlui-même, pour voir leur figure et tirer d’eux une certitude.Enfin, pendant que M. de Boves réussissait à se perdredans la foule et à disparaître avec Mme Guibal,Mme de Boves, suivie de Blanche et deVallagnosc, avait eu le caprice de demander un ballon rouge, bienqu’elle n’eût rien acheté. C’était toujours cela, elle ne s’enirait pas les mains vides, elle se ferait une amie de la petitefille de son concierge. Au comptoir de distribution, on entamait lequarantième mille : quarante mille ballons rouges qui avaientpris leur vol dans l’air chaud des magasins, toute une nuée deballons rouges qui flottaient à cette heure d’un bout à l’autre deParis, portant au ciel le nom du Bonheur des Dames !

Cinq heures sonnèrent. De toutes ces dames,Mme Marty demeurait seule avec sa fille, dans lacrise finale de la vente. Elle ne pouvait s’en détacher, lasse àmourir, retenue par des liens si forts, qu’elle revenait toujourssur ses pas, sans besoin, battant les rayons de sa curiositéinassouvie. C’était l’heure où la cohue, fouettée de réclames,achevait de se détraquer ; les soixante mille francsd’annonces payés aux journaux, les dix mille affiches collées surles murs, les deux cent mille catalogues lancés dans lacirculation, après avoir vidé les bourses, laissaient à ces nerfsde femmes l’ébranlement de leur ivresse ; et elles restaientsecouées encore de toutes les inventions de Mouret, la baisse desprix, les rendus, les galanteries sans cesse renaissantes.Mme Marty s’attardait devant les tables deproposition, parmi les appels enroués des vendeurs, dans le bruitd’or des caisses et le roulement des paquets tombant auxsous-sols ; elle traversait une fois de plus lerez-de-chaussée, le blanc, la soie, la ganterie, leslainages ; puis, elle remontait, s’abandonnait à la vibrationmétallique des escaliers suspendus et des ponts volants, retournaitaux confections, à la lingerie, aux dentelles, poussait jusqu’ausecond étage, dans les hauteurs de la literie et des meubles ;et, partout, les commis, Hutin et Favier, Mignot et Liénard,Deloche, Pauline, Denise, les jambes mortes, donnaient un coup deforce, arrachaient des victoires à la fièvre dernière des clientes.Cette fièvre, depuis le matin, avait grandi peu à peu, comme lagriserie même qui se dégageait des étoffes remuées. La fouleflambait sous l’incendie du soleil de cinq heures. Maintenant,Mme Marty avait la face animée et nerveuse d’uneenfant qui a bu du vin pur. Entrée les yeux clairs, la peau fraîchedu froid de la rue, elle s’était lentement brûlé la vue et leteint, au spectacle de ce luxe, de ces couleurs violentes, dont legalop continu irritait sa passion. Lorsqu’elle partit enfin, aprèsavoir dit qu’elle paierait chez elle, terrifiée par le chiffre desa facture, elle avait les traits tirés, les yeux élargis d’unemalade. Il lui fallut se battre pour se dégager de l’écrasementobstiné de la porte ; on s’y tuait, au milieu du massacre dessoldes. Puis, sur le trottoir, quand elle eut retrouvé sa fillequ’elle avait perdue, elle frissonna à l’air vif, elle demeuraeffarée, dans le détraquement de cette névrose des grandsbazars.

Le soir, comme Denise revenait de dîner, un garçon l’appela.

– Mademoiselle, on vous demande à la direction.

Elle oubliait l’ordre que Mouret lui avait donné, le matin, depasser à son cabinet, après la vente. Il l’attendait debout. Enentrant, elle ne repoussa pas la porte, qui resta ouverte.

– Nous sommes contents de vous, mademoiselle, dit-il, etnous avons songé à vous témoigner notre satisfaction… Vous savez dequelle indigne manière Mme Frédéric nous a quittés.Dès demain, vous la remplacerez comme seconde.

Denise l’écoutait, immobile de saisissement. Elle murmura, lavoix tremblante :

– Mais, monsieur, il y a des vendeuses beaucoup plusanciennes que moi au rayon.

– Eh bien ? qu’est-ce que cela fait ? reprit-il.Vous êtes la plus capable, la plus sérieuse. Je vous choisis, c’estbien naturel… N’êtes-vous pas satisfaite ?

Alors, elle rougit. C’était, en elle, un bonheur et un embarrasdélicieux, où son premier effroi se fondait. Pourquoi doncavait-elle songé d’abord aux suppositions dont on allait accueillircette faveur inespérée ? Et elle demeurait confuse, malgrél’élan de sa reconnaissance. Lui, la regardait en souriant, dans sarobe de soie toute simple, sans un bijou, n’ayant que le luxe de saroyale chevelure blonde. Elle s’était affinée, la peau blanche,l’air délicat et grave. Son insignifiance chétive d’autrefoisdevenait un charme d’une discrétion pénétrante.

– Vous êtes bien bon, monsieur, balbutia-t-elle. Je ne saiscomment vous dire…

Mais elle eut la voix coupée. Dans le cadre de la porte, Lhommeétait debout. Il tenait de sa bonne main une grande sacoche decuir, et son bras mutilé serrait contre sa poitrine un portefeuilleénorme ; tandis que, derrière son dos, son fils Albert portaitune charge de sacs, qui lui cassait les membres.

– Cinq cent quatre-vingt-sept mille, deux cent dix francs,trente centimes ! cria le caissier dont la face molle et uséesemblait s’éclairer d’un coup de soleil, au reflet d’une pareillesomme.

C’était la recette de la journée, la plus forte que le Bonheureût encore faite. Au loin, dans les profondeurs des magasins, queLhomme venait de traverser lentement, de la marche pesante d’unbœuf trop chargé, on entendait le brouhaha, le remous de surpriseet de joie, laissé par cette recette géante qui passait.

– Mais c’est superbe ! dit Mouret enchanté. Mon braveLhomme, mettez ça là, reposez-vous, car vous n’en pouvez plus. Jevais faire porter cet argent à la caisse centrale… Oui, oui, toutsur mon bureau. Je veux voir le tas.

Il avait une gaieté d’enfant. Le caissier et son fils sedéchargèrent. La sacoche eut une claire sonnerie d’or, deux dessacs en crevant lâchèrent des coulées d’argent et de cuivre, tandisque, du portefeuille, sortaient des coins de billets de banque.Tout un bout du grand bureau fut couvert, c’était commel’écroulement d’une fortune, ramassée en dix heures.

Lorsque Lhomme et Albert se furent retirés, en s’épongeant levisage, Mouret demeura un moment immobile, perdu, les yeux surl’argent. Puis, ayant levé la tête, il aperçut Denise qui s’étaitécartée. Alors, il se remit à sourire, il la força de s’avancer,finit par dire qu’il lui donnerait ce qu’elle pourrait prendre dansune poignée ; et il y avait un marché d’amour, au fond de saplaisanterie.

– Tenez ! dans la sacoche, je parie pour moins demille francs, votre main est si petite !

Mais elle se recula encore. Il l’aimait donc ? Brusquement,elle comprenait, elle sentait la flamme croissante du coup de désirdont il l’enveloppait, depuis qu’elle était de retour auxconfections. Ce qui la bouleversait davantage, c’était de sentirson cœur battre à se rompre. Pourquoi la blessait-il avec tout cetargent, lorsqu’elle débordait de gratitude et qu’il l’eût faitdéfaillir d’une seule parole amie ? Il se rapprochait, encontinuant de plaisanter, lorsque, à son grand mécontentement,Bourdoncle parut, sous le prétexte de lui apprendre le chiffre desentrées, l’énorme chiffre de soixante-dix mille clientes, venues auBonheur ce jour-là. Et elle se hâta de sortir, après avoir remerciéde nouveau.

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